Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Octobre 2013

Documents de l’histoire du Québec / Quebec History Documents

 

 

La génération de Lantagnac

 

 

Jacques Brassier

[pseudonyme de Lionel Groulx]

                                                                                                                                                                                       

 

Chronologie de la controverse sur l'Appel de la Race

 

La génération de Jules de Lantagnac a-t-elle manqué, oui ou non, de formation patriotique ? Un professeur de Québec a remis, l'autre jour, la question devant le public. Et des lecteurs de l'Action française invitent Jacques Brasier à s’expliquer plus longuement.

 

Nous ne revenons qu'avec assez de répugnance sur un sujet délicat entre tous. Il serait malheureux qu'une telle polémique diminuât en quelque chose l'auréole de vieux maîtres dont la plus grande infortune fut, en somme, d'avoir été de leur temps. Contre les lacunes presque inévitables de leur enseignement, personne, croyons-nous, ne les a défendus avec plus de respect que le directeur de l'Action française, dans le premier chapitre d'Une croisade d'adolescents. Mais enfin la vérité historique a ses droits. Et nous le répétons une fois de plus: le mérite de nos vieux éducateurs, n'a pas besoin d'être défendu aux dépens de la vérité.

 

Pour éclairer ce point d'histoire nous allons apporter, nous aussi des témoignages et des faits.

 

LES TÉMOIGNAGES

 

Un témoignage que le professeur de Québec s'est bien gardé d'invoquer, c'est celui même de M. l'abbé Camille Roy. En l'année 1904, soit quatorze ans après que la génération écolière de Lantagnac eût pris le large, M. l'abbé Roy ne croyait point, à ce qu'il semble, que les petits jeux littéraires des académies collégiales dussent suffire, même à Québec, pour la formation du patriotisme. L'éminent professeur réclamait encore, même cri ce temps-là, « une éducation plus nationale », par un enseignement moins étriqué de l'histoire et de la géographie du Canada. (1) Un élève du petit séminaire de Québec, M. Antonio Perrault, écrivait, du reste, vers le même temps, dans la Vérité, (1er déc. 1905):

 

Je sais des jeunes hommes qui en se ralliant à l'A.C.J.C., il y a trois ans, entendirent parler pour la première fois du rôle social à remplir en ce pays. Ils avaient traversé les collèges, écouté discourir sur la question sociale, voire le socialisme, comme de points noirs étrangers à notre pays; ils avaient noté que, si la Providence ne les appelait pas au sacerdoce, ils devaient « aller dans le monde » et s'y tenir du côté du vrai et du bien. Mais de carrière libérale vue et pratiquée de haut; mais de rôle politique ou social rempli pour le peuple et dans l'intérêt vrai du pays; mais de défense active, intelligente, raisonnable et partant efficace du catholicisme et des traditions de notre race, ils n'avaient peu ou point entendu parler, et on tous cas, n'avaient sur ces questions rien de précis ni de ferme.

 

Nous voulons bien que M. Antonio Perrault s'en prenne avant tout à l'éducation sociale de son temps. Mais certaines expressions vont beaucoup plus loin: ses plaintes s'adressent aussi à l'éducation du patriotisme. Or, de tels jugements, M. l'abbé Roy a-t-il cru qu'on pût les écarter d'un trait de plume ? Commentant ces paroles de M. Perrault, qu'il trouvait « un peu sévères peut-être », il ajoutait très loyalement qu'il « n'y a guère de personnes qui puissent mieux que nos élèves nous juger, et constater, à l'entrée de la vie, les lacunes de la formation que nous leur avons donnée ». (2) Puisque ces témoignages valent à tout le moins des archives d'académie, nous allons donc en citer quelques autres, car nous croyons que M. l'abbé Roy a raison d'accorder à l'enseignement de l'histoire et de la géographie nationales plus de valeur éducative qu'aux essais fantaisistes des petits parlements-écoles. Et voilà pourquoi nos témoins ne répondront que sur l'efficacité du véritable enseignement.

 

Ce n'est pas la première fois que cette discussion est portée devant le public. Il y a déjà dix ans, en 1913, M. Henri Bourassa qui avait pu constater, autour de lui, quelques ignorances plus particulières aux hommes publics, pouvait écrire:

 

Il faut bien l'avouer, l'enseignement de cette histoire (celle de l'Angleterre et du Canada) fait de manière à inculquer à la jeunesse canadienne la connaissance véritable des droits et des obligations du peuple canadien, est déplorablement défectueuse, ou plutôt inexistante, dans nos maisons d'enseignement secondaire et supérieur, anglaises comme françaises. (Devoir, 3 sept. 1913).

 

MM. les abbés Groulx et Chartier se portèrent alors à la défense de notre enseignement secondaire. Mais l'un et l'autre, à qui l'on accordera peut-être qu'ils savaient un peu ce qui se passait dans leurs collèges, durent donner raison à M. Bourassa pour le passé. M. l'abbé Émile Chartier écrivait entre autres choses :

 

Nous l'avouons: avant 1891, avant 1900 même, les faits et gestes de Sémiramis, d'Alexandre, de César et de Napoléon, nous étaient plus familiers que les exploits militaires de Salaberry, de Montcalm et de Dollard, que les prouesses parlementaires des Bédard, des Lafontaine et des Cartier. Mais aussi, qui eût cru, alors, que nos annales eussent de quoi séduire le coeur des petits Canadiens? Qui eût pensé à en faire un instrument d'éducation ? Entendait-on parler beaucoup du Canada à l'école primaire ? L'étonnant, c'est que les collèges n'eussent pas emboîté le pas. (Devoir, 10 nov. 1913).

 

Un ami nous fait passer sous les yeux une lettre toute récente d'un Père Jésuite qui fut contemporain de Lantagnac. Voici ce que lui écrit le révérend Père, en toute loyauté:

 

Le bon apologiste (il s'agit du critique de l'Événement) crie à la calomnie contre le clergé, à propos de l'éducation du patriotisme. N'empêche que ceux qui firent leurs études classiques de mon temps - entre 1880 et 1888 - savent fort bien qu'on souffrait alors d'une grosse lacune à ce sujet, dans à peu près tous nos collèges, y compris ceux des Jésuites.

 

Veut-on lire, après cela, ce que nous écrit un prêtre éminent de Montréal qui n'a pas étudié au petit séminaire de Québec :

 

Du temps de Lantagnac, on ignorait à peu près tout des réalités canadiennes. En géographie, on recherchait avec soin les sources du Rhône; il importait peu de remonter le Saint-Laurent jusqu'aux grands lacs. On apprenait par coeur les noms de tous les départements de la France; la province de Québec n'était pas jugée digne de retenir quelque peu notre attention. En histoire, on finissait par savoir qu'il y eut un jour une colonie française jetée sur nos bords; un ouragan emporta de l'autre côté de l'Océan, le drapeau français. La colonie française devint colonie anglaise. Elle l'était encore à cette date. Qu'en était-il advenu ? Quels seraient un jour nos devoirs envers elle? A-t-on jamais à cette époque éveillé en l'âme de l'élève ses responsabilités de Canadien français, la fierté de sa race, le désir de la servir ? Si on l'a fait, je n'en eus, certes, jamais connaissance.

 

Ces critiques, qui prenaient la forme de regrets plus que de blâmes, nous les trouvons, encore aujourd'hui, sous la plume d'écrivains qui sont d'une génération postérieure à celle de Lantagnac. Un jeune journaliste de grand talent, qui n'est sûrement pas une mauvaise tête, M. Ferdinand Bélanger, de l'Action catholique, a écrit tout récemment

 

Dans nos maisons d'éducation qui furent, grâce au dévouement de notre clergé, les assises de la survivance canadienne-française, il y a bien quelques lacunes. Alonié de Lestres signale des manques importants dans la formation du patriotisme. Et c'est peut-être l'idée la plus courageuse et la plus vraie de tant de doctrines qu'il prêche en formules vigoureuses. (Apôtre, pp. 135-137).

 

Ce procès de l'éducation nationale a été fait tout récemment encore dans un roman paru à Québec. Cette fois la critique a presque le caractère d'une charge. Et cependant, faut-il le dire en passant ? L'on ne voit pas que sur ce point, la critique qué becquoise ait abominé ce roman, paru à Québec, avec les sévérités hautaines qu'elle réservait à l'Appel de la race paru ailleurs.

 

Citerons-nous, peur clore ces témoignages, une parole encore plus étonnante quand on songe que l'homme qui l'a prononcée n'est nul autre que Mgr Adélard Langevin, l'intrépide chevalier de l'Ouest : « Avant de mettre le pied clans le Manitoba je ne savais pas, moi, ce que c'était que le patriotisme ».

 

LES FAITS

 

Mais de tels témoignages, nous ne l'ignorons point, il est possible qu'on en puisse aligner une liste pareille, en faveur de l'opinion contraire. Il ne manque pas de gens respectables qui se croient obligés de célébrer notre vieil enseignement jusque dans ses lacunes. Puis, il nous est agréable de le reconnaître : il est rare que, dans nos collèges, un éducateur ne s'est pas trouvé, à une époque ou à une autre, qui voyait plus loin, qui échappait plus que les autres à l'atmosphère opprimante et qui renoua de son mieux, par ci par là, la tradition de l'enseignement patriotique.

 

Ces précurseurs qui n'étaient pas toujours des professeurs d'histoire du Canada, ne pouvaient tout de même corriger, par leur seul dévouement, les insuffisances les plus graves. Car l'enseignement de l'histoire du Canada, dans nos collèges et nos séminaires aura toujours contre lui d'avoir été fait, jusqu'à l'époque de 1900, avec des manuels de l'enseignement primaire. Voilà un premier fait qu'on ne peut écarter. Et que valaient ces manuels ? M. l'abbé Chartier jugeait ainsi en 1913, celui de Laverdière, le plus enseigné de ces livres d'histoire: « Le manuel ...escamotait, ou à peu près, l'histoire de la domination anglaise. Dans l'ensemble, l'ouvrage offrait une compilation indigeste de faits presque exclusivement militaires ». (3) Après 1900, quelques professeurs s'employèrent à rédiger eux-mêmes des manuels moins imparfaits restés à l'état de manuscrits. Mais nous doutons fort que la chose se pratiquât avant 1900 et surtout avant 1890.

 

Mais voici un autre fait, non moins grave, affirmé incidemment par M. l'abbé Chartier :

 

Et puis, avant 1892, on subissait en anglais l'examen sur cette matière, (l'histoire du Canada). À cette époque l'étude de la langue saxonne, parce que l'on n'en voyait guère l'utilité dans une province française, avait peu de vogue auprès des élèves. Condamnés à, traduire péniblement le manuel, ils reportaient d'instinct sur l'histoire elle-même le dégoût que leur inspirait cette fastidieuse besogne. (id.)

 

Quelques-uns crieront peut-être à l'invraisemblance. Le manuel primaire aggravé par un examen subi en langue anglaise ! Voici pourtant qui vaut mieux encore : nous venons de recevoir d'un monsieur qui fut écolier au temps de la génération de Lantagnac, l'un des manuels d'histoire alors en usage. Ce manuel, nous assure-t-il, était enseigné dans deux collèges au moins. Or, ce manuel n'est ni plus ni moins que le School History of Canada (prepared for use in the elementary and model schools) by Henry H. Miles. Oui, c'est bien cela, c'est proprement cela. Avant 1900, des collégiens canadiens-français et catholiques apprenaient dans un manuel écrit en anglais l'histoire du Canada français. Et ceci se passait dans deux collèges au moins, deux maisons fort méritantes où les choses assurément n'allaient pas plus mal qu'ailleurs. Ce manuel de Miles, dont un abrégé français existait à l'usage des petites écoles, respirait, comme chacun pense bien, la plus parfaite neutralité religieuse et nationale. Par exemple, on nous y fait de Colborne un homme cher à toutes les classes de la population, de Sydenham un modèle de tact et de diplomatie. On glisse sur la constitution de 1841 sans souligner une seule de ses injustices. L'on fait tenir en une seule note, au bas de la page, l'histoire religieuse sous le régime anglais. Et là, du reste, la seule histoire de Mgr Plessis nous est offerte en parallèle avec celle du Dr Mountain, l'évêque anglican. (Voir pp. 278-279).

 

Est-ce tout? Non, il y a mieux encore. Si le professeur de Québec eût cherché davantage dans les archives autour de lui, il eût trouvé, par exemple, dans l'Annuaire de l'Université Laval (Québec) pour l'année 1897-98, à la page 156, un sujet de composition à l'adresse des concurrents pour le prix du prince de Galles en 1897. Ce sujet de composition le voici en propres termes

 

« Pendant que l'Angleterre et la France se faisaient la guerre à propos de la succession d'Autriche, les puritains de la Nouvelle-Angleterre conçurent l'audacieux projet de s'emparer de Louisbourg et du Cap-Breton. En janvier 1745 Shirley, gouverneur du Massachusetts, proposa à la cour générale une expédition exclusivement coloniale contre la forteresse française. Comme l'assemblée hésitait, un puritain se leva pour appuyer la motion de Shirley. Il s'agissait de promouvoir les intérêts des colonies, d'humilier le nom français et surtout de combattre une religion exécrée, le papisme. Faire son discours. »

 

L'on a bien lu. Des collégiens catholiques et canadiens-français obligés, pour être éloquents et pour gagner leurs points, obligés de maudire la France, de blasphémer le Pape, l'Église, la foi de leurs pères. Et ceci pouvait encore se passer en 1897. Cette année-là, Alonié de Lestres, qui venait de finir sa rhétorique, refusa de faire un tel discours. Son vieux professeur, scandalisé lui aussi, s'en souvient. Et peut-être voudra-t-on accorder à l'auteur de l'Appel de la race qu'il ait pu garder quelques mauvais souvenirs d'une époque où de pareilles choses étaient possibles.

 

Certes, nous nous garderons de rien exagérer. Nous ne voulons pas tirer d'un fait douloureux comme celui-là des conclusions illégitimes. Il serait bien injuste de faire porter à une vénérable institution le poids d'une faute qui, en toute vraisemblance, reste imputable à un seul homme. Mais en 1923 un sujet de composition comme ce discours d'un puritain serait un scandale pour le public; il soulèverait une véritable révolte parmi la jeunesse et ses maîtres. Il y a vingt-cinq ans, cet incident passa presque inaperçu. Cela suffit à marquer la différence de deux époques.

 

(1) Voir cette page de l'abbé Roy, dans notre dernière livraison, pp. 121-123.

 

(2) Abbé Camille Roy, Nouveaux essais, sur la littérature canadienne, p. 321.

 

(3) Devoir, 8 nov. 1913.

 

Source : Jacques BRASSIER [pseudonyme de Lionel Groulx], « La génération de Lantagnac », dans L’Action française, Vol. IX, (mars 1923) : 172-179. Quelques erreurs typographiques mineures ont été corrigées.

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© 2013 Claude Bélanger, Marianopolis College