Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Septembre 2006

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

Une heure avec... Edouard Montpetit

 

[Cet article a été rédigé en 1945. Pour la référence bibliographique précise, voir la fin du document.]

Par un clair après-midi d'hiver, le soleil entre à plein dans l'Université solidement installée sur son promon­toire. Des étudiants montent les escaliers qui n'en finissent plus, courbant la tête sous le vent. Au loin, à perte de vue, la ville teintée d'un bleu d'acier, frangé de rose. C'est le grand silence, ponctué de loin en loin, derrière les portes closes, du tapotement nerveux des clavigraphes. Le travail s'accomplit dans la sérénité, le travail des esprits en éveil, à la poursuite du savoir.

La chaleur berce agréablement ma rêverie dans la salle d'attente où je flâne depuis quelques minutes. Et je songe à ce site merveilleux où nous avons affirmé notre volonté d'une pensée catholique et française. J'évoque Barrès, si sensible aux providentielles coinci­dences des lieux: comme il eût aimé ce sommet où souffle l'esprit, cette colline inspirée ! Il y eût découvert d'emblée une prédestination, un engagement, une raison de croire. Ils sont là, des milliers de jeunes gens, venus de partout, aboutissant à ce confluent pour puiser à des disciplines éprouvées la connaissance d'un métier, l'acquisition d'un esprit. Tout cela, le plus souvent, n'est encore qu'en germe, je le sais bien. Est-ce une raison pour refuser l'espoir, pour ne pas entendre, plus haute que les balbutiements d'aujourd'hui, la voix de l'avenir ?

J'en suis là de mes réflexions, quand j'entends se rapprocher un pas lent, encore mal assuré. Appuyé sur une canne, le sourire bienveillant, M. Edouard Montpetit m'accueille déjà. Sous le béret basque, cette tête à l'opulente chevelure blanche, aux traits fortement accusés qu'on dirait frappés en médaille, conserve une allure étonnamment jeune. Impression de juvénilité conquise que dément à peine une claudication passagère à la suite d'un pénible accident.

La lumière pénètre généreusement dans le bureau moderne, d'un luxe de bon goût, du secrétaire général et du directeur des relations extérieures de l'Université. Des fauteuils de cuir rouge égaient la pièce et la rendent plus familière par le jeu des tons chauds. Je suis venu m'entretenir avec M. Montpetit de sa Faculté et de ses livres, mais j'ai peine à l'aiguiller dans cette direction. Son intérêt pour les plus jeunes l'emporte volontiers, il pose des questions, il se révèle très au fait de tout le mouvement intellectuel qu'il suit de près, de l'oeil sympa­thique du frère aîné.

— « J'apprends par les journaux que la Faculté des sciences sociales, économiques et politiques, qui a fait d'énormes progrès depuis deux ou trois ans, vient de créer une section de diplomatie. Cette nouvelle étape me paraît extrêmement importante dans l'en­seignement des sciences morales au Canada français. Quel motif vous a poussé à cette initiative ? »

L'évolution générale des études vers la spécia­lisation, sans doute, sans négliger pour autant les éléments permanents de la culture. Quand nous avons fondé l'École, il y a plus de vingt ans, nous sommes allé au plus pressé, nous avons posé les bases de l'édifice. Le temps est venu de le parfaire, de lui donner plus d'envergure. Nous avons voulu assurer à nos élèves une préparation, plus adéquate, qui les rendît davantage en mesure de s'assurer des situations brillantes dans l'admi­nistration publique, dans la carrière diplomatique, etc. »

M. Montpetit feuillette devant moi l'annuaire de la Faculté, énumère les cours nombreux. Sa voix est lente, tout un monde de souvenirs remonte à sa mémoire à parcourir ainsi un passé encore récent, où les difficultés ne furent pas médiocres, quand il s'agissait de bâtir ici, souvent avec des instruments de fortune, une réplique qui ne fût pas trop indigne de l'École des Sciences politiques de Paris, où le secrétaire général a vécu les années studieuses de sa jeunesse. Après tout, semble-t-il se dire à lui-même, nous avons œuvré avec les matériaux dont nous disposions et peut-être n'avons-nous pas fait trop mal ...

— « Toutes les sections de la Faculté sont impor­tantes, c'est entendu, poursuit M. Montpetit, mais deux m'attirent particulièrement, car je crois qu'elles corres­pondent à une exigence pressante. La sociologie, d'abord, qui est essentielle et le sera encore davantage dans l'après-guerre. On y acquiert une formation profonde qui facilite la compréhension des grands problèmes contemporains, des courants économiques et sociaux dont les répercussions politiques sont inévitables.

Il y a ensuite la diplomatie. C'est une voie dans laquelle notre pays s'engage rapidement. Dans quelques années, nous aurons des représentants dans la plupart des pays du monde. Plusieurs de ces pays sont de tradition latine et de culture française. Quel magnifique débouché pour nos jeunes gens ! »

Je m'inquiète de savoir si ces jeunes gens parvien­dront à obtenir ces postes qu'ils convoitent légitimement. Car, au Canada, pour les Canadiens français, le savoir n'est pas tout ...

— « La difficulté est réelle, reprend mon interlocu­teur. Malgré certaines démarches tentées auprès des autorités fédérales, nos élèves demeurent soumis à la loi générale du service civil; plusieurs cependant ont passé l'examen et sont aujourd'hui dans la carrière. Quand notre Faculté remaniée et complétée aura fonctionné durant une couple d'années, il faudra une tentative nouvelle à Ottawa pour que nos étudiants bénéficient pleinement des études faites.

Le problème est simple à exposer, même si sa solution est complexe. Il nous faut un concours général de caractère nettement canadien-français. Notre enseignement est différent, il vise à une culture historique géné­rale, à une philosophie et à une logique des événements plus qu'à la connaissance analytique des faits, au savoir purement encyclopédique. Comment voulez-vous, dans ces conditions, que l'étudiant canadien-français ne soit pas, au départ, mis en état d'infériorité vis-à-vis ses camarades de langue anglaise, au cours d'un examen conçu selon des normes anglo-saxonnes ? »

M. Montpetit élève ici le débat: « Je crois que le melting pot est impossible. Chacun de nos deux groupes ethniques possède sa formation, qui n'est pas celle de l'autre. Pourquoi ne pas le reconnaître franchement ? Personne n'a l'intention d'abdiquer, personne ne méprise les richesses de son voisin, même s'il sait qu'elles ne sont pas et ne peuvent être les siennes. Pour revenir à notre propos, en admettant cette nécessaire distinction dans le domaine qui nous intéresse, nous pourrons avoir des diplomates de culture française et des diplomates de culture anglaise, des diplomates qui seront tous d'excel­lents Canadiens, parce qu'ils auront respecté les valeurs profondes de leurs origines. »

La voix s'est affermie, la phrase s'est faite plus pres­sante. L'universitaire énonce ici des idées qui lui sont chères, dont il a reconnu la justesse à l'école de la vie. En l'écoutant, je songe aux conclusions auxquelles il en était arrivé, il y a une dizaine d'années, quand il projetait au loin son regard, « le front contre la vitre »: « II faut d'abord préparer nos équipes en les pourvoyant de bons joueurs, bons non pas dans le sens anglais puisque ce serait les assimiler, mais dans la plénitude résolument recherchée, de notre innéité. L'individualisme, source sans cesse ravivée d'invention chez le Français, s'est dénudé chez nous de ses qualités créatrices pour ne garder que sa révolte à l'endroit des con­traintes et a dévié dans une sorte de passivité. La France, préoccupée de liberté, s'est unifiée, ne l'oublions pas, par les lettres et les arts mis au service du groupe. L'intelligence, l'instruction, une classe paysanne solide offerte à la bourgeoisie comme la terre à la moisson, une fortune modeste mais répandue, un goût plus sûr et plus actif, une connaissance beaucoup plus vivifiante de la civilisation où nous prétendons survivre: autant de plaques indicatrices sur le chemin qui part de l'école. Fierté, refrancisation, réveil, rien ne s'accomplira sans le coeur inspiré par l'esprit, sans l'école éclairant le sol et les êtres des splendeurs de notre culture. L'homme ainsi formé selon sa vitalité, à l'aise désormais dans des mouvements où s'assouplit sa nature, et voilà l'équipe prête car elle a su acquérir une des formes d'organisation propres à son génie. » Et dans le même exposé riche d'observations pénétrantes, l'écrivain ajoutait: « Nous n'avons pas acquis le sens de la solidarité dans la vie nationale. » Tout cela nous entraînerait très loin, hors de notre propos; ce sera pour un autre jour, peut-être ...

J'ai hâte de ramener M. Montpetit à ses livres. Je lui dis tout le plaisir que j'ai éprouvé à lire son premier volume de Souvenirs

« Le second sera plus austère. Il couvrira de 1910 à 1920. J'étais alors professeur à l'École des Hautes Etudes Commerciales et à la Faculté de Droit. Je suis à rédiger ces pages et je compte avoir terminé en juin prochain. Il faudra ensuite s'attaquer à cette période qui commence avec mon entrée à l'Université comme secré­taire général; deux volumes seront peut-être nécessaires, car il s'est passé des choses depuis un quart de siècle.Parfois, j'ai bien envie de tout abandonner, de ne pas reprendre ce récit. En relisant le premier volume, je me rends compte de tout ce que j'ai oublié, de ce que j'aurais voulu y mettre ... »

M. Montpetit esquisse un geste de lassitude. Je sais toutefois qu'il poursuivra l'oeuvre commencée, car il ne peut s'interdire de penser, sans vanité, que sa vie, mêlée de si près à celle de notre Université, demeure un docu­ment précieux pour ceux qui le suivront.

« Plus j'avance, plus le sujet devient embarrassant. Il y a les susceptibilités légitimes à ménager. Et puis, un homme politique, un financier, a sa politique, ses idées économiques sur lesquelles il peut être jugé. Ici, il ne s'agit que d'enseignement, d'une action assez curieuse et multiforme, participation à des mouvements d'idées, à des oeuvres diverses. Ainsi, la Providence a voulu que je devienne orateur de circonstance .. .»

« Avez-vous d'autres ouvrages sur le métier ? »

 « Oui, je réunirai en volume dans quelques semaines cinq études, dont deux sont inédites. En me reportant en arrière, je me rends compte que j'ai affirmé, avec d'autres, certaines idées qui trouvent aujourd'hui leur confirmation. Des idées sur la valeur théorique et pratique 'de la doctrine sociale catholique, sur la conception véritable du capitalisme, sur la double culture au Canada, etc. Je tiens à reprendre ces essais et à les remettre sous les yeux du public. »

L'entretien doit bientôt prendre fin. M. Montpetit regarde le soleil oblique jouer sur la neige. « Et puis, reprenant un titre de Georges Duhamel, je songe à faire une Géographie cordiale du Canada. Ce serait, si vous voulez, une reprise lyrique de l'enseignement du civisme. Deux chapitres sont déjà écrits. Les autres ? ... »

Je prends congé de M. Montpetit. Je parcours de nouveau les grands corridors, je redescends vers la plaine où s'agitent les hommes. Comment ne pas songer que la grande fierté de notre enracinement français en Amérique, notre seul motif d'espoir aussi sans doute, repose dans quelques humanistes, qui sans peut-être le rechercher expressément, se posent sans conteste comme les guides autorisés de notre nationalité ?

 

(1) Cf. L'Action nationale, livraison de novembre 1944.

Source: Roger DUHAMEL, « Une heure avec Édouard Montpetit », dans l’Action nationale, Vol. XXV, No 1 (janvier 1945): 23-29.

 
© 2006 Claude Bélanger, Marianopolis College