Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Octobre 2013

Documents de l’histoire du Québec / Quebec History Documents

 

L'appel de la race et la théologie du père Fabien

 

J.-M.-Rodrigue Villeneuve

 

Chronologie de la controverse sur l'Appel de la Race

[On trouvera la source de cet article à la fin du texte. Les notes de bas de pages ont aussi été placées à la fin du texte.]

 

L'Appel de la Race continue sa fortune un peu heurtée. Il élargit de jour en jour son influence de purification et d'éveil pour le sens national. Nonobstant Trissotin et Vadius, c'est un bel et bon livre. Il n'y aura, à le juger mauvais, que des étrangers d'origine ou d'esprit, et qui sont incurables. Leur cas est maintenant assez diagnostiqué. « Quand une lecture vous élève l'esprit, a dit La Bruyère, et qu'elle vous inspire des sentiments nobles et courageux, ne cherchez pas une autre règle pour juger de l'ouvrage; il est bon, et fait de main d'ouvrier. »

 

Mais en dehors toutefois de quelques élucubrations coléreuses ou mesquines, il a été fait de ce roman de sages critiques : au point de vue du style, au point de vue du genre. La question littéraire soulevée autour de lui achève à peu près de se liquider. Quelques faiblesses échappées à une plume hâtive, emportée par la passion de convaincre et d'entraîner; une affabulation de la thèse et une charpente de roman qui pourraient gagner à un léger réajustement et à quelques profils mieux accusés : voilà au total ce que l'on a de plus grave à lui reprocher de ce chef. Là-dessus, croyons-en les maîtres. L'auteur, si vous le connaissiez, vous le confesserait dès l'abord. « Je n'ai jamais fait de roman », a-t-il écrit en guise d'avertissement au lecteur, sans forfanterie ni pédantisme.

 

Voilà, en effet, à moins que je ne m'abuse, la conclusion véritable de la judicieuse étude du roman qu'a publiée en décembre dernier, dans le Canada français, M. l'abbé Camille Roy, d'une singulière autorité, comme l'on sait, dans la critique littéraire au Canada. « Quand un livre, dit-il, donne avec autant de vigueur, avec une pensée si drue et si forte, de si hautes leçons, l'on peut dire que malgré ses défauts de composition, c'est un très bon livre. » (Canada français, déc. 1922, p. 313). Et encore: « Alonié de Lestres... se place; assurément, au premier rang de nos écrivains », (Ibid., p. 315).

 

Quelque verdeur d'expression dans l'article précité, un peu d'humeur mal retenue, à propos de vétilles littéraires et d'un point délicat, celui de la formation patriotique dans nos collèges, pourraient donner le change au lecteur inattentif. Qu'on relise. On verra bien que le distingué professeur de Laval a véritablement fait un magnifique éloge de l'Appel de la Race, et que, le ton vif excepté, on peut lui accorder volontiers licence de ne point goûter cet arrangement de scènes, de déclarer un peu pâle telle physionomie, et de souhaiter quelques autres personnages : par exemple, un Irlandais de meilleure espèce que Duffin, fût-elle rare au temps du Règlement XVII.

 

L'abbé Roy s'est mis au point de vue de la haute critique, et il n'a point voulu, c'est sûr, nuire à l'essor de l'Appel de la Race, « un ouvrage, en effet, de haute valeur » (Canada français, p. 300) et dont il a sincèrement admiré: « l'inspiration très haute qui l'a dicté; l'analyse très fine et très juste des appels de la race, la démonstration vigoureuse d'un fait d'atavisme qui surgit de la conscience, qui s'impose tôt ou tard à toute âme bien née; et par voie de déduction, la condamnation logique de toutes les anglomanies et de toutes les trahisons nationales ». (Ibid., p. 313).

 

Mais là où l'abbé parait trop sévère, mal fondé, voire injuste, c'est dans son appréciation du cas de conscience de Lantagnac, posé et résolu par Alonié de Lestres, sous la figure du Père Fabien.

 

 

*   *   *   *   *

 

 

Est-il sage, oui ou non, de proposer de ces cas dans les romans ? Je ne sais, n'étant guère versé dans la critique et nullement académicien. Mais si Jules de Lantagnac peut ou ne peut point, au regard de la conscience, parler au Parlement fédéral sur la motion Lapointe, contre le gré de sa femme qui le menace de divorce, la théologie morale me donne là-dessus quelques principes, et j'estime qu'elle offre plus de souplesse dans ses solutions que ne pourraient en présenter parfois le bon goût littéraire ou les conventions de société. C'est ce que je veux essayer de montrer.

 

Je l'entreprends, du reste, avec assez de confiance, ayant eu depuis six mois qu'a paru l'ouvrage, l'occasion d'entendre ce qu'en déclarent de vrais théologiens - et des plus éminents de chez nous - outre ce qu'en ont manifesté des censeurs diocésains et des évêques, qui n'en ont point du tout semblé offusqués. Il serait effarant que le livre fût dès lors aussi franchement gâté au point de vue moral que d'aucuns l'ont écrit. Nos pasteurs auraient-ils donc moins le sens de l'orthodoxie et un zèle moins averti pour les moeurs que les théologiens de la Revue Moderne (1)  ou de l'Événement ?

 

J'ai peur que, de son côté, la plume du critique de Québec soit allée plus vite que sa théologie; et je présume que s'il avait à reviser sa copie, il l'atténuerait un peu à l'heure présente, et mettrait plus de jour dans sa casuistique. Il ne m'en voudra pas de le contredire; je le ferai respectueusement et sans aigreur.

 

Au surplus, pense-t-on que je sois intéressé? En aucune façon, du moins par rapport au Père Fabien, oblat fort estimable, à coup sûr, dans le roman, mais aussi légendaire et composé que Jules de Lantagnac, qu'on veuille m'en croire. Je ne désavouerai certes pas le personnage; et je reste aussi honoré qu'ému du mobile qui a poussé Alonié de Lestres à faire de ce religieux l'un de mes confrères. (2) Mais cela ne m'impose à son égard ni le respect des vivants ni les réserves de l'esprit de corps.

 

 

*   *   *   *   *

 

 

Or donc, d'après l'écrivain du Canada français, il ne saurait être question de volontaire indirect dans la décision pratique que donne ce bon Père Fabien à son dirigé, Jules de Lantagnac, de prononcer un discours le 11 mai 1916, dût-il en arriver la rupture de son foyer, la désertion de sa femme, l'éloignement de ses fils et de ses filles.

 

Trois motifs l'en empêchent.

 

Il s'est laissé prendre à l'anglomanie, lui surtout en est responsable; lâcheur, il le fut bien volontairement.

 

Donc, si Maud épousa un anglomane, elle a le droit de compter qu'il lui fera un foyer heureux.

 

Donc encore, s'il y a appel de la race chez Jules de Lantagnac, il y a aussi appel de la race chez Maud Fletcher. Et donc enfin...

 

Examinons tout cela de plus près, et faisons quelques distinctions de ces distinctions, qui écartent et élargissent parfois les plus solides prémisses. On verra bien si Jules s'est mis définitivement, et de toute évidence, « dans l'impossibilité morale et pratique de rendre à la cause française les services qu'il voudrait maintenant lui rendre » (Canada français, p. 309), et si la théologie du Père Fabien est de tout point aussi « mal avisée » qu'on le soutient.

 

 

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D'abord observons que l'oblat se garde de faire une obligation trop expresse à Jules de se sacrifier et de sacrifier sa famille. Il a, le bon Père, le sens des âmes, qu'il faut toucher délicatement quand elles sont dans la douleur et qu'il faut tonifier peu à peu lorsqu'elles sont plus faibles que les devoirs qui paraissent les charger. Aussi, ne lui enjoint-il point rigoureusement de s'exécuter, de ne point hésiter, de tout fouler aux pieds sur son passage héroïque, de rompre ses attaches au foyer et d'écraser en son coeur ses fibres d'époux et de père. Il y va plus délicatement. On voit bien, sans doute, ce qu'il pense au fond. Et encore ! - « Votre acte à vous est un acte de devoir, un acte que vous commandent peut-être votre fonction de personne publique, vos obligations de député ». - « Mon ami, il y a ici un conflit entre deux obligations, je cherche laquelle doit l'emporter. » On le voit : le Père ne dit presque point sa pensée; il la fait conclure à peine théoriquement, laissant à des moments plus calmes et au besoin de l'heure, sous l'effet de la grâce, d'en faire embrasser résolument la pratique. Voilà ce qui est pastoral et fort humain tout ensemble. Accordons ce bon point à l'ardent directeur. Et je ne puis m'empêcher de trouver tragique et émouvant au suprême, ce duel moral, où la doctrine entre longuement, c'est vrai, mais précisément parce que c'est elle qui torture la conscience et pose sur la tête de Jules, la menace de l'immolation la plus déchirante.

 

Est-ce pour avoir vécu de plus près ces heures franco-ontariennes de 1915 qu'on pense les comprendre mieux ?...

 

En outre, la pensée du religieux, telle quelle transparaît, établit-elle tout à fait un devoir strict, une obligation formelle dont l'omission constituerait une faute en conscience, un péché proprement dit ? Peut-être. Mais à l'analyse des motifs qu'il en expose, motifs de plus en plus larges d'envergure, et partant de moins en moins pressants pour tel individu déterminé, on pourrait présumer que le Père laisse plutôt entendre un devoir de noblesse, une prescription d'honneur, celle d'un geste chevaleresque et héroïque. Que s'il y a obligation morale devant Dieu, ce n'est que d'une façon incertaine, lointaine et imprécise, discutable (à preuve les objections de Jules, - et le sentiment de l'abbé Roy) - trop peu évidente pour obliger gravement. Le P. Fabien confesse à la vérité qu'il n'émet lui-même qu'un jugement dubitatif : « Donc, mon ami, tout pesé devant Dieu, vous voyez où incline ma décision ».

 

Cependant, pour le conseiller de Jules, il ne fait pas de doute que la décision qu'il suggère ne soit un droit, que la situation publique du député de Russell lui commande, semble-t-il, d'exercer : « Ai-je le droit, ? Ai-je le devoir, voulez-vous dire, rectifia encore le religieux qui parlait avec douceur ».

 

Et c'est ici que nous rencontrons l'éminent contradicteur de Laval : pour lui, Jules non seulement n'est point tenu, mais en aucune manière ne peut user de ce droit, pour les raisons déjà rappelées.

 

Une solution aussi exclusive ne me paraît point acceptable, c'est contre elle que je m'inscris en faux.

 

Je soutiens au contraire que si le Père Fabien pourrait avoir tort de faire à Jules de Lantagnac une obligation formelle, - à supposer qu'il la lui fît, - de sacrifier son foyer à l'appel de la race, le critique québecquois n'a pas raison non plus de lui défendre ce sacrifice au total. Je soutiens, - avec Alonié de Lestres, - que Jules peut, certes, prononcer ce discours d'où résultera pourtant une si lamentable division de famille; il le peut, et très honorablement, en vertu même du volontaire indirect. Voilà ma thèse.

 

 

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Donnons d'abord, en peu de mots, pour ceux qui n'auraient point lu avec assez de soin l'exposé rapide du Père Fabien, ce qu'il faut entendre par volontaire indirect. Le terme le dit assez de lui-même: c'est un acte de volonté par lequel on ne veut point directement ou en soi, mais indirectement et en raison d'autre chose, un objet. En théologie morale, la doctrine du volontaire indirect est celle-ci : il est permis de vouloir indirectement, c'est-à-dire par simple tolérance, un effet mauvais qui résultera d'un acte honnête que l'on va délibérément poser en vue d'une fin bonne, cette fin même étant voulue directement parce qu'elle est bonne, et nonobstant le mal accidentel qui s'y accole.

 

Je n'ai pas à pérorer longuement sur la légitimité de ce principe, incontestable et incontesté dans ses justes limites; non plus qu'à préciser les exactes conditions qui tracent les confins de son champ d'exercice. Qu'il suffise de souligner ce qui a déjà été au moins insinué dans le simple énoncé de la théorie. On y découvrira quatre conditions essentielles

 

a) Il faut que l'acte posé - cause indirecte - soit honnête;

 

b) Que le mauvais effet, même accidentel, ne soit point visé pour lui-même;

 

c) Qu'il ne résulte pas intrinsèquement de l'acte accompli, qui ne serait plus dès lors en soi exempt d'immoralité;

 

d) Et qu'enfin le bon effet soit d'une suffisante importance, au point qu'on en puisse conclure qu'il excuse vraiment la tolérance du mal occasionnel. Autrement, sans cette proportion, le volontaire réputé indirect serait un leurre; au fond, l'on voudrait effectivement le mauvais effet qu'on prétend uniquement subir.

 

Que le principe du volontaire indirect ne soit point d'application toujours facile, personne n'y contredira. Qu'il y ait des cas, où, comme en physique, le réel échappe au mesurage de la balance ou de l'étalon, je n'ai pas envie de le méconnaître. On en a eu un exemple fameux: tout le monde se souvient du cas MacSweeney [il s'agit de Terence MacSwiney], dont le jeûne volontaire a été, au point de vue théologique, si âprement et diversement discuté. Le tout consistait à savoir si ce jeûne, en réalité, était indirectement ou directement consenti; dans le premier cas, bien; dans le second, mal. MacSweeney en est mort; je ne sache pas qu'une opinion unanime se soit faite encore autour de son cas de conscience. Celui de Lantagnac n'est peut-être point si ardu. Tout au plus, pourra-t-on, à mon avis, discuter la solution du roman; mais il n'est certes pas manifeste, par ailleurs, que celle du Canada français soit l'unique, si tant est qu'on puisse l'admettre.

 

 

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L'acte que va accomplir le député de Russell, tout le monde en conviendra, est en soi parfaitement honnête : un discours à la Chambre sur une motion fort juste et des plus recommandables. Autrement, plaignez la conscience de nos représentants politiques, déjà assez noircie par la malveillance des adversaires !...

 

Si donc le discours devient illégitime, ce sera pour une cause étrangère à l'acte lui-même; dans l'espèce, en raison du divorce de Maud et de l'éparpillement des pierres sacrées de la famille, qu'il va occasionner.

 

Or il est manifeste que Jules ne veut point cet effet-là. Son coeur en saigne trop douloureusement à la seule appréhension. Quoi qu'en puissent estimer les experts de la mise en scène, je loue pour ma part la discrétion et l'émotion poignante à la fois qui nous avertissent que Jules est vraiment plus qu'un époux honnête ; c'est un mari aimant et un père tendre, c'est un coeur humain tout autant que noble; et si le patriotisme reprend en lui les fibres desséchées, il ne paralyse ni n'atrophie  en aucune manière, bien au contraire, celles qui jusqu'ici ont vibré d'affection conjugale et de dévouement paternel.

 

C'est donc admis : de Lantagnac va consentir à une action en soi honnête, et il ne voudra nullement en elles-mêmes les conséquences funestes auxquelles elle peut donner lieu.

 

Ces conséquences, a-t-il le droit au moins de les tolé­rer ? Voici bien le problème.  Non ? Oui?... Je tiens que oui. Le tout est de savoir s'il y a proportion entre l'effet bon et l'effet mauvais qui s'annoncent; mais en tenant compte aussi de la certitude de celui-ci, et de sa dépendance,

notons-le bien, de la volonté de Jules. Car tous les auteurs sont unanimes à le déclarer, quand l'effet regrettable garde quelque chance de ne point se réaliser, et quand il est dû à l'intervention d'un tiers, conscient et responsable surtout, l'agent est beaucoup plus facilement justifiable de déclencher le mécanisme de son volontaire indirect.

 

Qu'en est-il dans l'Appel de la Race ? Il faut maintenant l'élucider.

 

 

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Est-il bien avéré, au préalable, que la redoutable menace de Maud doive se réaliser ? Chez les Fletcher n'a-t-on pas fini par se rallier à la condition de Jules, devenu député du comté de Russell contre leur gré ? N'en pourrait-il être encore ainsi ? Et cela diminue d'autant le devoir, pour Jules de Lantagnac, de s'abstenir à la séance du 11 mai.

 

Mais passons. Examinons plutôt tout de suite dans leur équilibre, les éléments de moralité où se trouve attachée la décision du héros.

 

Contre le discours, il y a que Maud va s éloigner, que les enfants vont se diviser, que le mari, que le père en aura le coeur déchiré, et que dans le monde de sa femme il passera pour un ingrat et un brutal. Véritablement, c'en est trop pour qu'il soit obligé, en toute rigueur et manifestement, à un acte dont la portée garde, en effet, quelque chose d'aléatoire

 

Mais n'y a-t-il rien en faveur de sa liberté, et pour un autre parti que l'abstention ?

 

Il faut l'admettre : le discours du 11 mai ne sera point la délivrance immédiate du verbe français dans l'Ontario. Jules le sait. Mais que peut ambitionner le député de Russell, s'il parle, et pourquoi le Père Fabien le pousse-t-il à un acte public qui va amener le désastre familial ? En espère-t-on un résultat tel qu'il légitime de si pénibles inconvénients personnels ?

 

Ce qu'on espère, c'est un coup décisif et qui va déterminer le triomphe, - à longue échéance, je veux bien -, mais triomphe effectif de la cause française Les motifs d'espérance ne manquent point. Les politiciens redoutent déjà ce bloc solide qui finira par tenir à sa merci tous les gouvernements, et qui pourra naître facilement d'une agitation scolaire générale dans le pays. Or, la motion Lapointe et le discours de Lantagnac peuvent réveiller cette agitation. Les adversaires entrevoient avec inquiétude une alliance des Canadiens français et des Irlandais excités par le home rule. Ce que veulent les amis du député, par conséquent, c'est qu'en de si graves conjonctures, la voix de l'Ontario français ne reste pas muette. Or, aujourd'hui, cette voix, elle ne peut parler éloquemment, dans l'hypothèse du romancier, que par Jules de Lantagnac. S'il se tait, au contraire, ce sera l'écroulement de la confiance du peuple en son idéal patriotique; ce sera l'esprit de défaitisme qui pénétrera les masses populaires. N'y a-t-il pas là un intérêt majeur, un intérêt qui justifie le vouloir indirect des plus graves malheurs de famille ?

 

D'un côté, c'est le bien public de tous les Canadiens français d'Ontario, de toute la race française au Canada; c'est un sens plus grand de la justice dans les lois du pays; c'est le relèvement des consciences dans l'accomplissement des fonctions publiques. De l'autre, ce sont des infortunes de foyer qui seront dues aux réactions malheureuses et injustes d'une épouse, mise aux abois elle-même par son trop fier et violent entourage. D'ordinaire, n'absout-on pas plus facilement les hommes de la politique de mettre la main à des entreprises moins élevées et moins fructueuses, et nonobstant ce qu'en souffre leur famille ? De ce premier chef, j'excuse Lantagnac, et j'en découvrirai tout à l'heure une seconde raison. Mais avant d'aller plus loin, citons plutôt :

 

« - Mon ami, il y a ici un conflit entre deux obligations; je cherche laquelle doit l'emporter. Un devoir de charité et aussi de justice sociale vous lie incontestablement à votre famille. Un devoir de charité et aussi de justice sociale vous lie de même envers vos compatriotes, de par votre qualité de député. Par certains côtés, ce débat du 11 mai n'est qu'une manifestation plus solennelle que d'autres, une offensive importante mais qui ne finira point la guerre. Et, certes, de ce point de vue, rien n'est assez grave pour vous commander une intervention avec de si cruelles conséquences. D'autre part, l'abstention du député de Russell peut-elle, oui ou non, compromettre le résultat final de la guerre ? Vous voici au noeud suprême. Je songe que, devant le public, trop peu au fait de bien des circonstances, je songe qu'après l'incident de son fils William au Loyola, Jules de Lantagnac ne peut garder le silence demain, sans se déshonorer à jamais, sans ruiner le prestige d'un grand talent. En ce cas, a-t-il le droit, lui qui est chef, qui est investi devant les siens, d'une sorte de souveraineté morale, a-t-il le droit d'annihiler son influence pour le bien ? Je songe ensuite que son abstention ne peut être qu'un sujet de scandale, une tentation de défaitisme pour la masse de ce pauvre peuple qui lutte si péniblement depuis six ans. Oh ! je l'entends trop la triste exclamation qui demain va retentir un peu partout dans l'Ontario et dans tout le Canada français...

 

Et ici le Père Fabien, les yeux tournés vers sa fenêtre, du côté du pays ontarien, paraissait embrasser dans son regard, la multitude des souffrants et des persécutés :

 

-..., je l'entends trop la plainte lassée de ces pauvres victimes: « Encore un chef qui nous abandonne ! » s'écriera-t-on. Et je crains, Lantagnac, je ne puis vous le cacher, je crains que si le peuple se sent abandonné de ses chefs, il n'abandonne tout lui-même. A l'heure où je vous parle, la tâche des dirigeants au sein de notre race est ce me semble, d'un caractère très particulier, très impérieux. Il y a si longtemps que les hautes classes trahissent. Si les chef, les grands ne se réhabilitent point par l'exemple de quelque haut sacrifice, comment voulez-vous que les petits ne se disent à la fin : « Mais est-ce donc toujours à nous de payer, de nous sacrifier, de donner nos sueurs ? À nous toujours de faire les terres neuves, de faire des enfants, de fournir les prêtres et les soeurs, de sauver la morale, la vie ? » « Vous, les grands, les chefs, ajouta le Père, son doigt dirigé vers l'avocat et sa voix devenue pathétique, vous, les dirigeants, prenez bien garde à l'état particulier de notre nationalité. Elle n'est pas de celles qui ne relèvent que d'elles-mêmes, êtres vivants, complets et personnels, dont la conscience commande l'action indispensable, les réactions libératrices. Celles-là trouvent dans le jeu même de leur organisme, la défense, la protection de leurs intérêts essentiels. Nous, nous ne sommes que partie dans un État dont l'action politique est souvent dirigée contre notre existence; nous ne possédons qu'une personnalité nationale embryonnaire. En un tel cas, Lantagnac, vous le savez bien, la responsabilité de toute la race pèse plus lourdement sur chaque citoyen, mais elle pèse sur l'élite plus que sur les autres. Et si toujours dans le passé, ce fut un instinct de notre peuple que, de ses chefs il s'est fait des idoles, les idoles nécessaires ont-elles le droit de se dérober ? »

 

 

*   *   *   *   *

 

 

Je veux bien que plusieurs nient cette importance du discours, au nom des événements, au nom des prévisions. Là n'est pas la question, présentement. Le Père Fabien en augure, lui, des fruits excellents, le déclenchement sauveur. Il est convaincu que ce sera le son de l'olifant qui rappellera Charlemagne et ses chevaliers. Jules de Lantagnac s'en laisse persuader. Or c'est dans sa conscience à lui que se pose l'obligation ou la liberté. Si en son jugement il escompte des résultats certains, l'urgence sera d'autant plus grande de se livrer aux sacrifices exigés par la cause et de fermer les yeux sur les malheurs qui pourront suivre. S'il augure des résultats probables, il garde à tout le moins, la liberté, pourvu que soit sauve la prudence, de laisser aller le cours inévitable des choses, dont il n'est point responsable effectivement.

 

- Non pas, dit-on, ce sera lui le coupable. « Quand on a été ce qu'il fut, et quand on s'est embarqué en ménage comme il l'a fait, on n'a plus la possibilité, ni l'obligation patriotique de servir par tous les moyens, même honnêtes, sa race. Il s'est acculé lui-même à une impasse : tant pis pour lui, et tant pis pour les causes qu'il veut servir !» (Canada français, p. 308).

 

Ainsi, on juge qu'il est déjà trop lié du côté de sa femme et de l'autre race. Mais en réalité quels sont ces liens ?

 

Je sais qu'il est époux, qu'il est père; que ce sont là des noeuds suprêmes de justice, de charité, de piété et de serment. Néanmoins, tout n'est pas de force égale dans ces liens. Il y a le noeud infrangible du mariage; il y a les devoirs fondamentaux relatifs à la famille; il y a les autres, les devoirs de charité, de tendresse, de loyauté, de convenance. Tous n'obligent point avec une même rigueur. Des raisons d'importance diverse peuvent dispenser des uns, sinon des autres. Le droit canonique, comme les droits civils, énumère de ces excuses, par exemple pour la cohabitation, le soutien, les égards.

 

Mais Jules ne viole de lui-même aucun de ces devoirs, excepté peut-être ceux de délicatesse qu'il a inconsciemment négligés.

 

Car que fait Lantagnac ? Pour payer son tribut à la patrie et servir des intérêts nationaux dont l'étendue est immense et qui dépassent la vie des individus, il ne trahit point sa fidélité conjugale, il ne commet aucune injure à l'égard des siens, il ne les prive point de sa tendresse. Non. Pour le bien de ses compatriotes méprisés et opprimés, et pour l'honneur de sa parole d'homme public et la fidélité à son mandat de député, il se permet un acte qui va offenser sa femme, non point parce que mauvais, ni malséant, mais parce que Maud exaspérée va le mal prendre. A qui la faute, en vérité ? Et n'est-il point exact d'affirmer avec le Père Fabien : « Non, mon ami, l'acte de rupture, ce n'est pas vous qui le poserez; c'est la volonté abusive de votre femme ». Mais parfaitement.

 

Je ne veux point me cacher la situation qui est faite à l'épouse de Lantagnac par la conversion patriotique de son mari. Pour les âmes, l'inintelligence, l'impénétrabilité est un choc douloureux. La surface d'irritation entre des conjoints est très étendue et les contacts inévitables. Je concède aussi les torts du néophyte trop zélé, ou, du moins, trop pressé en besogne. Encore que le docte critique de Québec charge ici le tableau en le résumant. « Les livres français arrivent par caisse de Montréal... Jules fait la chasse aux images et aux gravures anglaises... Jules défonce les vieux cadres » (Canada français, p. 303). « Il mène à fond de train ses entreprises nouvelles... Il culbute tout dans sa maison » (Ibid., p. 308). Voilà quelques hyperboles qui ne sont pas dans le roman. Isocrate manifestement préside à plus d'un genre et n'est pas là seulement où on croit le trouver.

 

Tout de même, Lantagnac va trop vite et fait du chambardement patriotique, comme veut encore le critique. Lantagnac le sait si bien qu'il s'en accusera et s'en excusera. Mais ce prosélytisme implacable ? plus vraisemblable qu'on ne le concède ? s'il est une maladresse, n'est point chez le converti une faute morale. Il n'a pas à en faire pénitence, il n'a qu'à s'en corriger. De plus, quand son cas de conscience se présente, ce n'est plus l'heure de songer à des procédés plus heureux, alors que, par la force des événements, il en est arrivé au point tragique du dilemme !

 

 

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Mais j'entends qu'on riposte : « Il s'est laissé prendre lui-même à l'anglomanie. » - C'est vrai. - « Lui surtout en est responsable ». - Vrai aussi; encore que les critiques devraient nous dire, avec une psychologie plus aiguë, de quelle façon un jeune homme de vingt ans, renonce volontairement, délibérément, froidement, à sa race. On peut penser que la désertion s'est faite tout autrement. La jeunesse de Jules l'établirait. Soyons juste : il y a eu, dans cet acte, plus de malheur que de faute. Dans l'aventure du mariage on doit regretter le péril qu'elle crée, plus encore que fustiger une faiblesse qui appelle moins de châtiment que de réparation. Lâcheur, on accuse le jeune Lantagnac de l'avoir été délibérément ? Non, point tout à fait. Il faut en incriminer son époque, ses fréquentations, son irréflexion.

 

Et même si vous tenez qu il fût lâche de son plein gré, je ne vous cède point qu'il ait perdu, pour cela, le droit de redevenir fier et courageux. Ça été un malheur de jeunesse : l'épouse a épousé le malheur, et devra en subir aussi sa part de réparation. Voilà tout.

 

- Nullement, poursuit-on; Maud a épousé un anglomane, et qui le fut violemment; elle a le droit de compter qu'il lui fera un foyer heureux.

 

Voilà un droit fort relatif. Le mariage, que je sache, ne procure de droits stricts et fondamentaux que sur les relations maritales. Les autres qui résultent des premiers sont sujets aux limites et aux suspensions imposées par mille contingences. Maud a droit de compter que Jules lui fera un foyer heureux,  per fas vel nefas ? par des moyens qui compromettraient sa conscience mieux éclairée, son honneur relevé jusqu'au sommet, sa fidélité à une cause plus profonde et plus large que celle du foyer le plus sacré ? Pourquoi le présupposez-vous ?

 

Françoise a épousé Mathurin, un froussard et un embusqué, et elle entend qu il le demeure, comme il l'a promis, pour ne point attrister son foyer : il sera défendu à Mathurin de ne jamais devenir plus un des glorieux poilus de la Grande Guerre ?... Vous vous récriez ? Voilà pourtant où nous conduisent de pareils principes : il sera toujours permis aux autres de pratiquer l'héroïsme national et d'avoir une patrie à eux, mais à nous, point. On louera, en vers et en prose, les missionnaires d'Afrique et d'Orient qui laissent église et tribu pour courir aux ambulances et aux tranchées d'Europe; du moins on leur en laisse le loisir, pour garantir, par exemple, leur famille et leur nom contre l'infamie populaire et l'affichage. Mais, au Canada, il faudrait nous garder de penser que la patrie est une sublime cause, que la langue et les traditions en sont quelque chose, et que de défendre cette patrie, par la parole ou l'action, n'est jamais aussi urgent que de la garder du poing et du fusil. Nul n'aurait le droit de songer que de prononcer des Catilinaires puisse être parfois plus utile que de se jeter dans la mêlée de Sylla contre Marius. Et pourtant, s'il est permis d'abandonner son épouse ou sa mission, pour courir au champ de bataille; s'il est permis de les laisser, avec tous les risques qu'elles peuvent courir, tous les chagrins qui leur en viendront, ne pourrait-on souffrir quelque chose pour s'en aller au Parlement sonner la charge de la vérité et batailler les combats du droit ? Surtout quand les malheurs à craindre, s'il en est, viendront, comme dans le cas présent, de l'étroitesse de vues ou des exigences passionnées du conjoint qui fera la rupture.

 

Je n'ose point affirmer qu'on soit obligé à ce sacrifice; je tiens au moins qu'on le peut faire. Maud en souffrira et ce sera pénible vraiment. Que Maud en accuse le sort; qu'elle en regrette l'aventure, qu'elle se désabuse sur Jules, qu'elle en soit désenchantée et blessée. Eh oui, je le veux bien. Tout cela est une grave infortune, et c'est cela que le roman veut montrer. Il ne s'ensuit pas que Jules soit tenu de rester coi, ni muet, et que Maud ait raison de crier à l'injure et à la trahison.

 

 

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- S'il y a appel de la race, chez Jules, dites-vous encore, il y a appel de la race aussi chez Maud Fletcher.

 

- Absolument. Et voilà précisément, ce qui rend le livre d'Alonié de Lestres poignant et pathétique. Voilà ce qui montre aussi qu'un mariage de ce genre, hormis entre époux insensibles ou entre conjoints idéaux, entre des âmes amorphes ou dégagées de la chair, ne sera souvent qu'un suprême malheur. Il sera toujours un péril; il le sera trop fréquemment à tout le moins, et trop facilement aussi un bonheur gâché. Est-il tolérable quand même de s'y « embarquer » ? Oui, mais toujours à ses propres risques. Et c'est la condition faite à Jules, autant qu'à Maud, condition à laquelle, si celle-ci était plus raisonnable, le patriotisme moins novice de son mari, si noble d'ailleurs, apporterait bientôt divers tempéraments et du réconfort.

 

Car c'est vraiment Maud qui brise. Appel contre appel, celui du mari a le droit de l'emporter en rigueur de principe, et hors du monde des suffragettes. Acceptons qu'il ne soit pas expédient et trop peu digne de pratiquer ce rigorisme. Au moins, est-il essentiel que l'un et l'autre époux y mette du sien pour équilibrer les situations, et que l'appel de race du mari n'ait point en face de lui que les caprices d'une femme, menée par des intrigants.

 

Jules, j'en conviens, il y a vingt ans, sur la terrasse Dufferin, à Québec, au lendemain de son mariage, a fait à Maud, une promesse : « Mes parents sont morts pour moi, Maud; vous êtes toute ma parenté et ma vie ». Mais, lors même que, par ces paroles, il eût voulu déjà signifier sa détermination de ne point prendre en mains la cause française, quel théologien soutiendrait que, dans les circonstances nouvelles où il est maintenant engagé, une pareille promesse lierait encore sa volonté alors que le voeu lui-même, promesse faite à Dieu, n'obligerait vraisemblablement plus en pareille hypothèse ?

 

Ce sont ses fautes, ajoute-t-on, qui l'ont mis dans la présente alternative. Quelles fautes ? Celle d'avoir l'âme maintenant plus haute ? celles d'avoir quitté, les régions de la médiocrité ? celle de comprendre mieux les droits des siens et de les défendre plus courageusement ? Fautes heureuses, ne le nions pas.

 

Jules a été violemment patriote, il a manqué de tact, il est allé trop vite en besogne.

 

Pourquoi ne voir que les fautes de Jules ? Et Maud donc, est-elle sans reproche ? Son petit complot secret avec William pour le faire sortir de lUniversité d'Ottawa, trop française à son gré, et cela malgré l'autorité paternelle ? Sa silencieuse influence, par exemple, pour détacher ses enfants du sentiment de leur père ? Ses sympathies pour le patriotisme exclusiviste du beau-frère Duffin, quand il discute avec Jules, sont-ce là, des délicatesses, ou des coups d'épingle pénétrants ? En plus, que tait-on des traits acérés qu'elle lance à son mari au moment de leur première explication : (3) « J'ai connu un temps, Jules, où le souci de vos compatriotes ne vous trouvait pas si chatouilleux ! » Pourquoi veut-elle à tout prix que respecter le sang français, soit déclarer l'autre de qualité inferieure? Comment surtout peut-elle ourdir, avec le beau-frère perfide, une machination dont elle ne saisit point toute l'ignominie, peut-être, mais dont elle sent bien toutefois l'injurieux procédé et l'inqualifiable mesquinerie ? Non, même la syncope hystérique de la veille du débat ne me porte point plus qu'il ne faut à la pitié pour cette femme qui ajoute plus que sa part aux embarras de son mari. C'est dans la même mesure qu'elle atténue la rigueur des obligations de ce dernier. Inconsciemment, je veux bien, mais en réalité néanmoins, elle neutralise par là le grief qu'elle pourrait tenir à Jules de ses manières nouvelles. Le roman en dit assez, en tout cas, pour faire pénétrer ce tempérament féminin, dont l'insignifiance n'est pas telle qu'on ne sente toute la race adverse manoeuvrer par son intermédiaire. Si l'on s'en tient aux devoirs absolus, ceux du député vis-à-vis de sa femme, ils sont par le fait grandement relâchés. La discrétion seule de l'oblat, en face de cet époux malheureux, a voulu omettre de le souligner.

 

En fin de compte, quand le moment vient pour Lantagnac de décider s'il prendra part au débat sensationnel, les deux atavismes sont aux prises déjà au logis, et la responsabilité en est aux événements plus qu'à des volontés nettes de se heurter mutuellement. Et le problème à résoudre est de savoir, maintenant, si Jules de Lantagnac est tenu de s'arrêter sur une pente où l'a entraîné un idéal plus exigeant, et dans une course autrement accidentée, qu'il n'avait prévu.

 

 

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Et voici à présent l'autre motif de volontaire indirect que j'ai promu d'apporter.

 

Si Lantagnac s'arrête en chemin, ce n'est pas seulement la cause ontarienne qui sera compromise; ce ne sont pas seulement des compatriotes qui s'enfonceront plus bas dans l'impuissance et l'inertie; pour Jules lui-même, c'est sa réputation qui va être perdue, son honneur public qui sera flétri. Après ce que l'on sait de sa vie, Jules de Lantagnac gardant le silence le jour du grand débat, se déshonorera à jamais et ruinera le prestige de toute sa carrière. Chez les Anglais, peut-être, on le complimentera, mais sans estime; chez les Canadiens français, on le blâmera sans excuse. Saura-t-on à l'extérieur qu'il n'était point mu par l'ambition quand il a sollicité les suffrages de ses compatriotes ? Qu'il ne mentait point, quand il leur avait dit : « Si vous m'envoyez au Parlement, je ne m'engage qu'à une chose, mais j'y mets ma parole de gentilhomme : je serai avant tout le défenseur de vos droits scolaires ». Saura-t-on que s'il recule au moment du devoir, il n'est point lâche, qu'il n'est point vendu aux Anglais, enserré dans les mailles vénales d'un réseau de politiciens ou compromis par quelque scandale financier ou crapuleux ? Voilà bien pourtant ce que la rumeur publique ou les journaux porteront au bout du pays, ce que l'histoire écrira au bas de son image, sans que jamais il puisse le faire rectifier.

 

À mon tour, je le demande, Maud est-elle en droit d'en exiger autant ? N'est-ce point elle-même qu'il faut plutôt trouver inexorable et blâmer ouvertement ?

 

Les auteurs mentionnent, entre autres motifs qui peuvent autoriser à provoquer une séparation de conjoints, le péril  pour l'un d'eux de perdre de grands biens de fortune que l'autre époux dissipe ou compromet. J'opine qu'il se trouvera pour le moins quelque solide probabiliste, assez peu outrancier, pour absoudre le Père Fabien de son absolution de Jules de Lantagnac, lequel, pour sauver son nom et garder sans tache l'intégrité de son honneur, ne quitte point Maud, car il est assez puni et assez malheureux de ce qui arrive; mais la laisse s'éloigner de son plein gré, trop fière et trop mal conseillée pour accepter une autre solution.

 

Veut-on une formule qui résume tout ? Jules de Lantagnac ne se détermine jamais que pour des motifs fondés sur la justice, le droit, l'équité; Maud Fletcher n'obéit qu'à des instincts, pour ne pas dire des passions.

 

 

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Je conclus. Pour ménager sa réputation d'homme public, en même temps que pour aider sa race, Jules de Lantagnac peut accepter de faire ce discours qui n'est certes pas un outrage pour sa femme, qui lui serait plutôt un honneur, si, sans entrer dans les sentiments nouveaux de son mari, - car Jules n'espère ni n'exige qu'elle se fasse française ! - elle les acceptait « comme l'évolution naturelle d'une personnalité loyale, comme le droit d'une conscience ». Non, en épousant une Anglaise, il ne s'est pas mis dans l'impossibilité totale de rendre service à la cause de la langue  ancestrale, aux droits de ses conationaux. Il s'est mis dans l'obligation de ne le faire qu'avec le plus de prudence possible mais avec des souffrances intimes et des heurts inévitables, aux conséquences désastreuses. Voilà précisément ce qu'a voulu peindre le romancier. « Alonié de Lestres ayant posé le cas comme nous savons,  il faut le féliciter de la manière dont il l'a développé et conduit à son dénouement... » (P L. M. dans la Revue Trimestrielle Canadienne, déc. 1922).

 

Sans être disciple d'Escobar, le Père Fabien n'a pas une théologie si mal avisée. Le roman n'offre point une conclusion morale qui le gâte indubitablement. Le personnage principal ne cesse point d'apparaître grand et sympathique, tout en restant humain. Et l'Appel de la Race est un livre honnête, bienfaisant, et qui fortifie les consciences, sans cesser d'être « un très beau livre fiançais, qu'il faut lire et pour tant d'idées nobles, généreuses dont il est pénétré, et pour cette langue, forte et douce, dont il est écrit ». (Canada français, p. 315).

 

L'Appel de la race n'est pas seulement un ouvrage, il est un événement. Il marque, pour la culture du sens national, chez nous, une étape significative.

 

J.-M.-Rodrigue VILLENEUVE, O.M.I.

 

Ottawa, le 10 février 1923

 

(1) Tel M. de Montigny qui redoute surtout que, grâce à ce roman, les orangistes accusent nos représentants publics de « subordonner les intérêts de l'État aux exigences de leur église » (sic).

 

(2) Tout autant que d'avoir placé la villa Lantagnac au Lac MacGregor, où les scolastiques oblats vont à l'été, et où ils reçurent déjà Alonié de Lestres plusieurs fois. En passant, je puis affirmer à M. de Montigny que M. X... n'a jamais pris une seule fois ses vacances à cet endroit, où il a eu quelques intérêts financiers, à ce qu'on dit, dans certaine propriété, mais que seul le collaborateur de la Revue Moderne a pu découvrir. Et je pourrais faire égale justice de moult autres prétendues concordances établies par M. de Montigny dans son article.

 

(3) Car on s'explique, et par deux fois, et à fond, quoi qu'en ait dit, le critique québecquois.

 

 

Source : J.-M.-Rodrigue VILLENEUVE, « L'Appel de la race et la théologie du Père Fabien », dans l'Action française, Vol. IX, No 2, février 1923, pp. 82-103.

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