Quebec History Marianopolis College


Date Published:
15 August 2003

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

MONSIEUR CHARLES THIBAULT (1840-1905 )

par
M. L’Abbé Elie-J. AUCLAIR

Charles Thibault, l'avocat tribun si populaire en son temps, est né à Saint-Alexandre d'Iberville, le 16 septembre 1840, la même année que Chapleau et Mercier et un an avant Laurier. Il est mort à Sutton, des suites d'un accident de chemin de fer, le 2 janvier 1905, à 65 ans.

Thibault avait fait ses études classiques, à Sainte Marie de Monnoir, un collège aujourd'hui disparu, entre 1852 et 1860, du vivant même du fondateur et supérieur de la maison, le grand vicaire Crevier, qu'il considéra toujours comme son principal bienfaiteur. A la fin de ses études, il prit la soutane, fut tonsuré et minoré, et enseigna pendant trois ans à Monnoir. Ayant reconnu, sur l'avis de M. Crevier, qu'il n'avait pas la vocation pour le service des autels, il quitta le séminaire et vint étudier le droit à Montréal. En 1865, à 25 ans, il était admis au barreau.

Il se spécialisa, a t on dit, dans les causes criminelles, mais je ne crois pas qu'il ait plaidé souvent. Il se lança plutôt dans les luttes politiques, qui étaient très vives à cette époque, et guerroya allègrement, par la parole et par la plume, dans l'intérêt du parti conservateur de Cartier et de MacDonald [sic]. Pendant quatorze ans, de 1866 à 1880, Thibault fut le tribun populaire à la mode. On le voyait et on l'entendait partout. Il était toujours en course, et il est peu de paroisses canadiennes dans la province et au delà où il ne soit allé discuter de la politique. Entre temps, il écrivait dans les journaux de son parti des articles souvent violents, toujours originaux et piquants, qui attiraient l'attention et intéressaient. En 1877, il se fit élire échevin de Montréal, et il le fut quatre ou cinq ans. Il se dévoua sans compter au bien public, protégea la classe des travailleurs et mérita d'être appelé l'échevin des pauvres. Plusieurs rues de son quartier, pourtant tout canadien français -- le faubourg Québec -- portaient, on ne sait trop pourquoi, des noms anglais. Il leur fit donner des noms français, comme le voulait le bon sens : Champlain, Maisonneuve, Plessis, Panet. Sa popularité devint à un moment considérable. Mais, dans le camp adverse, on ne le ménageait pas, pas plus d'ailleurs qu'il ne ménageait les autres.

En 1880 ou 1881, le gouvernement d'Ottawa nomma Thibault secrétaire des arbitres fédéraux, c'est à dire fonctionnaire de l'Etat. Cette situation l'obligea à aller résider dans la capitale et à voyager beaucoup. Vers 1884 ou 1885, sir John A. MacDonald, à ce qu'on a rapporté, offrit à Thibault le poste de lieutenant gouverneur du Nord Ouest. Mais il avait commencé à s'occuper de colonisation et de culture dans les Cantons de l'Est, et il ne voulut pas trop s'éloigner de ses terres de Sutton. En 1893, il fit le voyage de Rome et de Terre Sainte. Dans ses dernières années, il habitait Waterloo et venait souvent plaider à Sherbrooke, où j'eus l'occasion de le recevoir au séminaire plus d'une fois. Je le connaissais d'ailleurs depuis longtemps, l'ayant rencontré chez mon oncle, le curé Auclair, à Saint Jean-Baptiste de Montréal, et lui ayant aussi servi de cicerone à Rome en 1893. Il venait de prendre le dîner chez le curé de Sutton, M. Brassard, le 2 janvier 1905, et il repartait en voiture d'hiver pour Waterloo, quand à la traverse du chemin de fer, à Sutton même, le sleigh qui le portait fût frappé par un train qu'on n'avait pas vu venir. Son compagnon -- son frère religieux des Ecoles Chrétiennes, -- s’en tira indemne, mais lui, Thibault, il fut grièvement blessé. Il eut juste un moment de lucidité pour recevoir les derniers sacrements, et, quelques heures après, il avait cessé de vivre.

Pendant près de quarante ans, mais surtout dans les derniers vingt ans qu'il vécut, partout au Canada et aux Etats Unis, dans les assemblées nationales, Thibault fut l'orateur par excellence, toujours invité et toujours prêt, qui fit palpiter les cœurs et se hausser les âmes. C'était le plus convaincu des patriotes. Il aimait ardemment son pays et sa race. Sa parole était claire et vibrante, forte et puissante, persuasive et convaincante. Il se distingua notamment aux conventions de la Saint-Jean Baptiste à Montréal en 1874, à Québec en 1880 et à Montréal encore en 1884. C'était aussi l'ami de tous les curés. Dans ses nombreuses pérégrinations, spécialement quand il eut cessé de faire de la politique active, il logeait souvent au presbytère, et il égayait les réunions de prêtres par sa faconde et ses bonnes histoires, car il était un conteur pittoresque, intarrissable et charmant.

Dans sa jeunesse, son intelligence très vive, son esprit pétillant et son beau talent de parole en avaient fait l'un des plus redoutables et les plus redoutés jouteurs qui se soient rencontrés sur nos tribunes publiques. Chez ses adversaires, les libéraux du temps, on le craignait et ce n'était pas sans raison. Il avait le verbe puissant et la riposte facile, il roulait infailliblement son préopinant. Il n'avait peur de personne et s'attaquait aux chefs les plus réputés. Bien plus, il obligea parfois des groupes hostiles à l'écouter quasi malgré eux. Il contribua largement, en 1874, contre Laurier, à faire élire, dans Arthabaska, M. D. O. Bourbeau, un citoyen distingué, qui a joué un rôle dans les discussions du temps, mais qui avait à faire la lutte à forte partie. Laurier défait dans Arthabaska alla se présenter, on s'en souvient, dans Québec Est. Thibault l'y suivit pour le combattre encore, bien que cette fois sans succès. C'est à cette occasion que les gens de Saint Roch s'étant organisés pour l'empêcher de parler ne purent y réussir. Pendant un bon quart d'heure, au milieu des cris et du tapage, Thibault se contenta de faire des gestes et de remuer les lèvres sans rien dire. Il finit par lasser les plus turbulents et on l'écouta.

Il eut de tout temps, au reste, une manière bien à lui, originale et déconcertante, de tourner une difficulté et de désarçonner son adversaire. Je n'en veux citer qu'un exemple. D'ordinaire, dans ses tournées politiques, il se présentait sur le "husting" avec un grand sac de voyage rempli de documents. Voilà qu'un jour, on lui vole son sac. C'était, je crois, à Saint Eustache et il faisait campagne contre Wilfrid Prévost. Vite, Thibault emprunte le portemanteau valise du curé ou du vicaire et y entasse une liasse d'Annales de la Propagation de la foi. Quelques quarts d'heure plus tard, il lisait gravement les comptes publics du gouvernement . . . dans la pieuse feuille des récits missionnaires. Il avait son document ! Le plus fort, c'est que, doué qu'il était d'une mémoire prodigieuse, les chiffres qu'il citait se trouvaient probablement exacts. J'ai tenu à rapporter ce trait qui peint l'homme. J'en pourrais aligner plusieurs autres.

Il ne faudrait pas croire cependant que Thibault ne discutait pas les questions controversées à leur mérite. Il argumentait au contraire avec une remarquable solidité. Il connaissait son histoire, l'histoire universelle et l'histoire du Canada et de ses luttes politiques, autant que personne de sa génération. Il comprenait en plus les masses populaires et savait comment s'y prendre pour gagner leur attention, la forcer même, afin de les instruire ensuite, en toute sincérité, de ce qu'il croyait être la vérité et de ce qu'il jugeait utile au pays. Parce qu'on le redoutait chez ses adversaires, on s'efforça de lui faire une réputation de légende absolument injustifiée, une sorte de caricature, dont il était le premier à rire, mais qui a peut être un peu, sur la fin, nui à son prestige. En fait, il était bien au dessus de tout cela. Le Thibault aux grands pieds n'a jamais existé. C'était une invention de Berthelot dans Le Canard. Thibault avait des pieds ordinaires, bien conformés. C'était d'ailleurs, au physique, un fort bel homme.

Thibault était surtout un orateur populaire, le type du tribun aimé des foules. On a publié, il y a deux ans -- vingt cinq ans après sa mort -- un volume de ses principaux discours. Je viens de les relire avec intérêt. Je confesse qu'ils me paraissent ordonnés sans façon et un peu à l'aventure, trop chargés et prolixes par endroits. Mais ils sont riches de substance et de doctrine, naturels et vivants, éloquents et entraînants. Naturellement, ils n'ont plus la chaleur d'autrefois. Comme il arrive souvent pour ceux des orateurs populaires, tels Chapleau et Mercier, ils ne sont pas ce qu'ils étaient quand Thibault les prononçait de sa voix sonore, avec sa prestance de bel homme, sûr de lui, jamais déconcerté et toujours en verve, à la mine joyeuse et un peu gouailleuse, à l’œil si pénétrant et au geste si expressif. Dans un livre trop froid, ils n'ont plus le même mordant. Ils se lisent encore très bien, mais il fallait l'entendre. J'en puis témoigner, car j'ai eu plus d'une fois cet avantage.

La raison profonde de cette éloquence naturelle qui caractérisait le genre de Thibault et lui assurait tant d'emprise sur les foules, c'est qu'il était un homme au grand cœur. Si dans ses discours politiques -- jamais dans ses discours patriotiques -- il a paru parfois bien agressif, et même trop violent, c'est qu'il voulait à tout prix faire triompher les vues qui lui semblaient justes. En fait, il était foncièrement bon, n'en voulait à personne et ne garda jamais dans son cœur la moindre rancune. J'ai lu de ses lettres à des intimes qui sont des modèles de douceur et de tendre affection.

Dans son testament, il a écrit ces lignes qui montrent à nu sa belle âme : "Ayant au cours de mon existence pris une part assez considérable aux luttes vives et quelquefois acrimonieuses de la vie active, professionnelle et politique, dans le cas où j'aurais pu me créer des ennemis ou indisposer mes amis par mes discours ou mes écrits, je demande à tous et à chacun de m'accorder un généreux pardon. En retour, je pardonne sincèrement, du profond de mon cœur, à tous ceux qui ont pu ou voulu me causer des torts dans mes biens ou dans ma réputation. J'espère que le bon Dieu accueillera avec miséricorde ces pardons mutuels et réciproques." Après de telles paroles on peut mettre le point final.

Source : Abbé Elie-J. AUCLAIR, Figures canadiennes. Deuxième série, Montréal, éditions Albert Lévesque, 1933, 209p., pp. 146-154.

 
© 2003 Claude Bélanger, Marianopolis College