Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Novembre 2013

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

 

Lendemains de conquête

 

Gustave Lanctôt

 

 

Lors de l'apparition du volume de M. l'abbé Groulx, intitulé « Lendemains de conquête », comprenant l'opportunité de renseigner le public intellectuel qui compose sa clientèle de lecteurs, sur cette oeuvre importante, la Directrice de la Revue Moderne a prié M. Gustave Lanctôt, des Universités de Paris et d'Oxford, archiviste aux Archives fédérales, de bien vouloir apprécier au point de vue historique ce travail dont la qualité littéraire l'avait tout de suite charmée.

 

La réponse de M. Lanctôt, que nous reconnaissons une autorité en la matière, nous est venue sous forme d'une lettre et d'un article dont nous donnons les textes.

 

 

LETTRE DU MAJOR GUSTAVE LANCTOT :

 

Ottawa, 18 novembre 1920.

 

Ma chère directrice,

 

Parce que je vis au milieu des archives, vous m'avez demandé une critique du dernier volume de l'abbé Groulx. C'est un livre que les faits historiques acquis ne permettent pas de laisser sans protestation. En face de la documentation sur cette période, et après le cours d'histoire de M. Chapais, qui forme un sujet de comparaison intéressante, il est surprenant qu'un pareil livre ait pu se publier.

 

La tâche est excessivement désagréable de relever les erreurs d'un patriotisme outrancier. Elle expose à des attaques et à des imputations que je ne serais pas surpris de voir se produire. Ma foi, si ce livre ne portait pas  sur sa couverture le nom de l'Université de Montréal, j'aurais gardé le silence. Mais il le porte, et ce cachet officiel impose des exigences. L'histoire est plus qu'une science, c'est la Bible d'un peuple : et nulle bible, et nulle science ne doit [sic] être à la base de parti-pris. Ne pas signaler les inexactitudes et les faiblesses de ce livre, serait manquer à un devoir.

 

A votre demande, pour ne pas allonger l'article, j'ai omis les références, mais elles sont à la disposition de vos lecteurs.

 

Cordialement à vous,

 

Gustave Lanctôt

 

*   *   *

 

Lendemains de conquête est le titre suggestif du dernier volume de M. l'abbé Lionel Groulx. Tout autant que dans ses précédents ouvrages, il s'y révèle psychologue, coloriste et styliste, avec des connaissances historiques appréciables. Mais chez lui, le littérateur l'emporte sur l'historien. Ce qui l'intéresse, ce qui l'attire, ce qu'il poursuit, même hors de sa route, c'est la description, l'analyse ou la synthèse, en un mot le tableau, car il sait grouper les faits et les idées, varier les diverses couleurs et faire du tout une peinture agréable et vivante. Sur ce point, l'artiste qu'il est, réussit presque à chaque coup. Mais son tempérament l'entraîne à mettre partout du pittoresque et du coloris. Il en vient parfois à négliger le récit, par amour du décor. Le cinéma présente des scènes intéressantes, mais on lui préfèrera [sic] toujours le théâtre où l'on parle.

 

Tout féru qu'il soit de littérature, l'abbé Groulx l'est encore davantage de provincialisme. Il est de la nouvelle croisade qui s'insurge contre l'école historique de Québec et la tradition sulpicienne, et qui rêve de jeter, autour d'un Thibet laurentien, le mur de Chine de la phobie allogène. Pour lui la survivance des Canadiens français est due à eux seuls, sans le moindre adjuvant externe. Son chauvinisme se refuse à admettre que les facteurs contemporains aient eu autre chose qu'une influence négligeable sur le cours de notre histoire. Sous l'oeil de la Providence, l'atavisme de la race est l'explication de toutes les choses, « omnibus rebus et quibus dam aliis ». Cette idée inspire presque toutes les pages du livre. C'est à sa lumière que tout est examiné et finalement jugé. Et, dans l'exposition de cette thèse, son analyse incline maintes fois à une interprétation incorrecte des faits. En progrès sur ses ouvrages précédents et peut-être sur le point d'y arriver l'auteur n'a pas encore réussi à s'élever au niveau supérieur de l'histoire, par exemple à la sereine impartialité de M. Thomas Chapais.

 

Sous l'influence de ces deux inspirations - ambiance et littérature - il a produit, dans Lendemains de conquête, un ouvrage intéressant. La majorité des lecteurs canadiens-français y verront un livre excellent ; les étrangers, un livre partial, et les historiens un livre désappointant. Il contient dans ses pages une somme considérable de renseignements, fruit de lectures nombreuses et de recherches additionnelles. Sous une forme nouvelle, c'est, en général, la répétition de faits connus, habilement reliés, mais toujours tamisés par un esprit prévenu. Trop souvent encore il examine les idées et les événements du passé avec une mentalité contemporaine. il manque ainsi parfois d'objectivité et d'adaptation rétrospective.

 

En dépit de ces lacunes, ce livre, grâce aux faits vendangés, aux tableaux évocateurs, et aux qualités du style, mérite à coup sûr d'être lu. Malheureusement, tombant de la chaire d'un professeur, son enseignement comporte, pour des esprits non renseignés, des conséquences déplorables. Sans doute peu de passages doivent être rejetés en bloc; l'écrivain a trop de largeur d'esprit pour n'être pas ordinairement impartial et trop d'honnêteté pour ne pas présenter habituellement les faits avec exactitude. Mais il n'en reste pas moins vrai qu'il y circule, souvent à peine visible, mais toujours agissante, une partialité manifeste, et un antagonisme constant, au milieu d'une atmosphère chargée de soupçons, d'amertume et de défiance. Si, sous le fait de l'évidence documentaire, il fait même parfois de francs éloges, il manque rarement d'y joindre une restriction destructive. Nombre d'affirmations s'y aventurent en marge de l'exactitude obligatoire. Enfin la méthode scientifique y fait grandement défaut et il s'y trouve des procédés de documentation lamentables. La vérité historique et l'esprit même de justice, y sont tristement blessés par le ton peu généreux à l'égard de la France, par les plaintes continuelles au sujet de la conquête, et le dénigrement trop fréquent de tout ce qui est anglais.

 

Sans doute, au point de vue de la race, il eût mieux valu que la conquête n'eût pas eu lieu. Mais nous avons, dans le passé, gagné assez de batailles pour avoir le droit de regarder n'importe qui en face. Il est puéril de prendre dans les coins des attitudes de petit garçon maussade et dépité. Pour célébrer le courage et les vertus des ancêtres, courage et vertus qui furent magnifiques, il n'est pas nécessaire, non plus, d'amoindrir la France ou l'Angleterre. Nous avons combattu pour obtenir la plupart de nos droits. La belle affaire ! Il n'y a rien là que de très naturel. Ce n'est pas chose qui nous soit particulière, ni humiliante pour les autorités du temps. Il ne se fait, en ce monde, aucun progrès sans lutte. Avant d'établir leur constitution, les Anglais ont dû subir une guerre civile, décapiter un roi et en chasser un autre. Les Français ont guillotiné Louis XVI et des milliers de ci-devants afin d'atteindre à la liberté politique. Certes, il est glorieux pour nous d'avoir, sans répit, lutté pour nos droits constitutionnels, mais ce n'était pas une abomination que de nous résister. Si le conservatisme était un crime, l'histoire du monde se lirait aux archives des prisons. Ne rapetissons ni nous-mêmes, ni l'oeuvre de notre passé, en faisant de notre histoire un long gémissement de récrimination. En l'écrivant, sachons garder la fierté d'être justes et véridiques.

 

Du premier chapitre, sur la situation des vaincus, on peut, en dépit de certaines surcharges, se contenter de prendre prétexte pour relever les erreurs du livre au sujet de la France. Sans preuve à l'appui, l'auteur affirme que la France a désiré la perte du Canada; dans un tableau, il la représente se réjouissant avec Voltaire de la défaite des Plaines; ailleurs il la montre sans « sympathie » pour les Canadiens, leur refusant en général « toute pension », les traitant avec « indifférence » et « dédain » et s'empressant de les laisser tomber dans un oubli « qui dure encore ». De ce fait que Voltaire et certains financiers ont témoigné leur joie de voir le pays soulagé des déficits de la colonie, il rend toute la France responsable, impatient qu'il est de couper les ponts entre elle et nous, croyant ainsi grandir le rôle de l'atavisme ancestral. Mais autant d'assertions, autant d'inexactitudes. En tout, pour appuyer ses dires, il ne cite que deux documents dont sa partialité lui a obscurci le sens réel. Toutes deux, la lettre d'Haldimand et celle de LaCorne se rapportent uniquement à la monnaie de cartes et à nulle autre chose. L'auteur torture le texte en lui donnant un autre sens. D'ailleurs, l'histoire est là qui montre que, jusqu'à la dernière minute, Versailles a cherché à se garder un coin du pays; que Louis XV se désola de sa perte; que ses ministres tancèrent vertement Vaudreuil de sa pauvre défense; que la France qui comptait, la France de l'industrie et du commerce, la France de l'armée et du clergé, s'affligea de notre sort et s'agita en notre faveur. Loin de nous oublier, j'ai là, sous les yeux, huit volumes manuscrits de correspondance ministérielle, qui prouvent que la France, aux pourparlers de paix de 1761 et 1763, réclama notre liberté religieuse; accorda des décorations et des pensions aux officiers canadiens; trouva des emplois pour eux, leur octroya des appointements, et aux familles une solde de secours pendant plusieurs années. Gage le déclare : les officiers canadiens n'ont pas à se plaindre du traitement reçu. Murray va plus loin : ces officiers partis « sans le sou », sont revenus « leurs poches pleines d'argent ». Même après la cession, ministres et clergé continuent de s'intéresser aux choses du Canada. Ils facilitent à notre église des moyens de correspondance et lui font parvenir des sommes d'argent. C'est, en partie, grâce à leur appui, que l'Angleterre accorde un évêque à la colonie.

 

Sauf quelques inexactitudes au sujet du Conseil Supérieur et des capitaines de milice, le chapitre sur l'organisation judiciaire est probablement le meilleur, parce que, sur ce point, les documents abondent et sont absolument concluants. Ils prouvent si bien l'excellence du système que l'auteur l'avoue :

 

En toute loyauté, il faut dire davantage et affirmer que nos pères se sont bien trouvés de toute l'administration judiciaire de ce temps.

 

Si le livre maintenait ce ton de justice, il y gagnerait en valeur et en impartialité. Malheureusement, le chapitre finit en lançant une flèche de Parthe : pourquoi évoquer le spectre de l'ordonnance de 1764, quand l'auteur déclare que le temps n'est pas venu de l'analyser ? Et pourquoi, déclarant qu'elle nous a injustement imposé toutes les lois britanniques, ne pas dire toute la vérité et mentionner qu'elle a créé aussi une cour avec les lois françaises, des jurés français et des avocats français ? Pourquoi ? Simplement afin de ne pas nous laisser sous une impression favorable au régime anglais.

 

Le chapitre suivant raconte la lutte que, pour avoir un évêque, nos aïeux firent contre des lois prohibitives et des préjugés séculaires. Outre des couleurs trop fortes et une ambiance un peu fautive, l'auteur s'aveugle quand il attribue la conduite de Murray, à qui revient en grande partie le mérite du succès final, à un simple désir de revanche contre ses ennemis personnels; c'est là rapetisser l'histoire et surtout manquer à la vérité. Aux ministres anglais, qui accordèrent à une pauvre colonie étrangère une liberté religieuse que le Parlement n'osait conférer aux catholiques anglais et qui n'existait en nul pays, il semble que l'auteur aurait pu dire au moins : merci. Mais s'il admettait cette obligation, que deviendrait la théorie de l'atavisme de la race ? heureusement la gratitude est venue de plus haut, de Rome elle-même, disant :

 

Il faut rendre justice à cette nation qui a le coeur généreux et qui suit les impressions de la raison et de l'honnêteté.

 

Le livre se termine par une revue de la situation en 1765. Il est amusant de voir la perplexité de l'auteur, partagé entre sa religion et ses antipathies britanniques, quand il faut porter jugement sur la Conquête. L'Église la considère comme un « coup de la Providence, nous préservant des convulsions sociales et politiques de l'époque révolutionnaire. » Mais son nationalisme se cabre devant l'admission qu'une conquête britannique puisse prendre « figure de bénédiction ». Ce chapitre contient nombre d'assertions en marge de l'exactitude historique. Signalons-en quelques-unes.

 

Comment l'abolition de la milice a-t-elle porté « presque le coup de grâce » à la noblesse qui, règle générale, n'y servait pas ? Il est inexact de dire que les marchands anglais s'attribuèrent le monopole de la traite, car le commerce était absolument libre. L'auteur lui-même le déclare à la page 89. Inexact encore d'écrire qu'après la conquête, toutes sortes de taxes prohibitives s'abattirent sur le commerce; on continua simplement de percevoir les anciens droits français jusqu'en 1775. Inexact aussi d'attribuer uniquement à la prohibition d'importation, la rareté des livres scolaires. L'auteur oublie qu'il y avait à Québec une presse qui imprimait, en 1765, 2000 catéchismes de Senlis. Pourquoi ne s'en servait-on pas également pour la publication des manuels ? C'est le manque de sujets, et non l'antipathie anglaise, qui ferma le collège des Jésuites, en 1768, car les Jésuites continuèrent sans restriction d'enseigner la classe jusqu'en 1776, trois ans après l'abolition de leur ordre par le pape Clément XIV lui-même, et l'ordre continua d'exister au Canada jusqu'en 1800.

 

Revenons maintenant au chapitre sur la politique de l'Angleterre, car l'auteur y pèche gravement contre les règles de l'histoire. Les faits et les documents de l'époque même ceux qu'il cite, prouvent que les ministres et les généraux poursuivent à l'égard des Canadiens une politique libérale et établirent une administration bienveillante, à tel point que l'abbé Groulx est obligé de convenir qu'il « faut détruire la légende d'un régime militaire tracassier, violateur de tous les droits ». Cependant il n'en reste pas moins, à la lecture de ces pages, grâce à une phraséologie tendancieuse et à une dépréciation des personnes et des programmes, une impression défavorable qui peut se traduire ainsi : Évidemment les Anglais firent de fort bonnes choses, mais sans doute ils y trouvaient leur intérêt; puis ils devaient avoir des idées de derrière la tête; et puis, ils auraient pu faire davantage, et que feront-ils demain ? Cette impression, l'auteur l

l'exprime lui-même à plusieurs endroits. En voici un exemple :

 

Cette politique n'en restait pas moins l'invariable politique des bons procédés. Il faudrait voir si elle irait jusqu'aux concessions substantielles.

 

Il serait trop long de ramener ces pages dans les limites de l'histoire. Qu'il suffise de quelques exemples. L'auteur, évidemment, n'a pas lu l'ordonnance de Murray qu'il cite, quand il prétend que les habitants étaient mal payés de leurs fournitures de bois. Au contraire, c'étaient eux qui tenaient la dragée haute aux autorités, à tel point que Murray dût en faire fixer le prix par les juges de paix.

 

L'abbé Groulx fait aux Anglais le reproche, prétexte d'un joli tableau, d'avoir désarmé la milice, coutume en usage dans toutes les guerres. Il lui donne le caractère d'une précaution mesquine et superflue.

 

Et ce petit nombre de geôliers qu'on donne aux vaincus vient souligner à propos le caractère superflu du désarmement.

 

Mais c'est là mal interpréter un fait et renverser la logique. La rareté des soldats est, au contraire, le plus fort argument en faveur du désarmement.

 

Pourquoi, sans nul à-propos, hormis le contraste littéraire, traiter de «geôliers » les soldats anglais ? ne sait-il pas que ces soldats ont aidé les paysans à faire leurs moissons, ont sacrifié un jour de solde ou de ration par mois en faveur des familles nécessiteuses ? Ne sait-il pas que les « troupes ont constamment vécu avec les habitants dans une harmonie sans exemple, même au pays » (en Angleterre) et que « de ce contact naissent des sentiments d'affection réciproque ». N'est-ce pas Mgr Briand qui loue la « discipline rigide des troupes » ?

 

Plus loin, sachant cela, et aussi que les naissances illégitimes ont diminué de près de moitié à cette époque, comment l'auteur peut-il, à la page 69, jeter, sans une autorité à l'appui, la grave accusation d'immoralité contre les troupes anglaises ?

 

Citant la magnifique lettre d'Egremont écrivant à Amherst : « C'est le bon plaisir du Roi », et « ses ordres » que les Canadiens « étant également les sujets de Sa Majesté », ... « soient traités avec humanité et bienveillance » et que toute « insulte » ou « injure », « toute insinuation blessante » à leur adresse, soit punie, l'abbé Groulx ridiculise cette lettre en disant que c'est « une proclamation à l'adresse de la foule », et de « bonnes dispositions » qui « se réduisent à assez peu de choses ». Pourtant il sait que ce fut un ordre, que cet ordre fut exécuté et que des personnes furent punies pour y avoir manqué. Mais même en le disant, il trouve moyen de rendre la chose suspecte :

 

Les instructions de lord Egremont eurent cet autre mérite, à ce qu'il semble, de ne point rester lettre morte.

 

Ah ! le délicieux « à ce qu'il semble ».

 

Il y aurait encore à relever plusieurs autres erreurs dans ce chapitre, mais passons. Le livre nous réserve une plus grande surprise. L'auteur sait que, assiégé dans Québec, Murray rebâtit des maisons pour la population, recueille parmi les marchands et les troupes anglaises des sommes considérables pour nourrir les nécessiteux. Il sait que, contrairement à ses instructions, Murray a créé une cour avec des lois françaises; que, même avant le traité, il a fait l'éloge des Canadiens et demandé pour eux la liberté religieuse; qu'après le traité il les a défendus contre toute tentative d'oppression et qu'il a recommandé la nomination de Mgr Briand. N'est-ce pas Murray qui écrit au ministre :

 

Je me fais gloire d'avoir été accusé de sympathie et de fermeté en protégeant les sujets canadiens du roi, et en faisant tout en mon pouvoir pour gagner à mon royal maître l'affection de cette race brave et vigoureuse.

 

Il offre plus tard sa résignation plutôt que d'appliquer contre eux les lois pénales. Et voici ce qu'il écrit à son secrétaire :

 

Vous le savez, Cramahé, j'aime les Canadiens... Courage, donc, mon ami, dites hardiment la vérité, et que vous et moi, au moins, ayons la consolation d'avoir fait notre devoir envers Dieu, notre pays et notre conscience.

 

A son départ, il écrit à Mgr Briand :

 

Je vous recommande mes Canadiens. Ils se sont conduits de façon à mériter à jamais mon affection.

 

Or, ce Murray généreux, bienveillant, franc jusqu'à l'impétuosité, droit comme une épée, l'auteur le décrit comme un homme « aux qualités équivoques », aux « louches desseins », au « caractère tortueux et dissimulé », qui combattit pour les Canadiens simplement pour faire échec à ses adversaires.

 

Ne suffit-il pas à Murray que leurs adversaires soient les siens.

 

Flagrante erreur historique : Murray n'aide pas les Canadiens pour mâter ses ennemis, mais il se fit des ennemis parce qu'il défendit les Canadiens.

 

Il est vrai que Murray avait un caractère prompt, entier et violent; qu'il eut à son service l'apostat Roubaud à qui il fit payer une pension par les Jésuites; il est vrai qu'il rêva de convertir nos ancêtres au protestantisme, qu'il détestait les Jésuites et soupçonnait les Sulpiciens; qu'il était d'opinion de laisser s'éteindre ces deux ordres. Mais quel mal y a-t-il, en tout cela, chez un protestant du dix-huitième siècle ? Après ces pages malheureuses, il fait bon de voir que le Québec a mis, comme en un Panthéon, au tableau de nos grands hommes, qui se trouve à la Législature, la noble figure de Murray, notre meilleur ami, dont les dépêches posèrent les prémisses de l'Acte de Québec.

 

Prenons l'adresse des seigneurs de Québec au roi après le départ de Murray, et lisons ce que disent ceux qui le connaissent bien et vivaient avec lui :

 

Les seigneurs ... pénétrés de douleur du départ de son Excellence l'honorable Jacques Murray, qu'ils ont depuis la conquête de cette Province chéri et respecté plus encore à cause de ses qualités personnelles que comme leur Gouverneur, se croiront indignes de vivre, s'ils ne s'efforçoient de faire connaître à votre Majesté leur Souverain Seigneur, et à toute l'Angleterre, les obligations, qu'ils lui ont, qu'ils n'oublieront jamais, et les regrets sincères qu'ils ont de son départ... Notre Père, notre Protecteur ... Gouverneur qui faisoit (notre) bonheur.

 

Et voici ce que disent de leur côté, les citoyens de Montréal:

 

Nous supplions votre Excellence, qui conoit le Fond de nos coeurs, d'être persuadés que nous en conserverons un éternel Souvenir, et que vous serez toujours cher et précieux aux Peuples de cette Province.

 

L'espace nous manque pour analyser les méthodes historiques de l'abbé Groulx. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elles sont peu scientifiques, et peu sûres. Les exemples précédents montrent combien son interprétation des faits et des documents peut être défectueuse. Il convient d'indiquer ici que le maniement des textes accuse des procédés tellement fautifs que l'on refuserait d'y croire si on ne les montrait du doigt. Quelques exemples suffiront. A la page 210, il dit que Gage a voulu empêcher les sauvages domiciliés de se joindre à Pontiac. Or la lettre qu'il cite à l'appui, ne fait aucune mention de ces sauvages.

 

Ailleurs, page 90, il reproche fort à Burton comme un procédé « d'un goût fort discutable » d'avoir fait connaître par proclamation les victoires anglaises. Sans indiquer qu'il le modifie, il cite comme intégral le passage suivant :

 

(Il a) le plaisir et la satisfaction de faire sçavoir aux sujets de Sa Majesté, Canadiens, et autres résidans dans la ville et le gouvernement, la réduction de Pondichéry, la prise de Saint-Domingue et la victoire du prince Ferdinand de Prusse sur les armées de la France.

 

En somme, Burton, général anglais, avait bien droit de se réjouir de ces victoires et de l'annoncer aux Anglais et aux Canadiens par le seul moyen à sa disposition. Mais quelle surprise de constater que le texte cité n'est pas du tout celui de Burton. Voici le texte officiel :

 

le Gouverneur a le plaisir et la satisfaction de faire sçavoir aux sujets de Sa Majesté, Canadiens, et autres résidans dans la ville et le gouvernement des trois Rivières, la réduction de Pontichéry dans les Indes orientales, la prise de l'Isle de st Dimmique dans les Isles occidentales, et la victoire glorieuse remportée en Allemagne par les troupes de Sa Majesté et de ses alliés, commandées par Son Altesse Sénérissime le Prince Ferdinand, dont il a plu à la providence de favoriser ses armes le 16 du mois de juillet dernier par la défaite des armées réunies de la France, commandées par Messrs le prince de Soubise et le Maréchal Duc de Broglio

 

 

Maintenant qu'on compare. Ce n'est plus le même document. Ce n'est plus qu'un communiqué qui renseigne la population et qui n'a rien de blessant. L'attribution du succès à la volonté de la Providence lui enlève même toute nuance de forfanterie et d'insulte qu'aurait pu lui donner le texte tronqué par l'auteur.

 

Ici, c'est le caractère de la citation qui est faussé, ailleurs la nature même du document est altérée. Page 227, après un rappel de la licence de l'époque, l'auteur réitère contre l'armée anglaise l'accusation d'être responsable d'un « régime de démoralisation ».

 

Et il cite à l'appui les lignes suivantes d'une adresse des citoyens de Montréal :

 

(ils avaient espéré que) « l'établissement de la justice civile eut mis fin aux abus ... et aux insultes fréquentes auxquelles leurs personnes et leurs familles ont été et sont encore exposées.».

 

 

C'est l'auteur qui souligne. Le mot abus, accolé à personnes et familles, n'a qu'un sens possible : débauches et violences immorales. Surpris par semblable accusation, je courus au texte. Or voici ce qu'il dit:

 

Telle est une Ordonnance pour loger dans nos Maisons les Troupes de Votre Majesté qui nous causent de Grands Inconvénients dans nos Affaires, à quoi nous nous étions patiemment soumis sous le joug du Gouvernement Militaire, dans l'attente que l'Etablissement de la Justice Civile mettroit fin aux Abus et Exemptions particulières ci devant en Usage et aux Insultes fréquentes auxquelles nos Personnes et nos familles ont été et sont encore exposées.

 

La comparaison est pénible. L'adresse ne proteste pas, comme le suggère le texte tronqué, contre des abus relatifs aux personnes, mais bien contre les abus et les exemptions d'un système nuisible aux « affaires ». Les insultes dont on se plaint, ne sont que les insolences dont se plaignaient également les marchands anglais. Pour bien comprendre ce document, l'auteur aurait dû le situer dans son cadre. Il est de 1765, époque où les militaires et le monde du commerce sont à couteaux tirés à Montréal. Les autres citoyens ne se plaignent pas. De fait, l'adresse n'est signée que par quatre marchands canadiens, qui, unis d'intérêt aux marchands anglais, s'attirent comme eux d'égales insolences de la part des militaires. Ainsi d'un document qui n'en dit rien, on a fait, en le mutilant, un témoignage d'immoralité.

 

Le délit est flagrant. Voilà deux exemples où sa partialité a mis l'auteur dans une position plus que compromettante. Le fait est évident : il ne vérifie pas ses textes; il accepte les conclusions de son parti-pris, et donne même l'impression que son siège est fait. Il semble chercher dans le document, non un renseignement, mais la preuve d'un jugement préconçu.

 

La méthode de référence de l'auteur laisse tout autant à désirer. Elle manque absolument de système, citant la même source d'imprimés, il donnera tantôt le titre complet de la collection, tantôt un titre abrégé, et, plus loin seulement un sous-titre. Il citera parfois un document sans indiquer qu'il appartient à une collection. Référant à une compilation, il ne mentionne ni la nature, ni la date du document cité, etc., mais parfois, il le fera. Ailleurs, il omet la pagination ou la date d'une lettre, ou l'indication du volume de la série, ou le nom de l'auteur, ou le dépôt du document. Il réfèrera [sic] à une lettre sans en indiquer la source ou la collection; ou il donnera en français le titre d'une collection anglaise. Il présentera ses références dans n'importe quel ordre, commençant ou par le dépôt de la série, ou par la désignation du document. Les nom, place, et date d'édition sont indifféremment omis ou donnés.

 

L'étudiant en histoire ne pourra guère utiliser ce volume, car, à moins d'être familier avec la bibliographie de l'époque, il se perdra dans le maquis des références. Enfin le livre contient trop de littérature pour devenir historique, et trop de parti-pris pour faire autorité. C'est malheureux, car il s'y trouve d'excellentes parties et beaucoup le liront avec plaisir à cause de ses mérites réels. La valeur littéraire vaut d'être soulignée : nombre de pages sont de remarquables évocations du passé. En deux mots, c'est à base de partialité, un ouvrage captivant de vulgarisation historique, mais ce n'est pas de l'histoire.

 

Source : Gustave LANCTOT, « Lendemains de conquête », dans Revue moderne, 15 décembre 1920, pp. 18-21.

 

 
© 2013 Claude Bélanger, Marianopolis College