Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Janvier 2005

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

Le caractère de Cartier

 

 

 

Cartier a peint lui-même le caractère du Canadien-Français dans les vers suivants :

 

Le Canadien comme ses pères,

Aime à chanter, à s'égayer.

Doux, aisé, vif en ses manières,

Poli, galant, hospitalier.

 

A son pays il ne fut jamais traître,

A l'esclavage il résista toujours;

Et sa maxime est la paix, le bien-être

Du Canada, son pays, ses amours.

 

L'auteur fit d'autres vers que ceux-là quand il était jeune. (1) A sa mort, ils étaient depuis longtemps oubliés. Mais, on chante encore partout « O Canada ! mon pays ! mes amours ! »

 

Le portrait du Canadien contenu dans l'octave citée est aussi celui de sir Georges-Etienne Cartier. Le dernier quatrain est particulièrement descriptif de sa carrière politique.

 

Homme d'études et d'action, c'est tout Cartier. Il ne donna pas beaucoup de temps aux belles-lettres après ses humanités. On lui pardonne d'avoir touché à la poésie à cause de son grand mérite politique. Il perdit de n'avoir pas cultivé davantage la littérature. Ses discours n'ont pas le charme de ceux de la plupart de nos grands politiques. Presque tous ceux-ci, à l'encontre de Cartier, ont fait du journalisme actif, et ils ont acquis dans cette carrière ingrate les éléments du succès qu'ils ont obtenu après l'avoir abandonnée. Il manque à Cartier la pureté de la forme dans ses discours, la couleur et les figures, agréments de la pensée, que donne une imagination exercée et disciplinée.

 

Sa vie est une leçon d'énergie. Un labeur constant, opiniâtre, lui ouvre des avenues sur toutes les connaissances nécessaires à l'homme qui a la volonté d'être utile à son pays. Les obstacles sont renversés devant cette force consciente qui marche vers un but bien précis.

 

Dès son début dans la pratique de la profession, Cartier prend des habitudes de travail dont il ne se départira pas jusqu'à sa dernière maladie. Quatorze heures par jour, il tient son esprit tendu sur ses livres de droit, préparant scrupuleusement la défense de ses causes, sur l'histoire de son pays, sur les questions politiques.

 

Aussi, était-il craint au palais et des juges et des avocats. Sa forte logique, son sens pratique des affaires et sa connaissance de l'âme humaine élucidaient les questions de droit et de fait avec une maîtrise qui émerveillait les gens de robe comme les clients. Il plaidait avec fougue, accumulant les arguments, les reparties, les textes de la jurisprudence et des commentateurs. Quand il avait fini, la cause était presque jugée.

 

Au parlement, Cartier restait avocat, mais plus impétueux encore qu'au palais. Là, il avait à défendre plus que les intérêts d'un client: les intérêts généraux de toute la population et les droits sacrés de sa race. Il n'avait pas la peur des responsabilités, si grande à notre époque où les caractères semblent souffrir d'une sorte de tuberculose morale. Il sut résister au fanatisme des francophobes, aux assauts du libéralisme dangereux des amis de Papineau, aux pressions du ministère, enfin à tout ce qui l'aurait diminué devant sa propre conscience et devant la conscience populaire.

 

Avant son alliance avec John Macdonald, il l'avertit ouvertement que si les conservateurs haut-canadiens voulaient former une coalition avec les libéraux du Bas-Canada, ils seraient obligés de renoncer à beaucoup de leurs préjugés. En effet, Macdonald lui-même, après MacNab, et comme lui n'ayant pas été étranger aux influences qui amenèrent les malheureux événements de 1849, brûla ce qu'il avait adoré, et devint très respectueux pour ce qu'il avait brûlé. Peu sympathique au Family Compact , mais opposé au bill d'indemnité et au règlement de la tenure seigneuriale, considérant d'un oeil inquiet la loi Taché sur les écoles séparées qu'il approuva toutefois, ne cachant pas sa préférence pour une union législative des provinces, Macdonald était loin de partager toutes les idées de Cartier. Mais les efforts intelligents de ce dernier dissipèrent les plus grands préjugés chez ceux qui avaient le désir de voir et d'apprendre.

 

L'opportunisme est la stratégie des faibles. Erigé en doctrine et passé en pratique, c'est le pire dissolvant des caractères et des énergies. Concilier la lumière et les ténèbres, le blanc et le noir, ce sera toujours une tâche ingrate et un peu ridicule. « Ma politique, disait Cartier, et je crois qu'elle est la meilleure, est de respecter les droits de tous. » Il tint parole. Pour sauvegarder les droits des anglochtones, il ne se crut jamais obligé de troquer ceux des siens. Il fut toujours ferme dans la revendication des droits méconnus comme dans la défense des faits acquis. L'ardeur de son tempérament le portait parfois à de vives discussions, non seulement à la Chambre, mais au conseil. Quand la victoire paraissait difficile, il restait quelques jours sous sa tente, et finalement il gagnait son point. Plutôt que de plier, il se serait démis. Macdonald le trouvait un peu « dur à cuire », mais il craignait cette volonté aussi tenace que la sienne. Il disait, au dévoilement de la statue de son ami, à Ottawa: « Cartier avait le courage d'un lion. Sans lui, la Confédération n'aurait pas été acceptée. »

 

Cartier aimait sa province. Il voulait qu'elle profitât de ses avantages naturels, qu'elle mît en activité l'industrie intelligente de ses habitants ; il désirait surtout qu'elle s'attachât à l'agriculture, au défrichement de ces millions d'acres de terre vierge, impatiente des mains qui la féconderaient. Il aimait profondément le peuple. C'est pour lui qu'il travaillait sans relâche et qu'il usait sa vie. Mais, il ne l'a jamais adulé.

 

A ses yeux, le peuple est un enfant. Il faut étudier ses besoins pour les satisfaire, au lieu de s'en rapporter exclusivement à ses propres réclamations inspirées souvent par le caprice. Il considère qu'il vaut mieux former l'opinion que de lui obéir. Il ne flatte pas le peuple, il le conduit. L'étude et la réflexion sont les conseillers qui exercent le plus d'influence sur lui.

 

Il méprise les coulissiers, les ronds-de-cuir, les flagorneurs, toute la valetaille politique qui grouille autour du trésor public. Il a conscience de sa supériorité sur les politiciens du jour et de son ascendant sur la masse. Aussi, le pouvoir émietté à l'infini de la démocratie moderne n'est pas fait pour lui plaire. Et son absolutisme perce dans ces paroles : « Je tiens mes promesses parce que je n'en fais jamais. »

 

Très attaché aux vieux principes, toujours jeunes puisqu'ils ne meurent pas, Cartier fut en même temps un homme de progrès, dans le meilleur sens du mot et le plus étendu. Son optimisme déconcertait parfois ses amis, mais son action allait toujours aussi loin que sa pensée. S'il avait vécu quinze ans de plus, il aurait accompli de grandes choses que nous attendons encore ; il aurait peut-être empêché de malheureux événements. Gladstone l'appelait « l'homme légion, » et le mot est juste.

 

En 1868, pour reconnaître sans doute leur grand mérite dans l'établissement de la Confédération, Macdonald est fait « chevalier » de l'ordre du Bain et Cartier reçoit le titre de « compagnon. » Blessé dans sa fierté nationale, il ne voulut pas d'une décoration inférieure à celle de son ami, et l'on comprendra les motifs de son refus par la lecture de ce passage d'une lettre écrite le 21 mars 1868 au duc de Buckingham et Chandos par sir Charles Tupper, honoré lui-même du titre de « compagnon » dans la même circonstance:

 

« Sans le patriotisme et le courage de M. Cartier, l'union aurait été impossible. J'applaudis à l'honneur qui a été conféré à M. Macdonald, mais je crois fort malheureux qu'un million de Français catholiques, sujets des plus loyaux de Sa Majesté, et des plus dévoués aux intérêts du trône, puissent penser que le représentant de leur race et de leur religion, égal à son collègue en mérite, et ayant droit à la même considération, n'ait pas été jugé digne des mêmes distinctions que lui. »

 

Malgré la tradition et les convenances, Cartier persista dans son refus. De l'avis de tous, on avait commis un impair à Londres, mais il était difficile de le reconnaître officiellement. Enfin, en 1869, sir Georges-Etienne Cartier devenait « baronnet », titre plus élevé que celui de sir John A. Macdonald. Il prit cette devise : « Franc et sans dol, » résumant toute sa vie passée en ces quatre mots qui éclaireront aussi son avenir. La même année, allant à Londres pour négocier l'achat des Territoires de l'Ouest, il fut l'invité de la reine Victoria au château de Windsor. Sa fière attitude ne l'avait pas desservi. (2)

 

Une semaine avant de mourir, il se rendait encore à une invitation de Sa Majesté. Après la mort de Cartier, un correspondant du Morning Chronicle; à Londres, écrit :

 

« Sir Georges était l'ami intime du Prince de Galles ; il a eu l'honneur de passer une après-midi, un dimanche, avec le Prince et la Princesse, à leur résidence privée, quelque temps avant le départ du Prince pour Vienne. Il était alors dans un état de santé excellent, et joua comme un écolier avec les enfants. »

 

Le Prince devint Edouard VII, et l'un de ces enfants, qui avait alors près de huit ans, règne aujourd'hui sous le nom de Georges V. Peu de Canadiens, assurément, ont eu l'honneur de connaître une telle lignée royale !

 

Pour s'amuser même avec les enfants d'un prince, il faut posséder une certaine gaieté de caractère. Les grands savent oublier leur gloire pour jouir plus simplement de la vie. Et Cartier,

 

Doux, aisé, vif en ses manières,

Poli, galant, hospitalier,

 

garda toujours, même au milieu des honneurs, cette simplicité qui est l'un des charmes de notre peuple. A Ottawa, dans sa résidence de la rue Metcalfe, il ne chômait pas sauvent; d'ailleurs, il ne laissait chômer personne. Mais, le samedi après-midi venu, ses salons étaient ouverts à ses collègues du ministère, aux députés de ses amis et aux journalistes. C'était le grand congé de Cartier: On s'en donnait à coeur joie. Les événements de la semaine étaient passés en revue, l'avenir économique et politique du pays était étudié et l'on chantait. Si l'on ne dédaignait pas les romances classiques, on leur préférait toutefois les vieux refrains normands et canadiens.

 

Cartier communiquait à tous sa jovialité, il répartissait les rôles. A celui-ci, il faisait chanter :

 

A la claire fontaine,

à celui-là :

 

Quand Margotton s'rend au moulin,

 

à un troisième :

 

Derrier' chez nous y a-t-un étang.

 

Quelques députés du bas du fleuve affectionnaient les chansons des « voyageurs » :

 

C'est la belle Françoise,

Ou bien :

Par derrière chez mon père.

 

Les députés anglais chantaient aussi leurs airs populaires, mais ils revenaient assez vite aux chansons canadiennes qu'ils savaient sans les comprendre parfois. L'un d'eux avait un faible pour l'Alouette, qu'il prononçait sérieusement All wet .

 

Ces réunions amicales et joyeuses chez Cartier ont beaucoup fait pour le rapprochement des députés des deux races. Sir Georges ne perdait pas une occasion de faire naître des sympathies pour ses compatriotes. Il fut le premier à parcourir les provinces anglaises, à faire connaître à leurs populations la loyauté des Canadiens-Français, et leur amour de la justice pour tous. Il ne voilait ni sa nationalité, ni sa religion.

 

Catholique, Cartier l'était dans la vie publique comme dans la vie privée. Sans être un apôtre, il était un convaincu. Il ne fit jamais de blessure à l'Eglise, il l'aima, il la défendit. Il reconnut publiquement la grande opportunité de l'encyclique Quanta cura et du Syllabus de l'immortel Pie IX.

 

Le 1er juin 1869, au sujet de l'abolition de l'Eglise d'Irlande, il fit ces remarques aux Communes :

 

« Les catholiques savent se faire aux circonstances, et ils ne peuvent exiger la reconnaissance de leur religion, comme religion d'Etat, dans tous les pays. Mais, dans quelque pays qu'ils soient, l'Eglise établie, c'est-à-dire unie à l'Etat, n'en existe pas moins pour eux : c'est l'Eglise de Rome qui s'étend à toutes les parties du monde, qui renferme tous les catholiques dans son sein et pour laquelle nous demandons l'exercice du pouvoir temporel, parce que nous voulons qu'elle soit forte, indépendante, qu'elle ait toutes les prérogatives du pouvoir civil pour seconder Sa Majesté religieuse...
 
« Je prie la Chambre de m'excuser si je parle dans ce sens. Ce sont des sujets que je n'aime pas à aborder et qu'il est désagréable de traiter sans nécessité dans une communauté mixte ; mais je suis catholique, et jamais cette Chambre, ni aucune Chambre, ni aucun pouvoir sur la terre, ne me feront renoncer à ma foi. Mes convictions religieuses sont inébranlables, et l'on me saura gré de les avoir défendues. »

 

Un jour, une voix s'évertue à condamner l'enrôlement des Zouaves canadiens « pour soutenir un prince étranger. »

 

« Quoi ! répond sir Georges avec indignation, il sera permis à nos jeunes gens de s'enrôler pour sou­tenir la guerre civile qui jette le deuil dans un Etat ami et voisin, et vous osez les blâmer de voler au secours du Chef spirituel de deux cents millions de catholiques ? Le Pape n'est pas un souverain étranger ; il est Roi dans tout l'univers, parce qu'il a des sujets dans tous les empires : c'est le Père de tous les chrétiens, et c'est le devoir des enfants de défendre leur Père. »

 

Montalembert parlait plus éloquemment, mais il ne manifestait pas plus sincèrement sa soumission au Saint-Siège.

 

Un jugement droit et une volonté d'airain au service d'un noble coeur, c'est toute la vie de Cartier.

 

Son grand caractère et un labeur opiniâtre lui ont mérité le titre de « Père de la Confédération ».

 

L'habileté d'un Talleyrand peut mettre en faveur auprès de tous les régimes, mais pour édifier un régime et le marquer pour l'histoire il faut quelque chose d'un Richelieu ou d'un Napoléon. Ce quelque chose, Cartier le possédait richement.

 

Si, pendant plus de trente ans, le silence s'est fait autour de son nom, c'est d'abord parce qu'il avait peut-être inspiré au Parlement plus de crainte, que d'amour, ensuite parce que les politiciens, qui, par vingt années de compromis et de reculades, nous ont habitués à croire que les hommes de caractère sont un anachronisme à notre époque, se fussent condamnés en évoquant sa mémoire.

 

L'esprit qui animait la politique de Cartier vit-il encore? Il est consolant de répondre dans l'affirmative. Depuis une dizaine d'années, il se manifeste de plus en plus actif; bienfaisant. La génération qui fait son entrée dans le monde en est imbue; assez éloignée des luttes passées pour les juger sans préjugés, et assez jeune encore pour être généreuse, c'est elle surtout qui va glorifier Cartier lors de l'inauguration de son monument au pied du Mont-Royal, en septembre prochain, quand beaucoup de politiciens recevraient le désaveu du grand homme d'Etat si le bronze pouvait parler.

 

Qu'on rende tous les hommages à Cartier, il les mérite. Mais la plus belle manière de lui témoigner notre reconnaissance, c'est de monter la garde autour du pacte de la Confédération.

 

(1) Lorsque fut fondée la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, Cartier en fut choisi le premier secrétaire. C'est alors qu'il fit les vers devenus populaires. Plus tard, Cartier devint le président de la Société.

 

(2) En janvier 1872, Cartier fut créé Chevalier Grand'Croix de l'Ordre Royal d'Isabelle la Catholique.

 

Source  : Charles-Édouard LAVERGNE, « Le caractère », dans Georges-Étienne Cartier - Homme d'État canadien : 1814-1873 , Montréal, Langevin et l'Archevêque, 1914, 91p., pp. 71-89.

 

 

 

 

 

 

 

 
© 2005 Claude Bélanger, Marianopolis College