Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Octobre 2013

Documents de l’histoire du Québec / Quebec History Documents

 

 

Lionel  Groulx, Bruno Lafleur et L'appel de la race

 

 

Pierre De Grandpré

 

 

Chronologie de la controverse sur l'Appel de la Race

 

Trente-quatre ans après sa parution, L'APPEL DE LA RACE vient d'être réédité chez Fides. C'est le quinzième ouvrage de la collection NÉNUPHAR, dans laquelle on s'efforce de réunir « les meilleurs auteurs canadiens ».

 

Pourquoi cette réédition ? Le directeur de la collection, M. Luc Lacourcière, a-t-il entendu ramener l'attention sur ce roman de Lionel Groulx comme sur une œuvre littéraire de première valeur, trop oubliée de nos jours ? Il semble plutôt que ce soit à une éloquente œuvre de pensée et de combat, capitale dans l'histoire des idées au Canada français, qu'il  lui a semblé bon de rendre cet hommage. A en juger par une brève allocution faite, le jour du lancement, par M. le chanoine Groulx lui-même, et par l'introduction de M. Bruno Lafleur, c'est cette dernière considération qui a prévalu.

 

M. Bruno Lafleur pousse l'amabilité jusqu'à venir à la rescousse  des commentateurs et à guider leur plume : « la réédition de ce livre pourrait devenir une occasion (pour les jeunes et leurs aînés), de mesurer à la fois ce qui les sépare et ce qui peut les rapprocher. C'est du côté de cette recherche que j'aimerais, pour ma part, voir s'orienter la critique. Des jugements d'ordre purement littéraire n'ajouteraient  pas grand' chose, comme on le verra, à ceux et celles qui ont été portés autrefois. »

 

De la très longue introduction de M. Bruno Lafleur, les meilleures pages sont assurément celles qu'il consacre lui-même, au début de son étude, à décrire et à comparer la mentalité d'hier et celle d'aujourd'hui. Ces pages confinent à l'essai, genre évidemment où chaque tentative nouvelle pèse de tout son poids, en notre pays où les « hommes que nous considérions comme les maîtres de la pensée, n'ont pas été remplacés ». C'est M. Lafleur qui le remarque. Il précise : « Où voit-on que les idées nouvelles aient donné naissance à une seule œuvre de marque…? Ceux qui les expriment ne se donnent même aucune peine pour leur conférer une forme durable. Ils s'en tiennent à l'exposé didactique, et même lorsqu'il est farci de termes ultra-modernes, leur style parvient difficilement à se dégager du charabia idéologique. »

 

Ainsi L’appel de la race est-il dès le départ considéré sous le seul angle qui lui rende justice : un essai idéologique empruntant les apparences d'une œuvre romanesque et par là plus aisément accessible. Il a d'ailleurs pleinement atteint son but : éveiller, faire réfléchir la génération de Canadiens français dont nous sommes issus. Quant à savoir si l'efficacité et la bienfaisance de ce roman de propagande française seraient encore aussi sensibles sur les cerveaux d'aujourd'hui, c'est une tout autre affaire. « Il ne faut pas se faire d'illusions, reconnaît Bruno Lafleur, ce n'est pas une réédition de L’appel de La Race, même précédée d'une longue préface, qui changera grand' chose à la mentalité de ces jeunes intellectuels. »

 

Ceux-ci, toujours selon l'introduction de M. Lafleur, n’ignorent pas seulement l'histoire : « c'est le passé qu'ils suppriment. Ici l'Abbé Groulx n'est pas seul en cause… Ils refusent de comprendre la signification profonde du nationalisme canadien français, même le moins doctrinaire, le plus sain, le plus dégagé de toute animosité envers les Canadiens de langue anglaise, le plus exempt de tout conservatisme social et intellectuel ». Ils oublient que, selon une remarque de M. Lorenzo Paré : « Ce qu'on appelle nationalisme chez une minorité  entourée de dangers n'est que l’exercice normal de la conscience politique chez les citoyens de n'importe quel pays au monde ».

 

Bien des idées mériteraient ainsi d'être relevées dans l’intéressante introduction de M. Bruno Lafleur. Le corps de son étude est un travail d'érudition historique. Il résume pour nous les réactions de la presse et les polémiques qui se sont élevées entre pourfendeurs et thuriféraires du roman, de Louvigny de Montigny et René du Roure à Rodrigue Villeneuve et Olivar Asselin, en passant par Camille Roy dont l'opinion nuancée semble partagée par M. Lafleur. Écrite très librement dans un sympathique esprit de combativité et de modernité, cette Introduction de M. Lafleur  ajoute considérablement à la valeur du volume, et il faut féliciter les éditeurs, ainsi que le chanoine Groulx, de leur audace. Nous tenons là une captivante plongée dans l'histoire intellectuelle des Canadiens français.

 

Cependant, mise en face de L'APPEL DE LA RACE, la critique peut difficilement s'en tenir à cette véritable digression qui consisterait à mesurer l'écart psychologique ou intellectuel entre deux générations. Précisément pour aboutir à cette comparaison entre deux états de notre mentalité, il importe que nous formulions tout d'abord un jugement nouveau, même sur le plan strictement littéraire.

 

N'entrons pas dans le détail d'une appréciation mi-idéologique, mi-esthétique qui nous ramènerait continuellement  sur les brisées de nos devanciers, les critiques de 1922.

 

L'une des surprises réservées  au lecteur qu'attirera vers  cette œuvre une curiosité extra-littéraire, sera d'y remarquer tout de même, en cours de route, des descriptions fort bien enlevées, une précision et une vigueur de style, en particulier dans les nombreux développements oratoires qui s'intercalent dans le récit, un sens narratif qui fait ses preuves en ramassant en quelques épisodes typiques d'amples problèmes ou événements collectifs. Sont-ils encore si nombreux au Canada, de nos jours, les artisans du roman qui sauraient montrer autant de savoir-faire ? On lisait et on réfléchissait plus profondément, semble-t-il, il y a trente ans. La fréquentation des maîtres français de l'époque, démodés aujourd'hui, portait pleinement ses fruits. Et un historien patriote qui avait goûté dans ses loisirs De Voguë, Bourget, Barrès, avait suffisamment assimilé de métier pour tenter et réussir l'entreprise de s'exprimer fort honnêtement dans le roman « politique ».

 

Il sera plus curieux et intéressant cependant, pour la comparaison que propose M. Lafleur, de dire ce  qui manque au roman pour qu'il soit de nouveau agréé aujourd’hui, pour qu'il puisse porter encore une fois son message au sein de la jeunesse contemporaine. Ceci en tenant compte du fait que la situation exploitée a perdu son caractère de brûlante actualité.

 

Ce qu'il y a de moins vieilli, de plus vivant, ce sont les pages du débat qui nous décrivent, à l'occasion d'un séjour du héros parmi ses parents campagnards de Saint-Michel de Vaudreuil, la nostalgie du pays et du peuple jusque là méconnus, « l'appel de la race », - cela en dépit de ce que l'expression a, au premier abord, de gênant, à cause de la profonde déconsidération encourue par le « racisme » depuis que ce roman a été écrit. Simple affaire de mots qui sont comme la monnaie : le cours en est changeant, ce qui n'enlève aucune valeur aux réalités qu'ils désignent. La prise de conscience que prend un homme, parvenu à l'âge de ce que son conseiller et ami, le Père Fabien, nomme « le coin de fer », à l'âge de trouver enfin, après les expériences et la dispersion de la jeunesse, son unité, de se rendre compte de ses appartenances, de ses affinités réelles, de la vérité de son âme et de son destin, voilà un point de départ qui peut encore nous toucher. Cette crise est bien décrite et conserve sa puissance d'émotion.

 

Jules de Lantagnac nous est présenté comme un être noble, ouvert, loyal, lucide, de fine essence sentimentale. Pour en demeurer pleinement convaincu, il ne faudrait pas ensuite le voir à l'épreuve, le juger « existentiellement ». Ce que le lecteur contemporain admettra difficilement, c'est que ce héros laisse l’impression de ne communiquer avec rien, de ne rien comprendre chez autrui, hors « l'idée » qu'il incarne.

 

Ce « dirigé » du Père Fabien est par trop « dirigé », aussi, par l'auteur. Ce n'est pas un  être humain aux prises, en toute liberté, avec un drame concret. Ce « pauvre mari », on aimerait bien mesurer quel est en réalité son « sacrifice ». C'est dire qu'il faudrait apercevoir qu'il livre un réel combat, partagé entre son éveil au sentiment d'une fidélité à redécouvrir, et un sentiment vécu à l'égard de sa femme et de sa famille. On aimerait bien que Lantagnac fût moins qualifié de gentilhomme et sût davantage se comporter comme un homme réel, tout simplement.

 

Maud ne cesse de le « surprendre ». Les larmes de sa femme ne lui apparaissent que comme des pièges. Et l'auteur prend parti pour cette incompréhension avec une sorte d'enthousiasme sacré. L'oeuvre serait plus convaincante si le triomphe d'une idée et si le sacrifice d'un foyer découlaient non d'un [apriorisme] abstrait, mais de gestes et d'actes qui plongeraient le héros dans l’humanité vivante. Lantagnac est un symbole, il est chargé de représenter, d'incarner une idée. Encore faudra-t-il qu'il fût de chair et de sang. Une seule fois, il dit à Maud : « Ma pauvre enfant...» Hors cela, c'est le capitaine Nemo. L'abbé Groulx a eu l'autre jour un mot très grave : « J'ai l'impression que l'on veut faire revivre un squelette ». Oui, tel qu'il est, ce roman est squelettique. Et il nous semble que l'auteur a singulièrement manqué de foi en son œuvre en ne la retouchant pas avant cette cinquième édition, la première qu'il signe de son nom véritable au lieu du pseudonyme Alonié de Lestres.

 

Je crois sincèrement, moins pessimiste en cela, peut-être, que l'auteur lui-même, que ce roman était encore récupérable en tant qu'œuvre d'art, qu'il pourrait encore intéresser les publics nouveaux si l'auteur, enrichi d'expérience humaine, voulait bien y opérer les retouches qui s'imposent.

 

La première serait à mon avis d'introduire au début une scène essentielle dans laquelle Jules de Lantagnac montrerait assez d'affection envers Maud, sa femme, pour la mettre au courant de la crise spirituelle qui le ramène vers les siens. Il ferait montre de diplomatie, de finesse et de tendresse, plutôt que de pratiquer cette étrange   « diplomatie » du silence dont il se flatte, et qui ne peut être ressentie par sa femme que comme un affront. Le « Ma petite Maud, dis-moi que tu entends ne pas être une chipie », que proposait drôlement Olivar Asselin, donnerait déjà une note humaine, mais elle ne suffirait pas à renforcer véritablement ce roman. Il y faudrait, avant que le drame n’éclate, un loyal : « Ma petite Maud, voici ce qui m’arrive…».  Et naturellement le drame devrait éclater tout de même. Mais ce serait parce que Maud se montrerait incapable de comprendre son mari, verrait une diminution de tendresse là où celle-ci pourtant demeurerait entière. Alors que Maud est une énigme et pour l'auteur, et pour le héros, et pour les lecteurs, ses larmes, et des phrases comme : « Il y a que vous regrettez notre mariage...», prendraient tout leur sens. Qui sait, la montée chez elle du fanatisme racial pourrait aussi nous être peinte comme une ruse de l'amour frustré, comme une revanche prise sur un sentiment, mal fondé, d'abandon ? C'est tout ce drame humain qui aurait besoin d'être précisé, approfondi. Je crois qu'il est inutile de prétendre, comme l'a fait Camille Roy, qu'en épousant vingt ans plus tôt une anglaise, Lantagnac s'est placé « dans l'impossibilité morale et pratique » de se mettre jamais au service des siens. Une vocation tardive est concevable. Mais il importait que le combat moral, que le sacrifice de Lantagnac fussent bien réels. Il importait que chez lui, « le national ne bouffât pas l'humain », pour reprendre une formule qui a déjà servi à l'un des nombreux critiques du nationalisme qui collaborent à Cité Libre. Il le fallait pour qu'il vive en tant que figure littéraire.

 

On imagine le portrait sans ménagement que pourrait faire de Lantagnac, en demeurant fidèle aux données de l’Appel de la Race, un romancier ayant le quart de la pénétration d'un Graham Greene. Il n'aurait qu'à adopter le point de vue de Maud, trop entièrement négligée par l'auteur, et Lantagnac ne serait plus qu'un être évadé dans l'abstraction égoïste, vaniteux, dépourvu d'âme et d'imagination. Il semble que l'abbé Groulx ait deviné, comme malgré lui, cet aspect de son sujet : « Je n'ai pas su... fait-il avouer quelque part à Lantagnac. Qu'ai-je fait, en somme pour préparer Maud à la transition ? ». Et Maud est la seule qui verse de vraies larmes sur les ruines de leur bonheur conjugal.

 

Il manque dans L'appel de la Race pour nous émouvoir encore, ? maintenant que l'on songe à le jauger comme roman plutôt que comme un très brillant pamphlet d'actualité,  ? quelques retouches qui monteraient le héros engagé dans de vrais rapports avec des êtres concrets, dans une vraie lutte intime et acceptant un authentique et nécessaire sacrifice, ressenti comme tel, pour avoir le droit de se retrouver lui-même et de venir au secours de ses compatriotes en détresse. On devrait aussi y éliminer ce parti-pris naïf, inefficace, qui range si évidemment l'auteur du côté de son héros et des membres de sa famille qui le soutiennent. Un romancier doit aimer suffisamment ses personnages pour leur insuffler la vie, à tous.

 

Rééditer l’Appel de la Race en ce moment, sans ces retouches, était une gageure. Au moment où le nationalisme est pris à parti par les jeunes intellectuels justement à cause de son caractère trop abstrait, de son irréalisme, de sa méconnaissance de l'humain et du concret, ce roman leur est jeté en pâture comme un symbole propre à confirmer tous leurs griefs. Et pourtant, je suis de ceux qui sentent que l’Appel de la race contentait et continue de receler une force essentielle, une vérité intérieure permanente qui demanderait à être pleinement dégagée. Nous n'avons pas tellement d’œuvres de ce calibre et de cette portée. Il suffirait que les héros n'en soient pas des fantoches (si noble et si digne que nous soit peint Lantagnac, il n'est pas moins en carton-pâte, le porteur  et le symbole d'une « idée », rien de plus hélas), pour que l’œuvre vive et soit encore [agréée]. Le sujet est bon ; c'est le traitement qui est insuffisant. Quelques coups de pouce adroits pourraient  y remédier.

 

Une certaine ouverture à tout l'humain concret, c'est sans doute aussi ce qui manque encore au traditionnel idéal de la survivance française pour être repris avec flamme par les nouvelles générations. Ce que je veux dire, c'est que s'il y avait accord sur les méthodes, ce ne serait pas la fin en elle-même qui serait aujourd'hui discutée comme elle l'est, par une confusion qui peut nous faire beaucoup de mal. Ceux pour qui le « nationalisme » est devenu la bête noire  dans les problèmes angoissants que pose  notre existence collective, l'attaquent au nom de la vie, d'un plus accueillant  humanisme. Mais il leur arrive d’égarer les coups et de s'en prendre à l'idéal de survivance lui-même ? ce qui est bien, dans une collectivité menacée, l'aberration majeure.

 

 

Source : Pierre de GRANDPRÉ « Lionel Groulx, Bruno Lafleur et “L'appel de la race », dans Le Devoir, 3 mars 1956, p.23. Article transcrit par Amanda Bennett. Révision par Claude Bélanger. Les erreurs orthographiques évidentes ont été corrigées.

 

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