Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Juin 2006

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

Lettre ouverte à Esdras Minville

 

 

[Cette lettre ouverte de Marcel Hamel à Esdras Minville fut rédigée en 1937. Pour la référence bibliographique exacte, voir la fin du document.]

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Aux hommes de bonne volonté il convient d’étudier en commun les réformes adéquates aux temps nouveaux, sans désir d’étonner par le feu d’artifice des paradoxes, mais avec l’humilité qui ressort de leur soumission au réel. La critique n’est pas alors de souhait; elle est de nécessité. Elle doit réaliser le mot de Spinoza : Il ne s’agit pas de blâmer ou de louer, il s’agit de comprendre, car ce n’est pas l’heure de tenter une expérience de laboratoire sur un cochon d’Inde. La personnalité humaine, et aussi sa dignité, sont l’enjeu de cette pathétique recherche. Une conclusion bénigne sur le papier traîne à sa suite des déchaînements peut-être à jamais incontrôlables à la minute où elle s’évade du livre et pénètre dans le tourbillon des foules par l’application à la politique ou à l’économique. Le succès ou l’échec de la civilisation future dépendent de notre correspondance à ces théories, soit en les acceptant, soit en s’y récusant, et surtout de leur adaptation au concret. Une responsabilité effroyable pèse sur les épaules de nos réformateurs de l’État, ces modernes Jean-Christophe qui risquent un jour d’être écrasés sous le poids par eux soulevé.

 

Au Canada français, pays catholique et latin, la querelle s’est engagée autour du corporatisme. Elle a engendré des polémiques violentes entre intellectuels libéraux et journalistes catholiques. Les premiers, et de ce nombre Olivar Asselin, rejetaient cette doctrine à cause de son inapplicabilité aux cadres confédératifs, en quoi ils n’avaient pas tort. Les autres s’attachaient aux principes corporatifs comme tels, et d’autant plus que la Rome des papes venait par les encycliques de leur accorder la sanction morale, en quoi ils avaient raison. Délimiter la part de vérité de ces deux thèses n’est pas le sujet de cette lettre, quoique j’y revienne en analysant les propositions d’Esdras Minville sur l’institution corporative. De fait, le problème est insoluble si l’on ne tient pas compte de l’apport du séparatisme dans la vie intellectuelle canadienne-française. Cette troisième donnée soulève les voiles de l’inconnu au connu; elle permet la dialectique sur le terrain commun. Autrement, il y aura toujours mésentente entre les parties, venin et révolte, faute d’accepter le terme séparatisme.

 

À mon ineffable point de vue le conflit réside dans les extrêmes, refus ou acceptation du corporatisme plutôt que dans la discussion d’école à savoir lequel est préférable? Corporatisme d’État ou corporatisme d’association. Sans critiquer le caractère intrinsèque de ces deux dernières formes du corporatisme, je voudrais démontrer à Esdras Minville qu’à l’heure présente il est dangereux d’instaurer dans le Québec le corporatisme d’association, sans porter préjudice aux associations ouvrières, au commerce, à l’industrie.

 

Dans L’Ordre nouveau du 20 novembre 1936, Esdras Minville signait un article dans lequel il fixait des opinions qui, sauf erreur, sont encore siennes aujourd’hui, par conséquent président à l’actualité. J’en ai extrait – Québec aura son Jansénius – les six propositions suivantes : utopie que de ressusciter la corporation du Moyen-Âge; utopie encore que d’implanter la corporation telle que l’a conçue Mussolini en Italie, Salazar au Portugal, Dolfuss en Autriche; le parlementarisme saxon ne nous convient pas; le corporatisme d’association est le seul orthodoxe au Canada français; ce corporatisme ne doit rien à la politique, en face de laquelle il se dresse plutôt; ce corporatisme reste soumis à l’arbitrage de l’Etat. Ces six propositions peuvent se réduire en somme aux deux postulats que voici : a) le corporatisme politique ou fascisme est à rejeter; b) le syndicalisme est à accepter.

 

Pure utopie que de vouloir ressusciter la corporation du Moyen-Âge.  J’accepte en bloc cette prémisse. Edmond Turcotte à qui il, arrive parfois d’être original en apporte une définition pittoresque : « château féodal que l’on essaie vainement d»’adapter au XXe siècle avec l’installation du chauffage central. » Toute foi (sic) cette époque de l’histoire n’est pas à rejeter quant à son mysticisme. Elle doit servir de dessin à la construction de la Cité harmonieuse où l’Église et l’État renouvelleront le spectacle des saints clercs et des saints rois de jadis. Il est évident, par ailleurs, qu’il sera impossible de rénover du tout au tout un peuple capitaliste et transformé par la science en un peuple constructeur de cathédrales.

 

Utopie que d’implanter encore la corporation telle que l’a conçue Mussolini en Italie, Salazar au Portugal, Dollfuss en Autriche. Je reproche à Minville une généralisation hâtive sur ces expressions du corporatisme politique. S’il avait distingué, il aurait sans doute trouvé les différences spécifiques : fascisme italien ou l’ordre édifié sur les pandectes mussoliniens; fascisme portugais ou la paix sociale établie sur les lois de l’intelligence; fascisme autrichien ou le respect de l’homme dans ses rapports avec l’Église et avec l’État. Le modèle idéal me parait être au Canada français le corporatisme autrichien. Mais Minville rejette les trois formes. J’ai cherché en vain les motifs de ce rejet total. Il cite la phrase de Bainville : « Le coq gaulois n’a pas ce qu’il faut pour téter la louve romaine ». Je pourrais surajouter en citant Mussolini : « Le fascisme n’est pas un article d’importation. » Certes, mais les principes corporatifs de ces pays à cause de leur universalité sont aussi applicables au pays du soleil levant que sur la terre des pingouins, comme la poésie racinienne est comprise à la même heure à Melbourne et à Montréal. Minville dissimule sa véritable pensée qui est sa peur de la dictature. Il ne semble pas deviner que le corporatisme est un acheminement vers la monarchie où il rencontre la plénitude de son essence liée. L’aurorité sacerdotale et civile du roi. Le dictateur ne fait que passer sur la scène. Il est celui qui doit remettre à l’héritier de la tradition le trône d’où les révolutions l’ont chassé. Momentanément sa position est tyrannique, mais il faut qu’il en soit ainsi …

 

Mais à quoi bon se saouler  de vision de verrières ! Ce corporatisme est irréalisable chez nous. L’utopie n’est pas dans l’emprunt – ce qui peut s’accomplir sans la perte de notre personnalité – mais dans l’entêtement à vouloir naturaliser dans le Québec un homo politicus inassimilable. Les obstacles à cette concrétisation sont visibles à l’examen des pays fascistes et du nôtre. L’Italie, le Portugal et l’Autriche sont des pays libres. Le Québec est la neuvième fraction du Dominion du Canada. Eux sont maîtres de leur législation commerciale et tarifaire. Nous, nous avons abandonné au gouvernement central les facteurs vitaux de notre libération politique : commerce, immigration, défense nationale, fisc, etc. et notre gouvernement provincial ne ressemble plus – la formule est de Paul Bouchard – qu’à un vaste conseil municipal. Inutile de pousser plus loin l’analyse. Il résulte de ces comparaisons rudimentaires que le corporatisme politique à parti unique, épuré du régime parlementaire et délivré du suffrage universel, est utopie pure dans cette province … à moins que le Québec se sépare de la Confédération et se constitue en État libre français ou que le Québec reprenne son autonomie législative par la transformation de la Confédération en fédération d’États comme le demande le parti autonomiste.

 

Et Minville définit sa politique idéale : Reste le corporatisme social, ou corporatisme d’association, que proposait jadis La Tour du Pin et que, depuis Léon XIII préconisent les sociologues catholiques. Le rédacteur de l’Ordre nouveau préferre (sic) celui-ci à celui-là, parce que le corporatisme syndicaliste se crée par le bas, n’est pas imposé de force aux multitudes. Mais Minville semble se contredire, revenir par ses sous-entendus au corporatisme politique. Sa condamnation du parlementarisme anglais en est un aveu implicite. Puis sa conception de la profession nous rapproche davantage du type premier. « C’est un organe indépendant, écrit-il, intermédiaire entre les entreprises privées de l’État, mais soumis à son arbitrage. » Cette incidente suppose donc la dépendance des corporations vis-à-vis des gouvernements. Plus loin sa pensée s’embrume. « Il (le corporatisme d’association) ne doit rien à la politique, en face de laquelle il se dresse plutôt. » Ici je donne ma langue au chat. Veut-il signifier que les corporations dictent leur conduite aux gouvernants? Alors nous retrouvons le fascisme à rebours. Veut-il laisser entendre que les corporations se posent en ennemies du pouvoir? Alors, c’est activer les conflits de juridiction, c’est imposer sous une forme détournée la tyrannie d’une classe sur les autres. Esdras Minville ne manquera pas, si réponse il y a, d’élucider ce point troublant.

 

Il reste quand même le rouage normal de ces organismes dans la province de Québec. Ce corporatisme prétend se passer de la politique. Il est donc à lui-même sa propre autorité. À lui seul revient – en l’occurrence aux corporations – l’arbitrage des intérêts particuliers en vue du bien commun. Mais s’il en est ainsi, sur quelles sanctions appuiera-t-il ses directives?

 

D’autre part, l’économique est trop intimement soudée au social qu’elle puisse être négligée. Et les premières, les corporations se gaussent de régler la crise sur ce terrain. Or, à mon sens, l’application intégrale des principes de l’institution corporative risque de nous ancrer plus profondément dans la misère où nous gisons. Je prends l’exemple des contrats collectifs; il est classique. Qu’à la suite d’une grève dans une usine québecquoise les gages des ouvriers aient été haussés, n’arrive-t-il pas immédiatement l’inévitable. L’industriel canadien français se verra obligé de baisser le prix de vente de sa marchandise, parce que celui-ci ne pourra plus concurrencer le produit identique de l’Ontarien. Et il viendra un temps où il fermera les portes. Le raisonnement est le même pour les salaires familiaux. Les statistiques démontrent que la prolificité dans le Québec est le double de celle de l’Ontario. La même chose pour l’agriculture. Nous sommes envahis par les marchés de l’Ouest. N’est-ce pas vous, Minville, qui signaliez dans La politique qu’il nous faut les dangers que court notre industrie laitière depuis que les provinces de la prairie, en déficit avec leur blé, se sont adonnées à la culture mixte et à l’industrie laitière et déversent leurs denrées sur la province, servies par des tarifs de chemins de fer avantageux? Et quand l’U.C.C. serait organisée à la lettre des protocoles corporatifs que pourrait-elle là contre ? Mais il en irait tout autrement si le Québec, maître de ses frontières, pouvait diriger son économie à l’avantage des autochtones.

 

Mon cher Minville, je vous ai fait grâce du suffrage universel où je vois mal le fonctionnement de l’institution corporative. Si je n’en ai soufflé mot, c’est qu’en dépit de vos emplois gouvernementaux, je vous place haut, très haut, au-dessus du refugium peccatorum.

 

De ces remarques se dégagent deux conclusions : avènement du séparatisme ou maintien du statu quo, c’est-à-dire du libéralisme économique, mais je sais que de celui-là vous ne voudrez pas. Et pour cause …

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Source : Marcel HAMEL, « Lettre ouverte à Esdras Minville », La Nation, 22 avril 1937, p. 3.

 

 
© 2006 Claude Bélanger, Marianopolis College