Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Juin 2006

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

Esdras Minville

Le Commissaire royal

 

[Ce texte a été publié par Richard Arès en 1976. Pour la référence exacte, voir la fin du document]

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Qu'on me permette, en guise d'introduction, un lointain souvenir de mon premier contact avec la pensée d'un homme avec qui, quelque vingt ans plus tard, j'allais avoir le privilège de travailler, trois années durant, en tant que membre de la Commission royale d'enquête sur les problèmes constitutionnels (1953-1956).

 

Automne 1930. Je me revois pensionnaire-finissant au Séminaire de Saint-Hyacinthe. Le prêtre dont je sers la messe me laisse volontiers aller à sa chambre pour y lire le Devoir. Dans ce journal, se poursuit alors toute une polémique portant sur la réforme de l'enseignement secondaire. Depuis deux mois s'y affrontent les défenseurs des humanités classiques et les promoteurs des humani­tés scientifiques. Tout à coup, vers le milieu de décem­bre, entre en lice un nouveau participant. Sortant le débat des ornières lettres-sciences dans lesquelles il menaçait de s'embourber, le nouvel arrivant l'engage sur une voie jusqu'alors inexplorée et l'élève à des hau­teurs qui vont laisser bouche bée à peu près tout le monde, si bien que personne d'autre n'osera plus intervenir pour continuer la polémique.

 

Qu'écrit-il ? Ceci : on met trop l'accent sur la for­mation de l'intelligence, sur l'instruction, et l'on oublie la formation, l'éducation. Or, à l'origine de nos faillites, il y a, sans doute, des insuffisances intellectuelles, mais surtout des déficiences de caractère. Si notre situation est actuellement plus précaire qu'elle ne l'a été à aucun moment de notre histoire, « c'est que nous sommes fai­bles par là même où nos ancêtres étaient forts : par le caractère ». Formation de l'intelligence oui, mais si nous ne voulons pas demeurer d'éternels vaincus, la première réforme à entreprendre est celle qui nous rendra « la vigueur de caractère que nous sommes en train de perdre sans retour ». Ce qu'il nous faut, en conséquence, c'est une éducation du caractère, une éducation qui donnera à la jeune génération ces cinq qualités indispensables : 1° l'amour du travail, notamment du travail intellectuel ; 2° le goût de l'économie ; 3° le sens de la discipline et l'ordre ; 4° la persévérance ; 5° le culte du devoir et le sens des responsabilités. »

 

Ces articles que l'École Sociale Populaire s'empres­sera de réunir en brochure sous le titre Instruction ou Éducation ? (janvier-février 1931, nos 204-205) avaient pour auteur un jeune professeur de l'École des Hautes Études Commerciales du nom d'Esdras Minville. Au sémi­naire où j'étudie alors, l'impression est Considérable. Les professeurs nous signalent et commentent ces articles en nous engageant à lire la brochure qui les réunit. L'un d'entre eux va même jusqu'à dire : je connais l'auteur, c'est son propre portrait qu'il a tracé, ces cinq qualités qu'il réclame pour les jeunes étudiants, il les possède lui-même à un degré élevé.

 

Quelques années plus tard, l'occasion m'est donnée de rencontrer l'homme. A titre de secrétaire particulier du P. Joseph-Papin Archambault, S.J., j'assiste aux réu­nions de ces organismes que le Père dirige et qui ont nom : l'École Sociale Populaire, les Semaines sociales, l'Action corporative, etc. D'ordinaire, Minville y participe et les marque de sa présence. L'homme, chez lui, est à la hauteur de la pensée ; c'est vrai qu'il possède ces qualités de caractère dont il a proclamé la nécessité et fait l'éloge dans ses articles sur la réforme de l'en­seignement secondaire. Toute sa personne irradie à la fois l'intelligence et le caractère, lesquels se fusionnent chez lui en une synthèse si harmonieuse qu'on ne saurait dire quelle qualité l'emporte sur l'autre.

 

La commission Tremblay

 

Les années passent et voici qu'un beau jour, plus précisément en février 1953, le gouvernement québécois, toujours en lutte avec Ottawa, cédant aux demandes de nombreux organismes, en particulier de la Chambre de Commerce de Montréal, se décide à instituer une com­mission royale d'enquête sur les problèmes constitutionnels. Invité à en faire partie, je me sens particulièrement réconforté par la présence de Minville, le seul d'ailleurs que je connaisse personnellement. Je ne tarde pas à me rendre compte que, des six membres dont se com­pose ladite Commission, il est non seulement le plus connu et celui qui inspire le plus confiance, mais encore, le mieux préparé, celui qui possède les idées les plus claires sur la question.

 

Il a déjà à son crédit une multitude d'articles et de conférences, de brochures comme La politique qu'il nous faut (1932), L'oeuvre de la colonisation (1933), Com­ment établir l'organisation corporative au Canada (1936), La force conquérante de la coopération (1946), L'aspect économique du problème national canadien-français (1950), etc. Il a publié des ouvrages comme Invitation à l'étude (1945), L'Homme d'affaires (1945), Le citoyen canadien-français (1946), Le Chef d'entreprise (1953). Directeur de l'École des Hautes Études Commerciales de Montréal, il a rassemblé autour de lui toute une équi­pe de professeurs, de chercheurs, d'écrivains et de conférenciers dont il prend la tête pour organiser la désormais célèbre et très riche série d'études sur Notre Milieu.

 

Il a été président de la Chambre de Commerce de Montréal et on vient de recourir à ses services pour relancer, à titre de doyen, la nouvelle faculté des Scien­ces sociales, économiques et politiques de l'Université de Montréal. Expérience plus précieuse encore : il a déjà travaillé directement pour de gouvernement du Québec, fondant et organisant un office provincial de recherche scientifique, et surtout la commission fédérale Rowell-Sirois lui a demandé une étude spéciale sur Les lois ouvrières et le régime social de la province de Québec (1939).

 

Grâce à sa présence, à sa renommée, à l'estime générale dont il jouit, Minville plus que tout autre com­missaire, contribuera à faire prendre au sérieux la nou­velle Commission. Celle-ci, ayant annoncé qu'elle serait prête à se rendre dans les principales villes de la Province dans le but d'y recevoir et d'y entendre les mémoires exprimant les opinions, les désirs et les be­soins de la population en la matière, les invitations affluent de toutes parts : municipalités, universités, asso­ciations professionnelles, unions ouvrières, clubs sociaux voire simple particuliers, font savoir qu'ils ont quelque chose à dire et désirent présenter un mémoire.

 

La tournée en province se révèle un franc succès ; partout Minville rencontre des anciens de l'École des H.E.C., souvent de ses propres anciens élèves, qui l'ac­cueillent avec empressement ; certains l'invitent même à venir parler aux membres des associations et clubs dont ils sont devenus des dirigeants ; d'ordinaire, Minville accepte et toute la Commission suit.

 

Depuis longtemps déjà, les Commissaires ont com­mencé leurs réunions internes, pour étudier de près leur mandat et s'efforcer de s'entendre sur les réponses à lui donner. Au cours de ces réunions et des discussions qui les peuplent, Minville apparaît bientôt comme celui qui connaît le mieux sa province de Québec, celui qui a le plus réfléchi sur la plupart des problèmes que la Commission a mandat d'étudier, celui aussi qui possède la pensée la mieux enracinée dans les faits, la plus structurée et la plus cohérente.

 

Peu à peu, à partir de ces conversations internes, des nombreux mémoires reçus et des travaux spécialisés demandés à des particuliers, notamment à des profes­seurs de l'École des H.E.C., se dessinent les grandes lignes du futur rapport. Minville le veut le plus élaboré possible: nous ne travaillons pas seulement pour Du­plessis, répète-t-il, mais pour les générations futures ; c'est 'la première fois qu'un gouvernement québécois accepte de financer une enquête aussi vitale et d'une telle envergure sur la situation du Québec dans la Confédération canadienne, il faut en profiter, ne négliger aucun aspect, analyser en détail les besoins actuels du Québec et, par nos recommandations, lui assurer un fondement solide dans sa marche vers l'avenir.

 

Ces paroles sont d'autant mieux accueillies que celui qui les prononce se dit tout disposé à se mettre à l'ouvrage et à rédiger, sur certains thèmes qui l'intéres­sent particulièrement et sur lesquels il a davantage réflé­chi, un premier texte pouvant servir de base à la discussion. Laissant, pour le moment, à d'autres le soin d'en faire autant en ce qui concerne les aspects histori­que et proprement juridique du problème, il se plonge dans l'étude des mémoires et des travaux spécialisés déjà présentés à la Commission pour en dégager l'orien­tation générale, en extraire l'essentiel des demandes, des suggestions et des recommandations, confrontant le tout avec ses propres connaissances, idées et con­victions en chacun des cas.

 

Et c'est ainsi que s'élaborera peu à peu toute la cinquième partie du futur rapport, partie qui s'intitulera « Analyse des besoins et recommandations », couvrira les deux tomes du volume III, comprendra trois sections et vingt et un chapitres, presque tous portant la marque caractéristique de son rédacteur original : Esdras Minville.

 

La troisième partie

 

Tout autre que lui en aurait eu assez d'un pareil travail. Mais, au cours des discussions internes, il apparut assez vite que quelque chose le hantait : les Commis­saires avaient écarté l'option séparatiste (1) et s'étaient ralliés à l'idée d'un nouveau régime fédératif, dont ils avaient tracé les grandes lignes en accord avec les besoins et les aspirations du Québec et des Canadiens français, mais ils n'avaient pas fait assez voir en quoi cette province et cette communauté nationale se distin­guent des autres, constituent des cas particuliers et possèdent des titres à des traitements spéciaux. Il fallait, en conséquence, ajouter au rapport final une autre partie, plus sociologique, dans laquelle on montrerait, aussi clairement que possible, pourquoi et comment le Québec n'est pas une province comme les autres et ne peut pas se contenter d'être traité comme n'importe quelle autre, démonstration, ajoutait-il, qui pourrait se faire en partant de la notion de culture et de l'opposition existant entre, d'une part, la culture canadienne-française et, d'autre part, la culture anglo-canadienne.

 

A l'écouter, les autres Commissaires furent vite convaincus de la nécessité d'ajouter, au rapport en élabora­tion, des pages traitant, précisément, de l'aspect culturel de l'enquête dont le gouvernement québécois les avait chargés. Mais qui, sinon Minville, pouvait le mieux s'ac­quitter de cette tâche si importante, à la fois difficile et délicate ? Le sujet lui était familier ; il en avait déjà traité dans au moins deux de ses ouvrages antérieurs : Invitation à l'étude et Le Citoyen canadien-français. Pour lui, l'occasion s'offrait de le reprendre et, tout en cla­rifiant sa propre pensée, de le traiter à fond.

 

L'entreprise, cependant, allait se révéler des plus pénibles, épuisante même. Que de fois, arrivant, l'avant-midi, au siège de la Commission, n'avoua-t-il pas qu'il n'avait guère fermé I'oeil de la nuit et que le travail de sa pensée s'était poursuivi jusqu'aux petites heures du matin. Tout comme le Jacob de la Bible dans sa lutte nocturne avec l'Ange, il avait vaillamment tenu le coup, mais il en ressortait blessé dans sa chair, dans sa santé.

 

En fin de semaine surtout, il ressentait le besoin de parler sa pensée, de s'exprimer verbalement devant quelque auditeur sympathique et apte à le comprendre. Et c'est ainsi qu'un beau jour il me téléphona pour me dire à peu près ceci : mes enfants et ma femme en ont assez de m'entendre discourir sur la culture, est-ce que je pourrais aller vous rencontrer, si vous êtes libre, dimanche avant-midi vers 9 heures ? Lui ayant répondu que j'en serais heureux et que, d'ailleurs, cela faisait partie de mon devoir de Commissaire, je le revois encore m'arriver, plusieurs dimanches de suite, monter à ma chambre, rester debout, se promener de long en large, allumant sa pipe à toutes les deux minutes environ, car, pris par l'exposé de sa pensée, il la laissait facilement s'éteindre, et remplissant ainsi, au cours des trois heures que durait sa visite, tout un cendrier d'allumettes à peine utilisées.

 

De cet effort exténuant devait sortir toute la troisième partie du Rapport Tremblay, celle qui a pour titre « La province de Québec et le cas canadien-français » et qui, plus que toute autre, présente du Minville à l'état pur. Encore aujourd'hui, après plus de vingt ans, cette étude psycho-sociologique demeure l'une des plus originales et des plus profondes qu'on ait jamais écrites en la matière. Je me permets ici d'en présenter l'essentiel, car elle me paraît toujours d'actualité, surtout en ce moment où il est question de reprendre les pourparlers constitutionnels.

 

Quelques passages caractéristiques

 

Une brève introduction explique tout d'abord pourquoi pareille étude s'impose. Le Rapport a déjà traité des origines de la Confédération, de l'évolution des rela­tions fédérales-provinciales et des finances publiques, mais tout ce qu'il en dit pourrait aussi bien s'appliquer aux autres provinces ; il n'a pas suffisamment tenu comp­te du cas particulier du Québec, de sa situation propre dans la communauté politique canadienne. Il faut aller plus loin et plus profond :

 

«Si, en effet, comme unité territoriale et économique, la province de Québec est une province comme les autres — marquée des mêmes traits de similitude et de dissem­blance qui fournissent au fédéralisme canadien sa première justification — comme communauté humaine, elle n'est assimilable à aucune autre, ni par les origines, ni par la religion, ni par la culture, ni par l'histoire de la grande majorité de sa population, ni en conséquence par la plupart de ses institutions juridiques et sociales. Pour com­prendre ses attitudes politiques et constitutionnelle de l'heure présente, il faut, remontant au delà de la Confé­dération et dépassant le droit constitutionnel lui-même, la considérer dans sa réalité humaine, historique et socio­logique, dans la philosophie générale de la vie qui a animé de tout temps et continue d'animer son existence quoti­dienne. Nous touchons ici au problème de la culture et des cultures dans le contexte social et politique du Canada. C'est le problème fondamental du fédéralisme canadien. II est beaucoup plus décisif que la diversité géographique et économique du territoire, et les moindres incidents de la vie quotidienne nous en rappellent l'existence » (Vol. Il, p. 3).

 

Tout le premier chapitre, en conséquence, est consacré à expliciter les grandes notions de « culture, na­tion, société ». Chez l'homme, la culture est avant tout la mise en valeur de ses facultés spirituelles ; elle peut se définir comme « un ensemble organique de connais­sances, de moyens d'expression et de valeurs ». Chez un groupe donné, elle apparaît comme « l'ensemble des valeurs spirituelles et rationnelles qui en sont à la fois le lien de communion et le principe différenciateur », et forme le patrimoine collectif de ce groupe : modes de vie, moeurs, coutumes, traditions, langue, lois, etc. C'est le principe informateur de la nation, laquelle est une réalité sociologique, une communauté de culture, alors que l'État est une réalité politique et procède de l'idée de droit. Entre ces deux réalités, des rapports existent et la collaboration est nécessaire, collaboration qui se révèle particulièrement difficile dans les États hétéro­gènes, groupant des communautés culturelles différentes, comme c'est le cas du Canada.

 

Deux cultures principales coexistent à l'intérieur de la société canadienne : la canadienne-française et l'anglo-protestante. Chacune a gardé des liens de parenté avec la culture du pays européen dont elle origine et chacune a acquis en Amérique du Nord des caractéristiques pro­pres. Ainsi, vivent en concurrence au Canada depuis 1760 deux types culturels : « L'un voulant, malgré la défaite militaire et l'assujettissement politique, préserver son caractère propre et, à cette fin, reprendre en mains le plus largement possible la conduite de sa propre vie ; l'autre, résolu à installer ses institutions, à organiser le pays selon sa conception et ses intérêts, à faire triompher partout sa culture. »

 

Cette concurrence, née de la Conquête et se tradui­sant dans les faits par une opposition à presque tous les niveaux, a eu pour la culture canadienne-française des conséquences désastreuses, particulièrement sur les plans économique et social. L'histoire en témoigne. Ayant perdu la maîtrise de leurs institutions (2), les Cana­diens français ont dû se soumettre au régime imposé par la métropole et tâcher de réaliser leurs aspirations et leur vie sous l'empire d'une politique qui n'était ni conçue selon leur esprit, ni adaptée à leur situation, ni ordonnée à leurs fins. Même à partir de 1867, année où le Québec a été constitué unité politique autonome, la Province n'avait ni les ressources financières, ni la juridiction suffisante pour prendre les grandes initiatives qui s'imposaient. Elle a dû et doit encore se montrer accueillante aux entreprises étrangères, même au risque — pas toujours pressenti d'ailleurs — de voir se cons­tituer dans son propre sein des centres d'influence d'une inspiration nettement étrangère à la tradition culturelle de sa population. « Au surplus, sa politique économique et sociale a dû et doit encore se développer : 1) à l'in­térieur d'une fédération et donc de manière à ne pas créer de disparité trop profonde avec le reste du pays quant au régime de l'industrie, du travail, des impôts, etc. ; 2) sous l'empire de la politique du gouvernement central qui, lui, dispose, en vertu de la Constitution, des plus puissants moyens de contrôle de l'économie : doua­nes, monnaie, banque, etc. Tout cela, il va sans dire, conditionne largement l'exercice de l'autonomie provin­ciale » (vol. Il, p. 59).

 

L'autonomie qu'ils ont acquise en 1867 pour leur Province demeure chose fort précieuse pour les Cana­diens français, même si de nombreux obstacles s'oppo­sent à son plein exercice. S'ils veulent conserver leur culture d'origine et en faire un instrument de progrès pour eux-mêmes et l'ensemble du Canada, les circons­tances présentes les obligent à un effort très conscient, de plus en plus éclairé et attentif.

 

« Ce n'est donc pas le moment pour eux, loin de là, d'aban­donner la moindre parcelle d'initiative politique dans aucun des domaines d'activité où ils peuvent encore l'exercer efficacement : éducation, santé, assistance et sécurité so­ciale, propriété, droits civils, etc., qui correspondent préci­sément aux réalités où leur conception générale de la vie et les données les plus importantes de leur culture sont le plus largement impliquées. Ils savent, par une expérience vieille de deux siècles, ce qu'il pourrait leur en coûter de laisser à d'autres le soin de penser pour eux la politique de leur province. Si, sous prétexte d'accommodement finan­cier avec le gouvernement fédéral et le reste du pays, ils abandonnent l'initiative dans divers domaines où ils ont réussi à la reconquérir, ou se privent des moyens de l'exercer pleinement, mieux vaut pour eux renoncer tout de suite, comme groupe, à tout avenir culturel. En revanche, ils ne mériteront de garder l'initiative que s'ils savent l'utiliser, de manière à donner à leur culture d'origine un épanouissement proportionné à sa fécondité intrinsèque, donc en se mettant en état de créer selon leur esprit des oeuvres qui seront un enrichissement pour eux-mêmes et le reste du pays. Une culture n'a de chance de vivre que si elle s'exprime, s'épanouit et se donne » (3).

 

Suit un quatrième chapitre, intitulé « La province de Québec dans la Confédération ». De par la constitu­tion de 1867, elle est devenue le centre politique par excellence du Canada français, la gardienne attitrée de sa civilisation ; aucune autre province canadienne n'est, comme unité politique, investie d'une aussi haute et difficile mission. La culture anglo-canadienne, aujour­d'hui répandue dans neuf provinces sur dix, y inspire la vie dans toutes ses formes et manifestations. « Elle a à son service le régime institutionnel complet de ces neuf provinces — et du gouvernement fédéral lui-même dans la mesure où, dominé par la majorité anglo-cana­dienne, il croit, justement ou non, devoir, en toutes et chacune de ses initiatives, se laisser guider par elle. Elle dispose donc de tous les moyens dont une culture particulière peut avoir besoin pour s'exprimer et se développer » (p. 63).

 

La culture canadienne-française, par contre, ne peut compter que sur la vie organisée de la province de Québec, seul centre où, de nécessité courante, elle peut s'exprimer librement, se renouveler et s'enrichir. Sans la présence du Québec dans la Confédération, et d'un Québec fort, conscient de sa mission, les minorités ca­nadiennes-françaises des autres provinces résisteraient difficilement au régime qui leur est fait et aux pressions qui s'exercent sur elles. Pourquoi ? Parce qu'il leur manque un milieu assez ample et consistant pour être vraiment régénérateur d'une culture distincte de la cul­ture commune de leurs provinces respectives (4).

 

Un Québec fort, capable de s'acquitter de sa mission particulière, a besoin à la fois de liberté et de sécurité. De liberté d'abord, c'est-à-dire de la faculté d'exercer efficacement toutes les juridictions que lui confère la constitution, faculté non seulement théorique, mais pratique, disposant des moyens nécessaires à son plein exercice. Cette liberté, la province de Québec, comme unité politique, en a besoin pour fournir elle-même et provoquer chez ses ressortissants l'effort de restauration et d'expansion culturelles que les circonstances histori­ques exigent.

 

« Sur la nécessité d'un tel effort, l'expérience historique des Canadiens français est concluante. Dans la mesure où, au long de leur histoire, avant ou après la Conquête, ils ont pu modeler eux-mêmes leur vie collective, communau­taire ou politique, ils ont fait oeuvre originale, grandi en nombre, se sont organisés, ont résolu leurs problèmes à leur manière, et ont progressé ; dans la mesure où, au contraire, l'initiative leur a été enlevée et où ils ont dû se plier à une politique d'inspiration étrangère et se soumettre à un cadre institutionnel dont ils ne possédaient ni l'esprit, ni l'usage, ils ont été entravés dans leur expansion, retardés dans leur développement social et culturel, acculés à des situations dont, la clé leur échappant, ils ont soldé les frais en valeurs humaines. Et quand, par l'avènement du fédéralisme, une part d'initiative leur a été rendue, ils ont hérité d'une situation sociale qui limitait à l'extrême leur possibilité d'action et hypothéquait l'ave­nir » (p. 68).

 

Aujourd'hui, la politique sociale est devenue d'une importance capitale ; la génération présente doit s'im­poser l'effort de la repenser et de l'adapter, toujours selon le sens et l'esprit de la vieille culture traditionnelle. La conséquence est claire :

 

« En aucun moment de l'histoire, la liberté de vie et d'action que l'autonomie du Québec représente pour lui en tant qu'unité nationale, n'a été aussi fortement exigée par les circonstances. Il doit tout faire pour ne pas laisser détériorer le seul cadre politique dont l'effort de plusieurs générations lui a assuré la possession.

 

Or, pour le préserver, il doit s'en servir, et apprendre à s'en servir, donc fournir l'effort de renouveau culturel qu'exi­gent les circonstances... Si, sous prétexte de stabilité économique, de sécurité sociale, d'uniformité des condi­tions matérielles de vie d'une extrémité à l'autre du pays, de simplification administrative, les Canadiens français ins­taurent chez eux n'importe quelles formes d'organisation sans s'assurer si elles sont en accord avec leur conception générale de la vie, ils se vouent eux-mêmes, à plus ou moins brève échéance, à l'anémie, voire à la stérilité culturelle. En quel cas, ils n'auront de reproches à faire qu'à eux-mêmes » (pp. 69-70).

 

C'est pourquoi le Québec, en plus de liberté, a aussi besoin de sécurité. A l'intérieur d'abord : les pou­voirs qu'il possède déjà, tant juridiques que financiers, il faut, non seulement qu'on ne cherche pas à les lui enlever, mais encore qu'il puisse les exercer sans en­traves. Pour les Anglo-Canadiens en général, une redis­tribution des pouvoirs serait en somme d'importance se­condaire. Ils sont de la même famille spirituelle et cul­turelle. Que la sécurité sociale, la santé publique, les lois civiles, voire les écoles relèvent de la capitale fédé­rale, cela peut entraîner pour eux des inconvénients techniques et administratifs, mais peu de conséquences sérieuses dans l'ordre de la pensée et de la culture. Formant le groupe dominant dans l'ensemble du pays, ils ont la certitude que toute intervention du gouvernement fédéral dans leur vie nationale s'inspirera de leur con­ception à eux, et ira, par le fait même, dans le sens de la consolidation et de l'épanouissement de leur culture.

 

« Il n'en est pas ainsi des Canadiens français ; toute inter­vention fédérale dans les domaines énumérés ci-dessus et d'une façon générale dans les juridictions provinciales, risque d'ignorer ou de contrarier leur façon traditionnelle de penser et d'agir. Et cela pour la raison bien simple, vérifiable quotidiennement, que seuls ceux qui appartiennent à une culture donnée et en vivent au jour le jour, peuvent penser et bâtir selon l'esprit de cette culture.

 

C'est pourquoi la province de Québec, plus que toute autre, doit conserver les moyens financiers de s'adminis­trer elle-même et avoir la certitude que ses prérogatives en ce domaine ne risquent pas à tout moment d'être remises en discussion » (pp. 70-71).

 

Sécurité aussi dans ses relations avec le reste du pays. Le traitement auquel les autres provinces ont soumis leurs minorités canadiennes-françaises, les juge­ments que certains journaux !et certains hommes politiques y portent sur le Québec, les interventions répétées du gouvernement fédéral dans le domaine de lia culture, sinon de l'éducation, tout cela n'est pas de nature à créer le sentiment de sécurité dont les Canadiens fran­çais auraient besoin pour se sentir chez eux dans leur propre pays. En matière d'éducation, le Québec ne peut consentir la moindre concession. A l'égard de la culture, le premier devoir du gouvernement fédéral est de laisser aux provinces à qui incombe la responsabilité première l'initiative correspondante et les ressources fiscales dont elles ont besoin — et ne pas chercher, sous prétexte de stabilité financière, et en recourant à des distinctions plus ou moins subtiles, à se substituer à elle (5).

 

Conclusion : la province de Québec a des motifs propres de préserver son autonomie: 1) elle est par l'histoire constituée foyer national, et par le droit, milieu politique fondamental du Canada français, par consé­quent investie d'une mission dont aucune autre province n'a l'équivalent ; 2) étant donné que, comme toute com­munauté humaine caractérisée par une culture particulière, le Canada français a besoin d'un territoire où il puisse librement s'exprimer, bâtir ses propres struc­tures institutionnelles, et créer selon son génie, la pro­vince de Québec est la partie du pays où cette faculté lui est la plus complètement assurée ; 3) l'autonomie des provinces en général, celle du Québec en particulier, est une condition de paix pour l'ensemble du Canada.

S'élevant à une perspective plus universelle, le Rapport termine ainsi ses considérations sur le cas ca­nadien-français:

 

« Le cas canadien-français, si aigu soit-il, n'est qu'un mo­deste épisode du vaste drame dans lequel sont engagés tous les peuples de même filiation culturelle et vraiment préoccupés de l'avenir de l'homme. Le monde de demain sera matérialiste (d'un matérialisme pragmatique ou philo­sophique, la différence n'est pas essentielle) ou humaniste et chrétien, selon que les hommes d'aujourd'hui en auront décidé dans l'intimité de leur conscience. Or, pour le Canada français, le choix est déjà fait. Rien, absolument rien dans sa conception de la vie et ses traditions de pensée n'admet le moindre compromis avec les idéologies inhumaines qui ont déjà ravagé le monde et le menacent encore de calamités effroyables. Dans la mesure où il s'efforce de vivre sa culture en profondeur, il contribue le seul barrage qui puisse en prévenir le triomphe : celui des consciences » (p. 86).

 

J'ai tenu à citer abondamment des passages de cette troisième partie du Rapport de la Commission royale d'enquête sur les problèmes constitutionnels, pour deux raisons surtout : 1) là se retrouve, à l'état original, la pensée personnelle et profonde du commissaire Minville, pensée à laquelle les autres Commissaires se sont em­pressés d'adhérer par la suite ; 2) elle prépare, fonde et légitime les recommandations qui seront formulées dans la cinquième partie et à la rédaction desquelles a con­tribué, plus que tout autre, le commissaire Minville.

 

Qu'on me permette d'ajouter une troisième et der­nière raison : le message que contient cette troisième partie, celui qui l'a rédigé en a payé le prix aux dépens de sa propre santé ; c'est le message, pour ne pas dire le testament, d'un homme profondément enraciné en milieu québécois et représentant authentique, tant dans son esprit que dans ses actes, de cette culture canadienne-française dont il a toujours tenu à se faire le défenseur et le promoteur, surtout de ces hautes valeurs dont l'histoire l'a enrichie et qu'elle transmet à ceux qui font l'effort de la vivre intégralement : les valeurs morales, spirituelles et religieuses.

 

(1). Au sujet de cette option, le Rapport écrit : « Les habitants du Québec, dans leur ensemble, ne désirent pas se retirer de la Confédération. Aucun des quelque 250 mémoires que notre Commission a reçus n'exprime un tel désir. Si de nombreuses plaintes se sont fait entendre concernant la politique du gouvernement central et à la manière dont il interprète la Constitution, si quelques-uns ont exprimé carrément l'idée qu'il fallait refaire la Confédération et rédiger une nouvelle constitution, personne n'a prôné la rupture du lien fédératif et la transformation du Québec en État indépendant. Dans la recherche des solutions aux dif­férents problèmes qui nous préoccupent, il nous paraît donc juste et sage de laisser de côté la voie du séparatisme, puisque rien ne nous permet d'affirmer que la Province soit désireuse de s'y engager. » (Rapport, vol. II, p. 90) N.B. L'enquête auprès du public s'est tenue au cours des années 1953-1954.

 

(2). « Le drame de la conquête pour un peuple, c'est d'être assujetti à des institutions dont il ne possède ni l'esprit ni l'usage, et d'être ainsi mis en désaccord permanent avec les cadres de sa vie quotidienne ... Les institutions les plus propres à assurer la vie d'un peuple civilisé sont celles qu'il se donne lui-même, de sa propre initiative, qu'il façonne à son image comme une projection de son esprit. Peu importe la forme si les exigences fondamentales de l'ordre humain sont respectées » (Vol. II, p. 45).

 

(3). Vol. Il, p. 60. C'est un texte qui devrait inspirer l'action de tous nos hommes politiques. La suite offre aussi matière à réflexion : « Pour conserver sa culture, l'enrichir d'une génération à l'autre, la faire fructifier en valeurs de vie, pour elle-même et pour les autres, une communauté nationale doit avoir la faculté de s'exprimer librement, donc, en tout premier lieu, de créer ses institutions, d'organiser elle-même et selon son esprit sa vie économique et sociale. A défaut de quoi, quelles que soient par ailleurs les garanties constitutionnelles, elle est atteinte dans sa vie de tous les jours, entravée dans son ex­pansion matérielle et ses progrès culturels, réduite à l'alterna­tive de laisser dépérir sa culture ou d'accepter dans son propre milieu la condition inférieure de l'étranger » (Ibid.).

 

(4). Quelques lignes auparavant, on pouvait lire ces lignes sur les nécessaires rapports entre culture et milieu national : « Pour se maintenir et se développer, toute culture particulière doit posséder quelque part un foyer, c'est-à-dire un milieu où elle est non seulement enseignée, mais vécue, un centre où, par conséquent, elle est en chacune de ses données, d'usage courant, et par suite la condition de progrès personnel pour tous les individus de tous les milieux et de toutes les classes sociales. C'est le principe du milieu ethnique dont nous avons parlé au chapitre précédent. Sans un tel foyer, une culture particulière est vouée au dépérissement et à la stérilisation à plus ou moins brève échéance — comme une plante sans racines » (p. 65).

 

(5). Parlant de la sécurité sociale, le Rapport écrit : « Ainsi en est-il des interventions en matière sociale : santé, sécurité, assistance, etc. A ce point de vue, la province de Québec, investie de l'autorité politique, a le droit de s'attendre que le gouvernement fédéral : 1) ne prenne aucune initiative sans son consentement; 2) ne mette en vigueur aucune loi qui contrarie les traditions particulières de sa population ou ignore le caractère de ses institutions. Malheureusement, on n'a pas jusqu'ici montré à ce point de vue assez de clairvoyance. Peu nombreuses sont les lois sociales du gouvernement fédéral qui ne sont en rupture sur un point ou sur un autre avec les traditions sociales les plus importantes et les plus saines du Canada français » (Ibid., pp. 72-3).

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Source : Richard ARÈS, « Le Commissaire Royal », dans L’Action nationale, Vol. LXV, Nos 9-10 (mai-juin 1976) : 689-705. (Note de Claude Bélanger  : Le texte d’Arès a été profondément remanié. Dans l’édition originale, plusieurs pages ne se trouvent pas à l’endroit où elles auraient dû être placées. Nous avons cherché à rendre le texte plus intelligible.)

 

 

 

 

 
© 2006 Claude Bélanger, Marianopolis College