Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Juin 2006

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

L'économique et le national

 

[Ce texte a été publié par Esdras Minville en 1936. Pour la référence bibliographique exacte, voir la fin du document.]

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Que nos hommes de profession, nos hommes d'affaires, nos éducateurs, que notre "élite" en un mot en soit encore, en l'an de grâce 1936, à s'in­terroger sur les rapports de l'économique et du national, rien peut-être ne souligne plus cruellement les lacunes de notre formation et l'indigence de notre pensée, comme rien n'explique plus bruta­lement notre actuelle déroute économique et sociale.

 

C'est pourtant à révéler des rapports si évidents que M. l'abbé Groulx dut s'employer il y a quel­ques semaines, à la demande expresse de la Section des Jeunes de notre déjà ancienne Chambre de Commerce. Une consolation toutefois dans cet aveu d'insuffisance; une consolation qui est presque un motif d'espoir: nos jeunes hommes d'affaires soupçonnent l'existence de tels rapports, ils s'in­quiètent des répercussions de l'économique sur le national et vice versa; ils demandent qu'on les éclaire. Leurs pères certes ne se sont jamais posé [sic] de telles questions; ils n'ont jamais éprouvé pa­reilles inquiétudes. Et ils nous ont conduits où nous sommes: au tréfonds de la dèche. Pour plus amples détails sur ce point, consulter Mesure de notre taille de Victor Barbeau.

 

Ce n'est pas notre intention d'analyser ici la conférence de M. l'abbé Groulx. Cela ne s'analyse pas: cela se lit, cela se médite et cela se vit. C'est une de ces grandes pages de doctrine comme M. Groulx nous en a donné tant d’autres, et qui projettent sur les problèmes de notre vie nationale une lumière définitive. Elles forcent, pour peu qu'on mette à les lire quelque sincérité, l'adhésion de l'intelligence—laquelle chez un homme normal ne saurait aller sans l'adhésion de la volonté. Il n'est pas un collégien de chez nous, pas un étudiant, pas un jeune et moins jeune homme, à quelque milieu ou carrière qu'il appartienne, qui ne devrait lire et méditer ces pages toutes pleines de substance et de clarté.

 

Nous voudrions cependant insister un peu sur une idée que M. l'abbé Groulx remet pour la vingtième fois peut-être en lumière: la nécessité d'une doctrine si nous voulons que cesse l'incohérence qui a caractérisé jusqu'ici notre action sur le plan national. Problème d'orientation, écrit-il. C'est cela, tout à fait cela: pour l'économique, pour le social, pour le politique et le national. Depuis bientôt soixante-dix ans nous allons au petit bonheur, sans idées ni vues d'ensemble, sans but, les « bras ballants». Il était fatal qu'ainsi privés d'idéal ordonnateur, nous passions chaque fois à côté du problème principal et que la bagatelle nous envahît à tel point qu'elle finisse par nous dominer, par nous absorber. Cela n'a pas manqué.

 

Qu'on réfléchisse seulement à ceci que nous en sommes à ce point de devoir redéfinir le patriotisme canadien-français, non seulement pour la masse qui est censée recevoir son orientation, mais pour l'élite qui, elle, est censée la donner, et l'on ne s'étonnera plus que le désordre triomphe en nous et autour de nous, dans Ies idées et dans les choses. Redisons-le: le mal que nous déplorons dans les faits pousse ses racines au plus profond de nos intelligences. Cela est d'autant moins expli­cable qu'aucun peuple au monde, d'une part, n'avait plus besoin que le nôtre d'une doctrine organique et, d'autre part, ne disposait d'idées directrices plus nettes et plus hautes. Entité minuscule dans l'immensité anglo-protestante de l'Amérique du nord, nous nous réclamons, en tant que Français d'origine et de culture, de la forme de la civilisation la plus riche et la plus glorieuse dont l'humanité s'enorgueillisse; et, en tant que catholiques, de la seule, de l'unique doctrine de vérité. Comment avons-nous pu, au milieu des tribulations de notre existence, détourner les yeux de ces deux phares allumés sur les hauteurs de notre destin ? C'est ce que l'historien de l'avenir expliquera, et ce ne sera pas à notre honneur.

 

En attendant se pose devant nous un grand point d'interrogation. Nous avons péché contre nous-mêmes. Nous expions. Il le fallait. Sera-ce la régénération ? Oui, si nous ne fermons pas les yeux aux leçons de l'adversité, si cette fois nous ne péchons pas contre l'esprit. Eh bien! non, avec la grâce de Dieu, ce péché-là, nous ne le com­mettrons pas—notre jeunesse ne le commettra pas. La souffrance nous mord au plus vif de notre chair, et l'inquiétude, au plus vif de notre âme. Et nous en ressentons les brûlures. Ce que hier nous appelions bien-être, progrès, nous l'appelons aujourd'hui blessure, meurtrissure. C'est un signe. Si nous avons triomphé de nous-mêmes, nous triompherons du reste, car il n'y a à mourir que les peuples qui le veulent bien. Mais nous ne triompherons du reste, c'est-à-dire de la multi­tude des problèmes que des dizaines d'années d'inertie nous ont crées que si de l'attitude passive et gémissante nous passons à l'action positive qui reconstruit. La vie nationale, répétons-le, est avant tout une volonté.

 

Or il n'y a de volonté puissante que celle qui sait ce qu'elle veut et pourquoi elle le veut; il n'y a d'action fructueuse que celle qui sait démêler l'essentiel de l'accessoire. Problème d'orienta­tion! Dans le chassé-croisé des difficultés de tous ordres qui assaillent et réclament nos efforts, deux se détachent avec un tel relief qu'il n'est plus permis même aux moins avertis d'entre nous de ne pas les apercevoir. Les indiquons-nous encore une fois? Ce sont : d'une part, ressaisir notre âme française anémiée par trois quarts de siècle d'une éducation adaptée à n'importe qui et à n'importe quoi, sauf aux sujets qu'elle avait pour mission de former; cultiver nos innéités ethniques, les polir, les affiner, les appliquer aux problèmes de notre milieu et en obtenir la plénitude de ren­dement dans toutes les branches de l'activité; d'autre part réorganiser notre vie économique conformément à notre génie propre, aux exigences de notre situation. Problèmes connexes et qui par leur ampleur même nous fixent un but. Mais pour l'atteindre, ce but, point n'est besoin de chercher des directives hors de nous, de nous demander ce que font les autres, ce qu'ils feraient à notre place. Nous en convaincrons-nous à la fin ? c'est en nous guidant sur les autres que nous nous sommes égarés. Nos directives, nous les demanderons, en premier lieu, à l'éducation na­tionale, en second lieu à l'enseignement social de l'Eglise, auquel, tout peuple catholique que nous aimions à nous proclamer, nous n'avons accordé jusqu'ici qu'un acquiescement passif. Voilà les éléments essentiels de la doctrine dont nous avons un si pressant besoin. Et sur chacun de ces points nous disposons déjà d'études approfondies propres à nous guider. Qu'attendons-nous donc pour agir ?

 

Un mot d'ordre répandu partout: éducation na­tionale, afin de former une génération de Canadiens français sachant enfin ce qu'ils sont et capables de formuler les raisons de leur patriotisme; organi­sation professionnelle selon la formule catholique afin de concerter les initiatives personnelles jusqu'ici désordonnées et errantes et de refaire sur une base durable notre organisme économique et social.

 

Depuis au delà de deux ans nous insistons, ici, à la revue, sur la nécessité de l'éducation nationale. Maintes fois également nous sommes revenus sur la nécessité de nous inspirer de l'enseignement catholique, dans nos tentatives de restauration économique. Eh bien, qu'on se le tienne pour dit, nous y reviendrons encore et tant que ces deux grandes idées directrices n'auront pas re­conquis dans nos esprits la place qu'elles doivent y occuper: la première. 

 

(1). Publié en brochure au Devoir dans la série Des documents.

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Source : Esdras MINVILLE, «  L’économique et le national », dans L’Action nationale, Vol. VII, No 4 (avril 1936) : 209-214.

 

 
© 2006 Claude Bélanger, Marianopolis College