Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Juin 2006

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

Esdras Minville et l'École des Hautes Études Commerciales (HEC)

 

[Ce texte a été rédigé par François-Albert Angers. Pour la référence bibliographique exacte, voir la fin du document]

Retour à la page sur Esdras Minville

 

Directeur pendant 25 ans

 

Au cours de l'été 1938, Esdras Minville devient direc­teur de l'École des Hautes Études. II occupera aussi plus tard le poste de doyen de la Faculté des Sciences sociales, mais sans cesser de faire de la direction de l'École son occupation principale. Il restera au poste pendant vingt-cinq ans. C'était un diplômé de l'École, dont il avait obtenu la licence ès-sciences commerciales en 1922. Après ses études, il avait fait un stage chez Versailles, Vidricaire & Boulais, où il avait travaillé, sous la direction d'Olivar Asselin, à la

 

rédaction du bulletin publicitaire La Rente, contact avec un maître de la langue qui devait contribuer à aiguiser son souci de la correction linguistique. Il avait contribué, avec Gérard Parizeau, François Vézina, Jean Nolin et Fortu­nat Fortier, à la fondation de l'Actualité économique, d'abord revue de l'Association des Licenciés de l'École, puis absorbée par l'École, en 1929, quand l'Association fut à bout de ressources. A l'École, où il entre en 1924, il sera professeur de composition française et de « fran­çais commercial » aux cours du soir, puis dans les pré­paratoires du jour, directeur du service de publicité, directeur de l'Actualité Économique, et professeur d'histoire économique du Canada en troisième année du cours de licence.

 

L'école avant Minville

 

Il succédait à Henry Laureys, un Belge, qui avait succédé lui-même en 1916, à M. A.-J. Bray, un autre Belge, premier directeur de l'École dès ses débuts en 1910. Le règne de M. Laureys à l'École avait également été long et significatif. Sous cette direction, énergique et dynamique, l'École s'était vite élevée au rang de la notoriété. Bien imbu des hautes traditions universi­taires européennes, M. Laureys s'était vigoureusement attelé à la tâche de transformer une institution qui avait débuté au niveau d'une neuvième ou d'une dixième « primaire supérieure », en une institution universitaire capable d'abord d'être affiliée à l'Université Laval (l'Université de Montréal ne devait elle-même naître qu'en 1920) ; mais également et indépendamment des exigences plus ou moins rigoureuses de l'affiliation, d'atteindre le niveau de qualité et de réputation des Grandes Écoles ou des Universités de calibre européen.

 

A ces fins, M. Laureys s'était d'abord attaché à créer pour l'École un corps professoral de carrière. Il avait progressivement élevé les exigences d'entrée à l'École pour les étudiants afin que l'accès au cours régulier soit axé sur le baccalauréat. Pour que l'École ne soit pas fermée de ce fait aux élèves du cours primaire, il avait institué des préparatoires, d'abord une, puis deux et trois, où les étudiants étaient soumis à rude épreuve de travail et à un fort coefficient d'élimination. Les exi­gences pour l'entrée en préparatoires se faisaient de plus en plus rigoureuses au fur et à mesure que le système primaire supérieur du Québec se développait, la 12e ayant fini par être requise pour l'entrée en première préparatoire.

 

Quant aux professeurs, après le premier stade de recours aux personnalités canadiennes-françaises les plus prestigieuses du milieu des affaires pour les cours de gestion ou de techniques des affaires, et à des pro­fesseurs européens pour les sujets généraux, M. Laureys poursuivit l'édification de son corps professoral à partir de ses propres diplômés, dont les plus brillants se voyaient attribuer des bourses d'études en Europe ou aux États-Unis par le Secrétariat de la Province en vue de l'acquisition d'un autre diplôme universitaire au delà de leur licence HEC. M. Edouard Montpetit, qui avait créé à l'École le premier enseignement régulier d'économie politique au niveau universitaire au Québec, avait effec­tivement inauguré le système. La Corporation de l'École l'avait envoyé en Europe, dès 1907, pendant que l'on construisait l'immeuble, pour qu'il fût prêt à inaugurer son cours lors de l'ouverture en 1910.

 

II aurait été bien présomptueux de parler de recher­ches à ce moment-là. Mais M. Laureys prépare systématiquement le terrain à l'esprit de recherche. En fait, son prédécesseur, M. de Bray, avait lancé le mouvement. II avait dès le début créé une revue, La Revue économi­que canadienne, comme moyen de stimuler les profes­seurs à la publication ; mais cette expérience fut vite abandonnée, étant estimée trop coûteuse par les admi­nistrateurs de la Corporation de l'École. En 1929, M. Laureys pourra reprendre l'expérience en obtenant les budgets nécessaires pour absorber et soutenir l'Actualité économique.

 

Mais il s'applique aussi à féconder le milieu par l'invitation de professeurs étrangers, qui viennent exposer en conférences publiques dans l'amphithéâtre de l'École, certains des résultats de leurs travaux. D'autre part, l'École a développé un système de cours par correspondance qui amène les professeurs à rédiger des textes pour servir de guide ou de manuel aux étudiants inscrits à ces cours. Et elle subventionne, sur présentation des manuscrits, les professeurs qui préparent des manuels.

 

Ouverture au monde

 

M. Laureys soigne aussi tout particulièrement le rayonnement extérieur de l'École. Il a toute la prestance d'un ambassadeur, ce qu'il deviendra d'ailleurs pour le Canada, une fois sa direction de l'École révolue. Au Québec, il maintient tout particulièrement ses contacts avec le milieu des affaires en s'engageant activement dans les milieux des Chambres de Commerce. II devien­dra membre du Conseil d'administration de la Chambre de Commerce de Montréal ; et en suivra l'ascension traditionnelle des divers postes du Bureau, jusqu'à et y compris la présidence. Les idées qu'il développe et qu'il veut propager dans le milieu, de la même façon qu'il en donne l'orientation à l'École, sont très internationalistes : la conquête des marchés extérieurs. Il cherche à convaincre nos milieux d'affaires canadiens-français de sortir de la perspective du marché local, de s'engager résolument dans les voies du commerce d'ex­portation comme moyen de grandir.

 

Avec lui et à sa suite, la pensée économique cana­dienne-française devient très innovatrice dans notre milieu anglo-canadien fermé par l'idéal colonialiste. L'École des Hautes Études commerciales devient le centre prin­cipal d'une analyse critique rigoureuse et vigoureuse de la politique commerciale canadienne, qui se satis­fait de trouver sa prospérité et son « indépendance », selon la formule d'André Siegfried dans deux « dépen­dances », dans le triangle commercial et financier Otta­wa-Londres-Washington. Laureys et les autres économistes qui naissent de l'École 'prêchent la diversification des marchés internationaux comme moyen d'assurer le plein développement du Canada et de protéger la prospérité contre les aléas que présentent ses liaisons trop … par­ticulières. Combien cela se révélera juste, après 1929, quand le Canada subira si durement le double contrecoup de la grande crise qu'on a dite mondiale — en grande partie parce que les horizons de nos milieux situaient le monde dans l'orbite anglo-saxon, mais qui fut surtout une crise générée par le monde anglo-saxon et sérieuse par dessus tout dans le monde anglo-saxon. Le Canada, coincé entre les deux crises américaine et britannique, en porte finalement le poids le plus lourd.

 

L'américanisation par Toronto

 

Cette thèse, et cette incitation aux Québécois d'être les fers de lance de cet effort de diversification en se lançant sur les marchés extérieurs autres que britanniques et américains, était en fait, quand on la regarde avec le recul du temps, géniale, plus géniale qu'elle se percevait peut-être elle-même sans doute. II nous a trop échappé, en effet, que le repliement vers l'intérieur — si vaste que fût cet intérieur — imposé par l'idéal confédératif, ne correspondait pas à la meilleure vocation du Québec, de par sa position sur un grand fleuve et sur un vaste océan, de par la richesse de ses ressources, internationale avant tout, plutôt que canadienne ; et cela avec autant de force et d'évidence que la contestation que fit Minville de la vocation agricole, alors que toute la structure et toutes les ressources impartissent au Québec avant tout une vocation industrielle, la place de l'agriculture ne pouvant se présenter que comme un appoint, mais d'autant plus important pour cela. On nous a estropié finalement en nous imposant, par le truchement d'une politique canadienne, le retournement vers un intérieur dont le centre ne pouvait guère être alors que Toronto, après avoir été lancé de Montréal en raison de l'accident géographique des rapides Lachine.

 

Importance du commerce international

 

Pensons seulement à ce que serait la situation du Québec d'aujourd'hui, face à son indépendance, si la politique qu'envisageait M. Laureys avait pu se réaliser. Imaginons que nos hommes d'affaires seraient devenus de grands hommes d'affaires parce qu'ils auraient pu donner à leurs entreprises la dimension qu'aurait permise un intense engagement sur le marché international. Les peurs de représailles que nous entretenons, en en exagérant d'ailleurs fortement les conséquences, par rapport au marché canadien qu'on nous dit absolument nécessaire au soutien de notre économie, se seraient trouvées réduites à la proportion d'une cause de mini­me importance. Le travail de négociation et de conclusion de traités commerciaux que nous devrons poursuivre après l'indépendance pour élargir la base de nos interdépendances se trouverait réalisé. Nous nous sentirions déjà plus libres en cela même que le Canada aurait encore plus besoin de nous, ce qui est déjà le cas actuellement, que nous n'aurions besoin de lui.

 

Deux conceptions différentes

 

Est-ce à d'ire que Minville, qui orientera l'Écale dans une tout autre direction comme on le verra, a eu tort contre Laureys, car le débat à ce sujet fut vif à l'épo­que dans les milieux qui touchaient l'École ? Problème sans doute complexe, mais qui se situe dans la détermination du réalisme relatif des deux prises de conscien­ce en cause. Laureys, venu de l'étranger, et d'un pays au surplus qui a fait ainsi ,sa grandeur de petit pays, avait la réaction d'un homme qui raisonne en fonction d'un pays normal, alors que ni le Québec ni le Canada n'étaient des pays normaux. Minville homme du cru, voyait davantage les réalités propres de ce milieu anor­mal, les limites qui se trouvaient par là imposées à une action supposant au départ la normalité, et recherchait d'abord les moyens d'accéder à la normalité. Laureys était sûrement dans la mentalité du temps, courante même chez nous, qui refusait de penser que le Québec, en tant que francophone, pouvait être objet de discrimi­nation : tout lui paraissait affaire d'initiative et de com­pétence. Et par rapport au Canada, il ne percevait pas assez intensément non plus, les liens coloniaux sentimentaux qui mettaient obstacle à l'application des politiques qu'il proposait. II raisonnait sur un Canada dont les intérêts se définiraient par le Canada, alors qu'effec­tivement ils se définissaient surtout alors en fonction de l'Angleterre.

 

Où se situe l'irréalisme de Laureys?

 

Que serait-il vraisemblablement arrivé si nos hommes d'affaires québécois s'étaient lancés intensément dans la voie qu'il leur indiquait ? Ils se seraient butés à une politique douanière et commerciale canadienne qui voulait privilégier les relations d'abord britanniques, puis amé­ricaines. On n'aurait pas accepté de changer les règles du jeu pour faciliter la diversification des marchés, né­cessairement nuisible aux intérêts des deux autres partenaires. Au Canada anglais, personne ne voulait cela. Et le fait que c'eût été le Québec qui aurait voulu cela, pour se donner plus de prestance économique, n'aurait pas été pour en faciliter l'acceptation.

 

Il a fallu la guerre pour nous révéler, au grand jour, jusqu'où allait la force de l'attachement canadien aux intérêts britanniques en préséance sur l'intérêt « cana­dien ». Il a fallu voir d'abord comment Mackenzie King justifiait l'entrée du Canada dans la guerre au nom de « l'intérêt canadien », qui ne pouvait en somme pas se dissocier de l'intérêt de l'Angleterre et du Commonwealth. Il a fallu voir ensuite les efforts inouïs, et franchement avoués dans des discours aux Communes, que le gou­vernement canadien poursuivait pour sauvegarder le maximum possible d'hégémonie des intérêts britanniques au Canada. Alors que les États-Unis prêtent à l'Angleterre, le Canada donne pour que des obligations de rembour­sement ne viennent pas, après la guerre, obliger la Grande-Bretagne à liquider ses intérêts au Canada. On acceptera de limiter les occasions de développement industriel que la guerre fournit au Canada pour ne pas risquer de créer des industries qui pourraient concur­rencer les industries anglaises après la guerre ; et quand on s'y mettra, c'est sur l'ordre du gouvernement britan­nique, dont un ministre déclarera froidement aux Com­munes, un bon matin : « Nous avons décidé d'industria­liser le Canada ». On refusera d'exiger ou d'accepter en paiement certains titres canadiens détenus par les Britanniques, et de « canadianiser » ainsi notre économie, afin de ne pas déranger l'influence économique et financière britannique au Canada ; et le fait que les Anglais, moins sentimentaux, vendront finalement cer­tains de ces titres aux Américains, causera aux Cana­diens un choc qui marquera le début d'une réaction proprement « canadienne » dans les politiques. Le gouvernement canadien refusera ouvertement de profiter des ouvertures offertes au Canada sur les marchés étran­gers pour que les Britanniques puissent retrouver leur place libre après la guerre sur les marchés interna­tionaux.

 

Minville et la fin du colonialisme économique

 

C'est l'instinct de la connaissance vécue et la clairvoyance de tout cela que Minville avait et qui lui faisait voir autrement le rôle de l'École des Hautes Études com­merciales, école pionnière de la pensée économique au Québec. Il avait été à une tout autre école : celle de l'Action française et de l'abbé Groulx. Il était nationa­liste, avant que d'être internationaliste pour le Québec. Le chanoine Groulx, qui avait d'ailleurs été son maître à divers égards, l'avait formé aux disciplines de recher­che qu'il pratiquait dans les « enquêtes » poursuivies à l'Action française et auxquelles Minville participe. Cette discipline de recherche reposait sur l'analyse très con­crète des faits du milieu et le dégagement des leçons ou règles à en tirer avant de se lancer dans les hypo­thèses hasardeuses et les modèles abstraits. J'ai dit ailleurs, dans le numéro du cinquantenaire de l'Action nationale (mars-avril 1963), que la série des enquêtes de l'Action française, s'échelonnant sur dix ans de pu­blication, constitue les premières recherches systéma­tiques socio-économico-politiques de calibre universitaire au Québec.

 

Minville écrit son premier article dans l'Action fran­çaise sur « les Américains et nous » (août 1923) ; puis il participe à l'enquête sur « l'ennemi dans la place », où il traite des « capitaux étrangers ». Puis c'est le coup d'éclat de 1927 ; sa conférence intitulée « Agir pour vi­vre », prononcée à la Salle Saint-Sulpice sous l'égide de la Société des Conférences des étudiants HEC et publiée dans l'Actualité économique, où il pose les bases et les exigences d'une politique économique rationnelle pour le Québec.

 

Un grand universitaire

 

De M. Laureys, Minville à l'École reçoit une formation et une tradition d'excellence universitaire qu'il va con­tinuer, mais alors en butte à des difficultés d'ordre politique qui vont gêner considérablement son action. Sur le plan de l'orientation générale, il arrive au contraire avec la tradition de Montpetit et de Groulx, qui signifie pour lui, à l'École, une contribution, mieux adaptée à l'état du milieu, à l'établissement d'une politique éco­nomique, selon un processus à la fois systématique, réaliste et rationnel par rapport à notre situation et à nos moyens.

 

Sur le plan du haut idéal universitaire, Minville aura été profondément influencé par la direction de Laureys. Lui qui venait de la Gaspésie, qui n'avait comme titre académique que sa licence HEC, sans aucune étude complémentaire à l'extérieur, donc sans avoir vécu dans des institutions universitaires de vieille tradition, se révé­lera être un universitaire de haute classe, très soucieux des standards de qualité universitaire à la fois sur le plan que l'on peut dire technique (qualité du corps pro­fessoral, niveau des cours, exigences de performance des étudiants, etc.) que sur le plan académique (souci du progrès de la connaissance, de la protection de la liberté d'expression comme exigence à cette fin, etc.). Naturellement, son souci d'une formation humaniste, qu'il continuait sans cesse de parfaire quant à lui, le disposait à entretenir de tels points de vues.

Dès sa première réunion de Conseil pédagogique comme directeur, il exprime son intention que l'École se montre plus stricte encore dans le choix, et surtout dans la promotion des professeurs aux différents paliers de la vie universitaire. II veut que dorénavant, on exige da­vantage des professeurs en termes d'activité de recher­che, de publication d'articles et d'ouvrages, de rayon­nement intellectuel dans le milieu. A cette fin, il s'appli­quera à réduire la charge dite normale de cours du professeur. II va tenter, face aux exigences budgétaires et aux normes du ministère, de l'abaisser de douze à six heures par semaine. (Comme référence, disons qu'en France, la charge régulière d'un professeur d'université est établie à trois heures par semaine). Et il se met à l'organisation d'un programme de travaux de recherche susceptible de réclamer le concours éventuel de tous les professeurs de l'École.

 

Difficultés du recrutement professoral

 

II continue également la politique de son prédéces­seur, de recrutement de nouveaux professeurs à partir des licenciés de l'École, à qui est assuré un stage d'études dans une université étrangère pour l'acquisition de titres additionnels. II systématise le régime : les can­didats ne seront pas seulement des « boursiers » du gouvernement, mais des stagiaires envoyés en congé avec solde après un ou deux ans d'expérience prise à l'École. Bientôt l'École réussira à faire admettre son titre comme donnant droit à l'admission au doctorat dans les universités françaises et américaines. Après, c'est donc le titre de docteur que les candidats pourront postuler normalement.

 

Un gros problème du régime précédent était donc en train de se régler ainsi : le manque de relève des professeurs du début, venant de l'insuffisance du recrutement et du manque de systèmes réguliers pour la formation de nouveaux professeurs. Malheureusement, l'inflation d'après-guerre et l'entêtement de M. Duplessis à ne pas vouloir permettre l'ajustement de l'échelle de traitements de l'École ont en partie saboté ce projet de création d'un corps professoral bien équilibré. De 1945 à 1957, Minville sera obligé de recourir à des expédients pour payer des traitements capables de garder les pro­fesseurs à l'École. II viendra un moment où, en dépit de tous les expédients possibles, un professeur de l'École ne gagnait pas plus qu'un ouvrier spécialisé parmi ceux qui étaient alors les moins payés. Pendant que partout les salaires montaient, l'échelle des traitements à l'École restait fixe. Si bien que les professeurs se voyaient offrir, dans le secteur privé, des salaires mirobolants en com­paraison de leur traitement à l'École: Il devenait bien difficile pour eux et leur famille qu'ils ne quittent pas. Beaucoup quittèrent effectivement, replaçant le directeur devant de perpétuels recommencements.

 

Période noire

 

Minville a vécu, dans cette période, des heures pé­nibles ; et parfois humiliantes quand, reçu par M. Duples­sis pour parler de l'École, il voyait celui-ci occuper, sans qu'il soit possible de l'interrompre, les deux heures de l'entrevue à parler des « grands» problèmes de la Province, pour n'avoir plus que cinq minutes ensuite à consacrer à l'École. Celle-ci n'avait pas dans ce temps-là l'autonomie qu'elle a aujourd'hui et la liberté relative d'administrer son budget. La première corporation au­tonome de l'École avait été abolie en 1926. A la suite d'une évolution commandée successivement par différentes hargnes politiques (il y avait liberté d'expression à l'École), elle était devenue à ce moment-là partie du fonctionnarisme provincial, avec chèque émis directement de Québec par le Secrétariat de la Province. Augmenter les professeurs de l'École HEC, c'eût été donner le branle pour une réclamation d'augmentation de tous les autres fonctionnaires provinciaux... et M. Duplessis ne voulait pas augmenter les fonctionnaires. Il ne jugeait pas leurs revendications justifiées « vu qu'il y avait des demandes comme ça pour remplacer ceux qui n'avaient qu'à partir s'ils n'étaient pas satisfaits » ; et que l'emploi de fonctionnaire tenait lieu pour lui de régime de sécurité sociale aux plus démunis.

 

Dans un commentaire à propos du décès de Minville, Gérard Parizeau, dans la revue Assurances, nous apprend qu'il a eu personnellement connaissance que Minville a finalement servi au surintendant de l'Instruction publique (dont nous dépendions) l'ultimatum de la démission : « Monsieur, avec le peu de moyens mis à ma disposition, je ne peux continuer à administrer l'École ». Minville, que je voyais à peu près tous les jours à cette époque et qui m'a mis au courant de bien des choses sur ce sujet, ne s'est jamais prévalu auprès de moi, ni naturellement de tous les professeurs qui se déso­laient de la stagnation du problème, de son geste. Exem­ple de plus de sa grande modestie, de sa grande discré­tion quand il s'agissait de faire valoir ses mérites !

 

*     *     *     *    *

 

Il se penche aussi sur l'évolution à faire subir au cours de l'École. On y prépare aux affaires. Minville, on l'a vu par ce qui précède, n'est pas un homme d'af­faires. Fils de pêcheur gaspésien, il connaît les problè­mes des affaires par son cours à l'École, par les courts contacts qu'il a eus avec une maison d'affaires avant d'entrer aux HEC. Puis, à l'École, tout particulièrement de par son rôle de directeur de la revue l'Actualité économique, il a engagé sa carrière dans une réflexion et un approfondissement continus sur les problèmes socio-économiques du Québec et du monde. II a eu le souci de compléter sa formation par, non seulement des lectures abondantes, mais de véritables études, avec direction de maîtres. En fonction d'un intérêt dont le siège est incontestablement l'économique, avec des com­pléments poussés de philosophie sociale et de pensée politique, il est avant tout préoccupé par l'insertion d'un enseignement comme celui des Hautes Études dans les grands courants de la pensée et des transformations d'un monde qu'il voit en mutation.

 

Même s'il s'est trouvé que la moitié ou plus des diplômés de l'École des Hautes Études se sont orientés vers la comptabilité professionnelle — ce qui a répandu l'idée que l'École est une école de comptables — ce résultat provenait des conditions et des exigences du milieu, non de l'orientation donnée à l'École par ses directeurs et ses conseils successifs. Bien au contraire, il y a toujours eu dans l'École une tension constante pour réduire autant que possible la poussée vers la spéciali­sation comptable. C'est que l'École, dans l'esprit même de ses fondateurs — et cette tradition a été maintenue par tous les dirigeants —, avait pour objet, non pas de se plier uniquement aux exigences du milieu des affaires tel qu'il était, mais au contraire d'aider au milieu canadien-français à remonter le courant de son infériorité économique. Pour cela, ce sont des créateurs d'entreprise que l'École va essayer de générer le plus possible.

 

Créer une conscience sociale

 

Minville en reste bien d'accord et va continuer cette tradition, mais il veut l'enrichir. Une des positions qu'il prend — et qui n'ira pas dans le sens de défavo­riser la comptabilité professionnelle —, c'est que le milieu québécois n'est pas assez vaste pour que l'École se contente de ne préparer qu'à la prise de décision base clef de d'action « entrepreneuriale » comme par exem­ple la Business School de Harvard. II tient que l'école seule ne saurait former des entrepreneurs, type d'homme ayant des caractéristiques qui tiennent à la personnalité. Et que l'École HEC, vu les besoins du milieu, ne saurait s'en tenir à se limiter aux étudiants qui montrent ces traits caractéristiques de personnalité. Son rôle lui ap­paraît donc de former les hauts techniciens compétents des différentes fonctions des affaires, tout en donnant à l'ensemble du cours un ton ou un accent qui stimule l'esprit d'initiative et incite ceux qui en ont les aptitudes à préférer le goût de la création, de l'innovation, à celui de la professionnalisation ou de l'insertion dans un cadre à titre de rouage, fût-il essentiel.

 

A cette fin, il va s'employer à maintenir ses contacts avec les hommes d'affaires pour les interroger sur les besoins de leur entreprise en termes de qualités re­quises du personnel dans les différentes fonctions ; et aussi sur leur conception de leur rôle comme sur les exigences de leur propre vie. Moulé par la pensée sociale de l'Église, il rejette la formule du libéralisme écono­mique ; et ne conçoit pas le régime de l'entreprise privée autrement qu'en fonction d'un rôle social dévolu à l'hom­me d'affaires, du fait même qu'il se trouve alors être le leader naturel à qui est confié le soin d'assurer le développement, dont dépend le bien-être de toutes les parties du corps social. II lui parait inconcevable, comme à l'Église, qu'une fonction aussi lourde de responsabi­lité et de conséquences, puisse être abandonnée au mécanisme aveugle du marché, de sorte que l'entrepreneur puisse s'estimer libéré de toute obligation morale et sociale. D'où son adhésion à l'idée du corporatisme social, dont il faut toujours dire que ses opposants l'ont jugé plus que légèrement, sans vraiment s'être donné la peine de la connaître et de la comprendre vraiment.

Si on opte pour le système de l'entreprise privée entre d'autres, ou si le système de l'entreprise privée doit continuer à fonctionner pendant un certain temps encore quelle que soit la bonne ou la mauvaise raison pour qu'il en soit ainsi, il ne peut, en tant que système, rester inorganisé, inorganique. Même conservée, la con­currence doit être intégrée dans un ensemble organique pour que les fins sociales soient aussi accomplies. La cor­poration sociale apparaît alors comme la forme démocra­tique d'organisation, à base paritaire patrons et tra­vailleurs, qui peut régir l'ensemble et en régulariser le fonctionnement. Le rôle social de l'homme d'affaires est entre autres de comprendre la nécessité de se soumettre à un ordre et d'apporter sa contribution à son édification, dans la pleine conscience que la concurrence totale l'empêche d'assumer un tel rôle. Cela, de toute façon, signifie qu'il faut d'abord créer une conscience sociale au niveau des individus concernés. II s'agit donc là de bien autre chose que ce qu'une navrante superficialité dit de la doctrine sociale de l'Église et du corporatisme, notamment dans la bouche de Laurier Lapierre à un programme aussi important que celui de l'histoire du Québec à Radio-Québec.

 

Cheminement de son oeuvre

 

De tels hommes d'affaires, ayant une conscience sociale aiguë de leur rôle et de leurs responsabilités, au moins individuelles, et ayant en même temps comme base une formation qui leur confère une compétence spéciale dans un des domaines techniques de l'adminis­tration de l'entreprise, voilà ce qui va l'inspirer dans les transformations, à apporter progressivement dans les programmes de l'École. L'effort considérable de réfle­xion qu'il a poursuivi à ce sujet se retrouve dans beaucoup de ses écrits, dont un grand nombre de conférences dans des milieux divers d'hommes d'affaires. On le re­trouve plus particulièrement dans les introductions qu'il écrit lui-même pour les annuaires de l'École d'année en année, dans un cahier publié par l'Institut d'Économie appliquée intitulé « Le chef d'entreprise », et dans un ouvrage publié chez Fides et consacré spécifiquement à « L'homme d'affaires » ; de même que dans un ouvrage plus général en deux volumes sur « Le citoyen canadien-français », partout où il est question du rôle de l'entreprise dans la vie sociale.

 

II faut bien signaler que cela était loin d'être toujours bien vu dans les milieux d'affaires, et tout particu­lièrement chez les anciens de l'École. Ce n'est pas sans cette sorte de mépris du praticien envers le théoricien qui se mêle de pratique, que l'on déplorait, dans certains de ces milieux, que l'École fût dirigée par un « sociolo­gue » ! Aujourd'hui, avec le recul du temps, il faut au moins constater que Minville voyait plus loin que le bout du nez de bien des praticiens ; et qu'il travaillait alors honnêtement, comme directeur d'une École de préparation d'hommes d'affaires, à former des hommes et à éclairer un milieu pour donner au régime de l'entreprise l'allure qu'il aurait fallu si l'entrepreneur voulait garder ce rôle de leader naturel, qu'il revendiquait. Au­jourd'hui, on est bien loin d'une telle conception même là où l'entreprise est admise à en mener assez large. Chez ceux-là qui voulaient qu'on reste à l'ordre ancien, on aurait eu avantage à entendre Minville plutôt que de le taxer d'être un « idéologue » : le temps où les réformes qu'il proposait auraient pu donner au régime de l'entreprise chez nous une place plus décisive et permanente, est passé et ne reviendra sans doute plus ; l'opinion s'est maintenant totalement détournée de l'entreprise en tant que moyen de résoudre les vrais problèmes d'une société.

 

Homme d'idées et homme de faits

 

Comme l'indique déjà ce qui précède, Minville s'est aussi beaucoup mêlé au milieu des affaires ; et ne s'en est donc pas tenu à son cabinet de travail et à élaborer des idées autour de principes, de postulats ou d'hypo­thèses de travail. La méthode qu'il avait acquise, tel qu'il a été indiqué précédemment, le détournait de ces sortes d'exercices et l'incitait à aller examiner les faits, sur place dans le « milieu ». De même que M. Laureys, il a fait sa carrière « chambre de commerce », passant par toutes les étapes usuelles de conseiller et des diverses positions de l'exécutif jusqu'à la présidence in­clusivement. Pendant une période d'au moins une dizaine d'années, il a donc été en contact quasi quotidien avec ce milieu, dans l'idée même de le bien connaître et de bien répondre comme directeur de l'École à ses besoins et à ses aspirations... normales et légitimes. Et la période de son influence à la Cham­bre de Montréal, après celle de Laureys, a donné à celle-ci un relief particulièrement brillant dans la prise de conscience du milieu des affaires aux problèmes du milieu québécois et sa participation à leur solution (1).

 

Entre autres, c'est cette présence et la perpétuation de son influence dans les quelques années qui suivirent son passage, après la fin de son cycle normal de participation aux conseils, qui ont fait de la Chambre de Commerce de Montréal, et par ricochet de celle de la Province, l'élément clef de la résistance du Québec à la centralisation fédérale. II suffit de signaler pour le spécifier, que c'est dans les chambres de commerce, et particulièrement à Montréal, que furent élaborés les idées et projets qui conduisirent à la création de la Commission Tremblay sur les problèmes constitutionnels. C'est une délégation de la Chambre de Commerce de la Province qui a effectivement demandé et obtenu de Duplessis la formation de la Commission. Toute cette action avait d'ailleurs trouvé un appui majeur dans le travail du directeur général du temps à la Chambre de Commerce de Montréal, Gilbert Latour, qui était un licencié de l'École HEC.

 

 

*     *     *     *     *

 

Études sur notre milieu

 

Mais revenons à l'orientation générale de l'École ou message qu'elle véhicule dans le milieu. Elle va se traduire à travers le programme de travaux que Minville envisage de susciter. En fait, cette action est déjà engagée quand il devient directeur HEC. II a alors surtout rayonné dans le milieu par sa participation à l'Action française, puis à l'Action nationale, qu'il fonde en 1933 pour reprendre le travail de l'Action française abandonné en 1928 pour des raisons financières. Son rôle à l'École est relativement modeste, comme nous l'avons vu. Il n'enseigne d'abord qu'au cours du soir ; et ce n'est que beaucoup plus tard qu'il prendra contact avec les étudiants du cours de licence, et dans un cours relati­vement mineur de 3e année. II y a l'Actualité économi­que par l'intermédiaire de laquelle il diffuse beaucoup d'idées ; mais c'est la plupart du temps par le biais de la chronique « Faits et nouvelles », qu'il rédige mais ne signe pas.

 

Outre d'être à l'Action nationale, il est aussi étroi­tement associé à la Commission des Semaines sociales du Canada, oeuvre du P. Papin Archambault, fondateur en fait aussi de la Ligue des Droits du français, origine de l'Action française et encore membre de la Ligue successeur de l'Action nationale. Le P. Archambault était aussi le fondateur de l'École sociale populaire, qui publiait des études diverses à caractère surtout social, et de l'Action corporative à laquelle Minville participait également. Celui-ci se trouvait donc très engagé dans le mouvement de pensée et d'action, fondamentalement et éminemment social quoi qu'en disent les détracteurs du nationalisme « conservateur » et « traditionnel », qui monte à l'assaut du régime Taschereau. Ce n'est pas en fonction de la défense de l'autonomie provinciale, dont il est peu question alors, que ce régime est contesté, mais de sa politique économique et sociale de non-intervention dans la crise économique qui sévit et — de plus loin encore dans le temps — d'abandon des ressources 'naturelles aux capitaux étrangers. Dans ce mouvement, Minville était l'économiste-conseil et il si­gnera (en tête de liste), avec Philippe Hamel, Albert Rioux, V.-E. Beaupré, J.-B. Prince, Anatole Vanier, Ar­thur Laurendeau (père d'André), Alfred Charpentier, Wil­frid Guérin et René Chaloult, le Programme de Restau­ration sociale (br ESP 239), inspiration du parti de l'Action libérale nationale qui va se former sous la direc­tion de Paul Gouin.

 

Minville a eu, à ce moment, des contacts assez fréquents avec Maurice Duplessis, qui devient le chef des deux oppositions combinées de l'Action libérale nationale et du parti conservateur, sous le nom Union nationale, en 1936. Duplessis lui offrira alors un comté pour lui confier le ministère du Commerce et de l'Industrie, dont il est l'inspirateur. Minville n'ayant pas accepté d'entrer en politique, Duplessis au pouvoir lui offrit le poste de sous-ministre, que Minville refuse de même, acceptant seulement d'agir comme conseiller du ministère avec un sous-ministre qu'il recommande : Louis Coderre. Minville pourra alors mettre en train l'inventaire des ressources naturelles qu'il avait réclamé dans « Agir pour vivre », comme base de préparation d'une politique rationnelle de développement pour le Québec. Au mo­ment où il arrive comme directeur à l'École, l'inventaire est en marche et a déjà couvert, en deux étés successifs, les comtés du Bas-du-Fleuve à partir de Kamouraska jusqu'à la Gaspésie.

 

Le projet de travaux que Minville met en marche à l'École est relié à cette entreprise et à l'élaboration finale d'une politique rationnelle, on dirait aujourd'hui d'un plan. Déjà les professeurs de l'École, économistes et géographes surtout, sont engagés dans l'inventaire des ressources naturelles. Ils font partie des équipes qui, durant les vacances d'été en compagnie d'un agronome et d'un étudiant de l'École agissant comme secrétaire, font le bilan de l'état de la population, de l'agriculture, des industries et des services dans chaque comté ; pendant qu'une équipe du ministère de l'Agriculture fait l'inven­taire des sols et une équipe du ministère des Forêts, l'inventaire de l'état de la forêt. Ces données devront être analysées ensuite. L'École s'en chargera.

 

En attendant que suffisamment de données soient rentrées, l'École s'engagera dans une sorte d'inventaire général de la situation et des problèmes des différents secteurs de l'économie québécoise. Pour ce premier stade, Minville ne vise pas tant à la recherche, qu'à rassembler dans un premier document ce qui est connu mais épars. Quelque chose l'agace tout particulièrement au Québec : beaucoup de gens écrivent beaucoup de choses, mais en tournant en rond pour redire un peu toujours les mêmes rengaines, se répétant et se citant les uns les autres sans souci suffisant, d'abord de remonter aux sources d'où la déformation graduelle des témoignages et des faits, puis surtout d'aller plus loin, d'apporter du neuf. Il voudrait, dans une première collection de travaux de base sur les sujets généraux, ramasser tout l'acquis en un bon volume et que s'en soit fini des ressassages. Ainsi prend forme la série générale de la « Collection des Études sur notre milieu ».

 

Le bénévolat intellectuel chez nous

 

Qu'on ne s'imagine pas surtout, dans l'esprit d'au­jourd'hui, que Minville, ayant l'oreille de Duplessis, a décroché le magot. D'aucuns l'ont pensé, et rencontrèrent un jour les gens de l'École pour leur demander s'il n'y aurait pas moyen de partager avec d'autres départe­ments de l'Université de Montréal. Non ! il n'y avait rien de cela. Ce que Minville travaille, c'est la réduction de la charge de cours du professeur, qui pourra donner plus de temps à la recherche. Quant aux travaux de la Collection des Études sur notre milieu, ils donneront lieu à des séries de conférences publiques pour lesquelles les conférenciers auront droit à un cachet de $25 ; et le texte paraîtra dans l'Actualité économique, histoire de réduire les frais d'impression d'un volume qui pourra être ainsi mis sur le marché à prix populaires, en foi de quoi un émoluement de $35 sera versé. Il ne s'agissait pas là de faire une philosophie d'une sorte de misérabi­lisme intellectuel, condamné au bénévolat au nom d'une  « vocation ». Il y avait simplement la prise de conscience qu'en ces années de crise économique et de chômage intensif, il n'y avait pas d'argent disponible pour la recherche au Québec, surtout étant donné les vues étroi­tes du milieu sur le sujet à cette époque ; et que des universitaires relativement bien rémunérés alors face au reste de la population, se devaient de payer de leur personne pour faire avancer leur idéal de vie et d'acti­vité universitaire.

 

Le plan, stimulant de la recherche

 

Ainsi commence et se publie, d'année en année, la série des ouvrages de la « Collection des Études sur notre milieu » : Notre milieu, Montréal économique (à l'occasion du tricentenaire), L'Agriculture, La Pê­che et la Chasse, La Forêt. Le volume sur Les Mines a été mis en train, les conférences données, les textes pu­bliés dans l'Actualité économique, mais le tout ne fut finalement pas édité parce que le dernier chapitre sur la documentation statistique (qui accompagnait chaque volume) ne fut pas terminé. Le plan du volume sur Les Manufactures fut établi, l'assignation des chapitres faite aux différents collaborateurs, et le dernier chapitre de la documentation statistique préparé (ce dernier chapitre parut seul plus tard dans la série des Études de l'Institut d'Économie appliquée), mais les autres chapitres ne furent jamais préparés. La Collection devait, selon le plan, se continuer par quelques autres ouvrages généraux sur les autres domaines de l'activité économique québécoise ; puis s'engager dans de véritables travaux de recherches par deux sous-séries parallèles de la Col­lection : une série régionale qui aurait repris, digéré, interprété, les données de l'inventaire sur les ressources naturelles et complété la connaissance des régions par des enquêtes supplémentaires dans le milieu ; une série sectorielle qui aurait d'abord entrepris l'analyse des diffé­rentes industries secondaires en fonction des dévelop­pements nouveaux à envisager.

 

Le plan de recherche était donc en quelque sorte grandiose, cohérent par rapport à un souci de recherches qui ne seraient pas trop purement théoriques, mais ordonnées à la préparation d'une politique de développement pour le Québec. Dans l'idée de Minville, l'inven­taire des ressources naturelles, commencé à raison de quatre comtés par été, devait s'amplifier de façon à couvrir tout le Québec dans cinq à dix ans au maximum. Graduellement, toutes les ressources intellectuelles et techniques des milieux universitaires et gouvernemen­taux devaient être mobilisées pour faire aboutir ces tra­vaux le plus vite possible. Déjà dans les quelques volu­mes publiés avaient été associés à l'École, d'autres professeurs de l'École d'agriculture d'Oka et de l'École d'agriculture de Sainte-Anne-de-la-Pocatière, de l'École des Pêcheries de Sainte-Anne-de-la-Pocatière, des spé­cialistes des ministères des Terres et Forêts et des Mines, etc. Du côté de l'École, où les études du début ne pou­vaient guère intéresser que les économistes et les géo­graphes, les développements ultérieurs, soit des volu­mes généraux comme les Manufactures, les Mines et les Transports, etc, soit surtout les travaux subséquents sur les différents types d'industries, devraient intéresser les professeurs des secteurs de la comptabilité et de l'administration, etc.

 

Pourquoi l'arrêt ?

 

Mais où donc tout cela est-il allé ? Et pourquoi les travaux et les publications ont-ils subi les coups de frein, puis l'arrêt qu'a laissé pressentir l'énumération des réa­lisations ? Le premier facteur a été la défaite de Duplessis en 1939. On comprend que Minville n'était guère per­sona grata chez les libéraux ; et le secrétaire de la Pro­vince du temps s'était juré qu'il prendrait la porte de l'École comme Laureys avait été éliminé par Duplessis. Nous entrons dans l'époque mentionnée antérieurement, où l'École descend aux enfers de l'intégration étroite et mesquine au fonctionnarisme, avec l'espoir que la loi de la fonction publique pourra faire taire les professeurs comme elle oblige les fonctionnaires au silence. Pour le moment cependant, l'élan de l'École dans ses publi­cations n'est pas arrêté, puisque c'est précisément pen­dant cette période de 1939 à 1944 que s'amorce et s'engage dans la publication la Collection des Études sur notre milieu. Mais la nouvelle situation politique ajoute à ce qui a été dit précédemment de l'impossibilité de compter sur l'appui du gouvernement et du secré­tariat de la Province pour aider au financement de l'opération ; d'où la nécessité des moyens de fortune et de l'engagement personnel des professeurs comme du directeur.

 

A ce point, c'est ailleurs que le freinage de l'opération va commencer: au niveau de l'inventaire des res­sources naturelles. Pour la poursuivre, Minville avait créé au ministère de l'industrie et du Commerce, l'Office de Recherches économiques, de même qu'un Office de Recherches scientifiques pour les recherches pures et d'innovation technique, etc. Or l'oeuvre de Minville sous un gouvernement d'Union nationale doit, dans l'optique de nos moeurs partisanes, être sabotée par un gouvernement libéral qui estimerait autrement rendre hommage à son prédécesseur. Ce genre de massacre des meilleures initiatives de nos gouvernants québécois a été constante [sic] dans nos annales politiques depuis la Confédération. On n'abolit pas l'Office de Recherches économiques : ce serait trop gros, trop provocant. On le laissera mourir à petit feu et sans bruit. Minville, naturellement, n'est plus conseiller du ministère et il n'est plus question de hâter le processus d'inventaire. Comme il y a là un directeur de l'Office et deux ou trois chercheurs permanents, on les laisse continuer ce qui va devenir forcément, faute d'encouragement et de moyens, un enlisement ou un enterrement de première classe dans une routine imposée. Les enquêtes de comtés se continuent, à quatre comtés par année jusqu'à l'abolition de l'Office par le gouvernement Lesage après 1960 ! Vingt années donc, et tous les comtés n'ont pas été couverts, quoique presque tous ! Mais pour les fins d'éta­blissement d'une politique économique rationnelle ré­gionalisée, qu'est-ce qu'on peut faire avec des chiffres de la Gaspésie qui datent de 1937 — et n'ont pas été tenus à jour — et des chiffres de l'Abitibi qui seront de 1960, ou quelque part par là ? Voilà bien ce qu'on appelle ruiner et déprécier — car on critiquera ce travail dans les milieux « savants » de 1960 — une initiative d'un gouvernement de l'autre parti !

 

Le Duplessis duplessiste

 

Cependant l'accusation du seul parti libéral, pour avoir démobilisé une initiative dont le succès était majeur pour l'avenir du Québec, ne serait pas juste. En effet, cette première défaite de Duplessis ne fut qu'un court interrègne libéral. Cinq ans après, Duplessis reprit le pouvoir. Mais Minville ne redevint pas conseiller écono­mique du Ministère ; et l'activité de l'Office de Recherches économiques ne fut pas revigorée. C'était un nouveau Duplessis qui arrivait au pouvoir, le Duplessis duplessiste, et non plus le Duplessis, sans doute usurpateur de la mission de Paul Gouin (la fable du bouc et du renard au fond du puits), mais quand même héritier mal à l'aise des engagements pris par l'Action libérale nationale devant le peuple du Québec. Ce Duplessis là, le Duplessis duplessiste, avait d'ailleurs appris une dure leçon, que Lesage a eu le malheur de trop oublier celle-là: c'est que quand on veut être « indépendant » dans sa politique, il ne faut pas dépenser au point de se mettre sous la coupe des financiers qui n'approuvent pas cette politique. Passant à l'autre extrême, un Duplessis aussi ménager que Séraphin succède au Duplessis dépensier des années '36. D'autant plus ménager maintenant que la politique fédérale va lui fournir dès 1945, un thème électoral sérieux, celui de l'autonomie provinciale. Il n'a plus besoin, avec cela, des politiques rationnelles et sociales pour prendre toute la Province, sauf les comtés anglais aux élections de 1948 ; puis la garder pour 25 ans de pouvoir. Les libéraux auront beau promettre toutes sortes de belles réformes sociales pour éviter la question de l'autonomie, les gens comprennent qu' « avant de mettre de la crème sur le gâteau », il faut d'abord ne pas « nous laisser voler notre butin ». Mais la question de l'autonomie, c'est un thème qui, autant que la question de la guerre en 1939, exige que le gouvernement sache se passer des financiers — donc qu'il administre avec les seuls impôts afin de ne pas se voir de nouveau acculé à faire des élections pour des raisons financières. Comme au surplus l'autonomie suffit à son succès électoral, pourquoi s'embarrasser de donner au peuple des politiques, si « rationnelles » soient-elles, qu'il ne réclame finalement pas (en termes de rentabilité électorale). Cette philosophie du pouvoir, Duplessis ne s'est pas gêné pour l'exprimer carrément en diverses circonstances, d'où le peu de cas qu'il faisait des intellectuels et cher­cheurs. D'où finalement sa propension à considérer Minville comme un rêveur plus qu'un réaliste ; ses idées ne lui étaient plus nécessaires pour garder le pouvoir, et risquaient au contraire de l'engager dans des contro­verses avec différents milieux très importants sur le plan électoral, dont les milieux d'affaires.

 

Étouffement de la recherche

 

Cependant, cela seul n'explique pas encore tout, car l'École comme telle restait toujours libre de s'engager selon le mode qu'elle avait adapté et qui la rendait éga­lement indépendante des problèmes financiers du type subvention, etc. Même si l'inventaire des ressources na­turelles se poursuivait de façon à le rendre inutilisable pour des fins de politiques cohérentes d'ensemble pour le Québec, il restait valable pour une amorce de recher­ches régionales à approfondir. Ce qui va effectivement tout bloquer, de même que précédemment pour le pro­blème du recrutement et du bon équilibre du corps professoral, c'est l'inflation et la question des traite­ments, dont nous avons vu qu'elle va handicaper les progrès normaux de l'École et de son programme de 1945 à 1959.

 

Ce que Minville attendait de collaboration de ses professeurs pour poursuivre l'oeuvre proposée, il est bien obligé de se rendre compte qu'il en vient à ne plus pouvoir le demander, ne l'ayant d'ailleurs jamais im­posé. Au contraire, il doit — et il l'encourage — admet­tre, contrairement à son opinion fondamentale sur le sujet, que les professeurs s'occupent de compléter leur revenu par des travaux professionnels extérieurs. C'est sa seule chance de les garder. Chaque année, l'augmen­tation de traitement de $100, ou de $200 pour les fins de carrière, que prévoit l'échelle de traitement de 1931 (non substantiellement revisée depuis), alors que l'échelle elle-même est fixe, équivaut, à cause de l'inflation, à une diminution du revenu réel de chaque professeur, alors que ses charges familiales augmentent. Et comme il s'agit d'une échelle d'avant-guerre, les impôts en ont déjà mangé, avant l'application de l'indice du coût de la vie, une tranche beaucoup plus forte, surtout relativement à leur exiguïté, qu'avant 1939.

 

La situation des professeurs est donc, et devient chaque jour, plus intenable. II ne leur est plus possible de consacrer leur temps à des travaux, en somme gra­tuits, même si on a voulu les considérer comme régu­lièrement inclus dans leur fonction professorale. Les difficultés de recrutement inhérentes à la même situation font de toute façon qu'ils ne peuvent plus être vus ainsi parce que le manque de professeurs reconduit à une surcharge de cours pour chacun. Après ses premiers dix ans de directorat, qui se sont poursuivis dans une certaine euphorie — d'ailleurs bien atténuée par la mes­quinerie de la phase libérale de gouvernement du temps —, les quinze ans qui vont suivre de ce direc­torat — et que Minville ne tente plus de passer à un autre en dépit de ses intentions premières parce qu'il ne veut pas laisser un état de crise à son successeur — vont plutôt être pour lui une sorte de calvaire doublé de frustrations et même d'humiliations d'une part, et d'autre part de ruine de ses espoirs d'y accomplir une grande oeuvre à l'avantage du Québec.

 

Le tunnel ou le calvaire

 

Pendant ces dernières quinze années, Minville aux HEC, c'est donc l'araignée qui ne cesse de refaire la toile que des intrusions diverses viennent sans cesse déchirer. Mais il y reste et il y travaille avec toute la patience de Pénélope. II poursuit inlassablement son travail de recrutement de jeunes candidats au profes­sorat, de défense budgétaire de la politique nécessaire pour leur permettre d'aller parfaire leur préparation par l'acquisition de doctorats dans diverses universités étran­gères. II continue d'interroger sans cesse les hommes d'affaires et de réfléchir sur la formation qu'il faut donner aux jeunes pour correspondre aux besoins des chefs d'entreprise et de l'économie québécoise. Il travaille donc constamment sur l'évolution et l'agencement des programmes. Il crée un baccalauréat en sciences commerciales, pour faire définitivement le pont entre le cours « pri­maire supérieur » et le niveau universitaire du cours de licence. II veut qu'un enseignement régulier rende la licence accessible à tous, avec le travail nécessaire ; et non pas seulement, qu'outre les bacheliers des collèges classiques, elle ne soit ouverte qu'aux quelques équilibristes particulièrement habiles à se tirer des épreu­ves ardues des anciennes préparatoires. Il développe les cours du soir en une série d'enseignements techni­ques spécialisés des affaires avec diplômes réguliers non universitaires pour ceux que les circonstances em­pêchent de suivre les cours du jour.

Et il attend dans l'espoir de sortir du tunnel auquel l'ont confiné les circonstances précédemment décrites. Mais la sortie du tunnel ne viendra que vers la fin de son temps, avec la reconstitution de la Corporation de l'École et son administration sous un régime plus ouvert aux véritables besoins de l'École et du milieu. Trois ans plus tard, c'était pour lui l'âge officiel de la retraite.

 

 

*     *     *     *     *

 

La liberté de l'universitaire

 

Mais il serait quasiment injuste pour Minville de terminer cette histoire sur cet aspect pénible et quasi pessimiste quant à sa carrière à l'École. Il y a un aspect général du directorat de Minville qui doit être signalé parce qu'il fait à sa façon époque dans nos annales universitaires et politiques : c'est l'esprit de liberté aca­démique dont il s'était d'abord lui-même prévalu avant de devenir directeur, et qu'il maintiendra, une fois deve­nu directeur, à l'égard de ses professeurs, en dépit des embêtements qui n'ont sûrement pas manqué d'en résul­ter pour lui. Ce certain esprit de liberté qu'on a toujours reconnu à l'École des Hautes Études, souvent en s'en étonnant et en se demandant comment cela pouvait être possible, il vient en très grande partie du style de direc­tion Minville.

 

Il y a des conceptions diverses de cette question dans notre milieu ; et à mon sens, on en a fait quelque peu dévier la véritable signification au cours des der­nières années. Par exemple, il s'est développé une ten­dance dans nos milieux académiques à revendiquer la liberté pour chaque professeur d'enseigner ce qu'il veut, comme il le veut, dans sa classe, à l'encontre de toute intervention ; alors que les professeurs, se montrant plus réservés par rapport à leur rayonnement dans le milieu, revendiquent moins leur liberté d'expression dans les milieux extérieurs à l'université. Il est vrai que cela est plus généralement accepté aujourd'hui et exige moins l'état d'alerte.

 

II ne saurait s'agir d'entrer ici dans la discussion du problème, qui comporte sûrement un contenu relatif au comportement du professeur dans sa classe, mais qui est beaucoup moins clair que celui du droit du professeur, d'université tout particulièrement, de jouir, au moins dans son domaine propre, de la plus totale liberté d'expression afin de pouvoir être un témoin des plus hautes vérités, même mises entre guillemets si on le préfère. Le professeur d'université en effet, lui qui est censé être à la pointe d'un savoir par son enseignement et ses recherches, est par définition le porteur des lumières qui doivent servir à éclairer les opinions de la collectivité. Nulle autre personne dans une société, sauf les écrivains, artistes, etc., qui assument un rôle similaire par leur vie propre, ne se trouve dans une situation comparable à ce sujet. On ne saurait avoir à leur endroit, à cause de cela — et c'est ce que signifie cette liberté académique qu'ils réclament — les mêmes attitudes que vis à vis des fonctionnaires ou des em­ployés d'entreprise, dont on exige le silence comme con­dition même de loyauté et de bon fonctionnement admi­nistratif des institutions concernées.

 

Dans bien des domaines de la connaissance, l'exer­cice de la liberté académique ne pose guère de pro­blème pour les professeurs qui s'en tiennent au domaine de leur spécialité. II n'en est évidemment pas ainsi dans la plupart des sciences humaines et tout particulièrement dans les sciences juridiques et socio-économiques, où la science risque souvent d'affronter le pouvoir. Mais en vertu d'un certain sentiment de responsabilité et de solidarité, même les autres professeurs réclameront le droit de s'exprimer librement, comme en vertu de leur spécialisation dans l'art de penser, dans les domaines où les intérêts supérieurs de la collectivité sont en jeu hors même de leur spécialité respective.

 

Les administrateurs aiment la paix

 

Laureys, bien imbu des traditions universitaires eu­ropéennes à ce sujet, avait en fait apporté avec lui, à l'École, ce type de sentiment. On a vu, au début de ce texte, qu'il s'exprimait en somme librement à l'égard de certains problèmes de politique économique canadiens. Toutefois étant étranger, et à cause de cela critiqué dans son rôle chez nous, il était plutôt timide face aux ennuis que pourrait lui engendrer, auprès du ministre dont il dépendait, telle ou telle « incartade » qui serait mal prisée par le gouvernement du Québec. Les procès-verbaux de l'École portent des traces que le franc-parler de Minville l'embarrassait par moment et 'l'amenait à intervenir quand il en résultait des accusations portées contre l'École. Dès mon entrée à l'École comme pro­fesseur, il survint également que Duplessis fut pris à partie par certains anciens de l'Action libérale nationale en fonction de certains propos que j'avais tenus. M. Laureys m'avait fait venir à son bureau, ou il avait en main les articles de journaux en question ; et m'avait gentiment, sur le ton du conseil, sans acrimonie, mais avec netteté « fait comprendre » qu'il était préférable pour l'École et pour ses professeurs, de se tenir hors des questions trop controversées sur un plan partisan.

 

Minville préfère la liberté intellectuelle

 

Minville, formé au sens de ce type de responsa­bilités de l'universitaire, en partie par l'exemple de M. Laureys dans certaines limites, et par les convic­tions qu'il retirait de sa participation aux travaux de la Ligue d'Action française, avait une très large activité de ce genre en dehors de ses fonctions à l'École. Et par sa direction de l'Actualité économique à l'École, il était constamment placé dans la situation de commenter les politiques des différents niveaux de gouvernements. Cette direction l'avait au surplus habitué à vouloir que ses collaborateurs — alors à la revue où les chocs en retour pouvaient se manifester au bureau de M. Laureys — aient comme lui leur franc-parler.

 

Personnellement, j'avais également eu l'occasion de voir M. Minville à l'oeuvre alors dans son respect de la liberté des autres à leur franc-parler. Certaines opi­nions que j'avais émises dans un article que devait publier l'Action nationale (dont il était le président) avaient déplu au Docteur Hamel. Celui-ci, qui était aussi l'un des directeurs de la Ligue, exigeait que ces passages soient supprimés de mon article. C'est le Père Archambault qui négociait la censure avec Minville, à la demande de qui j'avais rédigé l'article. Minville pen­sait plus comme le Dr Hamel que comme moi sur la matière critiquée. Il n'accepta pour aucune considération que mon article fût censuré, les opinions que j'émettais lui apparaissant tout à fait valables en fonction de mes propres prémisses, et non pas erronées de manière qu'on aurait pu dire radicale.

 

A la vérité, Minville directeur a toujours continué à exprimer librement ses opinions, quoique y mettant peut-être à l'occasion plus de forme prudente qu'il l'aurait fait auparavant. Et il a toujours défendu le droit de ses professeurs de s'exprimer le plus librement du monde, et avec toute la vigueur qui pouvait leur paraître opportune, à condition bien sûr de ne pas tomber dans un certain ton de langage partisan ou du type attaques personnelles n'ayant rien à voir avec le débat en cause. Même sur ce dernier point, il réagissait dans le sens d'une large latitude, faisant généralement une différence très nette entre ce qu'un professeur pouvait dire en dehors de l'École, dans des activités civiques qui ne concernaient pas sa fonction de professeur et ce qu'il pouvait dire au cours ou dans l'exercice de manifesta­tions en public se situant dans la perspective de son rayonnement à l'extérieur comme professeur de l'École.

 

...même avec moi

 

Cela peut donner cependant l'impression qu'il intervenait souvent pour discuter de ces questions avec les professeurs, ce qui pourrait être une forme d'interven­tion de mise en garde. Mais telle n'était pas sa méthode. Il laissait les gens vraiment libres et n'intervenait que dans les cas extrêmes. La distinction dont je parle précédemment, quand il la faisait, n'était pas à l'adresse du professeur, mais de ceux qui voulaient le faire intervenir, ce à quoi il se refusait automatiquement s'il s'agissait d'une activité qui ne concernait pas l'École. Par exemple, dans mon cas, mes engagements à l'Action nationale : à ceux qui n'étaient pas heureux, il conseillait alors de porter leur plainte à l'intéressé lui-même.

 

Je n'ai pas à me dissimuler que j'ai sûrement été celui qui, à l'École, a pu lui causer le plus d'ennuis à ce sujet quant aux pressions de l'extérieur pour me réduire au silence. De plus, de 1938 à 1949, je me re­trouvais exactement, par rapport à lui, dans la situation où il s'était trouvé vis à vis de M. Laureys : j'étais direc­teur de l'Actualité économique et devait rédiger les commentaires sur l'actualité, c'est-à-dire très souvent sur les politiques des gouvernements, dont les budgets. Je n'ai en fait à peu près jamais entendu parler des remar­ques qu'on pouvait lui faire à Québec, au Secrétariat de la Province tout particulièrement, lors des discussions du budget (et de mon traitement). Une seule fois, à propos d'un commentaire, il m'a transmis un message sans le prendre à son compte. Vraisemblablement après une discussion qui avait dû être assez longue et percu­tante, Minville finit apparemment par consentir à me transmettre, à leur demande et de leur part, une ques­tion qu'il formula ainsi sans commentaires : « A Québec, on veut que je vous demande si vous n'exagérez pas parfois ? Je lui ai répondu que je ne croyais pas avoir exagéré, mais que je reverrais la chose. Et la conversa­tion finit là. Jamais, il ne me demanda sous quelque forme que ce soit de modifier un texte que j'avais pu écrire pour la revue, sauf que bien entendu nous dis­cutions souvent ensemble le fond et même le détail des questions que j'avais l'intention d'aborder, mais sur le plan d'un échange de vues de caractère en somme scientifique. Il y eut en fait un de mes commentaires, en 25 ans, qu'il me demanda de changer ou de retirer : c'était un commentaire qu'il trouvait trop réaliste, dans les circonstances, sur les effets et conséquences d'un des emprunts de la Victoire pendant la guerre ! !

 

Là où il fut amené à intervenir le plus souvent, mais pas bien fréquemment encore heureusement, c'est quand un professeur même de l'École se plaignait des expres­sions d'opinions de certains confrères — et je précise pour éviter toute équivoque que je n'ai pas eu connais­sance d'avoir ainsi été mis en cause du temps où je n'étais pas membre du conseil pédagogique, ni alors j'en suis sûr après que j'y fus. Mais la propension de tout être humain, même universitaire (et il faut dire parfois surtout universitaire quand il s'agit de certaines formes d'idéologie), cette propension dis-je est si grande à ne pas facilement tolérer la liberté d'expression des autres quand ils ne pensent pas comme lui sur cer­taines choses, que des professeurs contestent la liberté d'expression de certains collègues. Mais Minville pous­sait toujours à la limite de l'extrême liberté possible et tolérable, l'examen et la défense des cas qui étaient ainsi soulevés.

 

Socrate et les juges

 

Cela lui valut des critiques dans divers milieux pour la « trop grande liberté » qu'il laissait à ses professeurs. Les horizons d'où venait cette critique étaient multiples, ce qui ne rendait pas la situation de tout repos. Les uns s'appelaient partis politiques ; et la sensibilité était naturellement d'autant plus grande s'il s'agissait du parti au pouvoir. D'autres se situaient dans les milieux d'affaires, qui n'aimaient pas certains enseignements de l'École et certaines prises de position de professeurs. Certains concernaient les amis nationalistes mêmes de Minville, et cela jusqu'à tel collège classique où on s'in­terrogeait sur l'opportunité de le recevoir, comme direc­teur de l'École, en vue d'expliquer aux étudiants l'im­portance des carrières économiques pour les Cana­diens-Français. Personnellement, j'ai été l'occasion d'une coléreuse critique qui lui fut faite en une circonstance délicate, où dans un de nos milieux universitaires on ne comprenait pas que j'aie pu écrire tel article dans l'Action nationale, vu que j'étais sous sa direction à l'École. Il prenait tout sur lui sans s'en plaindre ni même mettre au courant, la plupart du temps, le professeur critiqué.

Je m'abstiendrai en terminant de trop exalter cet aspect particulier de toute la carrière de Minville comme doyen ou directeur d'une institution universitaire, car je craindrais qu'on ne m'accuse de manque d'objectivité à prêcher pour ma propre paroisse : celle de mon droit à l'expression libre et sans détours de compromission que j'ai toujours si hautement revendiqué. Mais avec Minville aux HEC, je n'ai jamais eu à me battre pour cela. Je n'avais qu'à l'exercer. Objectivement, si l'on estime que le respect de la vraie liberté, c'est la capacité qu'on a de respecter la liberté d'expression et d'opinions des autres, même et surtout — c'est-à-dire avec un soin plus scrupuleux encore — quand ils ne pensent pas comme nous, alors il faudra voir que jamais homme n'a porté si haut ce flambeau dans notre milieu qu'Esdras Minville.

 

(1). Pour ceux qui se demanderaient comment il s'est trouvé que cela à tellement changé (vers 1957), disons qu'à ce moment, les intérêts du parti libéral mis en danger à Ottawa ont exercé sur la Chambre les chantages qu'il fallait pour l'obliger à se taire. Devant l'imminence d'une défaite, l'objectivité n'était plus possible aux libéraux membres de la Chambre.

Retour à la page sur Esdras Minville

 

Source : François-Albert ANGERS, « Esdras Minville et l’École des Hautes Études commerciales », dans L’Action nationale, Vol. LXV, Nos 9-10 (mai-juin 1976) : 643-676.

 

 
© 2006 Claude Bélanger, Marianopolis College