Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Octobre 2013

Documents de l’histoire du Québec / Quebec History Documents

 

L'Appel de la race par Alonié de Lestres

 

 

par

Mgr Camille Roy

 

 

Chronologie de la controverse sur l'Appel de la Race

 

Un roman a paru, il y a quelques semaines, qui fut fort bien accueilli du public.

 

L'Appel de la Race (1) est, en effet, un ouvrage de haute valeur, et qui se détache en beau relief sur le fond trop plat de notre littérature romanesque. Le roman, on le sait, appartient à la branche pauvre de la littérature canadienne ; il n'y a que le théâtre qui soit ici plus indigent : à vrai dire, le théâtre chez nous n'existe pas.

 

Mais voici que le roman semble vouloir se dégager de ses langes, sortir de sa faiblesse, et mieux utiliser la richesse inexploitée du fonds canadien. En dépit d'affirmations contraires, il y a chez nous, dans notre histoire et dans nos mœurs, dans notre vie sociale, religieuse, politique, économique, des situations très spéciales, des conditions d'existence uniques, qui offrent au romancier les thèmes les plus variés et les plus féconds. Louis Hémon s'en est bien aperçu, qui écrivit Maria Chapdelaine.

 

Alonié de Lestres, qui cache sous cette obscure appellation un nom déjà considérable dans notre littérature, l'a bien vu lui aussi. Ayant étudié avec une particulière attention la question de race qui se pose si souvent au Canada, il a pris à ce problème l'idée essentielle du roman qu'il vient de publier : L'Appel de la Race.

 

Dans un pays cosmopolite comme le nôtre, le problème des races, de leur juxtaposition ou de leur fusion, est, assurément, l'un des plus graves, des plus complexes, des plus irritants qui se puissent concevoir.

 

Aucun sentiment n'est plus profond que celui de la race, aucun plus indestructible : et sa survivance à travers tous les obstacles qu'on lui oppose, par dessus tous les oublis dont on veut l'effacer, est un des phénomènes psychologiques qui, soit dans la vie familiale, soit dans la vie publique, multiplient les situations les plus angoissantes, parfois les plus tragiques. La voix du sang, l'appel de la race sont des forces à la fois morales et physiques, qu'il est périlleux de contrarier, et surtout de vouloir supprimer. C'est ce qu'éprouva, vers l'âge de quarante ans, à l'âge où il voulut refaire l'unité de sa vie, Jules de Lantagnac.

 

Jules de Lantagnac est le héros du roman d'Alonié de Lestres. Si son nom ne vous parait pas assez canadien, nous vous informerons tout de suite que les Lantagnac ont été ici racinés par Gaspard-Adhémard de Lantagnac, le premier et le seul de ce nom venu au Canada vers le milieu du dix-huitième siècle, et qui appartenait à la petite noblesse militaire. L'un des descendants s'établit à Vaudreuil où Jules naquit en 1871.

 

Or, Jules vint au monde en un temps où de l'avis du romancier, le patriotisme, dans la province de Québec, était en léthargie un peu partout, dans les foyers comme dans les collèges classiques, dans la vie privée comme dans la vie publique. Du collège où il fut mal préparé au devoir social, Jules passa comme naturellement à l'Université anglaise McGill et il y fit son droit. Après McGill, il s'établit à Ottawa où il acheva de s'anglomaniser, se fit une opulente clientèle saxonne et épousa Maud Fletcher, une jeune anglaise convertie au catholicisme. Il eut quatre enfants, qu'il eut soin de faire instruire dans des institutions anglaises, les seules, à son avis, qui fussent capables de former notre jeunesse.

 

Mais voici qu'à quarante-trois ans, l'âge où opère le démon de midi, l'âge où, selon Paul Bourget, sur le palimpseste de la conscience revivent les premières écritures, l'âge où, selon Alonié de Lestres, l'homme cherche à refaire l'unité brisée de sa vie, voici qu'à quarante-trois ans Jules de Lantagnac, pris par le démon de la politique - qui n'est pas nécessairement celui de midi - va retrouver sa destinée. Il se rend compte qu'en politique ceux-là surtout conquèrent la supériorité qui possèdent bien les deux langues officielles, et il se met à « réapprendre » sa langue maternelle. - En vérité, comment l'a-t-il pu oublier entre vingt-cinq et quarante ans, et à Ottawa ? Mais passons, tout arrive, surtout dans les romans. - En réapprenant sa langue, en reprenant contact avec les bons auteurs français, Jules eut la révélation tardive de l'excellence, de la « précellence » comme disait Henri Estienne, de sa langue maternelle. Lui, qui fit tous ses classiques dans un collège canadien-français, aperçut enfin à quarante ans ces qualités suprêmes de finesse, de clarté, d'ordre, de spirituelle distinction qui sont l'apanage du génie français. Il reçut de ce contact un éblouissement. Il gardera de cet éblouissement une sorte de vertige qui va troubler toute sa vie.

 

Jules revient à son passé familial trop longtemps dédaigné ; il éprouve la nostalgie de son village, de la maison paternelle ; et comme dit assez médiocrement Alonié de Lestres, «  il sent qu'avec l'amour de sa race envolé, un coin de son coeur lui fait mal comme s'il était mort ».

 

Il veut revoir Saint-Michel-de-Vaudreuil, la deuxième terre du rang des Chenaux. Il les revoit. Il est tout bouleversé par ces visions du pays natal à tel point que de retour à Ottawa après huit jours de fervent pèlerinage, il oublie, en rentrant dans la ville à cinq heures et demie, et après cinq heures de retard, d'aller rejoindre sa famille qui l'attend depuis midi ; avec une diligence assez invraisemblable, il s'en va tout de suite de la gare à Hull, raconter ses impressions et ses émotions à un excellent oblat, le Père Fabien.

 

Avant de quitter Vaudreuil, au cimetière où reposent les siens, Jules a promis à ses ancêtres de leur «  restituer » ses enfants. Il faudra pour cela refaire leur éducation, pétrir à nouveau ces grands adolescents, leur infuser une âme nouvelle, corriger, effacer l'empreinte saxonne que sur leur vie a posée l'influence du foyer. C'est à la mère que Jules avait jusqu'ici abandonné l'éducation de ses enfants : il les reprendra, il l'a promis, même à leur mère.

 

Et c'est ici que commence l’œuvre essentielle, l’« apostolat » de Jules de Lantagnac. Et quel apôtre ! Avec quel enthousiasme il se met à la besogne ! Leçons de français en famille et transformation du milieu. Les livres français arrivent par caisse de Montréal ; chaque enfant a sa bibliothèque française; les revues françaises de Montréal et de Québec s'ajoutent maintenant aux revues et magazines de langue anglaise. Avec un implacable prosélytisme, Jules fait la chasse aux images et aux gravures anglaises qui décoraient les pièces de sa maison ; il y substitue des images et des gravures classiques françaises. Dans la chambre de Wolfred, Dollard remplace George Washington ; dans celle de Virginia, Jeanne d'Arc est substituée à une vague peinture de Reynolds. Jules défonce les vieux cadres où s'étalaient lord Monk et lord Durham, il remplace ces portraits anglo-saxons par Hippolyte Lafontaine et Papineau. A coup sûr, il va vite, très vite en besogne, extrêmement vite, et l'on se demande ce que peut bien éprouver à travers tout ce chambardement patriotique, madame de Lantagnac, Maud Fletcher.

 

Maud Fletcher, qui est anglaise, et qui doit bien un peu entendre elle aussi les appels de sa race, ne s'accommode guère de ces brusques transformations. Jules ne pouvait tout de même pas espérer qu'elle se fît française. Il s'accuse d'ailleurs de manquer de tact vis-à-vis sa femme ; et il a rudement raison... Ce néophyte ne connaît pas les transitions : et voilà bien peut-être ce qui va d'abord gâter la vie nouvelle instaurée au foyer.

 

En face des oppositions qu'il rencontre chez sa femme et deux de ses enfants, Jules se prend un jour à hésiter. Le bonheur familial est en péril. Faut-il le sacrifier ?

 

Mais voici ce qu'Alonié de Lestres appelle le « choc sauveur ». Nous sommes en 1914, à la fin de novembre. La question des écoles d'Ontario bat son plein. L'inique Règlement XVII tend à proscrire, à annihiler dans les écoles bilingues l'enseignement du français ; et nos petits compatriotes de là-bas sont victimes de la plus étroite, de la plus mesquine persécution. Il faut secourir ces opprimés, assurer par delà la frontière ontarienne où vivent plus de trois cent mille Canadiens français, la survivance du parler maternel ; il faut pour les parents l'essentielle liberté de donner à leurs enfants l'éducation de leur choix, la liberté de perpétuer par l'enseignement, par l'école, les plus légitimes traditions de leur race et de leur religion.

 

Le sénateur Landry, président de l'Association d'Éducation, donne sa démission de président du Sénat ; il veut par ce geste d'honneur reconquérir toute sa liberté d'action. Il demande à Jules de Lantagnac dont il connaît le patriotisme nouveau et fervent, de poser sa candidature dans le comté de Russell. Jules, qui a une situation de premier plan au barreau d'Ottawa, a tout le prestige qui convient à un chef. Il peut apporter une influence considérable dans la bataille scolaire. Mais il hésite d'abord. Cela va si mal à son foyer. L'unité familiale est brisée ; sous son toit les cœurs et les esprits sont divisés ; le malaise y fait souffrir ceux qu'il faudrait rendre heureux. Cependant Jules, provoqué chez lui par les insolences de son beau-frère William Duffin, se décide, accepte, annonce sa candidature. Il est élu.

 

Or, le conflit scolaire s'aggrave toujours. La « petite Commission » nommée par le gouvernement de Toronto pour remplacer la commission scolaire d'Ottawa régulièrement élue par les parents et qui refuse d'appliquer le Règlement XVII, la petite Commission met la main sur les fonds scolaires. Les écoles où fréquentent les petits enfants canadiens français sont fermées faute de ressources. Et pour que la petite Commission ne puisse y installer ses instituteurs, elles sont héroïquement gardées par les mères, pendant que les enfants paradent dans les rues, et jusque sous les murs du Parlement ; ces petits réclament leur droit à l'école, protestent avec l'ardeur ingénue de leurs dix ans, contre la tyrannie stupide du plus fort.

 

Cet imbroglio scolaire passionne l'opinion publique ; l'affaire sera portée au Parlement fédéral d'Ottawa. Laurier accepte d'y plaider auprès du gouvernement de Toronto, la cause de la justice, et c'est Ernest Lapointe qui propose la fameuse résolution du 11 mai 1915. Mais l'opposition veut frapper un grand coup, et pour cela elle mobilise ses meilleurs soldats. On conjure Lantagnac de parler. S'il parle, il donnera à la cause l'autorité de son nom qui est considérable ; mais s'il parle, il risque d'achever la ruine de sa maison. Sa femme juge inhabitable pour elle une demeure où il n'y a plus ni accord de pensée, ni conformité d'action. C'est la séparation, l'irréparable destruction de la vie familiale qui sera la conclusion d'un discours de Jules au Parlement.

 

Jules va consulter le Père Fabien, son directeur de conscience. Le cas est grave : Jules doit-il sacrifier à cette invitation de soutenir au Parlement la motion Lapointe, son propre foyer ? Le Père Fabien établit pour Jules, qui en doute encore, l'opportunité, la nécessité du débat parlementaire du 11 mai ; puis descendant du principe général aux applications particulières, il conclut que Jules ne peut se soustraire à l'obligation de prendre part à ce débat, malgré les menaces de rupture définitive que lui oppose sa femme, attendu que si rupture il y a, ce sera la faute de la femme et non celle du mari. En vertu de la théorie du « volontaire indirect », Jules ne sera pas coupable de cette destruction du foyer. En toute conscience, il peut, il doit parler.

 

Jules se retire accablé, encore perplexe. Il hésite toujours. Il hésitera jusqu'au jour, jusqu'à l'heure de la séance, tellement tout son être lui crie qu'il prépare pour lui et pour sa famille un irréparable malheur. La veille même du débat, madame de Lantagnac, contrariée, bouleversée par tous les appels de sa propre race, a fait une syncope. C'est décidé, il ne parlera pas. Il se rend à la séance quand même : il aura ainsi donné, par cette présence, quelque satisfaction à son patriotisme, à l'appel de sa race, à lui. Il écoute les discours. Mais il est pris, subjugué, fasciné par le spectacle de la Chambre houleuse sous les grands souffles de l'éloquence. Il ne peut plus y tenir. Au moment où le débat va se clore, Jules se lève, frémissant. Sa femme est là, dans la galerie d'en face, agitée et nerveuse. Il parle ! Il improvise, il coordonne, avec une merveilleuse facilité, tant d'idées nobles qui fermentaient dans son esprit ; il fait le discours chef-d'oeuvre de sa vie.

 

Quelques jours après, madame de Lantagnac quitte sa maison, emmenant avec elle Nellie et William. Le foyer est disloqué ; les pierres en sont pour jamais dispersées.

 

*     *     *

 

Telle est la fable de ce roman: faite d'histoire et d'imagination, propre à instruire et à intéresser. L'on y voit, en l'espace de douze mois, se développer un drame où les étapes sont bridées, où se heurtent tout à coup en d'inévitables chocs, en d'irrésistibles oppositions, des âmes où régnaient d'abord l'union et l'harmonie.

 

Cette fable extraordinaire établit surtout un fait et pose un problème. Elle établit le fait psychologique de l'appel de la race ; elle pose le problème moral théologique du cas de conscience de Jules de Lantagnac.

 

Le fait de l'appel de la race, appel qui se fait un jour entendre même chez ceux qui ont oublié ou qui ont trahi, est exposé par Alonié de Lestres dans des pages fortes, éloquentes, où le sentiment et la raison confondent, renforcent les unes par les autres, leurs démonstrations. Le pèlerinage de Lantagnac à Vaudreuil est raconté avec une tendresse, avec une émotion qui jaillissent à la fois de l'âme du héros, et, des objets, du sol même qu'il revoit. Et il y a dans les réflexions de Jules, dans les souvenirs qui remontent à la surface de sa conscience, dans les remords qui le font souffrir, des accents qui sont vraiment des appels profonds, des voix du passé, des vois d'ancêtres qui n'ont pu se taire toujours, qui parlent par tout ce que ceux-ci ont laissé d'eux-mêmes dans la chair et dans le sang de leur fils.

 

Le problème théologique du cas de conscience est discuté et résolu dans le chapitre intitulé : A la recherche du devoir. C'est au Père Fabien que Jules expose ses doutes, c'est à lui qu'il demande la solution de son cas. Nous avouons tout de suite n'avoir pas goûté ce chapitre essentiel. Rien de plus difficile à poser et à résoudre que les cas de conscience imaginés par les romanciers. Ces cas imaginaires ressemblent rarement à ceux que pose la vie réelle. Paul Bourget a souvent excellé dans cette sorte de gymnastique spirituelle ; Alonié de Lestres vient d'y échouer. Et si nous rapprochons ces deux noms, c'est que l'auteur de l'Appel de la Race en écrivant ce chapitre nous y a trop invité lui-même.

 

Nous acceptons volontiers que Jules de Lantagnac souffre dans son esprit, dans son cœur, dans sa conscience, pour avoir trahi les siens, pour s'être fait une situation de famille et une situation sociale qui sont un outrage à toute la dynastie des Lantagnac. Cette souffrance est la rançon de son péché. Il s'est laissé prendre par l'anglomanie : lui seul, ou lui surtout en est responsable ; car on ne voit pas clairement que l'éducation des collèges classiques entre 1870 et 1890 conduisît nécessairement aux trahisons nationales. Lantagnac anglomane et lâcheur, le fut donc bien volontairement. Vivant à l'anglaise et vivant des Anglais qui forment à Ottawa sa meilleure clientèle, il épouse par surcroît une jeune Anglaise, qui sait, elle, qu'elle épouse un anglomane, un homme avec qui elle est en communion d'idées et de sentiments. Elle a le droit de compter que Jules lui fera un foyer heureux. Au surplus, chacun des deux époux, l'un français d'origine, l'autre anglaise de naissance, doit à l'autre, pour l'accord du ménage et pour le bonheur des enfants, de respecter ses atavismes légitimes, ses susceptibilités patriotiques. S'il y a appel de la race chez Jules de Lantagnac, il y a aussi appel de la race chez Maud Fletcher. Ces deux appels sont inévitables ; ils pourront se faire entendre un jour ou l'autre, et c'est par de nécessaires bons procédés que le mari et la femme sauvegarderont l'unité morale de leur vie.

 

C'est à force de tact, de prudence et de charité que deux époux qui n'ont pas le même sang peuvent assurer la paix du foyer, leur bonheur réciproque et celui de leurs enfants.

 

Or, Jules manque lamentablement de tact, de prudence : il l'avoue lui-même. Une fois entendu par lui l'appel de la race, il n'entend plus les appels de la modération, ni même ceux de la raison. Il est aussi violemment patriote qu'il fut violemment anglomane.

 

Il mène à fond de train ses entreprises nouvelles. Il culbute tout dans sa maison, il y change les habitudes de vivre, contrarie et froisse sa femme, divise ses enfants, fait de son foyer un lieu où ne règlent plus que les longs silences et les désaccords pénibles.

 

II suscite dans sa famille des oppositions irréductibles à l'action patriotique extérieure qu'il veut entreprendre. S'il s'y engage quand même, il exaspère sa femme, il brise sa vie conjugale. Pour rendre certains services à la société politique, il devra ruiner la société familiale à laquelle il appartient, à laquelle il se doit. Peut-il faire cela ? A-t-il, sans qu'il y ait nécessité, le droit de le faire ?

 

Nous ne le croyons pas. S'il y a des cas de nécessité où il faut immoler sa famille à la patrie, ce n'est pas celui de Jules Lantagnac. Quand on a été ce qu'il fut, et quand on s'est « embarqué » en ménage comme il l'a fait, on n'a plus la possibilité, ni l'obligation patriotique, de servir par tous les moyens même honnêtes sa race.

 

Il s'est acculé lui-même à une impasse : tant pis pour lui, et tant pis pour les causes qu'il veut servir ! Et la théologie du Père Fabien nous parait mal avisée quand elle lui fait un devoir d'aller jusqu'au bout, de poser l'acte qui va détruire son foyer.

 

Le Père Fabien invoque le « volontaire indirect ». Si le foyer est brisé par votre intervention au parlement, ce sera, dit le Père Fabien, la faute de votre femme et non la vôtre. C'est elle qui aura voulu directement la séparation conjugale ; vous ne l'aurez voulu qu'indirectement en posant un acte bon qui entraînait, par accident, par l'accident de l'inintelligence irritée de votre femme, cette désastreuse conséquence. C'est une subtilité qui ne peut tenir. Le cas est mal posé par le Père Fabien ou par l'auteur. L'un ou l'autre oublie qu'il y a vingt ans Lantagnac a introduit dans sa vie du « volontaire direct » qui lui interdit de commettre l'acte dangereux et non nécessaire du 11 mai. En épousant une Anglaise, il a fixé à son patriotisme éventuel une limite qu'il ne peut plus moralement dépasser.

 

Il s'est mis dans l'impossibilité morale et pratique de rendre à la cause française les services qu'il voudrait maintenant lui rendre. Il y a comme cela des hommes qui ont brisé leur vie, et qui l'ont faite inapte à certains emplois, fussent les meilleurs. Tant pis ! il ne leur est pas permis, pour essayer de réparer tant d'erreurs, de faire souffrir toute leur famille, et même par voie du « volontaire indirect » d'accabler des débris de leur foyer femme et enfants.

 

Si Alonié de Lestres, engageant Lantagnac dans l'action fatale du 11 mai, avait voulu nous montrer seulement à quels malheurs de famille courent les irréfléchis et les anglomanes qui vont jusqu'au mariage mixte, il serait resté dans les bornes d'une fiction romanesque correspondant à certaines réalités, encore que le cas de Lantagnac paraisse peu vraisemblable. Mais ce qui répugne, c'est l'absolution du Père Fabien.

 

Il nous paraît donc regrettable qu'Alonié de Lestres ait donné à son roman une conclusion morale qui le gâte. Le personnage principal en reçoit grand dommage. Il doit être le personnage sympathique ; il ne l'est plus assez. Déjà, au cours des chapitres qui conduisent au dénouement, l'on constatait trop de lacunes graves dans ce caractère. Jules conduit assez mal son affaire. En plus des imprudences dont il s'accuse, il est étrange que pendant longtemps il ne s'aperçoive pas lui-même que sa femme souffre de son zèle absolu, et qu'il soit nécessaire que sa fille l'en avertisse. D'ailleurs, pourquoi n'a-t-il pas avec elle l'entrevue inévitable? Trop longtemps règne entre eux un silence qui n'a rien de tragique, ni d'intéressant. Puisque c'est entre le mari et la femme que l'auteur pose surtout la question troublante de l'appel de la race, il fallait provoquer une conversation essentielle où se seraient exprimés comme il convient deux atavismes contraires.

 

D'ailleurs, Maud Fletcher est d'une insignifiance rare. C'est à vrai dire un personnage manqué. Malgré la place qu'elle occupe dans la fable du roman, l'auteur n'a pas su la faire voir, la faire parler, lui donner une vraie physionomie. Elle n'est qu'une ombre fugace, insaisissable. On ne sait pas assez pourquoi elle prend certaines attitudes, ni comment elle joue certains rôles. L'auteur s'abstient de faire les scènes où Maud Fletcher pourrait se montrer ; il préfère nous dire, en quelques phrases, ce qu'elle a fait. Ce procédé trop commode n'intéresse pas.

 

D'ailleurs, Alonié de Lestres réussit mieux à exposer des théories, des doctrines, des faits, qu'à peindre des caractères. Et peut-être sacrifie-t-il trop volontiers à la thèse elle-même ses personnages secondaires. il y a un Irlandais dans ce roman, William Duffin, beau-frère de Jules : c'est un goujat. Il y a un Anglais dans ce roman, Davis Fletcher, beau-père de Jules : c'est un rond-de-cuir ignoble. Et c'est avec eux que l'auteur met aux prises Jules de Lantagnac. La partie est vraiment trop belle du côté de Lantagnac pour qu'elle soit intéressante, ou pour qu'elle donne occasion à de brillantes oppositions d'idées et de tempéraments.

 

L'auteur a écrit une courte préface en tête de son livre : « Je n'ai jamais fait de roman. » Cette préface est superflue. Il y a beaucoup d'inexpérience dans l'organisation du livre, dans le plan de l'ouvrage, dans la conduite des événements. Les chapitres ne sont pas assez distincts les uns des autres, ni assez caractéristiques. Les scènes à faire, les scènes centrales, y manquent de relief. Il arrive même que les scènes à faire ne sont pas faites du tout. Scène des explications entre Jules et sa femme ; scène où l'on verrait comment la mère a repris au foyer, sur deux de ses enfants, l'influence qui divise ; scène où Landry proposerait à Jules de donner son talent et son prestige à la cause des écoles. Le Président de l'Association d'Education lui demande bien de se présenter dans Russell ; mais on l'apprend incidemment au cours d'une conversation chez le Père Fabien. Au fond, cette entrée de Jules dans la politique est le point essentiel des évolutions de sa vie : le discours du 11 mai n'en est que la conséquence. On eût aimé voir face à face Lantagnac et Landry, et celui-ci essayer de persuader celui-là de mettre son influence au service des victimes de l'intolérance ontarienne. C'eût été le bon moment d'exposer la question scolaire et de mettre en lumière ce personnage du président qui est trop dans l'ombre. La scène à faire était entre Lantagnac et Landry et non entre Lantagnac et le Père Fabien.

 

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Nous n'insistons pas sur certaines invraisemblances de la fable du roman : l'importance incroyable donnée à un débat scolaire du Collège Loyola ; la décision de Lantagnac, séance tenante, de faire le discours du 11 mai, décision qui paraît assez bizarre, venant après tant de décisions contraires, et surtout après une série d'hésitations fastidieuses à force d'être interminables ; la lettre de Wolfred relue au dernier chapitre, reçue depuis deux mois, trop recherchée de forme, et dont la signature nouvelle, à la française, n'a pas encore été aperçue par ce Lantagnac qui a juré de ne jamais savoir ce qu'il y a, ni ce qui se passe chez lui.

 

Le dernier chapitre est d'ailleurs de trop presque tout entier. Le roman devrait finir le soir du discours de Jules, et l'on abuse un peu du lecteur en donnant quinze jours à madame de Lantagnac pour déménager.

 

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On discutera assurément certains jugements historiques d'Alonié de Lestres. Il est bien sévère pour ceux qui ont vécu dans la province de Québec au lendemain de la Confédération, et qu'il accuse d'avoir dormi sur leurs devoirs de patriotes. Personne n'échappe à l'universelle condamnation. Nos collèges classiques , eux-mêmes, les forteresses de l'idée française au Canada, n'ont formé que des loyalistes ; ils n'ont pas su faire aimer le Canada pour lui-même, et pour les traditions françaises qu'il y faut maintenir. On y a célébré dans des harangues ronflantes les bienfaits de la, constitution britannique, les libertés qu'elle nous donne, la loyauté de nos pères à la couronne d'Angleterre, jamais la beauté et l'amour du Canada, la noblesse de notre race, la fierté de notre histoire ! Je ne puis m'empêcher de trouver ces observations historiques plus oratoires que scrupuleusement exactes. J'ai trop vécu dans un collège entre 1880 et 1890 - il se trouve que Lantagnac et moi noua avons fait nos études dans le même temps - pour ne pas trouver légèrement pessimistes de si graves affirmations. Voyez la page où Alonié de Lestres décrit notre période de léthargie nationale : 1867-1900. Ce ne fut pas la veillée mais la nuit du chevalier. Il y eut à ce moment-là « énervement de tous les ressorts de l'âme nationale, de tous les muscles de la conscience. »

 

Depuis Isocrate on ne compte plus les exagérations de la Rhétorique.

 

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Mais que reste-t-il donc du roman d'Alonié de Lestres, pour lequel nous avons dû faire de si fortes réserves ?

 

Il reste ce que nous avons sincèrement admiré l'inspiration très haute qui l'a dicté ; l'analyse très fine et très juste des appels de la race, la démonstration vigoureuse d'un fait d'atavisme qui surgit de la conscience, qui s'impose tôt ou tard à toute âme bien née ; et par voie de déduction, la condamnation logique de toutes les anglomanies et de toutes les trahisons nationales. Et il reste encore l'exposé si dramatique de la situation scolaire qui fut faite à nos petits voisins, l'étude diligente d'une question qui a passionné l'opinion publique, et qui offre de si beaux exemples de fidélité à la race.

 

Alonié de Lestres a bien vu qu'il y avait là une matière où le roman pourrait abondamment puiser.

 

Si nous regrettons qu'il ait donné à ce roman la conclusion que l'on sait, il reste que les pages excellentes qu'il a écrites sur la question elle-même et ses alentours donnent au livre une valeur singulière.

 

Il faut que les Anglais soient justes, là où ils sont la majorité ; il faut que les Canadiens français, justes par tempérament, soient fidèles à eux-mêmes pour survivre là où ils sont la minorité : ce sont les deux leçons essentielles qui se dégagent du roman d'Alonié de Lestres. Et quand un livre donne avec autant de vigueur, avec une pensée si drue et si forte, de si hautes leçons, l'on peut dire que malgré ses défauts de composition, c'est un très bon livre.

 

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Nous aurions voulu parler du style de l'Appel de la Race. Il y a là des pages qui sont de la meilleure prose. Sans doute, l'auteur écrit surtout dans le mode oratoire ; la phrase est trop habituellement drapée ; elle déclame, même en conversation : et c'est un défaut. Mais il arrive que l'auteur se débarrasse de sa toge, descend de sa tribune, nous conduit à travers champs, le long des rues, sur les places, décrit ce qu'il rencontre, peint ce qu'il voit, et c'est charmant de le suivre et de l'entendre. Ii y a peu de descriptions dans ce roman, mais il y en a d'excellentes. L'auteur a d'ailleurs l'habitude de ne pas s'attarder à la réalité qu'il décrit ; celle-ci lui sert plutôt de prétexte à dégager des choses le symbole qu'elles contiennent ou qu'il y voit. Lisez la promenade de Lantagnac à travers les ruines calcinées du Parlement, au retour de la déplorable consultation chez le Père Fabien.

 

D'autre part, Alonié de Lestres a le don de ramasser souvent en d'heureuses formules, en de vigoureuses expressions sa pensée. « On ne compte, on ne vaut ici-bas que si l'on se gouverne non selon soi-même, mais selon sa race ». (P. 31.) Et ce principe si heureusement conçu, prend chez nous, dans notre cosmopolite Canada où deux races s'affrontent pour la vie, un sens plein et fécond. Voyez encore les pages où Jules définit le caractère pratique, commercial de l'Anglais, et sa façon d'exploiter même le stock humain (pp. 121-124.)

 

L'auteur fait effort pour varier son vocabulaire, et bien que l'on retrouve toujours un peu partout la manière éloquente, le vocabulaire est remarquable de précision. Il n'y a, je crois, qu'un seul barbarisme à relever dans cette langue, c'est : « le Québec » et « du Québec ». C'est affreux. Une fois seulement Alonié de Lestres a écrit selon le bon usage : « la vigilance combative du petit peuple de Québec » (p. 13.) Et tout le monde a compris. Une fois aussi il a renchéri sur les barbares en écrivant : « la province du Québec ». (p. 13.) Au temps où Lantagnac faisait ses études, on écrivait encore : la province de Québec; le gouvernement de Québec ; et quand le contexte le permettait, on écrivait tout simplement et très clairement « Québec » sans article pour « la province de Québec ». S'il pouvait y avoir équivoque on écrivait plus longuement mais plus correctement : la province de Québec, les noms de ville ne prenant pas d'article même quand ils désignent la région ou la province qui les entoure. On n'était pas encore pris de cette sorte d'anglomanie qui consiste à faire aussi court que les Anglais au détriment du génie de la langue. Voilà comment on écrivait au temps où Lantagnac et moi nous faisions nos études. On était alors peu patriote, mais férocement grammatical. L'article devant Québec est une nouveauté qui date d'une quinzaine d'années. Il a contre lui nos oreilles, le bon goût et la grammaire. Cet emploi est horriblement et détestablement barbare : il est condamnable, fût-il autorisé par tous les journalistes du Devoir, qui y tiennent. On peut être barbare au Devoir, comme à La Presse, comme au Soleil, comme... à L'Action Catholique.

 

Mais Alonié de Lestres, qui est volontairement barbare quand il a à nommer la province de Québec, est délicieusement correct quand il parle d'autres choses. Il se place, assurément, au premier rang de nos écrivains. L'Appel de la Race est un très beau livre français. Il doit être lu, et pour tant d'idées nobles, généreuses dont il est pénétré, et pour cette langue abondante, forte et douce, dont il est écrit.

 

On pourrait en extraire toute une collection « bijou » de récits, de discours, de descriptions, d'analyses, de tableaux : l'Appel de la Race, qui est un roman assez invraisemblable, est une excellente anthologie.

 

(1) L'Appel de la Race, par Alonié de Lestres, in-12, 282 pages, Bibliothèque de L'Action française, Montréal, 1922. - Il n'est plus indiscret de dire que sous le nom d'Alonié de Lestres se cachait en vain l'excellent écrivain qu'est M. l'abbé Lionel Groulx.

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Source : Mgr Camille Roy, « L’appel de la race par Alonié de Lestres », dans A l’ombre des Érables, Québec, Imprimerie de l’Action sociale Limitée, 1924, 349p., pp. 273-296. Le texte avait été d’abord publié dans Le Canada français, Volume IX, No 4 (décembre 1922) : 300-315

 

 
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