Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Novembre 2006

Documents de l’histoire du Québec / Quebec History Documents

 

Henri-Raymond Casgrain

 

La descente de l'armée de Wolfe à l'Anse au Foulon
(13 septembre 1759)

[Ce texte a été rédigé par Casgrain. Pour la référence bibliographique précise, voir la fin du document]

A minuit, deux lanternes furent hissées l'une au-dessus de l'autre au grand mât du Sutherland. C'était le signal convenu. Aussitôt la première division prit place dans les bateaux et se mit en ligne, suivie de proche par le reste de l'armée, l'infanterie légère faisant l'avant-garde. A deux heures, sur un signe du général, dont le canot s'était placé en tête, tous les bateaux se mirent en mouvement. Les soldats avaient ordre de garder un profond silence, les équipages de faire le moins de bruit possible, et de ne se servir de leurs rames que pour diriger légèrement leurs embar­cations, car la marée baissante et la brise du sud-ouest qui s'était élevée, les faisaient dériver rapidement. Les vaisseaux de l'amiral Holmes devaient descendre trois quarts d'heure plus tard avec le reste des troupes. La nuit était sereine mais sans lune, et la lumière des étoiles, tamisée par les vapeurs de septembre, était à peine visible. Le silence nocturne n'était troublé que par le clapotement de l'eau sur les flancs des embarcations, et par le bruit du vent dans les arbres de la falaise qui tout près, sur la gauche, dressait sa muraille de pierre dans l'obscurité.

Durant plus d'une heure la longue file de bateaux glissa dans le même silence en suivant les contours du rivage. Aucun bruit insolite ne se faisait entendre sur les hauteurs, et tout portait à croire qu'ils n'étaient pas découverts. Wolfe, assis à l'arrière de son canot, conversait de temps en temps à voix basse avec les officiers rangés auprès de lui. L'un d'eux, John Robinson, jeune garde-marine, qui devint plus tard professeur de sciences naturelles à l'université d'Edimbourg, a raconté l'impression profonde qu'avait faite sur lui la conversation du général. Les idées mélancoliques qui l'avaient obsédé lui revenant à l'esprit, il en chercha l'expression dans la poésie, et il se mit à réciter la belle élégie de Gray sur un cimetière de campagne, dont la publication était encore récente. Eut-il une intuition plus vive du sort qui l'attendait, lorsque, d'une voix émue, il répéta ce vers qui ne fut jamais si vrai que pour lui-même:

"The paths of glory lead but to the grave."

"Messieurs, murmura-t-il en terminant la citation, j'aimerais mieux avoir fait cette élégie que de prendre Québec."

"Qui vive?" cria une sentinelle invisible dans l'ombre à l'un des bateaux de l'infanterie légère, au moment où il rasait le rivage de Samos à une portée de pistolet.

"France !" répondit un capitaine des Fraser's Highlanders, qui savait très bien le français.

La sentinelle, croyant que c'était le convoi de vivre annoncé par Bougainville, laissa passer le bateau en commettant la faute de ne pas demander le mot d'ordre et de ne pas aller elle-même s'assurer de la vérité.

Quelques minutes après, un froissement de branches indiquant que quelqu'un descendait la côte du Foulon, se fit entendre, suivi du nouveau: "Qui vive?

— France !" répéta le capitaine; et il ajouta : "Ne faites pas de bruit, ce sont les vivres; on pourrait nous entendre". La corvette de Hunter était en effet ancrée à peu de distance. "Passez", dit la sentinelle, qui ne descendit pas plus loin.

La force du courant entraîna les bateaux de l'infanterie légère un peu au-dessous de l'anse. Les vingt-quatre volontaires, conduits par le capitaine Delaune, sautèrent sur le sable et s'avancèrent jusqu'au pied de la falaise, qui en cet endroit est très escarpée et couverte aujourd'hui comme alors de bois et de broussailles. Leurs fusils en bandoulière, ils se mirent hardiment à la gravir en s'aidant des branches et des arbustes. Il arrivèrent au sommet sans avoir reçu un coup de fusil, et s'avancèrent jusqu'à la clairière ouverte sur le plateau, suivis de près par un plus fort détachement. Le jour commençait à poindre et permettait de distinguer la toile blanche des tentes sur le fond obscur du sol et du feuillage. Ils s'élancèrent vers les sentinelles qui, en les apercevant, tirèrent quelques coups de fusil et se replièrent vers les tentes. Vergor dormait profondément dans son lit, et ne fut réveillé que par les détonations et les cris d'alarme. Il sortit précipitamment et se mit en défense avec les soldats de son poste accourus des tentes voisines. Ils n'étaient qu'au nombre d'une trentaine, car Verger avait envoyé le reste, composé d'habitants de Lorette, travailler à leur récolte, à la condition, paraît-il, qu'ils iraient achever les siennes sur la terre qu'il possédait dans cette paroisse. Un piquet de l'infanterie légère, débarqué un peu plus haut, gravissait alors le ravin et marchait au secours des volontaires. Vergor, pris entre deux feux, ne fit qu'une faible résistance, reçut une balle au talon et se rendit prisonnier avec quelques-uns des siens. Les autres réussirent à s'échapper à la faveur de l'obscurité et des bois voisins.

Wolfe, resté sur le bord de la grève, attendait un signal avant de lancer de nouvelles troupes. Pendant un temps assez long, rien ne rompit le silence de la nuit que les rafales du vent et le murmure du ruisseau Saint-Denis qui, gonflé par les dernières pluies, tombait en cascade sur le flanc de la montagne. Soudain éclatèrent quelques coups de fusil suivis d'appels aux armes, puis de nouvelles décharges accompagnées de clameurs confuses. Enfin, des hourras poussés par cent poitrines anglaises annoncèrent que le poste était pris. Wolfe, sans rien laisser voir de la joie qu'il éprouvait, donna l'ordre d'avancer. Toute la première division, formée d'environ seize cents hommes, s'élança hors des bateaux, précédée des sapeurs qui, en peu d'instants, eurent débarrassé le ravin des abattis qui l'obstruaient et rendu libre le chemin tracé sur le penchant de la côte. Une partie de la division s'y engagea, tandis que le reste grimpait à droite et à gauche en s'accrochant aux buissons et aux angles des rochers. Wolfe, à qui l'excitation du moment donnait de nouvelles forces, gravit la côte d'un pas léger et rangea rapidement les troupes en bataille à mesure qu'elles débouchaient sur le plateau, l'aile gauche du côté de Sillery, l'aile droite du côté de Québec, toute la ligne faisant face au chemin Saint-Louis.

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Source: Montcalm et Lévis, II. Reproduit dans Camille ROY, ed., Morceaux choisis d’auteurs canadiens, 3ème édition, Montréal, éditions Beauchemin, 1942, 443p., pp. 68-70.

 
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