Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Juillet 2006

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

Perspectives économiques et militaires

de la Guerre de Sept Ans au Canada

 

[Ce texte a été rédigé par Gustave Lanctot en 1941. Pour la référence bibliographique précise, voir la fin du document.]

En 1748, le traité d'Aix-la-Chapelle avait brusquement terminé la guerre de la Succession d'Autriche, qui avait mis aux prises, pendant quatre ans, les deux grandes puissances de l'Europe, la France et l'Angleterre, ainsi que leurs colonies d'Amérique. Mais, se refusant à solutionner les différends de l'heure, le traité se contentait de remettre les belligérants dans le statu quo d'avant-guerre. Ainsi, contre la ville hindoue de Madras, rendue à l'Angleterre, il avait rétrocédé à la France, l'île du Cap-Breton et sa capitale Louisbourg, conquises en 1745 par les miliciens de la Nouvelle-Angleterre.

 

Dicté, comme ses prédécesseurs, par des considérations de politique européenne, le traité ne réglait même pas la dangereuse question de la frontière acadienne entre la Nouvelle-France et les colonies anglaises. Il la renvoyait à une commission anglo-française, qui négocia vainement de 1749 à 1753. Entre les prétentions outrées de la Grande-Bretagne, s'adjugeant toute la région à l'est de la rivière Kennebec et au sud du Saint-Laurent, et celles, non moins exagérées, de la France, restreignant l'Acadie aux deux tiers de sa péninsule, une entente se révéla impossible. Dès lors, tout le monde comprit que la paix d'Aix-la-Chapelle était une « paix fourrée », un simple armistice, laissant subsister dans son entier le casus belli, aussi provocant que dangereux. De fait, c'est en Amérique que jaillira l'étincelle qui mettra le feu aux poudres de la guerre de Sept ans.

 

La situation nord-américaine, au milieu du dix-huitième siècle, dépassait de beaucoup une simple question de frontières : elle confrontait deux sociétés et deux politiques. D'un côté, c'est la colonie de la Nouvelle-France, dont la population totale ne dépasse pas 75,000 âmes, mais qui détient le tiers d'un continent, du Labrador à la Louisiane, de la Gaspésie aux Rocheuses. Fils d'émigrants, passés au Canada sans un sou de capital, ayant pour chefs les cadets pauvres de famille noble ou bourgeoise, les Canadiens avaient fait preuve d'endurance, d'initiative et de stabilité. Malgré un climat rigoureux, les guerres iroquoises et un arrêt de l'immigration dès la fin du XVIIe siècle, ils s'étaient rapidement adaptés au pays. Leur prosélytisme et leur politique leur avaient gagné l'amitié des indigènes, leurs four­rures en temps de paix et leur alliance en temps de guerre. Une nombreuse ascendance de soldats-colons avait mis en eux l'instinct de la bravoure et le goût de l'aventure. C'est ainsi qu'ils avaient fourni à l'exploration des chefs remarquables, à la guerre des soldats courageux, à la traite des « voyageurs » infatigables. Cultivateurs et chasseurs de fourrures au Canada, et pécheurs au Cap-Breton, ils se satis­faisaient d'une vie simple et frugale sous une église maternelle et dogmatique et un gouvernement abso­lutiste et paternel. Ils souffraient d'une double fai­blesse: insuffisance de l'immigration dans un pays trop vaste et dispersion de la population au service de la traite et de la guerre.

 

En politique, le Canadien ne jouissait d'aucun droit, sauf celui d'obéir. Toute l'administration du pays : finances, travaux publics, industrie, commerce et défense, relevait de Versailles, et les décisions se prenaient du seul point de vue de l'intérêt de la mère-patrie. Les deux chefs de la colonie, le gouverneur et l'intendant, n'avaient complète autorité que pour faire exécuter les ordres royaux, le premier, quant au militaire et le second, quant au civil. D'autre part, il faut ajouter que, si le citoyen canadien n'exerçait aucuns droits politiques, droits inconnus même en France, il était, du moins, déchargé de toute obligation onéreuse, en dehors de son service de milicien. En pratique, il ne payait ni impôt ni taxe, et la mère patrie soldait à peu près toutes les dépenses publiques et sociales. Bénéficiant d'un régime paternel et d'un territoire énorme, il ne demandait rien d'autre de ses voisins que de respecter ses fron­tières. Ce colonialisme absolu offrait, au moins, deux grands avantages : unité dans l'action en toutes matières et levée gratuite des miliciens pour la guerre.

 

De l'autre côté de la frontière, s'échelonnaient, le long de l'Atlantique, de la Nouvelle-Ecosse à la Géorgie, les colonies anglaises. Nées d'une volonté de liberté religieuse ou d'une initiative économique, elles avaient grandi grâce à l'heureuse situation d'un territoire productif et d'un climat favorable, et grâce davantage à une immigration autonome et nombreuse avec des capitaux importants et des chefs capables. En outre, au lieu de se laisser disperser à l'intérieur, attirées par la traite et l'aventure, elles s'étaient ancrées à la côte et cantonnées dans les occupations de base : pêche et construction navale, agriculture et commerce maritime. Reflétant la prospérité du pays, leur population avait, grâce à de constants arrivages, monté avec une rapidité surprenante. Au milieu du siècle, elle pouvait se targuer de renfermer 2,000,000 d'âmes avec des villes de 20,000 habitants, comme New-York et Philadelphie. Cette population pratiquait en économique, comme en religion, le principe du libre arbitre et du laisser-faire, popu­lation sérieuse d'esprit, active au travail, mais agres­sive dans ses méthodes. Pacifique par doctrine et par goût, elle pouvait, sous la provocation des circonstances, recruter de bonnes troupes et fournir d'audacieux équipages aux navires de course. De formation réaliste, se donnant pour but le succès matériel, elle avait atteint à un tel développement qu'elle était maintenant à l'étroit dans son territoire du littoral et cherchait à pousser son avant-garde de défricheurs et de marchands vers les terres de l'Ouest et du Nord, dont la Nouvelle-France lui barrait la route.

 

Au point de vue politique, les colonies anglaises offraient un exemple unique: impatientes de tout contrôle, elles affirmaient, avant la lettre, le droit de vivre à leur gré leur vie individuelle et communautaire. Possédant des institutions représentatives, elles se gouvernaient elles-mêmes sous l'égide loin­taine de la métropole, dont elles ignoraient en prati­que, autant que possible, toutes directives qui leur semblaient des restrictions de leur liberté, tout en acceptant la législation et l'administration métropo­litaines, quand elles ne gênaient pas leur liberté. A côté de son rapide progrès économique, la faiblesse du régime tenait à ceci, qu'en temps de guerre, il n'existait aucune unité d'action ni de ressources contre un danger commun, chaque colonie ne s'intéressant qu'à sa situation particulière et refusant d'ac­cepter le contrôle d'une autorité centrale.

 

Telles étaient les colonies rivales en Amérique. Aussi différentes que leurs colonies, se dressaient en Europe les deux métropoles, la France, nation agricole et continentale, et l'Angleterre, nation insulaire et maritime. Cette opposition suffit à expliquer leur politique. Après un début incertain, la colonisation française avait connu une remarquable période de progrès qui rangea sous la France tout le nord américain, de l'Atlantique au lac Supérieur, et jeta dans la vallée laurentienne plusieurs milliers de colons. Mais dès 1673, Louis XIV tournait son ambition vers l'hégémonie européenne: au lieu de colons en Amérique, il lui fallait des soldats sur le Rhin. Depuis lors, la politique française n'avait pas dévié de son but, même après la désastreuse leçon d'Utrecht. Refaisant ses forces, elle continuait de négliger ses possessions coloniales et de rétablir en Europe sa puissance et son influence. Ses colonies, la Nouvelle-France, l'île Royale et la Louisiane, elle y tenait sans doute et les maintenait, mais c'était dans une idée plutôt défensive. Elle y dépensait cent fois plus qu'autrefois; mais ce n'était pas tant pour les développer, que pour les fortifier: elles étaient les sentinelles d'Amérique contre l'expansion de sa rivale, la Grande-Bretagne.

 

Celle-ci, de son côté, avait adopté l'attitude contraire. Instruits par la guerre de Cent Ans, les Tudors avaient tenu le pays hors des aventures continentales et l'avaient orienté vers la mer  pêche et commerce. Le peuple avait prospéré et la marine avait grandi, décuplée par les Actes de navigation. Tout en se réservant de maintenir au besoin un équilibre européen, la politique anglaise se contentait de viser à l'hégémonie maritime contre la Hollande d'abord et contre la France ensuite. En même temps, obéis­sant à son individualisme social, elle laissait des groupes religieux, politiques ou économiques, fonder librement de nombreuses colonies en Amérique, en qui elle voyait surtout des consommateurs de ses manufactures et des fournisseurs de ses besoins.

 

Au moment où celles-ci atteignaient une crois­sance vigoureuse et productive, la mère patrie touchait à la suprématie navale avec la paix d'Utrecht. Ce double résultat continuait de s'affirmer au cours du dix-huitième siècle. Tout en dominant l'échiquier européen, l'Angleterre ne fait plus la guerre que pour le bénéfice de son commerce et l'expansion de ses colonies, qui n'ont cessé de l'enrichir en gran­dissant, pendant que la France s'inquiète principa­lement de sa situation continentale.

 

Or, après Aix-la-Chapelle, c'est justement en Amérique que se heurtent le plus directement les prétentions rivales des deux nations. En Nouvelle-Écosse, à la suite des invasions par le Canada et des protestations de la Nouvelle-Angleterre contre la concurrence de l'île Royale, la dernière guerre a fait comprendre à la Grande-Bretagne que la pénin­sule constitue l'avant-poste de ses colonies nord-atlantiques. Aussitôt, elle fonde Halifax en 1749 et dresse en face de Louisbourg une forteresse pour servir de bastion à ses colonies américaines et protéger ses pêcheries morutières.

 

Avec la réoccupation de File Royale par la France, la lutte reprend, économique et politique, entre les anciens rivaux. On se dispute, violemment au besoin, les endroits de pêche, ainsi que la production agricole des Acadiens. La France tente alors avec l'abbé Le Loutre de paralyser la colonie d'Halifax par le moyen d'une guérilla indienne. Puis, elle réussit à faire passer en territoire français un certain nombre d'Acadiens afin de former des établissements qui serviraient de barrière à l'avance anglaise. Pen­dant ce temps, Louisbourg, forteresse, poste de pêche, entrepôt de commerce, a reconquis une place domi­nante dans l'économie de l'Atlantique-Nord. Cette situation embarrasse et irrite la Nouvelle-Angleterre chaque jour davantage : la présence des Français lui semble restreindre injustement son expansion. Au nord, sur la rivière Saint-Jean, avec leurs troupes et leurs alliés indigènes, ils monopolisent la fourrure et paralysent la colonisation; à l'est, avec Louisbourg, ils dominent la pêche maritime et le marché euro­péen. Aussi, dès 1750, le Massachusetts proteste-t-il contre cette situation.

 

Or ce sentiment d'irritation contre la barrière française régnait également dans les autres provinces. Le New-York, avec les marchands d'Albany et l'appui des Iroquois, cherchait à étendre son com­merce de fourrure au sud et à l'ouest des Grands Lacs, mais ses traiteurs se voyaient arrêtés par les Français de Niagara ou de Détroit. Mêmes ses alliés indigènes, travaillés par les émissaires de Québec et gagnés par des présents, se détachaient de leur alliance. Aussi, le New-York, s'entremettant auprès des autres colonies, convoquait-il, en 1754, une conférence intercoloniale dans le dessein de former un front commun contre les prétentions françaises.

 

Une troisième cause de friction existait encore plus au sud. Les colons anglais avaient si bien grandi en nombre qu'ils se trouvaient maintenant à l'étroit entre l'Atlantique et les Alleghanys. Stimulés par les rapports des traiteurs, ils tournaient les yeux vers la vallée de l'Ohio, où les attendaient des terres fertiles. Dès 1749, la Compagnie de l'Ohio se formait, qui envoyait Christopher Gist et George Croghan explorer le pays, mais là encore s'érigeait devant cette migration la barrière des forts français.

 

Ainsi, de la Nouvelle-Écosse à la Louisiane, se dressait contre l'expansion américaine la frontière d'une France qui possédait le pays, mais restait incapable de le peupler.

 

De son côté, Versailles se décidait enfin à s'occuper de l'Amérique. Le gouverneur de la Nouvelle-France, La Galissonnière, avait réussi à faire saisir toute l'importance économique et militaire du pays. Afin de tenir en échec la pénétration anglaise, il réclamait des colons pour occuper le sol et des soldats pour fermer les frontières. La France se refusa à l'émigration, mais elle organisa la défense militaire, qui pouvait grouper, à la fois, les troupes de la Marine, les miliciens de la colonie et les alliés indi­gènes. Elle escomptait non moins le manque d'union des colonies anglaises, leur esprit d'indépendance et leur détestation du service militaire. Dans cet esprit, les gouverneurs du Canada maintenaient ou construisaient toute une série de postes, depuis le fort Beauséjour en Acadie jusqu'au fort Machault sur l'Ohio. Du coup, les colonies britanniques étaient enclavées entre la muraille française et l'Atlantique. Seule la guerre pouvait les libérer de cette impasse: car leur ambition ne réclamait rien de moins que la disparition de la puissance française.

 

De fait, l'état de guerre existait déjà, même avant l'ouverture officielle des hostilités. En 1754, les Virginiens élevaient un fort sur la Monongahéla, mais les Français, qui fréquentaient cette région depuis LaSalle, les forçaient de l'abandonner et y bâtissaient le fort Duquesne. Ils envoyaient ensuite Jumonville avec une escorte sommer Washington de se retirer du territoire français, mais ce dernier faisait tirer sur eux. Jumonville et dix hommes tombaient : de cette fusillade injustifiée devait naître une guerre mondiale. Les Français contre-attaquaient Washington, qui capitulait au fort Nécessité. A Albany, les colonies discutaient la proposition d'un accord militaire contre leurs voisins du nord. De son côté, la France expédiait des renforts au Canada, mais, en pleine paix, l'amiral Boscawen arrêtait et capturait deux des transports. Pendant ce temps, arrivaient, d'Angleterre à New-York, des troupes sous le général Braddock. Après avoir établi avec Shirley un plan d'attaques contre Beauséjour, Crown-Point et Niagara, Braddock marchait contre le fort Duquesne avec Washington. Le 8 juillet, 1,500 réguliers anglais et 450 miliciens de la Virginie, cheminant à travers la forêt, se heurtaient à 200 Français et 700 Indiens. Les Britanniques commirent l'erreur de combattre en rangs serrés, pendant que leurs adversaires les fusillaient à l'abri des arbres. Après avoir tenu tête pendant deux heures, la troupe anglaise se démoralisa et s'enfuit. Avec Braddock mortellement frappé, les deux tiers de l'armée furent tués ou blessés.

 

Au nord, Shirley conduisait contre le fort de Niagara une expédition qui échoua avant d'arriver au but. Seule la troisième campagne sous Johnson contre Crown-Point remporta un meilleur succès. Au lieu d'attendre l'attaque, le général Dieskau décida de surprendre l'ennemi avec sa troupe de Français, de Canadiens et d'Indiens. Près du lac George, il rencontra un détachement de l'armée provinciale qu'il mit en fuite, mais Johnson, arrivant avec des secours, reprit la lutte et Dieskau, blessé, fut fait prisonnier, pendant que les deux armées se retiraient de la bataille. C'était une victoire anglaise, mais Crown-Point restait aux mains des Français.

 

La dernière agression du plan Shirley-Braddock, toujours en temps de paix, eut lieu en Nouvelle-Écosse, où se posait un triple problème économique, politique et militaire. Depuis Utrecht (1713), l'Angleterre n'avait su ou voulu adopter aucune politique définie au sujet des Acadiens. Par besoin de leur bétail et de leur blé pour ses garnisons et par crainte de les voir émigrer à Louisbourg, elle refusa de les laisser partir et leur reconnut même le droit de neutralité. Puis, au cours des campagnes de 1745 à 1747, elle se plaignit de leur attitude francophile et surtout des intrigues des officiers de Louisbourg et du Canada et du fameux abbé Le Loutre qui cherchait à gagner les Acadiens à la cause française. Halifax une fois construit et peuplé, Londres se sentit libre d'agir à sa guise. Le nouveau gouverneur Lawrence (1754) accepta l'idée de la Nou­velle-Angleterre, imposée par Shirley, d'expulser les Acadiens, s'ils continuaient, sous l'influence de leurs missionnaires, de refuser un serment inconditionnel d'allégeance britannique. D'abord, pour se protéger contre une intervention française, le gouverneur lança une expédition sous Monckton contre le fort de Beauséjour, qui capitula, en juin 1755, Les Acadiens s'obstinant à refuser le serment requis, Lawrence fit expulser 8,000 personnes, hommes, femmes et enfants, qu'il dispersa dans les colo­nies anglaises, avec une brutalité injustifiable même pour l'époque.

 

Ces attaques et, surtout, la capture en pleine paix, par la flotte anglaise, des bâtiments français, forçé­rent la France à déclarer la guerre à l'Angleterre (1756), alors que l'Autriche armait contre la Prusse pour reconquérir la Silésie. La France se laissa entraîner à soutenir Marie-Thérèse contre Frédéric II, allié de l'Angleterre. De nouveau, tandis que Versailles mise sur la carte européenne et garde ses forces en Europe, Londres mise sur la carte coloniale et concentre des troupes en Amérique. Mais cette fois, avec Pitt à la tête des affaires à Londres, c'était une lutte à finir: il fallait l'île du Cap-Breton aux pécheurs de la Nouvelle-Angleterre, la Nouvelle-France aux traiteurs du New-York et l'Ohio aux colons de la Virginie. En ce sens qu'elle représen­tait la volonté d'expansion des colonies anglaises, la guerre de Sept Ans, déclenchée en Amérique, devint véritablement une guerre coloniale, dont l'enjeu était, entre la France et l'Angleterre, la domination du continent nord-américain, de Terre-Neuve aux Antilles.

 

La France, dont les armées s'échelonnaient de la Méditerranée à la mer du Nord, n'envoya que 1,200 hommes de renfort au Canada, mais elle leur donna pour chef Montcalm, probablement le meilleur général qui soit passé en Amérique. Sans doute, ses forces étaient inférieures à celles des Anglais, mais il avait sous lui d'excellents officiers, de bonnes troupes, des miliciens aguerris et de nombreux Indiens. Malheureusement, il sera sans cesse contrecarré dans ses plans par la jalousie d'un gouverneur court d'esprit et d'énergie, le marquis de Vaudreuil, qui laissait l'intendant Bigot piller les finances royales et spéculer sur les vivres du pays.

 

À son arrivée, le problème essentiel était de protéger les communications de Québec avec l'Ohio, que menaçait le fort anglais d'Oswégo sur la rive du lac Ontario. A la tête d'une petite armée, Montcalm arriva devant le fort avant que les Anglais eussent appris sa marche. Les canons battirent si bien les retranchements que, le commandant Mercer étant tué, la garnison de 1,600 hommes capitula sans retard et le fort fut complètement rasé. De son côté, l'Angleterre avait envoyé en Amérique des troupes et un général, lord Loudoun. Il établit ses quartiers à Albany, mais, embarrassé par la mésen­tente entre les troupes régulières et les milices coloniales, il n'arrivait ni à dominer la situation ni à adopter un plan de campagne, pendant que Montcalm détruisait Oswégo, ce qui fut la seule expé­dition de l'année.

 

En 1757, Pitt était rentré dans le ministère anglais avec la décision d'enlever à tout prix l'Amérique aux Français. Il envoya de tels renforts à Loudoun, avec instruction d'attaquer et de prendre Louisbourg et de marcher ensuite à l'assaut de Québec, que celui-ci se trouvait, en juin 1757, à la tète de 17,000 hommes. L'incapable général ne se décida qu'au mois d'août à se mettre en marche, mais apprenant que Louisbourg s'attendait à recevoir des secours, il abandonna l'entreprise et rentra à New-York, couvert de ridicule.

 

Pendant ce temps, Montcalm s'occupait de mieux fermer la frontière du lac Champlain, route probable de l'invasion anglaise, en se portant à l'attaque du fort William-Henry au sud du lac George, où le colonel Munro commandait une garnison de 2,500 hommes. Avec 6,500 soldats, miliciens et sauvages, il investit la place le 3 août. Munro se défendit vaillamment, mais ne recevant aucun renfort, il capitula avec les honneurs de la guerre et l'assurance que les prisonniers seraient escortés jusqu'au fort Édouard. Mais en dépit de la promesse des chefs indiens et des efforts de Montcalm et de ses officiers, les sauvages se jetèrent sur les prisonniers et en tuèrent une cinquantaine avant d'être refoulés. Pour la seconde année, la campagne se terminait à l'avantage des Français.

 

L'année suivante, la situation s'équilibra. En plein contrôle des ressources britanniques, Pitt put jeter sans compter troupes et subsides là où il fallait. Décidé de conquérir l'Amérique en Allemagne, selon son expression, il s'occupa de retenir la France en Europe, en finançant la Prusse, en même temps qu'il faisait passer des renforts en Amérique et lever les milices coloniales. En juillet 1758, une armée de 7,000 réguliers et de 9,000 coloniaux se mettait en route sous Abercromby pour envahir le Canada par voie du lac Champlain. Montcalm accourut à Carillon et sur une hauteur, en face du fort, avec ses 3,000 hommes, il improvisa un retranchement d'arbres abattus. Le 8 juillet, l'infanterie anglaise s'élança résolument contre ce barrage, offrant la cible de ses habits rouges aux ennemis qui les fusillaient sans répit. Après plusieurs assauts d'une vaillance sans pareille, la ligne rouge se replia en désordre et prit la fuite, laissant 2,000 morts.

La défaite britannique eut un énorme retentissement. Mais elle n'arrêta ni la décision de Pitt ni l'obstination du commandement anglais. L'un et l'autre savaient que ni les troupes françaises ni les milices canadiennes n'étaient assez nombreuses pour garnir de soldats l'interminable frontière de Québec à l'Ohio. En août, le colonel Bradstreet marchait avec 3,000 hommes contre le fort Frontenac sur le lac Ontario, entrepôt des postes de l'Ohio. La garnison d'environ 100 soldats se rendait incontinent le 27 août. Pendant ce temps, une flotte de 157 voiles avait amené devant Louisbourg 12,000 hommes sous les ordres d'Amherst, Du 2 juin au 27 juillet, le gouverneur Drucourt se défendit avec vigueur au cours d'un siège, où Wolfe se distingua, mais le 27 juillet, la grande forteresse française de l'Atlantique capitulait avec ses 6,000 hommes de garnison. Finalement, le colonel Forbes menait une troisième expédition contre le fort Duquesne, mais le 23 novembre, il se trouva en présence de ruines fumantes. Incapables de le défendre, Ligneris et sa petite garnison avaient incendié la place. L'année se terminait sans résultat final, mais les Anglais tenaient la frontière de l'Ohio, et Louisbourg, sous drapeau britannique, bloquait la route de Québec à tout renfort de France.

 

En 1759, Pitt décida de frapper le coup décisif en organisant des expéditions massives, tandis que la France se contentait d'écrire aux autorités canadiennes de résister jusqu'au bout, l'essentiel étant d'avoir un pied au Canada à l'heure de la paix. Pour sauver la situation, Versailles avait projeté une invasion de la Grande-Bretagne, mais la flotte anglaise bloqua complètement les ports français, d'où les navires ne purent prendre la mer.

 

Le plan de Pitt était fort simple. Pendant qu'Amherst devait mettre sur pied une invasion du Canada par voie du lac Champlain, Pitt plaçait Wolfe, un général de trente-deux ans, à la tête de la plus forte expédition qui eut jamais traversé l'Atlantique. Marchant contre Québec par le Saint-Laurent, il avait sous ses ordres 8,500 réguliers et 15,000 matelots, soit une force égale au tiers de la population totale du Canada, d'environ 70,000 âmes.

 

Le 27 juin, Wolfe jetait l'ancre devant Québec, capitale du pays et place forte sur un promontoire escarpé que protègent le Saint-Laurent et la rivière Saint-Charles. Pour défendre la ville, Montcalm n'avait que 3,000 soldats et quelques milliers de miliciens. Impulsif, Wolfe s'empara des hauteurs opposées de la Pointe Lévis et bombarda furieusement la ville qu'il réduisit en cendres, mais sans avancer le siège. Il lança sans succès une première attaque contre les retranchements qui bordaient la rivière Montmorency. Le 31 juillet, il tenta de prendre les retranchements d'assaut à Beauport par une attaque par terre et par bateaux, mais il fut encore repoussé avec de lourdes pertes. Le temps approchait où la flotte devait repartir et Montcalm restait maître de la situation. Alors, subitement, Wolfe décida de tenter l'escalade de la falaise, à l'ouest de Québec. Dans la nuit, ses soldats culbutèrent un petit poste qui défendait l'Anse-au-Foulon et, le 13 septembre au matin, 4,000 habits rouges s'alignaient sur les Plaines d'Abraham à la stupéfaction des assiégés. A cette nouvelle, Montcalm réunit les troupes disponibles et marcha à la rencontre de Wolfe. La mêlée fut brève entre les Français, démoralisés par l'audace et le succès de l'escalade, et les Britanniques, confiants dans leur nombre et leur flotte. Après un échange de fusillades, la charge des fantassins anglais mit la troupe française en fuite. Wolfe était tué au début de l'action et Montcalm, blessé à son tour, mourait le lendemain. Le 17 septembre, Québec capitulait devant les canons anglais.

 

Dans l'intervalle, une troupe anglaise avait pris Niagara, mais ne dépassa pas Oswégo dans sa marche contre Montréal. Quant à Amherst, il mena son armée contre Carillon, dont, le 26 juillet, Bourlamaque faisait sauter le fort et retirait la garnison à l'île aux Noix. Cependant Amherst, ne voulut pas se risquer plus loin durant cette campagne. L'avance de la saison arrêta les hostilités: pendant que l'armée française allait prendre ses quartiers d'hiver à Montréal, la flotte anglaise rentrait en Angleterre, laissant une forte garnison sous Murray dans Québec.

 

En avril 1760, l'armée française sous Lévis paraissait devant la ville. Murray se porta à sa rencontre sur les Plaines d'Abraham, mais cette fois, le 27 avril, ce furent les Français qui mirent en fuite l'infanterie anglaise. Lévis commençait le siège de Québec, quand une flotte anglaise jeta l'ancre devant la ville, le 9 mai. Lévis battit en retraite sur Montréal, où bientôt l'encerclèrent trois armées ennemies, celle de Murray remontant le Saint-Laurent, celle de Haviland venant du sud par le lac Champlain, et l'armée principale sous Amherst qui arrivait du lac Ontario. Devant de telles forces 17,000 hommes le gouverneur Vaudreuil jugea la résistance impossible et signa, le 8 septembre 1760, une capitulation qui livrait à la Grande-Bretagne Montréal et toute la Nouvelle-France.

 

En Amérique la guerre était finie, qui dura encore deux ans en Europe et se termina par la victoire de la Prusse et de l'Angleterre, surtout à la suite de la défection de la Russie. Le traité de Paris, 10 février 1763, qui en marqua la clôture officielle, confirmait en Amérique le verdict des batailles. Il cédait à la Grande-Bretagne tous les objectifs des colonies anglaises: l'île du Cap-Breton et ses pêcheries, la Nouvelle-France et les fourrures de l'ouest, la vallée de l'Ohio et les terres avoisinantes jusqu'au Mississipi.

 

Le traité de Paris marquait ainsi un tournant décisif en histoire coloniale. En premier lieu, dépassant les prévisions des diplomates en présence, il posait les conditions d'existence nationale des colonies anglaises, attribution de territoires nécessaires à leur expansion et suppression de la menace française, le plus fort motif qui les rattachait à la mère patrie. Le traité de Paris ouvrait ainsi la porte à l'indépendance américaine.

 

D'un autre côté, le même traité marquait l'éclipse de la France coloniale en Amérique. Ce résultat désastreux provenait de la politique de Versailles, qui visait, d'abord, à maintenir l'hégémonie de la France sur le continent et, par suite, dans la crainte de dépeupler le pays, se refusait à l'émigration des régnicoles. La conséquence fut de prodiguer les ressources du royaume dans des luttes continentales et de laisser dépérir d'inanition les colonies d'Amérique.

 

Un troisième résultat du traité était de créer en Amérique, après l'expérience malheureuse de l'Acadie, le problème d'une colonie anglaise formée d'habitants français et catholiques, en plein XVIIIe siècle, à une époque où n'existaient en Europe ni les droits des nationalités ni la liberté de conscience. Ainsi s'ouvrira un des chapitres les plus intéressants de l'histoire contemporaine, que l'on n'a pas suffisamment étudié sous cet angle essentiel. Son étude révélerait le sagace empirisme et la prévoyante tolérance de l'Angleterre, s'alliant à l'étonnante croissance démographique et à la magnifique survie spirituelle du Canada français.

 

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Source : Gustave LANCTOT, « Perspective économiques et militaires de la Guerre de Sept Ans au Canada », dans Culture, Vol. II, No 1 (mars 1941) : 29-40. Cet article a aussi été reproduit dans Réalisations françaises de Cartier à Montcalm, Montréal, Éditions Chanteclerc, 1951, 212p., pp. 143-159.

 

 

 
© 2006 Claude Bélanger, Marianopolis College