Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Juin 2006

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

 

L'Ennemi dans la place

Le capital étranger

(1926)

 

[Ce texte a été rédigé par Esdras Minville en 1926. On trouvera la référence exacte à la fin du document.]

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Ce qu'est l'importance du capital étranger au Canada, les chiffres ci-après l'indiquent suffisamment. Remarquons toutefois, en commençant, que pour nous, Canadiens, le capital étranger, c'est le capital que les Américains et les Anglais placent chez nous. La part prise dans nos emprunts publics et les sommes engagées dans nos industries par les capitalistes d'autres nationalités, comparativement aux premiers, sont négligeables.

 

Au point de vue finances publiques, il s'est produit depuis dix ans un renversement de la position du Canada par rapport aux États-Unis et à la Grande-Bretagne. Les sta­tistiques illustrant cette transposition ont été plus d'une fois publiées. Rappelons simplement qu'après avoir absorbé, en 1913, 74.24% de nos emprunts publics, l'Angleterre n'en prend plus, en 1923, que 0.63%. New-York pendant la guerre est devenu notre banquier et tout fait présager qu'il le demeurera longtemps. L'abondance du numéraire aux États-Unis cherche un débouché au Canada. D'autre part, les emprunts de la Victoire ont popularisé, si l'on peut dire, chez nous le prêt sur obligations. Les émissions des pou­voirs publics trouvent aujourd'hui preneurs sur le marché canadien. Le partage se fait entre les États-Unis et le Canada. Londres n'est plus et ne sera plus désormais l'unique acheteur de nos obligations fédérales, provinciales et municipales. Le tableau suivant illustre les situations successives des dix dernières années:

 

 

 

1914

1918

1922

1923

Canada

$32,999,560

$727,446,361

$250,194,984

$427,868,742

Etats-Unis

$53,994,548

$33,310,000

$242, 212,493

$84,517,000

Roy.-Uni

$185,990,650

$14,600,000

 

$3,432,000

Total

$272,984,758

$775,356,361

$492,407,477

$514,817,742

 

 

D'après le Canada Annual Review, les titres canadiens détenus en portefeuilles canadiens s'élevaient, à la fin de 1921, à $945,000,000.

 

Une statistique récente (novembre 1923), compilée par le Financial Post de Toronto, établit à $1,162,000,000 la somme totale des effets publics Canadiens, actuellement détenus à l'étranger.

Sur ce montant, l'Angleterre en pos­séderait 56,000,000, les États-Unis, $701,000,000; les cinq autres millions étant répartis entre divers pays.

 

A tout considérer, notre situation, du point de vue fi­nances publiques, n'est pas trop mauvaise; l'effort des années de guerre nous a placés à la tête des détenteurs de nos propres titres, ce qui était loin d'être le cas il y a une décade. Nous ne parlons pas évidemment des charges que notre dette fédérale fait peser sur les particuliers et les maisons d'affai­res. La multiplicité des impôts est une entrave à la restau­ration économique du pays. Toutefois, il semble que l'on doive bientôt voir clair dans le gâchis des finances à Ottawa; l'équilibre des budgets permettra un remaniement de l'as­siette de l'impôt à l'avantage du contribuable. Certes, la situation pourrait facilement être meilleure. Les em­prunts des pouvoirs publics, s'ils offrent un placement sûr à la petite épargne, immobilisent en revanche des masses importantes de capitaux et sont de nature à entraver le progrès industriel et commercial en restreignant le crédit. Mais le danger, en ce qui concerne le capital, n'est pas du côté des finances publiques proprement dites.

 

Le tableau s'assombrit singulièrement si, l'envisageant sous un autre aspect, nous considérons l'état actuel des placements étrangers dans les entreprises d'utilités publiques et l'industrie canadiennes. Des sommes énormes ont été empruntées pour financer le rapide développement industriel du Canada depuis un quart de siècle. Les capitaux engagés dans l'industrie canadienne ont augmenté de $450 millions en 1900 à $3,400 millions en 1920, soit de 600%. Pour alimenter une croissance aussi rapide, nos seules ressources ne pouvaient suffire. De même, la construction des chemins de fer, l'érection des réseaux télégraphiques et téléphoni­ques, l'organisation des entreprises de traction électrique, etc, exigèrent des sommes importantes. Anglais et Américains nous les prêtèrent, les premiers alimentant surtout nos entreprises d'utilités publiques, tandis que les derniers, principalement depuis la guerre, s'intéressent davantage à l'industrie.

 

En 1920, d'après une statistique compilée par le minis­tère fédéral de l'Intérieur, 28 de nos principales industries avaient un capital global de $2,212,308,000 dont 64.4% étaient canadiens, 24.4%, américains et 9.6%, anglais. Parmi ces industries, plusieurs possédaient un capital en grande partie canadien: celle du bois, 72.3%; celle du papier, 69.5%; la minoterie, 90.8%. Nombre d'autres, en revan­che, s'alimentaient en grande partie de capital américain: l'industrie chimique, 52%; celle des automobiles et acces­soires d'automobiles, 69.2%; celle des peinturés et vernis, 50.1%; celle des abrasifs artificiels, 98.7%.

 

En novembre dernier, le Financial Post évaluait les capitaux étrangers engagés dans l'industrie canadienne à $1,479,500,000 partagés de la façon suivante: Angleterre, $308 millions, États-Unis, $1,105 millions; autres pays, $66 millions. Ces chiffres tiennent compte du rajustement d'après-guerre et se distribuent comme suit entre les diffé­rents genres d'entreprises:

 

Industries diverses  .................... $691,000,000

Industrie forestière  ...................... 425,000,000

Industrie minière   ........................ 354,000,000

Pêcheries   ..................................... 9,500,000

 

Total   .................................... $1,479,500,000

 

Quant à la répartition entre les pays possesseurs, nous pouvons l'établir de la façon suivante:

 

 

Roy.-Uni

États-Unis

Total

Industries diverses

$145,000,000

$540,000,000

$685,000,000

Industrie forestière

$60,000,000

$325,000,000

$385,000,000

Industrie minière

$100,000,000

$235,000,000

$335,000,000

Pêcheries

$3,000,000

$5,500,000

$8,500,000

Total

$308,000,000

$1,105,500,000

$1,413,500,000

 

Autres pays

 

$66,000,000

 

 

 

$1,479,500,000

 

 

 

 Les valeurs émises par les entreprises d'utilités publiques, par les banques et les sociétés d'assurance, toujours d'après le Financial Post, sont partagées comme suit:

 

 

 

Roy.-Uni

États-Unis

Total

Chemins de fer

$745,000,000

$370,000,000

$1,115,000,000

Utilités publiques

$116,000,000

$137,000,000

$253,000,000

Banques, Assurances

$80,000,000

$35,000,000

$115,000,000

Total

$941,000,000

$542,000,000

$1,483,000,000

 

Autres pays

 

$189,000,000

 

 

 

$1,672,000,000

 

 

Les entreprises industrielles et d'utilités publiques canadiennes doivent donc à l'étranger $3,151,5Q0,000. C'est un joli denier.

 

Les terres et hypothèques possédées par l'étranger au Canada sont évaluées à:

 

 

Roy.-Uni

États-Unis

Total

Terres

$100,000,000

$50,000,000

$150,000,000

Hypothèques

$85,000,000

$25,000,000

$110,000,000

Total

$185,000,000

$75,000,000

$260,000,000

 

Autres pays

 

$65,000,000

 

 

 

$325,000,000

 

 

Si nous totalisons les résultats des divers tableaux ci-haut, nous obtenons:

 

 

Royaume-Uni

États-Unis

Autres pays

Total

Finances publiques

$456,000,000

$701,000,000

$5,000,000

$1,162,000,000

Utilités publiques

$941,000,000

$542,000,000

$189,000,000

$1,672,000,000

Industries

$308,000,000

$1,105,500,000

$66,000,000

$1,479,500,000

Terres et hypothèques

$185,000,000

$75,000,000

$65,000,000

$325,000,000

Total

$1,890,000,000

$2,423,500,000

$325,000,000

$4,638,500,000

 

 

Enfin le tableau suivant compare la situation avant et après la guerre :

 

 

 

1914

1923

Augmentation

États-Unis

$417,143,220

$2,423,500,000

$2,006,356,780

Angleterre

$1,860,000,000

$1,890,000,000

$30,000,000

Autres pays

$139,589,650

$325,000,000

$185,,410,350

Total

$2,416,723,870

$4,638,500,000

$2,221,767,130

 

 

Dans son ensemble, le capital étranger au Canada a donc augmenté, au cours des dix dernières années, de 100% à peu près. Durant le même temps, les placements anglais demeuraient stationnaires et ceux des Américains augmentaient de 600%.

 

Le statisticien du Dominion évaluait, il y a quelques années, le Canada à $19.5 milliards. Tenant compte du rajustement d'après-guerre, le Financial Post ramène ce chiffre à 17 milliards. Dans le premier cas, l'étranger posséderait plus du cinquième de notre pays; dans le second, plus du quart. Le montant global des capitaux engagés dans l'industrie canadienne s'élevait en 1920 à $3,430 millions. En supposant qu'il atteigne aujourd'hui $4 milliards, l'étranger en posséderait au-delà du tiers. Par ailleurs, Harvey-E. Fisk, du Bankers Trust de New-York, estimait l'an dernier à $1.5 milliard les placements améri­cains dans l'industrie canadienne, (1) ce qui concéderait plus du tiers de celle-ci à nos voisins et près de la moitié à l'étran­ger. Enfin, remarquons l'importance du capital anglais dans nos chemins de fer; les capitalistes d'outre-mer commandent ainsi chez nous un poste stratégique de première importance.

 

Il resterait à établir dans quelle mesure les placements étrangers dans notre pays sont compensés par les placements canadiens à l'extérieur. Quel serait le solde à notre débit ai un jour ou l'autre, le Canada liquidait ses comptes ? Il y a tout lieu de croire qu'il serait passablement lourd. (2) Mais il n'est pas question de liquidation; la présence de près de $5 milliards de capital étranger au pays nous intéresse seule pour le moment. Quelle que soit l'influence de notre capital à l'extérieur, nous n'en sommes pas moins travaillés intérieurement par l'or étranger et c'est ce qui importe. D'un autre côté, il ne faut pas oublier que les Américains, surtout depuis quelques années, pénètrent chez nous à grande allure; la vitesse avec laquelle ils avancent ne tardera pas à leur donner, s'ils ne l'ont déjà, la haute main sur l'orga­nisation économique du pays. Il ne suffit pas de voir ce qui est fait; il faut regarder ce qui se fait. (3) Le problème est assez sérieux pour qu'on s'en occupe.

 

          *     *     *

 

Jusqu'où l'importation du capital étranger est-elle un bienfait ? Quand devient-elle un danger ? Posons en règle générale qu'elle est avantageuse aussi longtemps que la masse du capital importé ne dépasse pas le pouvoir d'assi­milation du pays importateur, ou, en d'autres termes, aussi longtemps que le capital étranger, « dans les entreprises qu'il fonde ou qu'il assiste, ne prend pas-la place du capital national », reste subordonné à celui-ci et peut, par la force des conditions ambiantes, être amené à concourir au bien public. Mais autre chose est d'énoncer la formule et d'en déterminer la portée pratique. Bien des particularités conditionnent le pouvoir d'absorption d'une contrée et peuvent, suivant les circonstances, revêtir une importance de premier ordre, exercer une action prépondérante. Il est certain d'une part, qu'un pays comme le nôtre, jeune, peu peuplé, possédant un vaste territoire et des ressources abondantes à mettre en valeur, a besoin du secours financier de l'étranger pour assurer son essor, parfaire son outillage, compléter son organisation économique. Mais il est éga­lement incontestable, d'autre part, que moins est avancé le développement de ce pays, plus faible est son organisation, moins forte sera sa résistance aux influences de l'extérieur. Si des civilisations anciennes se sont transformées, ont perdu leur caractère initial sous la poussée des infiltrations étran­gères, par l'introduction lente et pacifique, dans leur orga­nisme, d'éléments nouveaux, à quel danger n'est pas exposé un peuple en voie de formation, ne possédant pas encore de physionomie nationale nettement caractérisée, s'il est, com­me le nôtre, pénétré de toute part par les imprégnations les plus diverses, et souvent les plus violentes ? Un bon ami de notre pays, M. Louis Arnould, nous en avertissait dès 1913: « C'est précisément à raison de sa grandeur et du manque de coordination de ses divers membres, écrivait-il, que le Canada devrait aller beaucoup plus lentement en besogne et se donner plus de soin pour absorber chacun des éléments nouveaux qu'il reçoit. Si vigoureux soit-il, un corps n'a jamais pu s'assimiler de gros éléments étrangers qui finissent toujours par le faire périr. Ce n'est pas par une nutrition monstrueuse qu'un organisme se fortifie ni qu'une pa­trie se fonde. ». (4) Il est vrai qu'en parlant ainsi, M. Arnould songeait surtout à la longue théorie [sic] des immigrés de toutes nuances qu'il avait vus débarquer sur nos bords. Mais il n'y a pas de délimitations précises entre la vie économique, la vie politique et sociale d'un peuple; elles s'enchaînent et se complètent, elles réagissent l'une sur l'autre. Ce qui est vrai du capital humain l'est autant du capital espèce, instrument passif en soi; arme puissante entre des mains hostiles.

 

Le capital importé chez nous depuis 25 ans, les chiffres cités plus haut l'indiquent, l'a été en majeure partie en vue de développements industriels. L'abondance et la diver­sité des ressources naturelles réunies sur notre territoire nous ont en quelque sorte donné le vertige; nous avons cru que ce ne serait pas trop de tous les capitaux disponibles dans le monde pour les mettre en valeur. De là nos signes à droite et à gauche, nos invitations pressantes aux capitalistes étrangers. Or, c'est devenu un lieu commun d'affirmer au­jourd'hui que l'industrialisation du Canada s'est effectuée sans méthode, et, eu égard au chiffre de notre population, trop rapidement. Des troubles d'ordre social et politique en sont la conséquence.

 

La grande industrie est centralisatrice par nature; elle recherche pour s'implanter, vivre et se développer, la pro­ximité des ports de mer, des voies directes de communi­cation. Sous l'impulsion du mouvement industriel du début de ce siècle, nous avons vu surgir sur notre territoire des grands centres, des villes immenses dont le peuplement s'est effectué au détriment des campagnes. Aujourd'hui l'équilibre est brisé, ou bien près de l'être, entre l'élément urbain et l'élément rural de notre population. C'est un mal. Pour peu qu'elle continue à sa vitesse présente, l'industrialisation du Canada menace de lui faire perdre, d'ici quelques années, son caractère de pays agricole que, dans son meilleur intérêt, il devrait conserver longtemps encore. Cette transformation soudaine met en péril la stabilité économique du pays, l'expose aux conséquences les plus désastreuses des crises et périodiquement le fait passer par de profondes dépressions dont il ne se relève que difficilement. Rappelons simplement que, toutes proportions gardées, au cours des dernières années, le nombre des fail­lites a été plus grand au Canada qu'en tout autre pays.

 

Au demeurant, la période d'avant-guerre, l'âge d'or du Canada comme on l'appelle, a-t-elle été aussi prospère qu'on se plaît généralement à le proclamer ? Oui, si l'on s'arrête au nombre des usines nouvelles. Le capital hu­main compte-t-il pour rien dans l'organisation d'un pays? Or, n'est-ce pas au cours des mêmes années qui ont marqué dans l'industrie canadienne une augmentation de 600%, que nous avons enregistré le plus complet échec de notre politique d'immigration et, à la fois, un coulage ininterrompu de notre population indigène ? Ce phénomène tient sans doute à des causes diverses; il reste toutefois qu'il est inti­mement lié aux conditions économiques de notre pays, qu'il est l'extériorisation d'un mal interne, d'un vice d'organisa­tion. Comment expliquer qu'un pays jeune, plein de promesses pour l'avenir ne puisse garder son capital humain si les conditions de vie y sont faciles et avantageuses ?

 

Dépeuplement des campagnes et entassement dans les villes aux époques de prospérité industrielle, fuite du capi­tal humain et déperdition de nos forces vives aux époques de dépression, tel est en résumé le phénomène qui, du point de vue social, a accompagné l'industrialisation du Canada.

 

Dans le domaine politique, le processus de notre déve­loppement économique a fait naître des problèmes non moins graves que les précédents et sur lesquels ceux d'entre nos hommes publics qui s'arrêtent encore à penser, ne se pen­chent pas sans inquiétude. Nous avons compté, dans notre précipitation à tirer parti de nos ressources naturelles, sans le facteur humain et la possibilité des conflits d'inté­rêts, croyant qu'il suffirait de relier par des voies ferrées, construites à coups de millions, quelques provinces taillées au hasard dans un vaste territoire pour assurer entre elles l'harmonie et la concorde. L'expérience prouve au­jourd'hui notre erreur. Des quatre coins du pays des revendications s'élèvent, impérieuses, contradictoires. Sous l'impulsion coordonnée du capital étranger et du capital national, l'Est est en voie de devenir l'atelier du pays; l'Ouest forcément en demeure le grenier. Ces attributions différentes donnent lieu à des disputes acerbes, à des récla­mations et à des plaintes que nos compatriotes de l'Ouest confient à tous les échos et qui ne manquent pas d'en éveiller jusqu'au sein des assemblées parlementaires. De toutes les causes de désagrégation qui s'attaquent à la stabilité politique du Canada et la mettent en danger, la rivalité d'intérêt entre l'Est et l'Ouest n'est ni la moins puissante, ni la moins irréductible.

 

La situation dans laquelle nous place le voisinage des États-Unis ajoute à la gravité de nos difficultés domestiques. La nature a voulu que, du point de vue géographique, le Canada ne soit que le prolongement d'un pays immense, aussi grand que le nôtre et plus riche, qui nous dépasse de toute la puissance de ses 110 millions d'âmes et de sa for­midable organisation économique. Mais, à raison même de l'avance prise sur nous par la république voisine, la con­tinuité territoriale ne devait pas être longtemps l'unique côté par lequel le Canada s'y rattache. A mesure que le temps recule il semble, en effet, que les bornes indicatrices de la frontière perdent de leur signification. La tendance est au nivellement entre les peuples dont l'un habite au nord et l'autre au sud de la ligne 45e: nivellement économi­que qui entraîne malheureusement le nivellement moral, l'un et l'autre nous acheminant, si nous n'y prenons garde, vers l'unité politique.

 

Cependant qu'au cours des dix dernières années les placements anglais au Canada demeuraient stationnaires ou à peu près, les Américains y multipliaient les leurs et en augmentaient le total dans le rapport de 1 à 6, de $417 millions à $2,423 millions. Or, nous savons que les Américains poursuivent aujourd'hui par le prêt, le contrôle financier et le trust une campagne de conquête et d'accaparement économique d'autant plus effective et dangereuse que paci­fique. La plus grande république démocratique du monde n'est pas sans prétentions impérialistes; elle obéit aux ten­dances de notre époque et imite l'exemple des grandes puissances européennes. Leurs ambitions politiques, nos voisins ne les cachent plus; la façon dont ils tentent de les réaliser ailleurs, en Amérique latine notamment, devrait suffire à nous tenir en éveil. Le dollar est leur arme, et le peuple qui monopolise à l'heure actuelle 48% des réserves d'or du monde, entend bien s'en servir pour propager ses idées et étendre son influence. Il veut dominer sur le Paci­fique et à cette fin, il rêve d'une vaste fédération englobant les deux Amériques et dont Washington serait le centre et la tête.

 

La grande porte ouverte à l'affluence du capital amé­ricain au Canada, c'est l'industrie et le commerce. Les chif­fres cités plus haut démontrent abondamment que nos voi­sins savent l'utiliser à l'occasion. La plupart de nos industries, et les principales, s'alimentent à forte dose à la source du capital américain. Démesurément riches, nos voisins ne demandent pas mieux que d'accéder à nos demandes. Ils prennent d'ailleurs eux-mêmes le pas et viennent s'éta­blir chez nous chaque année plus nombreux. De 1919 à 1923, 700 maisons américaines ont ouvert ici des succursa­les de fabriques ou de comptoirs.

 

S'affranchir des règlements de douane, s'assurer les avantagés commerciaux que procure notre tarif de préfé­rence à l'Angleterre, disposer de leur or en des placements sûrs sont les raisons avouées de la pénétration économique des Américains au Canada. Il n'en reste pas moins vrai que la présence ici d'établissements industriels d'origine américaine rend la concurrence plus étroite, partage notre propre marché, propage le goût de l'article étranger, et tous les jours nous rapproche un peu plus de nos voisins. Systématiquement, ceux-ci nous refoulent et prennent notre place dans tous les domaines de l'activité économique. La pénétration s'opère de partout et il est peu de points inté­ressants de notre territoire que l'Américain n'ait déjà visités avec l'intention d'y planter sa tente. Périodiquement, nous consentons de nouvelles concessions; l'état de sujétion dans lequel nous vivons vis-à-vis des Américains nous interdit pour ainsi dire toute tentative de réaction. Nous subissons, ne sachant plus faire mieux, et le coin s'enfonce, le dépouillement continue, quasi irrésistible.

 

Or, la perspective d'un bénéfice pécuniaire alléchant est-elle seule à motiver cet envahissement ? Les raisons énumérées plus haut ne servent-elles pas de paravent à quelque autre projet ? Il est bien permis de se le deman­der. N'y a-t-il pas lieu de craindre que l'entrée en masse de l'or américain chez nous ne soit que le prélude d'une autre invasion préméditée et devant se produire à son heure ?

 

L'influence économique des Américains dans notre pays ne servira-t-elle pas un jour ou l'autre à y étayer leur domina­tion politique? Les faits de tous les jours nous en prévien­nent. Le pis est que nous nous habituons à cette idée; il en est même qui s'en réjouissent. Ainsi, un journal finan­cier de Toronto, (5) apparemment sans se rendre compte de la gravité d'une telle situation, en tous les cas sans une om­bre de mélancolie, notait, il y a quelques semaines, en par­lant du creusage du S.-Laurent, que le gouvernement fédéral canadien serait forcé de coopérer au projet, non seulement parce que l'Ontario l'exige, mais encore et surtout parce que de l'autre côté de la frontière, un mouvement se prépare qui, s'appuyant sur l'élément américain au Canada, pèsera sur la volonté de nos gouvernants et les obligera à participer à l'entreprise. Il ne s'agit sans doute pas de s'exagérer l'importance d'une telle déclaration; mais il ne faut pas non plus, sous prétexte de ne pas vouloir à dessein noircir le tableau, tenter, par des arguties de langage, d'en atténuer la couleur sombre. Si à certains égards, les faits peuvent avoir quelque signification, celui-là n'en manque assurément pas. (6)

 

Il en manque d'autant moins que l'état d'esprit qu'il révèle se développe dans un pays où les dissensions intes­tines règnent depuis 150 ans à l'état endémique, où tout est prétexte à querelles politiques toujours recommencées, jamais terminées, où le démagogisme fleurit si le patriotisme, plante moins robuste, n'a jamais pu s'accommoder des rigueurs de notre ciel, où la population se compose de groupements différents par l'origine, la mentalité et les aspirations, également jaloux de leur intégrité ethnique, et dont au surplus, les intérêts matériels se heurtent en des conflits quotidiens. Il en a d'autant plus, que chez nous, nul événement n'est si grave qu'il puisse susciter une émo­tion capable de courir de l'Atlantique au Pacifique, que la division règne en permanence et semble être la règle unique de notre vie; que des groupes en présence, l'un (qui n'est pas le nôtre) s'efforce par tous les moyens d'arracher à l'autre ses droits et ses prérogatives, et que précisément ce groupe qui veut tout modeler à son image, est celui dont le pays tout entier a le plus à redouter de sa versatilité quand ce n'est pas de sa bassesse démagogique. (7)

 

Enfin, il est un troisième aspect du problème, qui; pour n'avoir peut-être qu'une valeur théorique, n'en mérite pas moins d'être présenté. Même en faisant abstraction de tout ce qui précède, c'est-à-dire de l'invasion américaine et de nos difficultés intérieures, le «status» politique du Canada ne nous commande-t-il pas la prudence en ce qui concerne le capital anglais ? Si l'histoire se répète, comme on l'affirme, notre pays devra un jour ou l'autre parvenir à l'émancipation politique. Ce résultat toutefois implique une évolution continue et le relâchement graduel des liens qui nous retiennent dans l'Empire. Or, plus lourde sera la masse du capital anglais chez nous, plus lent sera notre acheminement vers le relèvement de la tutelle britannique. Notre ferveur impérialiste pourra se refroidir avec les années; il y a beaucoup à présumer que le noble Lord qui a son mot à dire dans l'administration de nos chemins de fer, ou qui de Londres ou d'ailleurs, dirige quelque vaste entreprise industrielle au Canada, ne change d'idée. Il aura pour faire valoir son opinion l'appoint de ses millions. On objec­tera peut-être qu'il est bon que le capital anglais fasse contrepoids à l'influence de l'or américain dans l'organisa­tion économique de notre pays, comme s'il était opportun, pour faire oublier la douleur que cause un mal nouveau, de rouvrir une vieille plaie. Ne craignons-nous pas qu'à continuellement charger cette balançoire dont nous sommes le pivot, nous ne finissions par être écrasés ? Ce serait, ce nous semble, un assez maigre sujet de consolation de songer, une fois dépouillés, que de notre patrimoine, les Anglais ont eu une part aussi grande que les Américains.

 

Dans la province de Québec, les arrivages ininterrom­pus de capital étranger posent un problème qui, à raison même de sa complexité, sollicite notre attention immédiate. De tous les dangers qui nous entourent, il n'en existe peut-être pas de plus agressifs. Que l'industrialisation à outran­ce de notre province par le capital étranger nous dépouille de nos biens et s'attaque ainsi à la base de notre prospérité future, la preuve en est fournie par le fait que, peuplant aux 4/5, et dans des conditions toutes particulières une des provinces du Dominion les plus riches et les plus industria­lisées, nous n'avons pas encore d'organisation économique intégralement française. Néanmoins, pour plus de préci­sion, donnons un exemple.

 

La forêt est une de nos principales richesses. C'est une ressource qu'il nous faut exploiter, mais rationnellement, avec ménagement, non pas seulement à cause de sa valeur intrinsèque que nous avons intérêt à perpétuer, mais aussi à cause de l'influence que la forêt exerce sur l'agricul­ture, le régime des eaux, etc. Or, grâce à notre politique de concession sans recours, Anglais et Américains, au cours des dernières années, se sont fait concéder à l'envi de larges tranches de nos réserves forestières, ont élevé des usines et des fabriques à la lisière de nos bois et s'y sont livrés à une exploitation telle, qu'ouvrant les yeux aujourd'hui, nous en redoutons l'épuisement prochain. De 1920 à 1923 les Amé­ricains ont placé au Canada $250,000,000 dans la fabrica­tion du papier. Cette industrie, en grande partie localisée dans la province de Québec, étant à l'heure actuelle une de celles qui consomment annuellement le plus fort volume de bois, il est assez facile d'imaginer dès maintenant qui pro­fite de l'épuisement de nos forêts et qui en souffrira demain.

 

L'accaparement de nos ressources par le capital étran­ger ajoute continuellement à la puissance des intérêts oppo­sés aux nôtres. Sur le terrain économique, nous nous heurtons à une force organisée depuis longtemps, compacte, et, sous des dehors bienveillants, unie dans la détermination de briser tous nos élans, d'entraver notre relèvement et, si possible, de nous réduire au servage. Quelles difficultés ne rencontrent pas ceux des nôtres qui, dans la direction de leurs affaires, s'inspirent ouvertement d'une pensée de pa­triotisme canadien-français? Avec quelle farouche éner­gie la caste financière anglo-saxonne, dont nous dépendons, ne mobilise-t-elle pas ses forces pour barrer la route à celui d'entre nous qui a le courage de ses convictions et la fierté de son sang ? Les chances déjà sont inégales; elles nous deviendront de plus en plus défavorables à mesure que de nouveaux apports de capitaux viendront gonfler la caisse de nos adversaires, multiplier leurs moyens d'action et conso­lider leurs positions. Chaque arrivage de capital étranger dans notre province signifie le recul du jour où notre natio­nalité pourra enfin secouer le joug économique qui lui pèse aujourd'hui si lourdement.

 

La disproportion entre nos moyens et ceux de nos con­currents grandit d'autant plus vite que tout accroissement de la puissance étrangère entraîne un affaiblissement corré­latif de la nôtre en faisant servir contre nous des forces qui normalement devraient servir pour nous. Nous possédons une main-d'oeuvre habile qui, grâce à sa discipline religieuse, joint à l'intelligence un sens moral élevé. Ce pourrait être un élément de progrès si la création de notre force ouvrière ne s'était pas effectuée jusqu'ici au dépens de la classe agri­cole. Dans les conditions présentes, c'est un pis-aller. Nos gens quittent la campagne, abandonnent la terre qui a permis à notre race de survivre pour s'engouffrer dans les villes et prendre place dans le défilé des travailleurs mercenaires soumis, dix heures par jour, à la tutelle d'un patron étranger plus soucieux des intérêts de sa bourse que du bien-être de ses ouvriers. C'est l'asservissement des fils de la race aux capitalistes métèques. L'intelligence du travailleur cana­dien-français contribue à enrichir les autres à notre détri­ment.

 

Notre main-d'oeuvre ouvrière peut être une force sociale; mais à la condition qu'elle soit contenue et orga­nisée qu'elle ne reçoive pas son mot d'ordre d'Indianapolis, car, dans ce cas, nous ne savons plus quel jour cette force se tournera contre nous. Or, plus grande sera la puissance de l'étranger, en particulier de l'Américain, dans notre province, plus il sera difficile de conserver à nos syndicats ouvriers leur caractère national. Il suffira qu'au virus du syndicalisme international qui a déjà déformé bien des consciences ouvrières, s'ajoute l'action concertée des pouvoirs d'argent décidés à éteindre définitivement en nous même les plus légitimes aspirations.

 

L'épargne populaire est la dernière ressource sur laquelle un peuple puisse compter pour secouer le jour étran­ger et organiser sa vie économique. Or, depuis longtemps, chez nous, des institutions étrangères ont pratiqué le drai­nage des écus; elles ont vécu de nos deniers, s'en sont engraissées pendant que nos propres institutions végétaient et ne parvenaient qu'après de nombreuses années à prendre leur essor. Implantées au centre, maisons de courtage, banques, sociétés d'assurance anglaises et américaines, poussent leurs ramifications jusqu'aux extrémités de la province, récupèrent de partout les petites économies, les canalisent, les rassemblent pour les déverser ensuite dans la caisse des grandes entreprises industrielles ou commercia­les étrangères. C'est une force qui nous échappe et travaille contre nous. Il ne faut pas oublier que si nous avons deux banques prospères, même puissantes, (8) nous n'avons encore, quelques mutualités d'ailleurs florissantes mises à part, qu'un seule compagnie d'assurance sur la vie à opposer aux 20 ou 25 compagnies étrangères qui opèrent chez nous et allègent chaque année le bas de laine canadien-français de plusieurs millions. La même chose peut être constatée en ce qui concerne l'assurance contre le feu. La seule compa­gnie d'assurance incendie canadienne-française qui ait encore réussi capitulait l'an dernier devant les offres alléchantes d'une société américaine. A mesure que la puissance des étrangers grandit, la position de nos propres institutions devient de moins en moins tenable; elles abdiquent et la fissure reste ouverte par où s'échappe l'argent dont nous aurions tant besoin. Nos sociétés de fiducie sont mieux implantées: elles semblent décidées à ne pas se laisser cir­conscrire, à résister à l'attraction de l'or étranger. Mais encore doivent-elles compter avec la puissance de leurs concurrentes, organisations géantes, qui, du centre de nos places d'affaires, élèvent orgueilleusement leurs somptueux édifices et semblent défier les nôtres, beaucoup plus modestes, de ne jamais monter jusqu'à elles.

 

N'y a-t-il pas jusqu'aux cinémas et aux théâtres qui soient entre les mains de tous autres que nous. Les Juifs notamment y font de brillantes affaires. Et voilà encore une ouverture par laquelle, en sens inverse, passe un double courant: un qui sort, et ce sont nos économies qui s'en vont; un autre qui entre, et ce sont les moeurs légères d'impor­tation américaine, les coutumes de toutes origines qui pénètrent notre organisme social, dissolvent la moralité publique, énervent la conscience populaire et défigurent l'âme de la race.

 

C'est ainsi que chez nous, l'organisation étrangère déjà forte et continuellement alimentée par de nouveaux apports de capitaux devient pour nos institutions sociales une véri­table menace. Le marché, restreint est divisé et subdivisé. Dès leur origine, nos sociétés d'assurance ou autres sont vouées à une existence précaire, souvent éphémère. Elles ont, en premier lieu à supporter la concurrence de maisons similaires anglaises ou américaines implantées ici depuis longtemps ou, si récemment arrivées, possédant à l'extérieur un appui suffisamment solide pour leur permettre de consentir parfois de lourds sacrifices pour prendre pied au pays et vaincre la concurrence indigène; en second lieu, elles doivent surmonter l'apathie de nos nationaux qui par une singulière déviation de jugement , préfèrent dans bien des cas accorder leur faveur à l'étranger. Au reste, cette déplorable dispo­sition de la clientèle canadienne-française à l'endroit de nos institutions nationales tient du fait qu'obligée durant plusieurs années de traiter uniquement avec des maisons étrangères, elle s'est peu à peu habituée à l'idée qu'en ma­tière financière ou simplement économique, il n'y a que les Anglo-saxons à qui elle puisse faire confiance. Évidem­ment un redressement s'impose; mais combien la tâche sera difficile si l'influence continue à grandir de ceux qui ont intérêt à ce que cet état d'esprit se perpétue ?

 

Enfin, le renforcement continu de la puissance étran­gère nous achemine fatalement vers la création, dans notre province, d'un sur-État économique, capable éventuellement d'imposer ses quatre volontés au pouvoir public. N'a-t-on pas dit déjà que l'autorité politique n'est chez nous qu'un instrument entre les mains de la haute finance ? Certains faits ne semblent-ils pas corroborer cette affirma­tion ? Pourquoi tant de persistance à poursuivre un( politique de désistement en faveur de l'étranger ? Pourquoi des invitations réitérées aux capitalistes anglais ou américains à venir nombreux exploiter nos ressources natu­relles quand on ne fait rien pour garder nos gens sur la terre ou arrêter leur Exode vers la frontière? Pourquoi tant de zèle à aider la grande industrie, cause du congestion­nement des villes, quand on fait si peu pour favoriser le développement de la petite industrie rurale qui assurerait une plus égale et plus abondante circulation de la vie éco­nomique à travers la province. (9) Pourquoi tant de capital étranger quand on laisse fuir le nôtre sans rien tenter pour le retenir et l'organiser? Pourquoi cette politique à courte vue qui perpétue la croyance que nous sommes un peuple inepte et incapable, quand on ne fait rien pour fixer et éclai­rer notre population flottante et indécise ? Nos gouvernants subissent-ils donc l'influence d'une force occulte? La présence de sacs d'écus dans la caisse des partis serait-elle de plus d'importance que l'avenir d'un peuple ?

 

A vouloir faire vite, grand et beau, à vouloir construire à l'aide de matériaux disparates, émanant de sources diver­ses, à laisser ainsi pénétrer librement le courant de capital étranger qui nous envahit depuis quelques années, ne répète-t-on pas dans notre province l'erreur commise il y a 25 ans dans tout le Canada, et qui mine aujourd'hui par la base la stabilité politique du pays ?

Pour n'être pas de même nature, le danger est-il moins redoutable ? La seule législature française d'Amérique ne forge-t-elle pas la machine dont elle sera demain l'esclave en favorisant l'accroissement dans notre province d'une puissance économique étrangère qui tôt ou tard se dressera contre elle?

 

« Ayons peur, ayons peur plus que jamais des succès trop rapides, véritables défaites, qui se soldent par la domi­nation de l'étranger» et la perte de l'individualité nationale.

 

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Il ne faut pas s'illusionner, les remèdes au mal que nous dénonçons aujourd'hui sont d'application difficile et ne peuvent donner de résultats tangibles que si nous savons persévérer et attendre. L'action directe est pratiquement impossible. Qui pourrait suggérer le moyen d'empêcher un étranger de s'établir chez nous ou encore, de se porter acquéreur, quand il lui plaira, des actions, cotées en Bourse, de l'une ou l'autre de nos compagnies à fonds social? C'est un vice du système; la porte reste ouverte de ce côté. Il nous faut occuper nous-mêmes toutes les avenues du domai­ne économique, nous emparer des ressources que l'étranger vient exploiter ici, construire en marge de l'organisation existante, nous substituer à elle en nous efforçant de nous soustraire à ses coups.

 

A la fois d'ordre politique et d'ordre économique, le problème qui nous occupe en ce moment « peut se résoudre par de l'autorité, de la volonté et de l'action. Mais il faut que l'autorité soit instruite et obéie; la volonté, sûre d'elle-même, tenace, inaccessible aux arguments dilatoires et aux volontés adverses; il faut enfin que l'action soit préparée, organisée et dirigée au but sans à-coup ni restriction ni arrêt ni défaillance. » (10) Comme toutes les questions d'intérêt national canadiennes-françaises, résoudre le pro­blème de la pénétration étrangère dans notre province procède d'abord et surtout de l'éducation populaire. C'est à l'âme de la race qu'il faut aller; c'est elle qu'il faut réfor­mer, sa mentalité qu'il faut refaire, la confiance en elle-même qu'il faut lui rendre; ce sont ses espoirs qu'il faut ranimer. Il ne s'agit pas uniquement d'un simple mouve­ment qui, s'étendant en surface, suscite une émotion passagère; mais d'une action continue qui, travaillant en profon­deur, atteint la conscience populaire pour la redresser, l'éclairer, la marquer à l'empreinte du patriotisme, de la fierté nationale. L'action se dirige où souffle l'esprit. Si chacun d'entre nous était bien pénétré de l'idée que pour que la vie d'une nation soit abondante et généreuse, il faut que toutes les vies individuelles lui soient ordonnées, la libération économique du Canada français serait sur le point de s'accomplir car la plupart de nos problèmes natio­naux trouveraient leur solution dans la volonté collective de continuer jusqu'au bout l'oeuvre commencée Hélas! nous sommes un peuple d'insouciants, résigné d'avance à porter tous les jougs.

 

Et pourtant, l'histoire d'hier, les luttes d'aujourd'hui, les événements de demain nous commandent impérieusement de hâter le jour où notre nationalité pourra, pour autant que la chose est possible, se suffire. Sans laisser disparaître, et précisément pour empêcher que ne s'effacent les traits distinctifs de notre âme française, il importe qu'au centre de l'Amérique anglo-saxonne et matérialiste, nous nous mettions bientôt en mesure de nous défendre en usant de l'arme avec laquelle on nous combat. La richesse assu­jettie, mise au service de l'esprit, telle doit être notre formule; mais encore faut-il que nous nous pressions d'exécuter ce programme dans lequel tient peut-être l'avenir de notre peuple, car chaque jour voit se resserrer l'étreinte qui nous encercle, avive les convoitises dont nous sommes l'objet, ajoute aux difficultés qu'il nous faudra surmonter. Malgré la reprise des dernières années il nous reste beaucoup à faire pour couvrir le terrain perdu en un demi-siècle d'inertie. Quel­ques entreprises canadiennes-françaises ont progressé mer­veilleusement depuis une décade et sont une preuve de ce que nous pourrions faire si nous voulions agir avec ensemble. Mais entre elles le lien manque encore qui en ferait une force sur laquelle nous pourrions compter. Notre capital, inor­ganisé, fuit de toute part et c'est ce qui fait le péril de notre situation devant la marée envahissante de l'or étranger. Défaut d'unité, absence de cohésion, manque d'entente: caractéristiques d'un peuple dont l'âme ne sait plus vibrer au rappel du passé, dont la vie n'est plus traversée par un grand espoir, dont aucune vision d'avenir n'éclaire les préoc­cupations quotidiennes.

 

Éduquer, organiser, tout est là! Mais comment, suivant quelle méthode ?

 

Nous n'entreprendrons pas de tracer un programme d'action, de dresser le plan selon lequel il faudrait construire. On nous permettra toutefois de remarquer que l'enseignement de la grande presse qui préconise, par le temps présent, le développement hâtif de l'industrie, prétendant résoudre du même coup toutes les difficultés de l'heure, y compris le problème agricole, semble bien apparenté au paralogisme. Est-il prudent de vouloir ainsi river le sort de l'agriculture à celui de l'industrie sans distinction quant à l'origine et à la nature de celle-ci? Dans une province comme la nôtre, de petite population et de vaste territoire, la culture du sol ne doit-elle pas être plus qu'une simple fonction de l'industrie manufacturière? Le dépeuplement des campagnes, l'émigration aux États-Unis sont des chocs en retour de notre politique économique des dernières années. Il faut nous organiser, c'est admis; mais à notre organisation, il faut une base large, solide. C'est en nous appuyant sur la terre que nous pourrons nous élever jusqu'à l'industrie et non pas inversement.

 

Or, la solution du problème agricole — voir les articles de M. Charles Gagné — est plus difficile en fait qu'en appa­rence et implique toute une série de réformes que nous avons trop longtemps négligées. Nous n'insistons pas, n'ayant pas l'autorité nécessaire. Reprenons simplement, pour terminer, une idée déjà vieille, mais mal comprise chez nous et dont, par conséquent, l'application n'a produit jusqu'ici que de vagues résultats, mais qui, étant donné les conditions particulières dans lesquelles nous sommes placés, semble bien réunir les solutions à la plupart des difficultés dont nous nous plaignons. Nous voulons parler des asso­ciations professionnelles, de la coopération sous toutes ses formes. La commission Linlithgow, constituée il y a quel­ques mois pour étudier les méthodes de vente et de réparti­tion des produits agricoles en Grande-Bretagne et pour rechercher les moyens de réduire l'écart considérable existant entre les prix payés aux producteurs et exigés du consommateur, suggère, dans son rapport, la formation en coopérative des uns et des autres. Les coopératives de consommation sont d'ailleurs depuis longtemps répandues et florissantes en Angleterre. Au Danemark, la coopération agricole a permis aux cultivateurs de prendre pied sur le marché européen, de s'y maintenir et même de venir de ce côté-ci de l'Atlantique concurrencer, sur son propre marché, le producteur américain. Le fermier néo-zélandais, orga­nisé, supplante, sur le marché impérial le fermier canadien. Au Canada, dans le Québec, nous avons surtout voulu faire de l'organisation coopératiste, comme d'à peu près toute chose, une pièce d'artillerie pour campagnes électorales. Partout ailleurs, la coopération est considérée comme une force; on en use et elle donne de bons résultats. Ici, elle en produit de médiocres, parce que dans un organisme qui, par définition, est un groupement, une association, on a intro­duit un principe de division : la politique.

 

Et pourtant, cette forme d'organisation économique semble bien être celle qui répond le mieux à nos besoins. Nul peuple, plus que nous, n'est dans la nécessité de grou­per ses énergies. La coopération a une valeur éducative; vivant d'association, elle heurte l'individualisme. Quand nos gens auront bien compris qu'il faut s'unir, qu'il y a avantage pour chacun de soutenir son voisin et de s'appuyer sur lui, le gros de l'effort sera donné. Il suffira d'une direc­tion intelligente pour arriver en peu de temps au but que nous souhaitons

 

« Notre capital n'est si faible que parce qu'il est inorganisé écrivait très justement l'an dernier l'Action françai­se. Cependant, si nous pouvons en retenir une partie et la détourner vers nos propres oeuvres, c'est grâce à l'existen­ce de sociétés comme les Artisans, l'Alliance nationale, la Caisse nationale d'économie et quelques autres qui cane li­sent les petites épargnes et les font servir à notre avantage. Or, que sont ces sociétés sinon l'application du principe de mutualité, une forme de coopération ?

 

De même, si l'industrie laitière a progressé dans le Québec, nous le devons à l'association professionnelle. Pourquoi ne pas étendre le même principe aux autres spé­cialités agricoles? Appliquée à la grande industrie, la coopération n'a encore donné nulle part, et pour des raisons qu'il est inutile d'énumérer ici, de résultats satisfaisants. Il reste toutefois qu'elle est applicable avec avantage aux organisations industrielles de petite et de moyenne enver­gure. Ne serait-ce pas le meilleur moyen d'activer dans notre province, partout où la chose est possible, l'épanouissement de la petite industrie rurale, de donner à celle-ci l'élan que tout le monde désire lui voir prendre ? La mise en conserve des fruits et des légumes est encore ici dans son enfance. Une coopérative solidement établie ne pourrait-elle pas promouvoir le développement de cette industrie, nous soustrayant ainsi à la dépendance de l'Ontario? Ce n'est qu'un exemple, et pourtant c'est de cette façon, nous appuyant sur une base, procédant par étapes et avec méthode, que nous briserons les liens qui nous tiennent en tutelle, que nous fonderons notre prospérité future. Aux pouvoirs publics de susciter, de promouvoir, d'aider, ce qui ne veut pas dire s'ingérer, contrôler, tracasser.

 

De toute façon, un credo est nécessaire, une doctrine d'où se dégagent des clartés et des directions s'impose. « Au commencement de toute chose est le verbe », écrit Georges Valois. L'opportunisme est une politique simplement désastreuse. Pourrons-nous toujours vivre d'expédients? La lourde influence anglo-saxonne nous enveloppe, nous pénètre, nous travaille intérieurement. C'est un fait. Ne serait-il pas temps que ceux qui ont en mains l'orienta­tion et l'avancement de notre peuple définissent leur attitude, adoptent un programme, agissent désormais suivant un plan préétabli, inspiré d'une idée, clairement, nettement déterminée, ne laissant aucune place à l'équivoque ou à l'alternative? Depuis assez longtemps, nous allons tâton­nant, plus ballotés [sic] que guidés, obéissant davantage à un sentiment instinctif qu'à une direction intelligente L'heu­re est venue d'une action concertée vers un but unique: l'épanouissement de notre vie nationale. L'avenir du Canada français n'est-il pas au-dessus de toutes les bri­gues et intrigues de coteries ?

 

Nous habitons un territoire qu'une nature généreuse a semé d'abondantes ressources. L'étranger nous les envie et s'en empare. Laisserons-nous faire, fermant les yeux, ou tenterons-nous de mettre nous-mêmes en oeuvre les biens que nous possédons? Essaierons-nous de nous en assurer la possession future, et dans le Québec, d'occuper toutes les hauteurs, de commander tous les postes stratégiques? Grâce à Dieu, nous avons aujourd'hui le nombre; nous avons aussi l'argent. Savons-nous vouloir ? Il nous reste — et c'est tout un programme, mais combien de fois énoncé — pour résister aux influences de l'extérieur et aux pressions de l'entourage, à parfaire notre organisation économique, à élever autour de nous cette muraille mouvante dont parlait il y a quelque temps un journaliste, muraille contre laquelle viendra se briser le flot des infiltrations étrangères, à l'abri de laquelle, dans le sens de ses origines, grandira le petit peuple issu de cette poignée de braves qui, il y a trois cents ans, traversaient l'Atlantique pour venir planter au centre de l'Amérique barbare, l'emblème unique de la véritable civilisation: la croix du Christ surmontée des armes de France.

 

(1). Soumis au statisticien du Dominion, ces chiffres n'ont pas été rejetés, ce qui indiquerait que les statistiques fournies par le Financial Post sont en deçà de la limite. Harvey-E. Fisk estime en effet à $5,250 millions le total des capitaux étrangers au Canada.

 

(2). Le Financial Times, estimait récemment à $400 millions à peu près nos placements à l'étranger.

 

(3) C'est ce qu'oublient la plupart des journaux qui traitent de la question.

 

(4). Nos amis les Canadiens.

 

(5). Financial Post.

 

(6). Voir Gazette du 11 février, 1824 un article de F. D. Bar­njum intitulé «La route du S. Laurent» «Si un nouveau témoi­gnage que le Canada est en voie d'être vendu armes et bagages aux États-Unis est nécessaire, la réponse du gouvernement canadien aux avances de Washington concernant le creusage du S: Laurent nous l'apporte... Si les mots ont un sens, cette réponse signifie que nous nous apprêtons à laisser aux États-Unis la haute main sur le territoi­re situé au sud du fleuve. Quand nos voisins contrôleront la rive sud, combien leur faudra-t-il de temps pour occuper la rive nord!» L'emprise américaine n'est donc pas une fable et on la redoute en d'au­tres milieux que le nôtre!

 

(7).  Banquets de bonne entente et campagnes insidieuses de cer­tains journaux anglais de la province voisine. Le dernier homme et le dernier sou canadiens à l'Angleterre; le fleuve S. Laurent aux États-Unis Voilà pour illustrer les palinodies de nos associés.

 

(8). Resterait à voir jusqu'où le régime bancaire canadien, dont on dit si grand bien, nous est avantageux. Faudra-t-il s'étonner si un jour ou l'autre on se rend compte qu'une réforme s'impose de ce côté? Mais qui portera la main sur l'Arche sainte?

 

(9). Dans un des derniers numéros de son bulletin Canadien, l'éco­nomiste américain Babson, donne comme une des causes de l'instabilité du marché canadien le congestionnement des villes et l'absence d'ac­tivités industrielles dans les campagnes.

 

(10). Programme que Henri Godin traçait pour la France au prin­temps de 1922. De l'autorité! de la volonté! de l'action! que voilà des mots qui disent bien ce qui nous manque davantage!

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Source : Esdras MINVILLE, « L'ennemi dans la place: le capital étranger », dans l’Action française, Vol. XI, No 6 (juin 1924) : 323-349.

 

 
© 2006 Claude Bélanger, Marianopolis College