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Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Septembre 2006

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

Le Problème économique

L’indépendance économique des Canadiens français

 

[Ce texte a été rédigé par Édouard Montpetit en 1921. Pour la référence bibliographique précise, voir la fin du document.]

 

- I -

 

Sous ce titre, que l'on m'a choisi, j'apporte à l'enquête instituée sur notre avenir économique une réponse hâtive. Ayant livré quinze années à l'étude de cette question, j'eusse voulu y consacrer un chapitre au moins et qui fut, comme de juste, profondément sérieux et lourd, c'est-à-dire plein d'idées. D'autres tâches m'ont interdit, dans le peu de temps que l'on pouvait m'accorder, de mettre ordre avec patience et en repos aux pensées que suscite le seul énoncé du problème. Ce n'est pas un mal si dix auteurs attendent de traiter les principaux aspects du sujet, qui me pardonne­ront volontiers d'avoir omis des choses. D'ailleurs, à l'invite de l'Action française, j'ai déjà dénombré nos forces économiques et résumé les enseignements d'Errol Bou­chette sur notre indépendance matérielle, source d'une expansion nationale plus large. Je ne demande qu'à ne pas me répéter.

Il y a progrès. On reconnaît plus généralement aujourd'hui que la question économique importe. La guerre y a été pour beaucoup. Le peuple a touché la réalité, qu'il ignorait. II a soulevé et porté le coût de la vie. Il a rendu la monnaie des changes internationaux. Il a surpris à découvert et mis en mouvement le mécanisme des emprunts d'État. Ce fait a eu chez nous d'importantes répercussions. A l'appel des gouvernants, la puissance de l'épargne s'est constituée sous nos yeux. Ce que nous soupçonnions seulement s'est trouvé démontré. Nous avions du bien, et plus encore que nous ne pensions. Nous pouvions être capitalistes : en fait, nous l'étions. Chacun en cumulant sa part rencontrait celle du voisin. Le total des réserves communes était impressionnant. Et nous avons compris la force de cette revanche possible ou, pour mieux dire, le bienfait de ce pouvoir désormais partagé plutôt que subi.

L'événement a plus fait que les phrases alignées dans des revues sévères par des spécialistes, habitués aux hori­zons sans écho. Ils n'étaient pas entendus, vivant loin des comices. On traitait de rêveurs ceux qui rattachaient aux solidités des champs et de l'usine l'espoir d'une libération prochaine. Ils viennent redire aux lecteurs de l'Action française une leçon connue, si familière à leur pensée que peut-être ils ont fini par en douter, de lassitude. La confirmation des faits ne peut que leur être douce. La doctrine et la vie se rapprochent : le problème économique intéresse et retient. On le pose, et, cette fois, dans son ensemble et jusque dans ses aboutissants. On le pose, il est vrai, avec des précautions. Si on consent à lui accorder un excès d'honneur c'est à la condition de le couvrir de quelque indignité. Enfin, on le pose. C'est beaucoup.

* * *

Qu'est-ce qui retarda l'acceptation de l'évidence économique ? – Deux objections, légitimement fondées sur les droits de l'intelligence et de la morale et qui exigent l'entente préalable d'une définition.

L'économie politique a pour objet l'ensemble des activités humaines qui suscitent et distribuent les richesses. Ce dernier mot, d'où vient tout le mal, fut ramassé dans la langue populaire par les fondateurs qui lui donnèrent un sens nouveau. Les richesses sont-elles uniquement l'or et l'argent? — Pas un économiste qui le prétende, fut-ce parmi les plus purs libéraux. Seule l'école des Bullionnistes, qui touche aux limites du Moyen Age, a pu le croire; et déjà les Mercantilistes la combattaient. Il est de prin­cipe universellement arrêté, et comme figé dans une doc­trine unanime et vieille de plus d'un siècle, que l'argent et l'or, encore qu'ils possèdent une valeur propre, ne sont guère qu'un signe, une mesure, une représentation. Les richesses sont des utilités qui satisfont les besoins de l'homme. Les besoins de l'homme, qui déclenchent tout un ordre d'initiatives, ne sont pas tous de première néces­sité : il en est d'intellectuels, de moraux que l'économique rêve de satisfaire. Pour l'économiste, ce sont là des truismes. Une denrée, un combustible, un vêtement, une habitation sont, aussi bien qu'un livre, une oeuvre d'art, une bibliothèque ou un musée, des richesses parce que des utilités, c'est-à-dire, en définitive, des satisfactions de degrés divers. Ainsi l'entendons-nous, avec bien d'autres.

Dès lors, les conclusions d'accord nous paraissent faciles à ceux que n'obscurcit pas la plus misérable des ténèbres : le parti pris.

* * *

Il ne sied pas, dit-on, de sacrifier l'intelligence au matériel. En vérité. Les richesses, dans un ensemble conçu et ordonné, ne sont qu'un acheminement, qu'une amorce nécessaire. Elle ne sont ni possession ni puissance, sauf pour le bien : un moyen vers l'expansion, la totalité, le social. La construction d'une université ou d'un hôpital est une question d'argent. L'oeuvre d'instruction et l'oeuvre d'assistance s'érigent sur une première pierre, solide et durable, triste matière. Certes, le sacrifice pourrait faire beaucoup, entasser les matériaux, dresser les murs, déployer les toits, lancer les flèches; mais nous parlons pour notre siècle et notre moment. Le mal est fait.

Au sortir de l'enseignement français et placé, dès notre arrivée, en face d'une tâche à remplir, nous écrivions, le 5 octobre 1910 : « Le sens pratique a pu créer des peuples comme l'idéal jadis en a formé; mais les nations qui ont connu d'abord la vie économique éprouvent, une fois grandies, le secret désir, le besoin de chercher dans la culture intellectuelle un élément nouveau qui les complète, fussent nées dans une époque d'égoïsme et eussent-elles fondé sur les affaires un empire dent la grandeur bientôt ne leur suffit, plus; et ce sera le mérite de l'industrialisme contem­porain que d'avoir permis à l'homme de vivre un peu plus la vie de l'esprit et du coeur en s'assurant un peu mieux chaque jour la vie du corps... A côté du sillon, nos usines ont grandi. Nous avons fait de merveilleux progrès. Nous sommes devenus une nation productrice qui compte, et qui prend place au sein des préoccupations politiques et économiques du monde contemporain. L'heu­re de l'idée est donc venue pour nous. De notre existence matérielle assurée doit naître une vie intellectuelle plus intense. On disait autrefois : « Emparons-nous du sol »; on a écrit hier : « Emparons-nous de l'industrie »; disons à notre tour : « Emparons-nous de la science et de l'art ». Illuminons de ce rayon dernier notre histoire, où, suivant la très belle expression du regretté M. Hector Fabre : « pas un recul ne se trouve ».

On nous pardonnera de rappeler cette première parole, inspirée par le retour au pays et le spectacle d'une École supérieure naissante; bien souvent nous l'avons répétée depuis, et nous la reprenons aujourd'hui sans y rien changer. La richesse accumulée, le « fonds de consommation », comme s'expriment les économistes, reçoit pour fin la civilisation et se met au service de la tradition. La France, notre patrie d'origine, y a dès longtemps consenti. Elle ne s'est pas désintéressée de la fortune, germe fruste de ses merveilleux progrès dans la pensée et l'art. Les Croisades et la Renaissance ont, par l'industrie et le commerce, préparé l'ensoleillement clos grands siècles. Henri IV et Sully ont regardé bien au-delà de l'économie nationale qu'ils fondaient sur l'agriculture. Louis XIV et Colbert, en créant la manufacture royale, en avivant les métiers, en inaugurant une politique industrielle encore maladroite ont eu conscience d'asseoir sur une base plus solide la supériorité française. Les Flandres regorgeantes ont produit la plus belle des Écoles d'art. L'Angleterre, livrée entièrement aux puissances d'argent, doit tout de même une part de sa renommée à ses poètes et à quelques-uns de ses savants. Les États-Unis, encore enlisés dans les sables d'or, s'arrê­tent à construire des monuments, à multiplier des enseigne­ments, où, parmi des naïvetés de parvenus, on trouve la recherche des mêmes satisfactions intellectuelles.

L'intelligence créatrice garde ainsi sur la richesse tous ses droits : elle s'en sert pour se libérer Vers des fécondités nouvelles. Le chercheur, l'inventeur, le penseur, l'artiste vivent et agissent. Le peuple, qui connaît et apprécie le loisir, proclame et suit ses véritables chefs. Vision trop optimiste ? — Sans doute, et irréalisable. Est-ce une raison pour ne pas l'indiquer à notre effort? On craindra encore que la richesse, cultivée pour elle seule, ne se tourne contre l'intelligence. Il se peut, si l'histoire des décadences le démontre. Le peuple qui s'enrichit se perd s'il ne garde de la fortune que son culte. Voilà le point difficile : celui de la modération. Est-ce une raison pour l'abandonner au jeu des forces aveugles, pour ne pas s'occuper de le prévoir et de le fixer ? Pour éviter le danger, nous devrons user d'une surveillance constante sur nous-mêmes, repousser le matérialisme, nous rappeler les pondérations de notre génie propre, instruire le riche, qui ne l'est jamais trop de ses devoirs et l'est toujours assez de ses droits dont il trouve l'origine dans son intérêt immédiat, ne sacrifier au pratique que juste ce qu'il faut pour révéler nos qualités de race, nous répandre, vivre et progresser par nous-mêmes et nous refuser au service des autres. Il y aura des victimes ? — Combien y en aura-t-il sans cela ?

Il ne convient pas, ajoute-t-on, de faire céder la préoc­cupation morale devant la poursuite des avantages pécu­niaires. En vérité toujours. La moralité est un élément constituant de la science économique. En veut-on quelques exemples, arrêtés au hasard ? Sur quoi repose la produc­tion? — L'ordre. Que demande-t-on aux pays produc­teurs ? — Des hommes; et le principe de population est, radicalement, un principe moral. Qu'est-ce que l'homme même, moteur initial des activités économiques ? — Un être raisonnable. Que réclame-t-on de l'ouvrier, outre l'habileté? — La conscience. De quel droit supprime-t-on les industries nocives ? Sur quoi repose la lutte contre le monopole, sinon sur une concurrence que l'on proclame déloyale ? Qu'est-ce qu'un juste salaire, un bénéfice rai­sonnable, un intérêt sans usure, un prix maximum? Et si les producteurs oublient volontiers ces vérités, cela démontre-t-il qu'elles ne doivent pas être respectées pour le bon fonctionnement de l'ensemble économique ? La cir­culation nous ordonne d'assainir la monnaie. Le protec­tionnisme est la mise en oeuvre d'un sentiment, puissant sur les foules. Il n'est pas jusqu'au prix de vente qu'une sorte de moralité de la consommation se charge à ramener dans les limites du normal. Le luxe exagéré n'est qu'une brillante inutilité, une pure perte condamnée par tous les économistes.

C'est là un aspect seulement de la question. La ri­chesse, avons-nous dit, n'est qu'un moyen : la satisfaction morale dans la paix respectée et le bien-être assuré est le but suprême. Que cela ne soit pas demain ne légitime pas la reculade devant le reproche d'utopie. L'intérêt indivi­duel guide, dans la réalité, le monde économique. Sans aucun doute; mais est-ce une raison pour n'y rien faire? Piètre science, qui, tout en établissant la nécessité de l'or­dre, se refuserait à reconnaître que les abus engendrent les révolutions. Les corrections de la législation ont précisément pour objet d'opposer le bien de tous h la volonté de chacun. Les lois supérieures de la moralité contraignent dans de justes limites les lois économiques.

Mais jamais les économistes n'ont dit cela ? Il y a d'abord économistes et économistes, et, chez nous, on a une tendance à ne pas les distinguer. Des ouvrages honnient les « orthodoxes », qui sont confondus avec les éco­nomistes sans qualificatif; et cela suffit pour que l'étiquette serve à tous. Ici, l'école dite libérale engouffre tous ceux qui s'efforcent d'écrire sur l'économique avec quelque indé­pendance et, comme elle effraie — quoique l'on oublie qu'il y a une école libérale catholique — on a vite fait d'y rame­ner tous les suspects. Les libéraux nous ont donné d'excel­lentes leçons et de précieux arguments; mais, en matière de répartition des richesses, ils ont formulé une doctrine déplorable — celle du laisser faire — qui, d'ailleurs, les a tués. Partout, la réaction est vive et accentuée. Il n'est plus « d'inhumains », s'il est encore, parmi les économistes, des êtres qui croient h la liberté.

L'effort vers la moralisation des forces économiques vaut d'être tenté. Les besoins humains sont à la base de l'économie : plus ils se développent, plus les complexités de la vie économique s'accentuent. Nous subirons la loi de l'extensibilité des besoins, n'étant pas autrement faits que le reste des hommes. Nous la subissons déjà : nos villes attirent chaque jour davantage l'homme que la terre ne satisfait plus, et ce qu'on est convenu d'appeler le « centre urbain s se modifie à vue d'oeil dans un sens qui n'est pas toujours heureux. La misère monte à côté de la fortune. Richesse ou dénument [sic], il peut arriver que l'on ait à choisir. Nous touchons au problème individuel, dont l'angoisse est souvent la source des pires faiblesses. Les forces agissent. Il est temps que l'on accepte le mouvement économique pour le diriger en respectant les principes sains de la pro­duction. Ce qui ne se fera pas avec nous se fera sûrement sans nous et, peut-être, contre nous.

* * *

Dès lors, il n'est pas exagéré d'affirmer que la question économique se pose, pour les Canadiens français, historiquement. Dès 1912, nous essayions d'indiquer cette nouvelle étape de notre vie nationale, qui demeure une longue défense. Nos ancêtres en fondant ce pays ont justifié un de nos titres de noblesse. Maîtres d'un domaine de royale étendue, ils ne subissaient rien que leur destinée et n'avaient pas à s'interroger pour demeurer français. La Conquête achevée, la terre fut leur première résistance. Ils prisaient le salut plus et mieux que la richesse. L'ambition de la fortune eut détourné leurs énergies et amoindri leur obsti­nation. Paysans, ils comprirent admirablement qu'ils avaient le temps avec eux : ils ont duré. Leur volonté, comme ramassée jusque-là, passa à la tribune. Servis par une intelligence native, préparés par l'étude qu'ils s'étaient imposée des principes constitutionnels anglais, ils obtin­rent que la loi consacrât leur attitude et que, désormais, le droit à la justice fut le droit de chacun. Depuis, l'événe­ment s'est précipité. L'essor économique s'est produit. Cinquante années ont suffi pour transformer notre pays et nos habitudes. Aux anciennes luttes politiques, toujours actuelles, s'ajoute la menace d'une domination aux aspects pacifiques, tentée par des intérêts puissants, lourde de conséquences.

Un peuple doit s'adapter aux conditions qui l'entourent; et une minorité meurt qui n'agit pas. Vivre, c'est réagir, c'est combattre, c'est rétablir un équilibre. Nous n'avons pas de sort à subir, mais une histoire à poursuivre. Pas un moyen légitime qui soit à négliger. Le geste accompli par les nôtres sera renouvelé : les forces que l'on met en action parmi nous et grâce à nous, nous les possédons si nous en détenons l'origine. Attendrons-nous que l'on nous ait dépouil­lés lentement d'un gain dont nous pourrions tirer plein parti ? Négligerons-nous, par un ascétisme injustifiable et dangereux, le vaste champ qui nous fut remis en partage ? Renoncerons-nous à l'indépendance économique, possible actuellement clans de modestes limites, élargie avec les années, grandie jusqu'à la conquête avec un peu de téna­cité ? Le passé réclame de nous le progrès. L'action positive et disciplinée n'est pas une renonciation mais une continuité vers le mieux. Notre tâche serait-elle terminée ? Nous avons des choses, beaucoup de choses à faire : affer­mir, instruire, secourir, produire, manifester, vaincre, rayonner. Une étude superficielle de notre situation révèle des insuffisances qui sont des périls. Et presque toujours pour une misérable question d'argent; de cet argent que d'autres empochent et que notre travail frappe à l'effigie des princes. L'enrichissement progressif, disséminé plutôt qu'accumulé dans les mains du petit nombre, la fortune et non le milliardisme, nous paraît être, clans les bornes que ces lignes achèvent de marquer, un des devoirs de l'heure.

- II -

C'est chose faite, pour une bonne part. Nous sommes déjà plus riches que nous ne croyons; mais nous ne le som­mes pas assez, ou, si l'on préfère cette nuance, nous ne le sommes pas assez pour nous., Notre avoir s'est constitué au petit bonheur, un peu parce qu'il ne pouvait pas en être autrement : sans directives, sans souci des pertes, sans préoccupation de l'avantage commun. Il y a mieux à faire. Il faut mettre de l'ordre clans une honnête maison.

Nous voici aux moyens pratiques, où nombre de lec­teurs nous attendent : médecin, guéris-toi d'abord. Évidemment, il est malheureux que je ne puisse pas apporter l'argument de nia fortune; mais le conseil peut venir d'un plus pauvre, si les mieux partagés, liés à l'action quotidienne, n'ont ni le loisir, ni peut-être le goût de philosopher. J'entends bien, d'ailleurs, me borner à des généralités. Les collaborateurs de cette Revue, forts de leur compétence particulière, dégageront le détail, et beaucoup mieux que je ne saurais le faire. J'aurais mauvaise grâce, et quelque prétention à me substituer à eux. Il est vrai qu'ils auraient la revanche de la réplique.

Le développement économique des nôtres est d'abord une question d'opinion et de méthode ou, si l'on veut, d'organisation acceptée et voulue par tous : une discipline, une orientation, un enseignement.

Si le problème économique mérite l'attention, l'école ni la chaire ne s'en désintéresseront plus.

Nous n'avons pas l'intention de glisser une matière nouvelle dans le programme de l'école primaire, que l'on dit être surchargé. L'histoire et la géographie suffiront, enseignées dans ce but, à mettre en lumière les principes fondamentaux de notre économie. L'école technique, ou l'école élémentaire spécialisée, apportera à la formation de nos ouvriers et de nos artisans un complément heureux. Nous aurons toujours besoin d'une main-d'oeuvre adroite et sûre : c'est un des éléments premiers de toute entreprise. Sans doute ne négligerons-nous pas l'art et, en particulier, l'art décoratif. Sur ce point, on constate un formidable recul : nos talents, qui sont réels, se perdent. Plusieurs métiers d'art pourraient, à la longue, renaître et prospérer. Le meuble, et les mille objets d'art qui agrémentent la vie domestique et l'enrichissent d'impressions inépuisables viendraient d'ici même plutôt que d'Italie, d'Angleterre, des États-Unis ou du mauvais Japon. Une bonne chose de chez nous, originale et d'un goût sobre, vaudrait mille fois tous les cadeaux que l'on se torture à trouver pour le premier de l'an. Si l'on désire, comme cet artiste, faire don à quelque voyageur d'un souvenir qui soit du terroir, on se perd en conjectures devant un cendrier à tête d'Indien et une paire de pantoufles agrémentée d'une pas­sementerie qui permettra au noble étranger d'évoquer, plus tard, près de ses chenets, l'indéracinable légende du Peau-Rouge. C'est ainsi.

L'école supérieure façonne le spécialiste. Rien n'est appréciable comme une compétence, et dans tous les do­maines. L'agriculture, l'industrie et le commerce en exi­gent plus que jamais; et la nation en réclame à son tour. L'efficacité de l'enseignement scientifique, voilà un mot d'ordre. Nous avons un vif intérêt à augmenter ce qu'on peut appeler, en dépit de toutes les discussions théoriques, notre « capital » intellectuel issu, comme l'autre, du travail et d'une lente évolution, mis à part, comme l'autre, sous la forme de principes et de directions. Un type d'hommes surtout est à créer : le producteur, défini récemment, en France, avec perspicacité. Le mot « inventeur » ne suffit pas à qualifier celui qui, ainsi que l'artiste dans sa sphère, imagine une entreprise, la fait jaillir d'une observation, l'élève, dès avant qu'elle prenne corps, dans son esprit, et la conduit vers ses réalisations. Ce type, que nous avons déjà connu ici et là — un Masson, un Barsalou, un Dubuc, d'autres encore — sera multiplié par les influences du milieu, nécessaire aux affaires comme il l'est à la littérature.

L'enseignement supérieur prépare encore à la vie. L'élite n'est pas un ensemble amorphe d'hommes de profession : elle reçoit un rôle et exerce une action. Nos jeunes gens partiront-ils vers toutes les responsabilités sociales sans préparation ? Posez seulement à quelques-uns la question de la réciprocité ou de la participation aux bénéfices. Heureusement, un mouvement se dessine. Des écoles supérieures s'en prennent à l'actualité, qu'elles fondent sur l'histoire et la philosophie. Il sortira de là plus de bien qu'un public inattentif ne présume. Mais il faut éveiller des vocations, porter les curiosités vers la sociologie, l'éco­nomique, la haute politique, orienter une partie des études secondaires vers les questions du jour, préparer des chercheurs.

L'opinion, ainsi mûrie et rendue unanime, facilitera la poursuite commune du succès. Que l'idée de l'expansion économique devienne sentiment, et la cause est gagnée. Ce sera l'heure de la politique. L'organisation descendra des Parlements vers la foule. Les gouvernants auront la volonté d'écouter les associations, les comités d'initiatives, les chambres syndicales — encore trop pauvres — pour mener à bien leurs projets et nous donner les organes admi­nistratifs nécessaires au fonctionnement de la machine économique. Un ministère du Commerce et de l'Industrie, ou d'un autre nom, il importe peu, prendrait à son compte d'étendre .les relations d'affaires, d'encourager les débuts, de pousser à la constitution des capitaux, d'affermir les réussites. Il serait vain et malhabile de laisser les choses s'arranger d'elles-mêmes. D'autres pays, plus avancés que le nôtre, fondent leur espoir de rénovation sur l'organisation. Laisser faire, c'est dorer la routine ou libérer l'anarchie. Organiser, c'est savoir et prévoir. C'est l'ordre.

En second lieu, l'essor économique dépend des activités totales appliquées à l'exploitation du domaine national. La production résulte de l'action de l'homme sur le milieu. L'homme, intelligence et force, crée le capital. Le capital, germé du travail, accumulé dans la suite des années, devient un merveilleux instrument de progrès.

La nature canadienne est généreuse. Nous possédons des richesses économiques que nous gagnerions à connaître mieux. Il serait bon d'établir ce que nous avons et ce que nous n'avons pas. Il est entendu que nous devons utiliser toutes nos richesses. N'est-ce pas, toutefois, un peu trop dire pour le moment ? Il est facile de faire valoir le sol, notre principale ressource; mais la mise en valeur du sous-sol, des chutes d'eau et même des forêts pose la question des grandes entreprises. Elles sont possibles, puisque quelques-uns des nôtres y ont réussi. Elles sont à poursui­vre, avec le temps et de l'argent. Mais elles exigent de forts capitaux et des études préalables. Ces deux difficul­tés ne permettent d'avancer qu'avec prudence de ce côté. Nous verrons qu'il nous reste une autre ligne de conduite à suivre qui nous donnera des résultats immédiats.

Nous avons la main-d'oeuvre : l'homme, force produc­trice. La population canadienne d'origine française offre encore l'exemple d'une progression normale. Elle est pourtant décimée par trop de maladies : nous perdons inutilement des forces. Une action vigoureuse et suivie combattra le mal. Nous ne sommes pas suffisamment pénétrés de ce que représente l'être humain pour une minorité.

Nous avons l'intelligence, trop. C'est la source d'un déplorable laisser-aller et d'une propension marquée au moindre effort. Nous ne travaillons pas assez. Cepen­dant, le travail est la véritable origine. Lui seul nous enrichira. Il asservit la nature, permet l'épargne, met en réserve le capital, distribue les biens. Pour remplir ces fonctions, il demande une culture qui augmente ses bienfaits. Nous l'avons dit : il est pressant de grossir notre avoir intellectuel et de susciter des producteurs.

Avons-nous le capital ? Oui. La confusion que l'on fait de l'or avec la richesse nous empêche, encore ici, d'y voir clair. Le capital, c'est le travail incorporé dans les instruments qui servent à produire: terres cultivées, bâti­ments, matières premières, approvisionnements. A cela s'ajoute le fonds de consommation : les habitations, les ameublements, les réserves individuelles. Des chiffres, placés à la suite de chacun de ces mots et totalisés, dépasseraient le milliard. Avons-nous même ce que Bouchette appelait le « capital médiat », le capital-espèces ? Cela ne se discute plus. Des millions ont été versés par les nôtres depuis deux ou trois ans aux emprunts divers. La preuve est faite. Il n'y a qu'à continuer, à diriger, à utiliser avec sagesse.

Donc, la base est suffisante; non pas définitive, ni parfaite, mais suffisante. On peut construire, après avoir fait l'épreuve decertains matériaux. Mais comment ? Où porterons-nous d'abord nos activités ? — Vers la satisfac­tion des besoins de notre population.

La nature, le travail et le capital sont les trois éléments de l'industrie. L'industrie revêt plusieurs formes : agri­culture, fabrique, commerce, finance, transports, services professionnels. Que choisirons-nous ?

L'utilisation directe de nos ressources économiques, l'exploitation de nos mines, de nos forêts, de nos chutes d'eau nous offrent des solutions plutôt coûteuses. Laissons cela aux grands producteurs aidés de puissants capitaux. Conduits par la volonté de faire tourner à notre profit ce qui nous appartient, secondés par l'appui éclairé de leurs compatriotes, ils réussiront. La comparaison des statis­tiques d'importation et de fabrication, de ce que nous achetons et de ce que nous ne fabriquons pas, nous donne aussi des indications précieuses, mais incomplètes, que ne négligera pas cependant celui qui est résolu à produire. L'analyse de notre consommation nous livre quelque chose de plus précis.

Nous sommes deux millions; et nous avons les mêmes besoins : l'alimentation, le vêtement, le logement. Tenons aussi compte — cela importe — des besoins plus relevés: intellectuels, artistiques, moraux.

Or, il se trouve que nombre de ces besoins sont satis­faits par d'autres que nous-mêmes; et que, là où nous avons voulu nous en donner la peine, nous avons parfaitement réussi à les satisfaire. Dès lors, l'action est indiquée. Développons d'abord les industries de première nécessité, comme nous avons fait pour une très faible partie de l'ali­mentation, pour le vêtement et la chaussure, pour les maté­riaux de construction. Substituons nos produits. Ce sera de bonne concurrence, et sans scrupule. Ceux qui désire­ront pousser la démonstration n'auront qu'à visiter la plus modeste épicerie et à y étudier sur place la géographie de l'Ontario. En retour, le succès de produits récents, de fabrication canadienne-française, leur montrera la réalité d'une première conquête. Nous pourrions citer des exem­ples : déjà, ils sont nombreux.

Cela implique que nous achèterons des nôtres. Cela va de soi; mais à une condition. Les articles produits par nos fabricants et les marchandises vendues par nos négo­ciants vaudront absolument les produits et les marchandises offerts par d'autres. La moindre négligence nous sera fatale. Livrons un produit français, sérieux, bien présenté. Il gagnera notre marché et, ce qui est réjouissant, le marché du voisin. Il y a encore des exemples. A prix moindre et à valeur égale — ce qui est possible au moins lorsque la lutte se fait contre l'importation — le succès est assuré. Sentiment ici, intérêt ailleurs. Pauvre économie politique, comme on t'a calomniée !

Pour le produit de luxe, même méthode. Il viendra plus tard, plus lentement. Mais qu'il vienne ! Nous man­quons décidément d'art et de beauté. La prospérité aidera. On achètera quelques toiles, quelques statues de nos artistes, au lieu du léché de commerce et du marbre exotique; quelques jolis morceaux d'ébénisterie plutôt que des meubles de la renaissance manufacturière; des objets ou des produits qui viendront d'autre part que des maisons à triples succursales.

Voilà pour les industries secondaires, que l'agriculture alimentera largement puisqu'elle demeure l'industrie de base, fournisseuse de matières premières. L'agriculture offre un intérêt économique de premier ordre, et nous la possédons. C'est d'elle que nous tenons notre avoir. Interrogez les banquiers et les financiers qui font le placement des valeurs mobilières : les millions proviennent du bas de laine paysan. C'est l'épargne française, absolument : une tradition qui renaît dès qu'il redevient utile d'y recourir. Aussi bien ne peut-on qu'applaudir aux efforts qui sont faits pour étendre la production agricole. Mais nous sommes loin de penser que tout soit parfait, même dans ce domaine. Là, comme ailleurs, il sied d'organiser, de rompre la routine, d'enseigner, d'activer. La colonisation des centres plus rapprochés, l'extension de la culture maraî­chère et de l'élevage, le recours à la coopération demeurent, selon nous, des problèmes essentiels, qui serons résolus dans le sens que nous donnons au développement industriel proprement dit. L'agriculture est aussi une admirable force sociale. Elle autorise toutes les résistances. Serions-nous dépourvus du reste qu'elle nous sauverait encore. Les autres industries débutent : elle persiste, oeuvre d'ordre, de paix et de vie.

Ces activités, et d'autres qu'il nous faut négliger, sont fécondées par le crédit et la finance. Important rouage de notre organisation économique ! Les produits sont les vraies richesses. Ils s'échangent contre des produits par le jeu du crédit, sans que l'or intervienne autrement que comme une garantie finale. L'agriculture, l'industrie et le commerce naissent et vivent du crédit. On voit quel appui la finance, qui règle le crédit, peut apporter à l'économie nationale.

On nous expliquera ici même pourquoi certains parmi nous entretiennent des doutes sur l'« efficience » de nos institutions de crédit. Aident-elles, peuvent-elles aider librement? Pourquoi ce long départ des nôtres vers les banques anglaises? Est-ce timidité devant les risques ou insuffisance des dépôts? Prêtez-nous et nous vous prête­rons, ont répété les banquiers. S'il y a à activer la colla­boration du public — ce qui nous parait être une tâche que les banques accompliront grâce à une publicité raisonnée – il demeure évident, devant la désertion d'un grand nombre, que les nôtres ne reçoivent pas toujours ce qu'ils exigent. S'il y a un malentendu, il est fort malheureux; et toutes les bonnes volontés doivent s'employer à le dissiper. Tenir sa propre finance, c'est être maître chez soi.

Depuis peu il s'est constitué un marché de valeurs mobilières en dehors de la Bourse. La vente des obligations, facilitée par les banques, a puissamment servi les pouvoirs publics et l'industrie. L'obligation, aujourd'hui que le prêt sur hypothèque tend à diminuer dans plusieurs endroits, constitue un placement recherché et simple. Sa solidité dépend de l'entreprise qu'il vient seconder. Quoi qu'il en soit, le mouvement est intéressant. Il pousse à l'épargne en assurant l'emploi des disponibilités. Il a pris de l'ampleur et donné des résultats. Il pourrait s'étendre encore. Les banques d'affaires, en état d'étudier et de mettre en marche des entreprises nouvelles, rendraient les plus grands services. Il y a là quelque chose à tenter.

* * *

Nous avons de la besogne. Des complexités inattendues — nous ne vivons pas isolés — peuvent décupler l'effort que nous méditons. Ayons confiance. Comptons sur le temps qui est un auxiliaire et sur nous-mêmes qui sommes les plus sûrs artisans de notre avenir. Acceptons d'agir avec méthode et dans l'harmonie. N'abandonnons pas à elle-même la fortune qui se crée; et apprenons surtout à utiliser la fortune faite. Elle dépasse la seule ambition de posséder. L'obésité dorée nous répugne tout autant que la satisfaction têtue. Créons pour l'utiliser le premier élé­ment d'un progrès plus lointain. Enrichissons-nous pour faire rayonner notre innéité française, pour qu'une question d'argent ne retarde plus nos volontés et la satisfaction des plus nobles besoins. Ce n'est qu'un moyen. La fin en vaut la peine.   

        

Source: Édouard MONTPETIT, « Le problème économique : L’indépendance économique des Canadiens français», dans l’Action française, Vol. V, No 1 (janvier 1921): 4-21

 
© 2006 Claude Bélanger, Marianopolis College