Quebec History Marianopolis College


Date Published:
2004

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

Sir Georges-Etienne Cartier à Saint-Antoine-sur-Richelieu

 

[Ce texte a été écrit par l'abbé Élie AUCLAIR en 1914. Pour la référence exacte, voir la fin du texte.]

 

CE n'est pas par les petits côtés ni par les points de détail, d'ordinaire, qu'il convient de juger un grand homme. De même que, pour apprécier un monument ou une statue, il faut un certain recul qui permette de se placer au juste point et de mieux saisir la perspective, ainsi les héros gagnent à n'être pas vus de trop près. C'est l'une des nombreuses leçons de l'histoire. On l'a condensée dans cet axiome un peu brutal, mais assez juste : « Il n'y a pas de grand homme pour son valet de chambre ».

 

Et pourtant, les petits papiers et les souvenirs intimes projettent bien souvent sur de grandes figures, d'ailleurs connues, de singuliers et bien significatifs reflets. Sir Georges-Etienne Cartier, l'homme d'Etat à qui notre pays doit en grande partie d'être ce qu'il est aujourd'hui, et que nous avons tenu à honneur de magnifier, à cette date de son centenaire, dans les pages de notre modeste revue, n'a pas échappé à la loi commune. Dans son intimité, ou mieux dans les souvenirs intimes que gardent de lui ses proches, surtout ceux de Saint-Antoine-sur-Richelieu, son village et sa paroisse de naissance, le grand homme apparaît digne de lui-même. La franchise de sa nature, l'énergie de ses convictions, la rondeur de sa parole, l'autorité de sa tenue, et aussi la tendresse un peu rude mais si vraie de son coeur, dont tous ces souvenirs sont pleins, ne laissent pas de nous faire connaître un homme sûr de lui-même et fait, évidemment, pour commander.

 

Les circonstances ne nous ont pas permis, toutefois, de l'étudier en son intimité dans tout le cours de sa vie. Nous savons qu'il eût ses ennuis et sans doute quelques torts, ici ou là, dans son commerce avec quelques-uns des siens, et même sous le toit conjugal. Tout le monde sait, par exemple, que Lady Cartier, née Hortense Fabre - la soeur de feu Mgr Fabre - de famille et d'opinion plutôt libérales, ne partageait pas toujours les manières de voir de son illustre époux, et qu'il en résulta parfois certains malentendus, dont le testament de Sir Georges, nous écrivait M. DeCelles, a gardé la trace plutôt fâcheuse. Mais ce sont là misères de la vie que la plupart des humains, les grands comme les petits, doivent connaître sous une forme ou sous une autre. Aussi bien, n'avons-nous voulu ici que les signaler, et nous n'y insisterons pas autrement.

 

Ce qui a retenu plus utilement notre attention, ce sont les souvenirs que Cartier a laissés à Saint-Antoine. Son parent et presque son neveu à la mode de Bretagne, M. Louis-Joseph Cartier, de Saint-Antoine, seigneur de Contrecoeur et ancien préfet du comté de Verchères, avec qui nous avons l'honneur de cousiner , et qui est sûrement l'homme le plus renseigné qui soit sur les traditions de Saint-Antoine, a bien voulu nous admettre à compulser ses notes et souvenirs, comme aussi à la confiance des longues causeries qu'il sait rendre si attachantes. Et c'est de Cartier chez les Cartier que nous voulons surtout parler dans cet article.

 

A vrai dire, c'est lui, M. L.-J. Cartier, qui devrait signer notre étude, et nous l'aurions voulu pour l'intérêt même de notre récit. Mais il s'est aimablement soustrait à nos amicales instances. Et force nous est, ainsi que cela arrive souvent aux secrétaires de rédaction, de faire nôtres ses richesses à lui.

 

Un bon moyen de connaître Cartier intime, c'est de l'étudier dans ses ancêtres d'abord ; car il est scientifiquement établi que l'atavisme n'est pas un vain mot. Nous verrons ensuite comment il en agissait avec les siens dans son commerce ordinaire, et surtout quand il était question de faveurs publiques, alors qu'il devint tout-puissant. Nous rappellerons le souvenir du « bon vieux temps », quand, à la maison Cartier - la maison aux sept cheminées, hélas disparue depuis 1906 ! - grâce à Sir Georges et à Lady Cartier, on menait si joyeuse et si digne vie. Et, de la sorte, croyons-nous, nous aurons, en soulevant le voile qui cache au grand public plus d'un trait de la vie intime de Sir Georges, contribué à faire connaître davantage cette figure, si originale et si attrayante, du plus grand, sans conteste, avec Lafontaine, de nos hommes d'Etat canadiens-français.

 

*      *      *

 

Elle était bien imposante l'antique maison Cartier, avec ses vastes pans d'un seul étage, faits de bonnes vieilles pierres des champs solidement ajustées, avec son long toit en pointe montant en flèche vers le ciel et que dominaient de si loin les sept cheminées presque légendaires. Sise à un mille environ du pittoresque village de Saint-Antoine, en allant vers Saint-Marc et Beloeil, sur les bords mêmes du Richelieu - l'incomparable rivière - la vieille maison s'abritait, quand nous la visitâmes il y a quinze ans, sous trois arbres géants, de magnifiques saules, qui avaient grandi avec les ans et l'enveloppaient comme de mystère. Depuis 1782 qu'elle existait, elle avait vu et entendu bien des choses !

 

Quand les hommes publics d'Ottawa, aux alentours de 1860, alors que Sir Georges était dans toute sa force et dans toute sa gloire, se retrouvaient à ce qu'on appelait les Samedis de Cartier, et que le maître de céans, devisant de choses joyeuses et chantant agréablement, faisait à ses hôtes un si cordial accueil, ils se demandaient sans doute où cet homme, si sérieux et si coupant parfois dans les répliques et les reparties des luttes politiques, avait pris ce fonds de gaieté et de bonne humeur, qui le fit toujours remarquer et si hautement estimer. On n'a qu'à lire la belle page où M. DeCelles a raconté dans Cartier et son temps les moeurs et coutumes de jadis pour le comprendre. Sa franchise de même et sa loyauté proverbiales s'expliquent parfaitement par les influences qui ont plané sur son enfance et sur sa jeunesse. Enfin, s'il eut un père plutôt dissipé et quelque peu excentrique, ainsi que nous le verrons, lequel était toutefois un homme d'aptitudes peu ordinaires et richement doué, il eut une mère qui fût une sainte, absolument, et cela encore donne la clef de bien des choses. Si l'on songe que des genoux de cette mère, Cartier passa dans les mains des Messieurs de Saint-Sulpice, au Collège de Montréal, l'on comprend qu'il ait été toujours, d'une façon générale, dans les grands actes de sa vie publique, et surtout à l'heure de sa mort, en Angleterre, un fils sincère de l'Eglise et un catholique croyant et convaincu. Mais c'est dans la vieille maison des rives du Richelieu d'abord qu'il forma son âme. Et c'est de sa famille qu'il nous paraît intéressant de parler en première ligne.

 

Si je ne me trompe, la vieille maison, dont tout le monde regrette la disparition, incarnait quelque chose de la vénérabilité et de l'aisance de cette ancienne famille de négociants qu'étaient les Cartier. Jacques et Joseph Cartier, qui vinrent s'établir, le premier à Saint-Antoine et le second à Saint-Denis, vers 1770, étaient les fils de Jacques, venu de Prulier, au diocèse d'Angers (France), et fils d'un certain Pierre Cartier qui aurait été le frère cadet, ou peut-être le neveu, de Jacques Cartier, le malouin, découvreur du Canada. Quoi qu'il en soit, Jacques dit l'Angevin (Jacques I au Canada) épousait, le 6 juillet 1744, à Beauport, près de Québec, Marguerite Mongeon. Ce Jacques Cartier (I) faisait avec l'Europe un commerce considérable de sel et de poisson. Il eut deux fils et quatre filles. Les deux fils, Jacques et Joseph, ainsi que nous avons dit, et pour continuer ou augmenter le commerce paternel, s'en vinrent se fixer sur le Richelieu, l'une des voies naturelles des échanges et ventes d'alors. C'est de Jacques que descendait Sir Georges. C'est Joseph qui est l'aïeul de M. Louis-Joseph Cartier, de Saint-Antoine, et de M. Paul Cartier, médecin, ancien député de Saint-Hyacinthe.

 

Jacques (II) épousa, le 27 septembre 1772, à Saint-Antoine, Cécile Gervaise, la nièce du premier curé de l'endroit, Messire Michel Gervaise, et la cousine, par sa mère Céleste Plessis-Bélair, de Mgr Plessis, l'un de nos grands évêques. Ils eurent un fils et une fille qui vécurent : Jacques (III), le père de Sir Georges, et Cécile, qui se maria à Edouard Hubert, marchand de Saint-Denis. Le grand-père de Sir Georges (Jacques II) était un homme remarquablement doué. Il fit de fort belles affaires et acquit une grande fortune, que son fils, le père de Sir Georges, devait jeter à peu près, avec une joyeuse aisance, aux quatre vents du ciel. Ce Jacques (II) fut représentant à Québec de la division de Surrey (aujourd'hui Verchères) de 1805 à 1808, puis de 1809 à 1810. En 1812, il commandait, en qualité de colonel des milices, les 939 recrues de Saint-Antoine, Saint-Denis, Saint-Marc, Saint-Charles, Verchères et Contrecoeur. En 1776, du 6 octobre au 15 novembre, après la guerre avec les Américains, il avait déjà hébergé grand nombre de miliciens, que la crainte d'un retour de l'ennemi tenait sous les armes. C'était, en deux mots, un homme considérable, riche et estimé, qui pouvait léguer à sa descendance de beaux exemples de ténacité et d'esprit de suite dans les entreprises. C'est lui (Jacques II) qui construisit en 1782 la célèbre maison « aux sept cheminées ».

 

Son fils (Jacques III), nous l'avons noté déjà, fut moins soigneux et plus dissipé. Il fut lui aussi lieutenant-colonel des armées de Sa Majesté. Mais l'histoire constate qu'il n'avait guère d'aptitudes pour le commerce. C'était surtout un bon vivant, ami du plaisir et de la vie gaie. Il était né à Saint-Antoine le 29 août 1774. Il avait épousé, le 4 septembre 1798, à Saint-Antoine, Marguerite Paradis, dont le père était aussi un négociant. Si, lui, il était par trop prodigue et un brin excentrique, sa femme était en tout une personne accomplie. Ses enfants, et en particulier Sir Georges, la vénéraient comme une sainte. Elle donnait beaucoup pour Dieu et ses pauvres. On ne faisait jamais en vain appel à la générosité de son coeur. Les bons Récollets, par exemple, qui venaient, chaque année, prêcher le catéchisme aux enfants de la campagne, logeaient chez elle, sous sa tutelle, des jours et des semaines. L'une de ses filles, Mme Lusignan, a conservé longtemps les portraits à l'huile des Frères Isidore et Emmanuel. C'étaient des cadeaux, évidemment, que sa mère tenait des bons religieux et qu'elle lui avait légués.

 

Cependant donc que Jacques Cartier (III), tout en étant sincèrement chrétien, faisait bombance, recevait joyeusement les amis dans sa vaste maison (1) et s'affirmait le plus souvent par quelques excentricités (2), sa pieuse femme donnait à tous, et naturellement à ses enfants d'abord, de fortifiants exemples de foi, de piété et de charité (3). Et l'on voit ainsi, dans ses ascendants, le tempérament de Sir Georges se dessiner. Homme de méthode et d'autorité à l'image de son grand-père, il devait hériter de l'esprit joyeux et bon camarade, si l'on peut dire, de son père, comme aussi de la foi sincère et de la bonté de coeur de sa mère.

 

Sir Georges eut quatre frères qui vécurent à l'âge d'homme, et également trois soeurs. Plusieurs autres enfants naquirent qui moururent en bas âge ; nous n'en parlerons point. L'aîné, Jacques-Elzéar, mourut durant ses études au Collège de Montréal. Sylvestre, qui avait d'abord porté la soutane quatre ans, fut médecin à Saint-Aimé. Côme, notaire et agronome à Saint-Antoine, hérita du domaine familial et par conséquent de la célèbre maison Cartier où se perpétuaient de si intéressantes traditions. François-Damien fut avocat à Montréal, et l'un des légistes remarqués de son temps. Quant aux filles, Marguerite mourut célibataire à un âge avancé, Emérente épousa le Dr Desrosiers, et Léocadie, le Dr Lusignan (4).

 

*      *      *

 

Sir Georges naquit à Saint-Antoine, le 6 septembre 1814. Il fut baptisé le même jour par Messire Allinotte et eut pour parrain et marraine Etienne Gauvreau, instituteur, et Claire Paradis, sa tante. On a peu de détails sur son enfance. Nul doute qu'il s'imprégna des diverses traditions et qu'il subit les influences variées que nous avons signalées. Sa pieuse mère lui inculqua de bonne heure les principes chrétiens. Les bons Récollets, probablement, lui donnèrent des leçons de catéchisme. Il ne paraît pas qu'il y eût à l'époque un instituteur résidant à Saint-Antoine. Bien que le parrain de Georges fût instituteur, ce n'est que plus tard, vraisemblablement, qu'il donna des leçons régulières aux enfants de la localité, puisque M. Narcisse Cartier - le père de M. L.-J. Cartier -, de sept ans plus jeune que Georges, dut aller à l'école à Verchères. Le jeune Georges, lui, alla-t-il à Verchères aussi, ou reçut-il des leçons de quelque maître ambulant, comme il en existait alors, qui passaient de famille en famille et y donnaient l'enseignement pendant quelques jours ? Les souvenirs ne sont pas précis sur ce point. L'on sait qu'il partit très jeune pour le Collège de Montréal, puisqu'il devint avocat en 1835, à 21 ans. Au collège et durant sa cléricature, il fut très vite un écolier et un étudiant de grandes promesses. Entre temps, à la maison natale, dans les vacances, il se retrempait aux meilleures sources. On recevait là la première société. Les officiers anglais des milices y fréquentaient. Le beau monde y affluait. C'étaient autant d'éléments qui contribuaient à parfaire une éducation soignée et distinguée, où se marquait à fond la formation classique reçue au Collège de Montréal.

 

Sir Georges avait 23 ans et il était avocat depuis deux ans quand éclatèrent les « troubles » de 1837. Il n'entre pas dans le cadre que nous nous sommes tracé de redire ici la part que prit le jeune avocat à ces événements historiques ; comment il assista aux assemblées des patriotes, à Saint-Ours, le 7 mai 1837, à la place Jacques-Cartier, à Montréal, le 5 septembre suivant, et, un peu plus tard, à la fameuse réunion des six comtés à Saint-Charles ; comment il se comporta (en brave) à la bataille de Saint-Denis, le 23 novembre ; puis à celle de Saint-Charles, le lendemain ; comment, avec son cousin Henri Cartier, après un adieu ému à l'héroïque Charles-Ovide Perrault, il fut obligé d'aller se cacher, au rang de la Beauce, dans Verchères, à six milles de Saint-Antoine, chez le cultivateur Antoine Chagnon-Larose, d'où il fallut déguerpir au bout de quelques semaines, parce que l'amoureux de la servante de la maison menaçait à la suite d'une scène de jalousie de « déclarer » les fugitifs, ainsi que l'a finement raconté M. Decelles (5) ; comment ils furent tous les deux conduits aux « lignes », dans un tonneau, par un nommé Alexandre Casavant dit Ladébauche (!), et de là se rendirent à Plattsburg, où ils logèrent chez les Dlles Gregory, connues de la famille Cartier, dont plusieurs membres étaient allés déjà chez ces dignes personnes pour apprendre l'anglais. Ce sont là des faits qui appartiennent déjà à la vie publique de Sir Georges et que tout le monde connaît.

 

Mais il nous convient de noter que la fugue de patriotisme du futur Sir Georges, si elle établissait qu'un sang généreux coulait dans ses veines, n'était pas précisément en harmonie avec les opinions de sa famille. Chez les Cartier, où l'on tenait un rang élevé dans le grand commerce et dans les hautes relations, la tradition constate qu'on était plutôt bureaucrate. Côme Cartier, le frère de Sir Georges, proposa bien la 12ème des résolutions de l'Assemblée de Saint-Charles, et l'on réussit, dans l'effervescence du moment, à lui faire fondre des balles pour les patriotes. Mais il se défendit toujours de l'avoir fait avec conviction. Et les parents eux-mêmes de Sir Georges, son père et sa mère, lui tinrent quelque rigueur paraît-il, de son équipée, pourtant généreuse et vaillante à certain point de vue. Il nous intéresse également de remarquer que chez l'ami Chagnon-Larose de Verchères - c'est un trait qui va bien au futur politicien qui roula plus d'une fois Sir John ! - pour détourner les dangers qui le menaçaient, le jeune Cartier fit annoncer dans les journaux « qu'il était mort dans les bois en fuyant aux Etats-Unis » ; il précisait même - Le Canadien, de Québec - que c'était là une perte pour le pays, parce qu'il promettait beaucoup ! « A présent », dit-il à son cousin Henri quand la note parut, « nous pouvons dormir tranquilles ». Mais il avait compté sans l'amoureux de la fille chez Larose ! C'est égal, il y a là quelque chose qui annonçait pour l'avenir.

 

*      *      *

 

Nous croyons en avoir assez dit touchant l'ascendance et la jeunesse de Sir Georges pour faire comprendre quel homme il promettait. L'on connaît les portraits qu'ont tracés de lui, au lendemain de sa mort, nos meilleurs journalistes du temps.

 

« Sir Georges, écrivait M. Benjamin Sulte, était de taille moyenne, un peu petite même, ce qui n'empêchait pas qu'à première vue il donnait l'idée d'une vigueur peu commune. Sans être gros, il était rondelet, potelé, si bien que nerfs et muscles étaient comme enfouis sous cette enveloppe. La main et le pied étaient petits, d'un modèle superbe. La tête, plantée aplomb sur le cou, était d'une mobilité extrême. En parlant, il la remuait de mille manières, qui toutes signifiaient quelque chose... La pétulance toute française qu'on a toujours remarquée en lui n'avait rien d'importun... ni de frivole... Ses agissements avaient des allures de lion. On les a confondus avec de la brusquerie, mais bien à tort. Quand il voulait être brusque, il ne se ressemblait plus... Il se dominait assez pour s'emporter rarement... ».

 

« M. Cartier, écrivait de son côté M. L.-O. David, était essentiellement un chef de parti, un organisateur, un administrateur. Les traits dominants de son caractère étaient l'énergie, l'impétuosité, l'esprit de domination, le désir de se faire un nom, la confiance en lui-même, l'amour du travail, le désintéressement. De l'énergie, il en avait de quoi transporter les montagnes, escalader le ciel ! Il se ruait sur ses adversaires avec la fougue des zouaves montant à l'assaut de Malakoff... Il ouvrait toutes les semaines sa maison à ses amis, dont plusieurs étaient ses adversaires politiques. Personne ne parlait, riait, chantait et dansait avec plus d'entrain... Il trouvait le moyen de plaire à tout le monde, de mettre dans tous les coeurs la joie et la gaieté... Son amour du travail, comme son énergie, est passé en proverbe. On ne peut se faire une idée exacte du zèle qu'il employait à tout savoir, à tout voir et à tout faire... ».

 

Eh ! bien, il nous semble que cet homme à la pétulance toute française, dont l'énergie, la gaieté et l'amour du travail étaient la grande force, mise au service de si beaux talents, il était déjà tout entier dans l'enfant et dans le jeune homme de la maison « aux sept cheminées ». Ce qui est certain, c'est qu'il resta lui-même et toujours fidèle à ses amis de Saint-Antoine. Tous les ans, à la saison d'été, Sir Georges, aux beaux et glorieux temps de sa vie politique, venait passer quelques jours chez son frère Côme, à la maison paternelle. Il s'y reposait, avec un bonheur réel et visible, des soucis et des tracas qu'imposent toujours les charges publiques.

 

Oh ! comme il est intéressant, émouvant parfois, d'entendre les survivants de Saint-Antoine rappeler ces heureuses vacances ! Cartier était resté très attaché à sa famille. Certes, il lui arrivait de discuter avec sa fougue ordinaire contre ses frères, contre Côme, contre Sylvestre. On n'a pas oublié, dans la famille de feu M. Narcisse Cartier, par exemple, certain parti d'huîtres, qui faillit tourner au tragique, un soir où ils discutaient tous les trois. Sir Georges aurait voulu obtenir de Côme je ne sais plus quelle amélioration à l'aspect de la vieille maison tant aimée. Mais Côme était là chez lui. « Conduis le pays comme tu voudras, s'écriait-il, mais j'entends être le maître chez moi ! » Et ce fut presque une prise de mains. Cependant, au fond ; ce n'était là qu'éclair passager. On s'aimait bien quand même ; on s'aimait toujours.

 

De 1865 à 1871, Lady Cartier, ses deux filles Joséphine et Hortense et sa soeur Hectorine Fabre (Mme Surveyer aujourd'hui) venaient régulièrement passer un mois de vacances chez M. Côme, à la vieille maison. Sir Georges en profitait pour organiser d'aimables soirées. On causait, on faisait de la musique, on chantait, on dansait même et beaucoup. Neveux, nièces, cousins, cousines s'en donnaient à coeur joie. Les lanciers et les quadrilles alternaient. On ne connaissait pas alors, et d'ailleurs on n'aurait pas admis, les danses malheureusement en vogue aujourd'hui. On s'amusait honnêtement sous l'oeil bienveillant de Lady Cartier, qui appelait tout ce jeune monde « les enfants ». Et quand « les enfants » s'en allaient à la ville assister à quelques réunions de la bonne société, ces « campagnards », comme ils s'appelaient eux-mêmes joyeusement, émerveillaient leurs partenaires par leur science chorégraphique et leurs belles manières ! « Oh ! quelles belles vacances nous passions ! », nous disait M. L.-J. Cartier, avec un accent de conviction qu'il nous est impossible d'exprimer autrement.

« Sir Georges, nous disait-il encore, s'entretenait avec nous familièrement, parlant politique et questions sociales, évoquant devant nous, jeunes écoliers, ses souvenirs de Saint-Sulpice, affirmant qu'il devait à ces Messieurs d'être ce qu'il était, ou encore, parfois, nous émerveillant avec des citations de Virgile ou d'Horace, dont sa vigoureuse mémoire était si riche. Et nous avions l'impression très nette qu'il se rendait compte de sa puissance. »

 

Ce que l'on était fier de lui, évidemment, et comme on avait raison !

 

Si Cartier se trouvait à Saint-Antoine le dimanche, il ne manquait jamais d'assister à la grand'messe. Le bon curé, l'ancien M. Jean Dupuy (l'oncle de celui qui est mort l'hiver dernier à Saint-Hyacinthe, après avoir été, lui aussi, de longues années curé de Saint-Antoine), qui avait été presque le confrère de Sir Georges et qui l'aimait et l'admirait beaucoup, se permettait volontiers de saluer la présence de l'homme d'Etat qui était la gloire de la bonne paroisse. Après la messe, Cartier, suivant la vieille coutume, demeurait longtemps sur le perron de l'église à saluer les amis, à échanger de chaudes poignées de main et à causer, en recherchant naturellement les « anciens », ses contemporains et ses amis d'enfance. Il les reconnaissait toujours, les appelait par leur nom, s'informait de la famille ; car il avait la mémoire des figures et des noms magnifiquement. Du reste, il ne faisait pas d'acception de personnes, il était l'ami de tous ; pour l'instant, il n'y avait plus ni rouges, ni bleus ! Est-il besoin de dire qu'on venait à lui avec empressement et avec joie ? D'aucuns, de ceux qui l'avaient connu jeune et avaient été ses camarades de jeux, l'interpellaient familièrement : « Comment vas-tu, Georges ? » Et Sir Georges jouissait du secret orgueil d'avoir été son ami qu'affichait cette familiarité. Il savait bien qu'on le respectait et qu'on l'admirait quand même.

 

D'ailleurs, il est constant que le grand homme aimait les enfants du sol, les amis de la terre, nos valeureux « habitants », comme il les appelait toujours.

 

« C'est vous, mes amis, leur disait-il souvent, qui nous faites tous vivre. Sans les habitants, le pays disparaîtrait bientôt et avec lui les hommes de profession comme moi et mes amis. N'oubliez jamais ce que je vous dis, si vous voulez être heureux sur vos domaines. »

 

Il n'oubliait pas lui-même les services rendus et, dans la mesure du possible, il savait récompenser les amis fidèles. M. Fraser, seigneur de Saint-Marc, en 1858, alors que le Conseil Législatif était électif, avait combattu, dans le sens des idées de Cartier, son voisin M. Kierskowsky, seigneur de Saint-Charles (l'oncle de feu M. Monk). Tous les deux y avaient presque laissé leur fortune, et, en plus, M. Fraser avait été battu. En novembre 1867, Cartier, malgré l'opposition d'amis qui ne se rappelaient plus les services de M. Fraser, le nomma conseiller pour la division de Rougemont. « Ah ! vous trouviez M. Fraser bien qualifié, dit-il aux opposants, quand il se dépensait pour nous... Mais vous avez oublié ! Moi, non. Je me souviens et je vais le nommer. » Et il le nomma. De même, il savait reconnaître et honorer le talent où qu'il fût, et c'est là une qualité qui n'est pas commune dans un pays où les rivalités politiques et les factions, compliquées encore par les antagonismes de race, ont toujours eu cours. Un exemple le fera voir. C'était aux élections générales de 1872. Geoffrion (Félix) avait dans Verchères pour adversaire Chapleau. C'étaient deux champions. Les conservateurs, avec leur jeune et si brillant tribun, voulaient absolument battre l'invincible lutteur qu'était Geoffrion. Un dimanche, Sir Georges arrive à Verchères même avec l'avocat Mackay (plus tard le juge Mackay). Presque tous les électeurs du comté était là. Cartier, naturellement, fut invité à prendre la parole. Après avoir traité les grandes questions de la politique du jour, entre autres celles de l'Intercolonial , du Chemin de fer du nord et du Grand-Tronc (il prononçait toujours Grand Trunk à l'anglaise), il en vint à faire l'éloge de Chapleau, puis, mis en goût, il fit celui de Geoffrion, qu'il avait bien connu autrefois chez le notaire Ménard à Verchères. Les partisans de Chapleau n'étaient pas trop contents. Mais cela importait peu à Cartier.

 

D'autre part, s'il était volontiers loyal envers un adversaire et s'il savait être fidèle aux amis, il avait horreur du népotisme sous toutes ses formes. Certes, il fut bon pour les siens, généreux et bienfaisant ; car il aimait profondément ceux de son sang et de sa race. Mais pour rien au monde il n'aurait voulu, par pur favoritisme, faire émarger l'un des siens au budget de l'Etat. Son beau-frère, le Dr Desrosiers, de Saint-Hugues, avait fait une brillante lutte à Laframboise dans Bagot. Des amis voulaient que Cartier le nommât au Conseil Législatif. Le Docteur, au dire de tous, était parfaitement qualifié et il avait bien mérité du parti. Seulement, c'était son beau-frère. Sir Georges, de peur d'être taxé de népotisme, s'y refusa absolument. Le seul neveu qu'il ait placé, c'est M. Erasme Lusignan. Et encore, ce n'est pas lui qui lui donna une position au Grand Tronc, mais son ami Brydges, à qui, par exception, il consentit à demander ce service pour l'enfant de sa sour, qui était orphelin de père. Cartier était donc intraitable sur ce point. Pas de favoritisme avec lui, pas de népotisme surtout. Avouons que cela nous change un peu des mours politiques contemporaines.

 

Tel était Sir Georges-Etienne Cartier pour ceux qui l'ont le mieux connu dans son intimité : un homme de caractère et d'énergie, franc et sans dol, ainsi que disait sa devise ; un homme fidèle à ses amis et loyal à ses adversaires, à qui pourtant il savait porter de rudes coups ; un homme de coeur pour les siens, mais qui n'usait pas en leur faveur de ces petites faiblesses qui rabaissent la taille de tant de puissants ; un homme d'esprit et ami du plaisir aux moments voulus (6), mais sérieux et travailleur comme pas un aux heures de charge ; d'un seul mot, un homme, pour ses intimes comme pour ses amis de la vie publique.

 

La dernière fois que Sir Georges vint à Saint-Antoine, nous racontait M. L.-J. Cartier, c'était dans l'été de 1872, quelques semaines avant la défaite que lui devait infliger M. Jetté à Montréal-Est. Il paraissait triste et souffrant. Comme tant de grands serviteurs publics, il ressentait vivement l'abandon de plusieurs et l'ingratitude d'un plus grand nombre. Vers la fin de septembre, après sa défaite, il partait pour l'Angleterre, où il devait mourir le 20 mai 1873.

 

L'on sait que Cartier avait toujours été un croyant sincère. Quelles qu'aient pu être les tourmentes et les vicissitudes de sa carrière, il restait fidèle, au fond, aux principes que sa pieuse mère lui avait inculqués. Il mourut en chrétien, assisté et consolé par Lady Cartier et par ses deux filles, qui avaient passé la nuit à son chevet.

 

« Mon pauvre père est mort, avant-hier au matin, à six heures, écrivait sa fille, Mlle Hortense. Il est mort en chrétien, et, malgré les atroces souffrances qu'il avait endurées depuis trois jours, sa fin a été presque douce... Quand maman lui demandait s'il souffrait beaucoup, il répondait : Il ne faut pas que je me plaigne. »

 

Sir Georges a laissé, comme il était naturel, à Saint-Antoine-sur-Richelieu, des souvenirs impérissables. Nous venons de les évoquer, tels qu'ils ont jailli, toujours bien vivants et toujours impressionnants, de la mémoire et du coeur de l'un de ses plus fervents admirateurs, M. L.-J. Cartier, dont nous sommes actuellement l'hôte pour quelques jours. Par ces belles soirées de juillet, devant cette incomparable rivière qu'est toujours le Richelieu, dans ce village tranquille et calme que le grand homme d'État a tant aimé, en réfléchissant sur la caducité des hommes et des choses, on se sent pris de nous ne savons quelle nostalgie pour cette vie mystérieuse de l'au-delà à laquelle Sir Georges croyait et à laquelle nous croyons. Même les grands, après tout, occupent dans l'histoire une place si petite !

 

N'importe, heureux celui qui, franc et sans dol, comme Sir Georges-Étienne Cartier le fut, ne meurt pas tout entier, ni pour ses intimes, ni pour son pays !

 

 

(1) L'hospitalité de la maison Cartier était en grande renommée. Son propriétaire n'était jamais si content que quand la maison était pleine. L'étage au-dessus du rez-de-chaussée se divisait en chambres qui portaient, chacune, le nom de la couleur de ses murs : la jaune, la rouge, la bleue, la grise, la rose et la verte. Au matin, le maître du logis allait souhaiter le bonjour à ses hôtes, en leur chantant un couplet, approprié, para î t-il, à la couleur de la chambre, et en leur versant un petit verre de jamaïque. Les dames elles-mêmes acceptaient l'aubaine, au témoignage d'une des soeurs de Sir Georges (Mlle Marguerite). Les notes que nous avons sous les yeux disent : « C'était le bon vieux temps ! » Avouons que cette joyeuse vie offrait plus d'un danger. Mais, au dire de la tradition, la maîtresse de maison veillait.

 

(2) L'on raconte que le joyeux père de Sir Georges, qui possédait une jolie voix et connaissait très bien le plain-chant, ne craignait pas quand le maître-chantre à la grand'messe manquait une mesure ou faussait une note de se lever de son banc pour le remettre sur le ton... Les assistants, habitués à ses libres allures, trouvaient cela naturel, et M. le curé Alinotte ne disait rien !

 

(3) Son fils aîné, Sylvestre, quand il venait à Saint-Antoine, chez sa soeur, Mme Lusignan, passait des heures devant son portrait. Il disait la vénérer et la prier comme une sainte.

 

(4) De la famille de Sir Georges, il ne reste qu'un neveu survivant, qui porte le nom de Cartier. C'est Jacques Cartier, fils de Côme, agronome de Saint-Antoine, né en 1847 et qui a épousé en premières noces Georgianna Archambeault, fille du Dr Archambeault, et, en secondes noces, Joséphine Prince, nièce de feu M. le chanoine Prince et petite cousine de feu Mgr Prince. Du premier mariage sont nés cinq enfants : une fille, maintenant décédée (Bernadette), et quatre fils, qui vivent : Jacques-Antoine, agronome de Saint-Antoine, Georges-Etienne, en Colombie anglaise, Côme, médecin à l'Annonciation, et Henri, médecin à Mont-Laurier. Du second mariage sont issues quatre filles : Joséphine (Mme Mignault), Thérèse, Berthe et Eugénie.

 

(5) Cartier et son temps , page 11.

 

(6) A un Anglais qui lui demandait : Qu'est-ce que sont vraiment les Canadiens français ? il répondait : Ce sont les descendants des Normands qui ont conquis l'Angleterre !

 

Source : Élie J. AUCLAIR, « Sir Georges-Etienne Cartier à Saint-Antoine-sur-Richelieu », dans Revue canadienne , Nouvelle série, Vol. XIV, No 3 (septembre 1914) : 195-211. Article transcrit par Christophe Huynh. Révision par Claude Bélanger. Des erreurs typographiques mineures ont été corrigées dans le texte. Le formatage du texte a également été modifié. Trois erreurs grammaticales ont été corrigées.

 

 

 
© 2004 Claude Bélanger, Marianopolis College