Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Juin 2006

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

La vocation économique de la province de Québec

(1934)

 

[Ce texte fut publié par Esdras Minville en 1934. Pour la référence bibliographique précise, voir la fin du document.]

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Note de la rédaction dans l’édition originale (probablement écrite par François-Albert ANGERS): On a beaucoup exagéré, en termes d« agri­culturisme », la thèse de l'opposition des « élites » québécoises à l'industrialisation du Québec. En fait, depuis l'orée du XXe siècle, nos « élites » politiques, alors concentrées à la direction de nos deux partis, libéral et conservateur, étaient résolument industrialistes. D'ailleurs, le parti libéral a été au pouvoir à Québec sans discontinuité à partir de 1896. Il se faisait réélire à chaque quatre ans par d'énormes majorités en vantant sa politique d'industrialisation et de création d'emplois par la concession des ressources au capital américain sans réserves et sans conditions. Les « agriculturistes » ne dérangeaient pas grand monde! Les budgets des ministères de l'agriculture et de la colonisation étaient insignifiants. II est vrai qu'il n'existe même pas, en contrepartie, un ministère de l'industrie ; mais avec la politique de mise en valeur par le capital étranger, le développement rapide du Québec n'en exigeait pas. Les Américains nous tenaient lieu de tout !

 

Les nationalistes n'étaient pas, comme on l'a trop prétendu, ceux qu'on pourrait être justifié de traiter d' « agriculturistes ». Mais dans les milieux où ils étaient les plus susceptibles d'être entendus — c'est-à-dire les milieux non partisans — la thèse de la vocation agricole du Québec avait une forte audience. Il en résultait une confusion agaçante pour les milieux nationalistes, où l'on dénonçait vigoureusement la forme de développement industriel que le gouvernement du Québec patro­nait ou laissait faire, mais où l'on ne voulait pas non plus que cette opposition de circonstance, mais entachée de gravité quant au genre d'industrialisation pratiqué au Québec, servît à diriger l'opinion vers l'idée d'un développement purement ou même principalement agri­cole.

 

Le texte qui suit, eut pour cela un grand retentis­sement à l'époque et provoqua bien des réactions en divers milieux. D'autant qu'en plein coeur d'une interminable crise économique, le « retour à la terre » restait le seul moyen disponible au Québec pour rééquilibrer la société : or jamais la vocation non agricole du Québec n'avait été affirmée avec autant de netteté et sur le ton d'une affirmation, même au coeur de la prospérité indus­trielle des années '20. Le ton provocateur, pour l'esprit, de l'époque, venait justement de l'agacement face aux résistances et du désir d'en finir avec les à peu près. Minville éclatait devant des thèses comme celles du P. Alexandre Dugré. Mais ce qu'on a appelé des tendances « agriculturistes », au delà de la pensée générale de l'Église, toujours favorable partout dans le monde aux vertus rurales, provenait surtout de milieux directement engagés dans les entreprises de colonisation ayant la tendance naturelle à surfaire l'importance de leur action, toujours difficile, dans l'élan des efforts néces­saires pour réaliser leurs objectifs d'ouvrir de nouveaux territoires et d'y installer des fils de cultivateurs. Ceux-là sentaient l'efficacité de leur travail menacé par des affirmations aussi catégoriques, qui pourraient détourner d'attacher autant d'importance qu'ils en réclamaient pour leur travail. La déclaration de Minville fit donc beaucoup parler d'elle à l'époque.

 

Les hommes de science ont l'habitude de dire que pour dominer les lois naturelles il faut commencer par s'y soumettre.

 

Nous pourrions, nous appropriant cette règle, dire à notre tour que pour organiser rationnellement un territoire, c'est-à-dire de façon à en obtenir le maximum de rendement économique et humain, il faut commencer par se plier à ses exigences. Cela suppose, il va sans dire, qu'on a pris la peine de les étudier non seulement dans les grandes lignes, mais dans le détail, et qu'en possession de toutes les données, on s'applique à les agencer et à les ordonner vers une certaine fin, elle-même connue et acceptée comme la plus désirable.

 

On entend souvent répéter que la province de Québec est essentiellement agricole, et dans bien des milieux on continue de soutenir qu'elle doit le demeurer. Que notre province ait longtemps été surtout agricole, cela est bien évident. C'est par la terre qu'a commencé la prise de possession du territoire et l'organisation économique. Est-ce encore le cas ? Surtout faut-il con­tinuer de prétendre que notre province est appelée à un avenir surtout agricole. II est bon d'être fixé sur ce point, car c'est l'orientation de notre politique écono­mique et sociale qui en dépend. Voyons donc quelques faits.

 

- I -

 

La province de Québec a, depuis l'amputation du Labrador, une superficie de 594,534 milles carrés — vaste étendue représentant la superficie réunie de plusieurs pays de l'Europe.

Or, en 1931, les superficies en culture se totalisaient par 9,400 milles carrés, soit un peu moins de 2 p.c. de la superficie totale. Nous ne possédons malheureusement pas de données précises sur l'étendue des terres cultivables. Une estimation fédérale l'établit à 27,740 milles carrés, y compris les superficies déjà cultivées. Ce chiffre est peut-être un peu trop conservateur. Un ancien ministre de la colonisation, l'honorable J.-Edouard Perrault évaluait il y a quelques années notre domaine agricole à 42,500 milles carrés environ. En fait, tant que la classification des sols ne sera pas terminée, que domaine agricole et domaine forestier n'auront pas été nettement délimités, nous ne saurons guère à quoi nous en tenir sur ce point. Ce qui est certain, c'est que notre domaine agricole proprement dit ne dépas­se pas beaucoup 5 p.c. de la superficie de la Province — proportion très faible qui ne permet guère d'affirmer la vocation agricole de la Province. M. Zéphirin Rousseau, chef du Service de la classification des terres au Minis­tère de la Colonisation, écrivait même en avril dernier qu'un des plus graves problèmes auxquels nous aurons à faire face d'ici une centaine d'années tout au plus c'est celui des terres de peuplement.

 

D'autres faits ajoutent du poids au précédent. On sait trop déjà quel formidable déplacement de la popu­lation rurale vers les villes nous avons eu à déplorer au cours des cinquante dernières années. En 1891 la popu­lation urbaine ne représentait encore que 33.6 p.c. de la population totale. Or en 1931, elle en représentait les 63.1 p.c. Ce phénomène n'est sans doute pas attribuable au manque de terres cultivables puisque nous n'occu­pons pas encore tout notre domaine propre à l'agricul­ture. Mais il s'explique peut-être en partie par le manque de terres commodément accessibles — car dans un pays comme le nôtre, de grande étendue et dont les régions agricoles sont dispersées, il faut compter avec les distances et le coût élevé de l'occupation et de la mise en oeuvre de territoires nouveaux. D'autres facteurs y ont aussi contribué, notamment d'expansion industrielle rapide du dernier quart de siècle effectuée sans le contrepoids d'une politique active et prévoyante de sta­bilisation et d'expansion rurales. Mais précisément ce déséquilibre dans notre développement économique est attribuable, du moins à mon avis, à l'ignorance dans laquelle nous avons longtemps été et n'avons pas cessé d'être des exigences fondamentales de notre milieu géo­graphique et humain. C'est un point sur lequel nous reviendrons dans un instant.

 

En 1931, la profession agricole n'occupait que 22.5 p.c. de la population, soit une proportion sensiblement inférieure à celle de la population rurale par rapport à la population totale. C'est donc que dans les campa­gnes mêmes nombre de gens ont d'autres occupations que la terre. Le reste, soit 77.5 p.c. se livrait à l'industrie, au commerce, à divers métiers et professions.

En 1901, les revenus bruts dérivés de l'agriculture se chiffraient par $88,390,000.; et la valeur brute des produits manufacturés atteignait déjà presque au double, soit $158,288,000. Aujourd'hui, l'écart s'est fortement accentué : les revenus dérivés de l'agriculture se tota­lisant par $175,079,000, cependant que la valeur brute des produits manufacturés s'élève à $821,021,000. La différence passe donc du double à plus du quadruple.

 

Si au lieu de la valeur brute, nous considérons la valeur nette, l'écart reste encore prononcé. Ici les chif­fres sont plus récents, ne remontant qu'à 1920. Cette année-là la valeur de la production agricole s'élève à $354,715,000 soit 36.9 p.c. de la production totale — et la production industrielle à $463,205,000 ou 37.8 p.c. de la production totale. Eh bien, en 1934, les statistiques livrent les chiffres suivants : valeur nette de la produc­tion agricole, $128,047,000 ou 21.6 p.c. de la production totale ; valeur nette de la production industrielle, $380,453,000 ou 49.5 p.c. de la production totale. Il faut se rappeler que les chiffres de 1920 ne caractérisent pas la production normale du Québec, étant gonflé par le haut niveau des prix à l'époque. Remarquons toutefois que le pourcentage de la production agricole dans la production totale diminue de 1920 à 1935, mais que celui de la production industrielle augmente. En dépit de la fluctuation des prix et de la production, cela donne une assez bonne idée de la tendance générale.

 

Voilà donc les positions respectives de l'agriculture et de l'industrie dans la province de Québec à l'heure actuelle. Évidemment il y aurait beaucoup à dire sur les chiffres eux-mêmes, leur signification et la politique économique qui nous a conduits à la situation qu'ils expriment. Il serait facile de démontrer que cette politi­que aurait pu être toute différente, et que cela aurait peut-être été au plus grand avantage de la population. Car si l'expansion industrielle l'a emporté assez tôt sur l'expansion agricole, ce n'est ni parce que nous man­quions de terre propre à la culture, mais bien parce que, sous de diverses influences, un certain état d'esprit s'était créé du haut en bas de la population qui favorisait davantage le développement de l'industrie. Aujour­d'hui nous voyons mieux les inconvénients d'une politique qui nous a valu les problèmes sociaux auxquels nous avons à faire face. Mais, dans le temps il était difficile de prévoir ce qui arriverait, et d'ailleurs l'opti­misme général ne s'arrêtait même pas à le supputer.

 

Les problèmes présents ne sont pas insolubles ; l'avenir sera d'autant meilleur que nous l'aurons mieux préparé. Eh bien, pour le préparer rien de tel que d'envi­sager les faits comme ils sont.

Nous ne disposons, avons-nous dit, que d'un petit domaine agricole. En revanche notre domaine forestier est immense, 234,706 milles carrés. Qu'est-ce à dire sinon que l'industrie forestière, qui tient une grande place dans notre économie, est appelée à une nouvelle expan­sion ? En fait on peut dire que la forêt est un des élé­ments les plus importants de notre avoir et qu'elle con­ditionne largement notre économie, l'agriculture com­prise.

 

La province de Québec ne possède pas de charbon, mais elle est riche en énergie hydro-électrique. De toutes les provinces de la Confédération, elle est la plus richement dotée à ce point de vue. Ses chutes d'eau représen­tent une puissance globale de 8,459,000 h.p., débit mi­nimum, et de 13,064,000 h.p., débit maximum. Le quart seulement de cette puissance est actuellement utilisé, les chutes aménagées représentant en 1937 une force globale de 3,883,220 h.p. Or il est indéniable que l'élec­tricité est aujourd'hui un facteur industriel aussi im­portant, voire plus important que le charbon, et que nos chutes d'eau sont ainsi la clef de notre développement économique futur. Elles constituent pour les industries de toutes sortes, notamment les industries à grande consommation d'énergie, un attrait considérable. II n'est peut-être pas de ressources qui marquent d'un trait plus net la vocation économique de la province.

 

Nous ne connaissons pas encore l'importance de nos mines. Les progrès de l'industrie minière ont été durant nombre d'années plutôt lents : de 1871 à 1910 la production ne passe que de $1,781,000 à $8,270,000. En ces dernières années il y a eu toutefois un puissant essor et en 1937, la production atteint les $50,000,000. Et selon toute apparence ce n'est qu'un commencement. La prospection se poursuit sur de vastes étendues et jusque dans les parties les plus reculées du territoire. L'espoir grandit avec la recherche et chaque année voit surgir du sol de nouveaux établissements. Il y a tout lieu de croire que l'industrie minière est appelée dans notre province à une grande expansion.

Et nous ne disons rien des pêcheries, qui tiennent aujourd'hui peu de place dans notre économie, mais qui, mieux organisées, pourraient contribuer pour une beaucoup plus grande part à notre production.

 

- II -

 

Que conclure de tout cela ? La province de Québec est-aille une province agricole, appelée à un avenir surtout agricole ? Nous ne le pensons pas. Nous pensons au contraire que son avenir est surtout industriel. Forêts, chutes d'eau, mines ; voilà ses principales ressources, l'essentiel de sa richesse. Et ce sont des ressources industrielles.

 

Ce qui nous a si longtemps portés à affirmer la vocation agricole de la Province c'est probablement la préoccupation, vague, inconsciente, plus sentie que raisonnée, mais non moins réelle et toujours présente des conséquences sociales de l'industrialisation, de la trans­formation de notre économie par l'industrie. II faut admettre que les faits justifiaient assez les craintes. Mais il ne suffit pas d'ignorer un problème, de le nier, voire d'en affirmer le contraire pour le résoudre. Et cela nous ramène à l'idée que nous avons exprimée en commen­çant, à savoir que pour tirer le meilleur parti humain d'un territoire il faut commencer par l'étudier. L'industrie a prolétarisé une proportion, je dirai, effroyable de notre population. C'est un fait, mais est-ce une consé­quence fatale, inéluctable de l'industrie, et en particulier de l'industrie qui, étant donné la nature de nos ressour­ces, est appelée à se répandre dans notre province ? Nous ne le croyons pas.

 

Les forêts constituent la plus vaste de nos ressour­ces et l'une des plus caractéristiques. J'ai la conviction pour ma part qu'organisée différemment l'exploitation forestière peut, à l'égal de l'agriculture dont elle est le complément nécessaire dans les deux tiers de la Pro­vince, servir à stabiliser la population rurale et à lui assurer vie, sécurité et prospérité. En effet notre politique agricole a peut-être trop négligé l'humble détail suivant, à savoir, que chez nous l'hiver dure six mois durant lesquels l'activité agricole est suspendue ou n'est entretenue qu'au prix d'une organisation technique forcément coûteuse. Or dans l'état actuel du monde écono­mique il n'est guère possible de gagner sa vie de douze mois en six, et de s'assurer tout de même un niveau de vie comparable à celui des gens qui travaillent douze mois sur douze. II faut donc procurer du travail et des re­venus à nos agriculteurs. Or quelle est la ressource qui répond le plus exactement à cette exigence, sinon la fo­rêt? Elle est presque partout à leur portée ; les opérations forestières se font en hiver, c'est-à-dire durant la saison morte de l'agriculture. C'est une ressource permanente pourvu qu'on l'exploite selon des méthodes appropriées ; elle exige l'application d'une technique qui, bien com­prise, en fait comme un prolongement de la technique agricole. Tout problème se ramène donc à trouver la formule qui coordonnera exploitation agricole et exploitation forestière de telle façon que le rendement écono­mique et humain soit le plus élevé possible. Une telle formule existe. On l'applique dans certains pays du nord de l'Europe. II suffirait de l'adapter à notre milieu géo­graphique et humain. En fait, une expérience de cette sorte est en cours dans la Province.

 

Cela naturellement pose plus d'un problème : nos forêts sont concédées ; il faudra les reprendre ; plusieurs entreprises les ont gagnées en garantie d'emprunts dis­séminés dans le public. Donc problème juridique d'une part, problème financier de l'autre. Mais quelle est l'im­portance de ces problèmes en regard du problème hu­main que pose la situation actuelle ?

 

Remarquons que la réorganisation de l'industrie fo­restière dans le sens que nous venons d'indiquer, non seulement consoliderait l'agriculture telle qu'elle existe déjà dans les régions à vocation agricole, mais qu'elle permettrait en outre d'utiliser à des fins agricoles des sois qui sans l'appoint forestier ne sauraient faire vivre leur homme. Elle permettrait donc d'augmenter con­sidérablement le potentiel agricole de la Province.

 

Il en est ainsi d'autres ressources comme les pê­cheries, qui, même réorganisées et pour la raison déjà invoquée, ne sauraient dans notre province assurer une existence convenable à la population maritime, si l'ex­ploitation n'est pas coordonnée avec une autre qui la complète, en parachevant le programme de travail annuel des pêcheurs. Et la forêt se prête à ce rôle puisqu'elle complète la pêche au lieu de la concurrencer.

 

Nous ne pouvons sans doute pas en dire autant des mines et des chutes d'eau. Mais voilà tout de même déjà de quoi consolider sérieusement, en l'élargissant par la base, l'organisme économique et social de la Province. Le tout est de nous mettre à l'étude, ayant en vue non pas tant les bénéfices en argent à réaliser que la sécurité, la stabilité économique et sociale de la population. L'inventaire des ressources naturelles est à ce point de vue une initiative de première importance. La recherche économique et la recherche scientifique ordonnées et méthodiques feront le reste. Et l'industrie ainsi fondée n'aura plus les conséquences sociales qu'on lui reproche.

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Source : Esdras MINVILLE, « La vocation économique de la province de Québec », dans L’Action nationale, Vol. LXV, Nos 9-10 (mai-juin 1976) : 784-793. Ce texte est la transcription d’une causerie présentée au programme de l’Agora du dimanche, à l’antenne radiophonique de Radio-Canada, en février 1934.

 

 
© 2006 Claude Bélanger, Marianopolis College