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L'Appel de la RaceCritique littéraire
René du Roure
Chronologie de la controverse sur l'Appel de la Race
La Bibliothèque de l'Action Française a publié récemment sous ce titre: L'Appel de la Race, un roman signé : Alonie de Lestres. Ce n'est un secret pour personne que sous ce pseudonyme se cache un historien canadien d'une certaine réputation.
« Je n'ai jamais fait de roman », nous dit l'auteur, en tout et pour tout, dans sa préface. Ce n'est pas tout à fait exact. Les lecteurs de la Revue Moderne, qui se souviennent de certain article de Gustave Lanctôt, paru en décembre 1920, savent que l'auteur en question s'est déjà permis quelques romans historiques.
Son oeuvre nouvelle est à la fois un roman régionaliste, un roman à thèse et un roman à clef. Il a pris pour sujet central la question scolaire de l'Ontario. Il n'est certes pas de sujet plus dramatique ni plus émouvant. Montrer les Canadiens-français de l'Ontario d'abord isolés et clairsemés, puis à mesure qu'ils se groupent et augmentent en nombre, excitant la méfiance des autres races, les montrer obligés de lutter pour la conservation de leur langue dans leurs écoles et trouvant leurs adversaires les plus acharnés parmi ceux dont la communauté de foi aurait dû faire leurs alliés, les montrer enfin accablés par le fameux Règlement XVII auquel ils opposent une résistance désespérée, voilà ce qu'aurait pu faire Alonie de Lestres : mais ce n'est pas là le roman qu'il a écrit.
Il a préféré nous raconter les crises de conscience et les malheurs de famille d'un « renégat » converti. Son héros, Jules de Lantagnac, noble rejeton d'une vieille famille canadienne-française est un brillant avocat d'Ottawa. A l'âge de quarante-trois ans, après de longues conversations avec un religieux oblat, le Père Fabien, et une visite à son pays natal de Vaudreuil, il se retourne avec horreur vers les crimes de sa vie passée : jeune étudiant, il est entré dans le bureau d'un avocat anglais, il a fait son droit à McGill, il est allé s'établir à Ottawa, il est devenu l'avocat de plusieurs compagnies et maisons d'affaires anglaises, il a épousé une Anglaise catholique, il a envoyé ses deux fils au Loyola College, ses deux filles à Loretta Abbey, il a pénétré dans la meilleure société d'Ottawa, il est devenu membre du Country Club et il joue au golf. Décidé à renier ce coupable passé, il se réforme brusquement : il tente de redonner à ses enfants une éducation française, il cesse de fréquenter les salons d'Ottawa, il se retire du Country Club, il abandonne le golf, il renonce à plaider pour les firmes anglaises, il se fait élire député de Russell; enfin, au Parlement Fédéral, il prend part à la discussion de la résolution d'Ernest Lapointe, contre le Règlement XVII. Mais en même temps, les malheurs domestiques l'accablent : heurtée dans ses sentiments, sa femme le quitte, deux de ses enfants la suivent, sa fille préférée choisit ce moment-là pour entrer au couvent; il ne lui reste, pour le consoler, que la sympathie de son fils aîné.
Que veut démontrer cette histoire ? La théorie du « coin de fer ». Le Père Fabien, le raisonneur du roman, va nous l'exposer. Un individu ne saurait être composite : il tend à l'unité morale, surtout vers le milieu de sa vie. S'il a laissé « des couches hétérogènes... s'apposer » à sa personnalité, « c'est l'heure du coin de fer. La moindre circonstance, un incident, une parole, un rien l'introduit au point de soudure du tuf humain et des couches d'emprunt. L'effet est rapide, soudain. Les couches, les apports étrangers volent en éclats. La personnalité se libère. Et l'homme véritable, l'homme de l'unité surgit, se dégage, comme la statue se délivre de sa gangue ».
Soit. Cette théorie est discutable, comme toutes les théories. Et L'Appel de la Race ne la démontre que dans la mesure où un roman à thèse, où les personnages parlent et agissent au gré de l'auteur, démontre quoi que ce soit. D'autre part, L'Appel de la Race n'échappe pas aux défauts inhérents à ce genre de romans : l'action y est sans cesse suspendue par d'interminables dialogues ponctués d'interminables tirades.
Mais Alonie de Lestres ne se contente pas d'essayer de démontrer son inoffensive théorie : il touche, chemin faisant, à de brûlantes questions, il porte de violentes attaques à ses concitoyens de l'une et de l'autre race, et ces attaques sont de nature à contrister de fort honnêtes gens et à faire à la cause qu'il prétend défendre beaucoup plus de mal que de bien.
Signalons d'abord le regrettable procédé qui consiste à évoquer dans la peinture de ses personnages, par des ressemblances extérieures, des analogies de situation et des similitudes de noms, d'inévitables rapprochements avec des personnalités en vue, vivant et agissant. Hâtons-nous de dire, d'ailleurs, que son pitoyable héros, geignard et hésitant, n'est qu'une pâle caricature du galant homme dont la constante énergie, la droiture de caractère, l'action intelligente et modérée excitent tant de sympathies et portent de si bons fruits.
Mais Alonie de Lestres va plus loin. Il condamne brutalement, au nom de la vérité que son parti est seul à détenir, toute une génération et toute une classe de Canadiens-français. Ignorant volontairement les efforts persévérants de ceux qui l'ont précédé dans la vie, il ne voit dans les deux dernières décades qu'une époque néfaste, une époque de « sommeil léthargique ». La politique conciliatrice de Sir Wilfrid Laurier ne fut qu'une suite d'erreurs et de faiblesses, une « politique de soumission ...». Quant à la bourgeoisie canadienne française, il affecte pour elle un impitoyable mépris : composée de « salonnards » et de « snobs anglicisés », elle trahit lâchement la cause de la race. Ah! ces salons de Montréal, comme il les déteste! Je le soupçonne d'ailleurs de les avoir peu fréquentés et d'ignorer le langage qui s'y parle. Il aurait pu y apprendre qu'une « garçonnière » n'est pas une jeune fille qui fume la cigarette et que les «dames de luxe » ne sont pas des femmes du monde. Il aurait évité de désigner son héros et sa femme en les appelant : « Monsieur » et « Madame » et d'écrire dans ses dialogues des phrases de ce genre : « Je le crois, reprit Madame », « Quelle est cette musique ? demanda Monsieur ». De pareilles erreurs porteraient à croire qu'en dépit de son pseudonyme aristocratique Alonie de Lestres n'a pénétré dans les salons que par l'escalier de service, et elles enlèvent toute portée à sa critique d'un monde qu'il connait évidemment si mal.
Ses attaques contre la race anglaise sont plus violentes encore. Par un procédé vraiment trop transparent, il n'accorde de beauté morale et même physique, qu'à ceux de ses personnages qui ont ses sympathies : les autres sont odieux, laids et ridicules. Lantagnac est beau « grand, avec une tête fine, sculpturale », « une tenue impeccable », « une élégance naturelle »; le Père Fabien est superbe, il est « grand », il a « le buste cambré, la stature robuste et harmonieuse », sa personne reflète « l'élégance » et « l'énergie ». Mais l'Anglais Davis Fletcher est un vieux « rond de cuir » ridicule, un vieillard goutteux « éploré et minable », avec un « visage de parchemin fané... terne et gris », qui ne « cesse de larmoyer : « Ho! shocking! ho! very bad! » et n'est guidé dans tous ses actes que par la plus mesquine ambition. Le Ministre anglais Rogerson est un « félin de grande race », chargé « de l'expédition des affaires louches ». L'Irlandais Duffin avec son profil « de grand oiseau de proie » est un intriguant sournois, capable de toutes les trahisons. Parmi les enfants, de Lantagnac, ceux qui se rangent de son côté sont beaux : Wolfred est un « grand jeune homme aux traits bruns, énergiques », avec des yeux « très fixes, très droits »; Virginia est une « belle enfant brune, toute en ardeur et en lyrisme », une « fine et vibrante créature ». Mais les deux autres, ceux qui suivent leur mère, sont blonds et « filiformes »; Nellie a un « ton sec de Miss anglaise » et « un entêtement effroyable »; William est un « long adolescent », aux « traits saxons », au « front barré, aux lèvres arrogantes; » presque toujours, on le voyait s'en aller, la nuque cambrée, les poings à demi-fermés, à l'allure d'un joueur de rugby »; il est révolté, insolent et violent. Comme le procédé est puéril! Mais il est de nature à blesser et il peut aussi donner des armes à ceux qui voudraient accuser les Canadiens-français d'injustice et de parti-pris.
Le livre d'Alonie de Lestres leur fournirait encore bien d'autres arguments. Comme ils pourraient se servir du personnage de Lantagnac pour prouver que le Canadien-français est mené par ses prêtres, priest-ridden! C'est M. Ernest Bilodeau, dont l'orthodoxie nationaliste est indiscutable, qui le remarque justement dans le Soleil. Lantagnac ne fait pas un geste, sans aller au préalable se faire dicter sa conduite par son verbeux directeur, le Père Fabien. « S'il a quelque grave décision à prendre, il viendra » dit le Père Fabien. Et il vient. Il gémit : « Je veux accomplir le commandement de ma conscience. Mais je prie qu'on me le dise ». Et « l'homme d'action qui n'abdiquait jamais chez l'oblat... entreprit de tracer à l'avocat un programme de vie publique ».
Ce religieux « homme d'action », ce terrible batailleur, cet infatigable discoureur, manque d'ailleurs singulièrement de charité. Chacune de ses paroles est une excitation à la haine : et L'Appel de la Race est un appel à la lutte de races. Est-ce désirable ? Et cet appel, s'il est entendu, n'est-il pas de nature à décourager les bonnes volontés, à détruire les sympathies, à annihiler l'oeuvre patiente à laquelle travaillent avec persévérance les esprits claivoyants et modérés ? Voilà la grave question qu'on a le droit de se poser.
Mais les Anglais auraient tort de s'offenser de pareilles attaques : la France n'est pas mieux traitée, la France, pays de quêteurs qui viennent « demander la charité pour les oeuvres que panachent les cercles et les gazettes »! Et il faut voir comment est traitée l'Alliance Française! « C'est là que, quatre fois sur cinq, l'on écoute, en avalant sa langue, des monologues de badauds raffinés (?) qui vous servent du mauvais réchauffé de Paris ». D'où vient cette colère ? Tournez la page, vous comprendrez : « Proposez-leur (à ces bourgeois) d'aller entendre un conférencier, un artiste du pays!... Ah! zut! par exemple. Rien de tout cela n'est assez chic ». Il est évidemment regrettable que les bourgeois de Montréal aient le mauvais goût de préférer les conférences de M. Lanson ou de M. Chamard, de la Sorbonne, à celles de M. l'Abbé Groulx; mais qu'y peut-on faire ? Est-ce une raison pour se mettre en colère ?
On ne peut d'autre part, s'empêcher de remarquer que l'action de ce roman se déroule pendant la guerre, et que ce Lantagnac qui retrouve avec tant d'enthousiasme ses origines françaises, n'a pas un regard, pas même un mot de sympathie pour cette France, d'où sa race est sortie, et qui lutte alors, désespérément, sur les rives de la Meuse. Un vrai nationaliste est fidèle à sa race; mais sa fidélité a des limites.
* * *
Il eût été au moins désirable que ce livre, ce plaidoyer pour la langue française, fût rédigé dans une langue pure et correcte. Le meilleur moyen de servir la langue française, pour un écrivain, c'est encore de bien écrire. Ce n'est malheureusement pas ce que fait Alonie de Lestres.
Il semble ignorer les moindres nuances de cette langue qu'il prétend défendre, et certaines de ses erreurs sont presque risibles. Qu'est-ce qu'une tête puissante « où le cerveau se mouvait à l'aise », et depuis quand le cerveau se promène-t-il dans le crâne ? Qu'est-ce qu'une voix d'orateur qui « fuse sous une moustache en brosse », et, puisque l'expression semble lui plaire, qu'est-ce qu'un « thème verbal » qui n'est « qu'une fusée de la gorge » ? Qu'est-ce que « des yeux braqués en détente » et des parlementaires qui, excités par la curiosité, « se dévissent , sur leurs sièges » ? Certaines de ses phrases sont d'une obscurité déconcertante. Veut-on une définition de la culture franco-latine ? En voici une, admirable : « la conjugaison du génie français et du génie proprement gréco-latin, mais où le premier s'est constitué l'âme pour un composé supérieur à ses parties ». C'est clair, n'est-ce pas ? Mais l'auteur de L'Appel de la Race, nous offre mieux : quel peut être le sens de cette phrase : « A tout le moins le mal serait-il si grand que l'entreprise fût tentée ? » Voici encore quelques perles de sa collection : « De mon voyage... je rapporte un renversement de valeurs dans mon esprit ». — « Sur les bords du grand bassin, s'égrène une petite géographie locale » — et celle-ci surtout, choisie entre vingt autres du même acabit : « Sa clairvoyance de femme se doublait de la clairvoyance du péril ».
Je ne veux pas faire grief à Alonie de Lestres de ne pas connaître l'usage de cette particule nobiliaire dont il s'affuble et d'ignorer qu'elle ne s'emploie qu'après un titre ou un prénom. On ne dit pas : « la terre des de Lantagnac », « les enfants des de Frontenac et des de Rougemont », pas plus qu'on ne dit les oeuvres de de Lamartine et les discours de de Montalembert. Mais il y a plus grave. La syntaxe elle-même est offensée dans ce livre, et ce n'est pas faire oeuvre de pion que de relever quelques barbarismes tels que : « édiction », ou des solécismes pires encore : « Il s'engagea... sur la rue Elgin », — « leurs états d'âme le font de plus en plus perplexe », — « il n'avait qu'à le vouloir pour gravir aux plus hauts postes »,— « Lantagnac se défendit... sur la guigne qui lui était tombée dessus »; — « mais les yeux des deux erraient bien au delà des pages ». Il serait cruel d'insister. En voilà assez, je crois, pour montrer combien Alonie manque de lettres.
Ce roman, j'ai le regret de le dire, ne rachète ses faiblesses de style ni par la vérité d'observation, ni par la composition. Voici, par exemple, un dialogue d'adolescents, frères et soeurs : ils ont de seize à vingt ans, et ils s'appellent : « mon cher cadet », — « cher maître » et « mon brave pupille »! Et quelle place occupent ces dialogues! Ici, quinze, plus loin, vingt-quatre pages! Que devient l'action pendant ce temps-là ? Il nous importe peu, du reste : dès la première page, nous avons prévu le dénouement, et ces pantins artificiels ne réussissent pas à captiver notre intérêt.
Nous pouvons nous en consoler, après tout : mieux composé et mieux écrit, L'Appel de la Race, inspiré par la passion et par la haine, aurait pu être une oeuvre dangereuse. Tel qu'il est, je le crois inoffensif.
On m'affirme que l'auteur aurait dit qu'il avait écrit ce roman pour contrebalancer l'effet produit par Maria Chapdelaine. Il y a heureusement tout lieu de croire qu'il n'y a pas réussi.
R. DU ROURE.
Source : R. du ROURE, « L'Appel de la Race ? Critique littéraire », dans La Revue moderne, décembre 1922, pp. 8-9.
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