Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Novembre 2005

Documents of Quebec History / Documents de l'histoire du Québec

 

La loi du cadenas

The Padlock Law

 

Liberté et Libertés

[1938]

 

[Ce document est le texte intégral d'une conférence donnée par le cardinal J.-M. Villeneuve, o.m.i., archevêque de Québec, le 29 janvier 1938 au Cercle Universitaire de Montréal. Pour la référence exacte, voir la fin du texte.]

L'autre fois, en parlant du trait constitutif des Universités, c'était en somme le prix de la doctrine et de la vérité que je mettais en lumière. Maintenant, je voudrais rappeler une notion qui se noue dans l'homme à celle de la vérité et de la science, et qui est à la base de tout l'ordre humain, je veux dire la notion de la liberté. Pour la comprendre mal, on est conduit dans la vie personnelle et dans l'organisation sociale aux pires aberrations. Et n'appartient-il point à des universitaires catholi­ques de sauver un concept, lequel, pour élémentaire et naturel qu'il soit dans la pensée humaine, est toutefois en train de sombrer ou bien dans le matérialisme pseudo­scientifique ou bien dans la systématisation politique des sociétés contemporaines.

 

La liberté, les libertés, telles sont donc les deux parties de mon discours. D'abord, la liberté dans son concept, selon la saine doctrine traditionnelle et chrétienne; en second lieu, les libertés, c'est-à-dire les appuis et les protections que les sociétés doivent garantir à la liberté humaine pour en respecter le caractère et la valeur essen­tielle.

 

Ai-je besoin d'ajouter que je m'inspirerai une fois encore de l'une des grandes encycliques pontificales, celle de Léon XIII sur la liberté, Libertas praestantissimum naturae bonum, Liberté, le plus noble des biens de nature

 

I. — La liberté

 

La liberté. Tout d'abord qu'est-ce donc? — C'est cette faculté, ce pouvoir propre qui permet à l'homme de se déterminer par lui-même entre les divers objets proposés à son choix.

 

Je vois, Messieurs, que peut-être vous avez envie de m'arrêter tout de suite, et que vous me demandez des explications. L'homme se déterminer par lui-même, alors que d'une part les théologiens et les philosophes le font dépendre radicalement en chacune de ses pensées et en chacun de ses vouloirs du Très-Haut, qui donne, selon l'Apôtre, le velle et perficere, le vouloir et l'agir? L'homme se déterminer par lui-même, quand on sait combien il est attaché par son cerveau, par son système nerveux, par sa chair, au cosmos universel dont il n'est qu'un rouage solidement vissé et relié à tous les autres?

 

L'homme se déterminer par lui-même, maintenant que la société humaine apparaît de plus en plus un bouillon de culture, où par les atavismes, les hérédités, les influences réciproques, l'individu subit et réagit à l'égard des autres, aussi rigoureusement que le déposé chimique dans la cornue? Car ce sont bien là, de nos jours, les objections scientifiques et préalables au fait lui-même de la liberté, et avant qu'on n'ait lieu d'en faire l'analyse conceptuelle.

 

Définition nominale

 

Eh bien! pour mieux saisir le phénomène de l'acte libre, et en dégager l'essence, procédons d'abord par l'analyse nominale de la liberté.

 

Quels sont les usages divers et en quelque sorte universels de ce mot, quelle est son acception la plus large et la plus commune, que nous pourrons ensuite resserrer graduellement pour en découvrir le noyau vital?

 

Liberté signifie d'abord absence ou exemption de contrainte extérieure dans l'exercice d'une activité selon sa loi propre. De cette façon, le mot est appliqué aux choses elles-mêmes.

 

Un ressort est libre quand il n'est pas fixé ni retenu dans son élan. La montgolfière s'élève librement sous la poussée du gaz qui la gonfle, une fois les attaches coupées. Alors que le pont de glace est disparu qui couvre, l'hiver, nos fleuves et nos rivières, ils deviennent libres, c'est-à-dire leurs eaux s'écoulent en suivant leur pente naturelle; il n'en est pas ainsi, si un barrage industriel les arrête, si un obstacle les détourne, si le flottage du bois en gêne le cours, etc.

 

L'arbre se développe plus librement dans la forêt, que dans un jardin où on le taille et on l'arrange pour en diriger la sève ou en régler l'apparence.

 

Les animaux domestiques sont, tantôt moins tantôt plus, libres, à l'étable s'ils y sont sans licou, dans le champ clos où ils peuvent courir d'une barrière à l'autre, dans la forêt où rien n'arrête plus leur mouvement capricieux.

 

L'oiseau en cage n'est pas libre, tandis que l'hirondelle traverse librement les espaces.

 

La prose est un langage plus libre que la poésie, tel style de musique ou d'architecture, et le reste, parce que de moins gênantes ou de moins nombreuses règles en compriment l'expression ou la fantaisie.

 

Retenons donc que la liberté des choses, comme on vient de l'observer, signifie une moindre mesure de détermination par quelque agent extrinsèque; elle est relative, limitée, et se tient toujours en un cadre qu'elle ne peut franchir.

 

L'animal lui-même qui tout librement va, vient, recule, se détourne, s'arrête, repart, court, est néanmoins, tout comme l'enfant sans raison et le somnambule, déterminé par ses instincts naturels et fermes, qu'éveillent en lui les sen­sations du dehors, les images internes, les plaisirs et les douleurs de la chair.

 

L'homme, mais ne serait-il point libre de cette façon exclusive, quoique peut-être plus perfectionnée?

 

Pour le soutenir, on a recours à des arguments d'ordre théologique, et d'ordre scientifique. Les premiers fondent le fatalisme, les autres le déterminisme.

 

Le fatalisme

 

 

Le fatalisme, beaucoup plus ré­pandu qu'on ne le croit, du moins dans la pratique, et beaucoup plus funeste aussi.

 

Selon le système, au libre arbitre s'opposent les décrets d'une puissance supérieure à toute la nature et qui a réglé d'une manière irrévocable le cours des choses et celui de même des actions humaines.

 

Le plus souvent cette puissance est demeurée obscure et incertaine, enveloppée de légendes et de traits favorables ou infortunés. Les Anciens y soumettaient les choses, les hommes, et les dieux eux-mêmes cachés derrière les choses. Le destin avait déterminé la carrière des mortels, nul ne pouvait se soustraire à ses arrêts, ni Oedipe parricide, ni Oreste perçant le sein de sa mère. "C'était écrit", disent, en une pareille disposition d'esprit, les Orientaux. Et nos propres mégères, pour se consoler par un mélange de foi et de superstition fataliste d'un mariage mal assorti, soupirent: Quand on a une destinée...! Les jeunes filles cherchent aussi leur destinée: elles se la font dire par les tireuses de cartes, tandis que les chiromanciennes les lisent dans les lignes de leurs mains. Ou bien, peut-être, vos astronomes, je veux dire vos astrologues, peuvent-ils découvrir ceux qui parmi nous sont nés sous une bonne étoile! On le voit, le langage et les moeurs sont imprégnés de cet antique fatalisme.

 

Pour réfuter cette doctrine du destin, trois remarques.

 

Premièrement, le fatalisme nie la science pourtant manifeste; les faits n'auraient plus entre eux aucun rapport de dépendance causale, mais une pure succession temporelle de phénomènes juxtaposés, conformes à un ordre ou à un ha­sard tout extrinsèque.

 

Deuxièmement, le fatalisme condamne l'effort et le souci du progrès. L'homme devra se croiser les bras et laisser agir le destin. C'est le sophisme paresseux dont a parlé Leibnitz.

 

Enfin, en troisième lieu, on doit noter que le fatalisme ne nie point spécifiquement le libre arbitre, ou la liberté intérieure du vouloir; il nie la liberté d'exécution. Se fondant sur de pures imaginations individuelles et les inventions de la mythologie, il laisse tout entier le problème essentiel de la liberté. Car, disons-le sans délai, ni la philosophie chrétienne ni la théologie des attributs divins, la prescience et le concours de la puissance de Dieu dans toutes les actions de l'être créé, même dans le cas de la créature libre, ne laissent, malgré le mystère qu'elles enveloppent, d'affirmer nettement la liberté humaine. Dans la pensée catholique, le Créateur est à la source et à l'intérieur du libre vouloir non pour le violenter, mais pour le pro­duire, tout comme l'être créé distinct de l'Etre incréé est pourtant tout entier l'effet de celui-ci. Dieu est le principe le plus radical et le plus interne de la liberté. Il ne s'y oppose point. Elle le suppose comme tout autre degré d'être et toute perfection.

 

Le déterminisme

 

C'en est donc fait du fatalisme qui n'a pas la moindre teinte de raison philosophico-scientifique. Il n'en est pas ainsi du déterminisme. La philosophie moderne, étrangère au christianisme, le préconise sous des couleurs beaucoup plus saisissantes. Et vous avez lieu, Messieurs, dans vos observations et vos lec­tures, si vous ne voulez point vous laisser séduire par ses subtilités, de bien délimiter en votre pensée le concept exact de la liberté.

 

Le déterminisme se trahit dans la science, dans la littérature, celle du roman en particulier, tout comme dans la morale courante et dans les institutions sociales. A force de découvrir le calcul précis qu'on peut faire de la trajectoire des astres, ou du mouvement de la feuille d'automne qui virevolte en spirale depuis la branche jusqu'au sol, on incline à penser que nos actes per­sonnels ne sauraient faire exception, qu'ils ne sont pas notre libre agir, qu'ils sont un pur résultat quantitatif dont les facteurs sont trop innombrables pour être saisis; mais que la qualité, l'intensité, la direction de nos décisions ne dépendent peut-être pas de nous, qu'ils résultent exclusivement du milieu qui les conditionne, et qu'ils se résument en somme au parallélogramme des forces.

 

A preuve, on invoque d'abord le déterminisme physique. C'est à savoir qu'il n'y a pas de place dans l'univers pour la liberté. Tout est rigoureusement déterminé; il n'y a pas le moindre aléa dans l'apparition des événements. Pas de jeux de hasard: les dés tombent du cornet de la seule manière que le permettent l'inclinaison du cornet, la place qu'y occupent les dés, leur poids et l'élan qui leur a été donné: c'est physique.

 

Nous sommes donc solidaires du milieu matériel auquel nous appartenons. Nous n'agissons pas, nous sommes agis par la masse des forces qui nous entourent, dont nous ne remarquons point les influences subtiles, pas plus que nous ne remarquons l'air que nous respirons.

 

La quantité de l'énergie universelle est constante, la liberté n'y peut rien ajouter ni retrancher. "L'état du monde entier, y com­pris celui d'un cerveau quelconque, est à chaque moment le résultat mécanique absolu de son état précédent et la cause mécanique absolue de son état suivant", déclare quelque savant. Le déplacement d'une seule cellule cérébrale qui échapperait au déterminisme serait un bouleversement aussi grave que Jupiter et Mars sortant de leur orbite... Que répondre?

 

D'abord, donnez-nous vos preu­ves. A vous entendre, l'univers pèse exactement aujourd'hui ce qu'il a toujours pesé. Voulez-vous, s'il vous plaît, le soupeser un instant pour moi!

 

Le déterminisme universel et absolu de la nature physique est dans les voeux de la science, mais il n'est pas prouvé. Il serait sans doute un cadre commode pour y colloquer les phénomènes. On l'a beaucoup affirmé: rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme. Mais, encore une fois, ce postulat n'a jamais été vérifié, sinon dans un champ étroit, dans quelque système clos. Postulat plausible, il reste indémontré, voire indémontrable. Bien plus, la science en doute ou du moins s'en désintéresse de plus en plus. Un de nos très distingués pro­fesseurs de Philosophie naturelle de Laval, monsieur Charles de Koninck, a même exposé dans une étude présentée à l'Académie canadienne saint Thomas d'Aquin et à l'ACFAS, et dans son mémoire au dernier Congrès Thomiste de Rome, que le déterminisme répugne métaphysiquement à la matière elle-même, et que le physicien ne pourrait jamais formuler expérimentalement des lois déterministes même s'il y en avait dans la nature.

 

A cet égard, on peut croire avec le jeune auteur que la race des scientistes se meurt. En fait, les sciences exactes sont d'ordre mathématique, elles dégagent et extraient du matériel singulier les rapports quantitatifs et calculables.

 

A la plupart des physiciens de l'heure les lois du monde matériel apparaissent tout au plus comme des lois statistiques, dont le déterminisme ne serait qu'un effet de moyenne et de probabilité, dont l'exactitude infinitésimale nous échappe tout à fait, dans les myriades d'éléments qui y entrent, comme aussi dans les myriades d'éléments minuscules qui constituent les corps. Monsieur Cyrias Ouellet, un autre de nos professeurs à l'Université Laval, dans une étude suggestive parue dans le Canada Français, numéro de décembre dernier et intitulée: "Au coeur de l'atome", rappelle, on me permettra de le répéter, que le nombre N de molécules contenu dans une molécule-gramme d'une substance, par exemple deux grammes d'hydrogène, s'écrit à peu près par 6 suivi de vingt-trois zéros. Négligeons la fraction .064 suivie de vingt et un zéros! Une personne qui compterait toutes ces molécules, à raison d'une par seconde, se tiendrait ainsi occupée pendant vingt millions de milliards d'années. Une tasse à thé contenant cent quatre-vingts centimètres cubes d'eau fournirait, séparées l'une de l'autre de la largeur d'une tête d'épingle, soit environ la distance d'un millimètre, une chaîne de molécules pouvant s'enrouler cent mille milliards de fois autour de l'équateur terrestre. Si, par mégarde, on a ajouté une seule goutte, ce sera une dizaine de milliards de tours de plus. Le poids de l'une de ces molécules est de 59 parties du sixième quadruple archimillionième de gramme, si l'on peut dire ainsi, à savoir 59 parties du chiffre 1 suivi de 24 zéros. Il en faudrait quelques milliers de milliards pour couvrir la tête d'une épingle. Et voilà que les atomes sont plus petits que les molécules. Et qu'enfin en physique nucléaire, on a affaire à des particules dont les dimensions sont une centaine de mille fois moins considérables. Rien d'étonnant qu'en cela les écarts de précision à l'unité n'aient pas la moindre conséquence pratique et que, nonobstant, ils mettent en doute le déterminisme physique. En outre, sans l'expliquer, ils ouvrent quelque perspective sur la possibilité intrinsèque du miracle.

 

Au demeurant, peu nous chaut que le déterminisme puisse régir le monde matériel ou non. On n'a pas la moindre preuve expérimentale, bien au contraire, que l'éner­gie de la vie et celle de l'âme soient de même nature que celle de l'énergie physique et puissent, en conséquence, s'additionner avec elle pour entrer dans la constante présumée par les déterministes à tous crins.

 

A supposer donc que le déter­minisme fût la règle des corps, la science incline de plus en plus à l'indéterminisme dans le monde de la vie, par exemple dans les expériences transformistes qui, bien loin de confirmer l'hypothèse darwinienne de l'évolution graduée, trahissent dans l'apparition subite des types fondamentaux une force inventrice, créatrice, analogue à la liberté. Ce qui ne saurait s'opposer à la doctrine thomiste du rôle des formes dans la matière première où elles ne sont introduites que sous l'action d'un agent extrinsèque et supérieur; au contraire, ce qui la confirme et l'éclaire d'un jour nouveau, comme l'a mis en re­lief l'abbé Grenier, dans son Cours de Philosophie, quand il traite de l'origine corporelle du premier homme, de façon à ce que la découverte des hominiens fossiles les plus variés n'effarouche plus nullement l'orthodoxie de la foi.

 

Fort bien, la vie, la pensée, sont au delà des lois physiques, mais elles y sont attachées, reprend le déterminisme physiologique. L'âme dépend du corps, la pensée du cerveau, la volonté du système nerveux-moteur. Le criminaliste Lombroso n'a-t-il pas eu raison de prétendre que les criminels ne le sont point par autre chose que par l'effet de leurs tares physiologiques, et que personne ne devrait être tenu plus responsable de ses crimes que de ses maladies?

 

Toujours même façon sophistique de raisonner du relatif à l'absolu. Il est sûr que le physique influe grandement sur le moral, qu'il emprisonne souvent l'exercice de la liberté. Mais les limites de cette influence sont manifestes, quoique imprécises. La thèse de Lombroso est une formule aventureuse, qui a fait fortune; mais on s'est bien gardé tout de même depuis de confondre les malades et les bandits. Les psychologues avertis n'ont pas osé en affirmer autant, tant c'est contraire à l'expérience intime et au sens commun.

 

Sur son déclin, le déterminisme matérialiste et physiologique a fait place au déterminisme sociologique, qui découle de la méthode Durkheim et consorts.

 

C'est la société toute seule qui nous imposerait notre conduite. Nos opinions ne sont-elles pas les opinions régnantes? nos façons d'agir celles de la mode? notre morale et notre religion, celles de notre entourage? il est patent que nous avons une mentalité américaine, canadienne, française, québécoi­se, en raison du continent, du pays, de la race, de la ville qui sont nôtres. Les statistiques accusent la constance de certains actes prétendus libres, vols, suicides, dont on mesure en surface et en durée les grandes épidémies. Donc.

 

Donc, nous ne sommes pas indépendants de notre milieu. Donc, notre liberté s'exerce peut-être trop peu. Qu'elle n'existe point, quand l'homme est normal et agit selon sa raison, les arguments mêmes du déterminisme sociologique s'abstiennent de le démontrer.

 

Les statistiques qu'il invoque, tout le monde le sait, sont toujours variables et équivoques, et laissent de côté en principe les exceptions. Au reste, tout en faisant très large la part à l'influence sociale, sommes-nous cependant incapables de nous distinguer jamais des autres parmi lesquels nous vivons, de nous dégager de l'opinion, de la mode et des moeurs courantes? N'y a-t-il point des indépendants, des originaux et des personnels qui trahissent leur liberté? Et, par-dessus tout, si du dehors tous ont l'air et la couleur de leur milieu, sont-ils aussi uniformes par le dedans?

L'analyse psychologique, par exemple, des élèves d'une même classe, des individus d'une même foule, ne révèle-t-elle point que sous des dehors analogues il y a des motifs variés et les décisions les plus divergentes? Non, le déterminisme par la société n'est pas encore établi.

 

Alors, poursuivons et aboutissons au déterminisme interne et psychologique.

 

Le sentiment que nous avons d'être libres, soutient-il, est un sentiment trompeur, gardons-nous d'en être dupes.

 

Chacun agit d'après son caractère et ses habitudes. Ce sont les idées-forces de Fouillée, au sens plein, qui nous mènent. Notre conduite est toute prévue par ceux qui nous connaissent. Qui a bu boira, dit la sagesse populaire. Dans la peau mourra le crapaud, traduit-elle aussi.

 

Eh bien! non, ici encore, rien d'infrangible ni d'absolu. Nous dérogeons à nos habitudes, nous trompons les prévisions des autres, qui observent parfois: On n'aurait pas attendu ça de lui!

 

Mais, alors, rétorque-t-on, poussant l'analyse plus à fond, la liberté serait un effet sans cause, sans principe formel, sans raison d'être? Il faut des motifs pour agir. L'acte libre n'est pas "un commencement absolu". Kant a eu raison de le dire. C'est donc toujours le parti le plus fort qui l'emporte, je veux dire l'impression la plus vive. Ainsi, au déterminisme extérieur, qu'on peut abandonner si l'on veut, se substitue le déterminisme intérieur, celui qui nous est propre, et dont la formule est celle-ci: nous sommes déterminés par nous-mêmes, par notre nature.

 

Il n'en est pas de la sorte, exclusivement, pourtant, puisque notre vie avance selon la loi de l'imprévisible progrès de Bergson, et que l'effet dépasse ainsi la cause.

 

Nous en sommes arrivés à la notion même de la liberté, et il nous faut l'expliquer.

 

Vraie notion de la liberté

 

Le témoignage de la conscience nous assure que nous sommes libres. Ce témoignage est clair. On peut en douter théoriquement, mais non pratiquement. Ceux qui nient la liberté s'en servent quand même. Libre, chacun agit en tout cas comme s'il l'était. Les usages et les institutions, éducation, lois, tribunaux, police, amendes et prisons, s'inspirent de cette persuasion universelle. Le communisme de Marx, qui part d'un principe dé­terministe et fatal, à son tour re­vient au concept de la liberté, par un chemin détourné.

 

Tout le monde sent bien que les objections, en partie justes, qu'on a coutume de faire, ne prouvent qu'à moitié. Elles démontrent que nous n'avons pas une liberté sans limites. Elles n'arrachent point de notre conviction intime le sentiment qui y est incrusté, à savoir que, quand j'agis en ma qualité d'homme, ce que je fais, je le fais parce que je le veux. Sans doute, des influen­ces étrangères revendiquent une part de la détermination de nos actions. Ceci ne prouve pas que notre libre vouloir n'ait aussi eu la sienne, qu'il n'ait lui-même compté avec ces influences, ne les ait con­trôlées, que, vigilant et fort, il ne s'en soit fait des alliées ou ne les ait repoussées.

 

On oublie que la vraie liberté humaine n'est pas de soi l'indé­pendance mais la maîtrise des moyens. Que toutes les influences qu'on a mentionnées ne sont pas également nécessitantes, qu'elles sont des motifs qui éclairent, qui attirent, qui saisissent, mais ne déterminent point. Que c'est la volonté elle-même, laquelle, en dernier ressort et      librement, se détermine. Ainsi l'homme est-il mis entre les mains de son conseil, selon l'Ecriture, et devient-il le maître de ses actes. Evidem­ment, la liberté humaine est une liberté d'homme, donc une liberté raisonnable, elle ne se détermine point sans des motifs, fondés ou trompeurs. Mais elle domine ces motifs.

 

Pour le comprendre, il faut maintenant prendre les choses de haut. Ne sauraient résoudre le pro­blème de la liberté humaine ceux qui n'admettent point l'âme, sa spiritualité, son intelligence, sa connaissance par les universaux. Autant de thèses de la philosophie chrétienne que présuppose la thèse de la liberté.

 

Un moment, essayons d'esquisser le caractère universel de la pensée, et son dégagement de la matière. J'ai l'idée de l'honneur, de la gloire, de la justice, ce sont pourtant des choses abstraites et sans aucune détermination matérielle. Je parle en français, vous parlez anglais ou italien: nos mots sont différents, leur son distinct, leur frappe sensi­ble sur mon cerveau tout autre, et néanmoins l'idée qu'expriment nos mots, sortie de son expression sen­sible, est la même. Quand je parle de lac, on a tous la même idée, mais il est sûr que personne n'en a une image identique; tous ont l'idée essentielle du lac, mais chacun dans son lac, c'est-à-dire dans le lac qu'il se représente. A preuve que l'image sensible et la pensée spirituelle sont bien deux choses, c'est que la loi d'expression en est à l'inverse. Exemple, un myriagone, polygone à mille côtés, est une idée facile à saisir, impossible à imagi­ner.

 

En d'autres termes, selon la doc­trine scolastique, que confirme l'expérience commune, notre pen­sée représente un universel qui se concrétise et s'incarne avec ses déterminations sensibles dans l'in­dividu. Or, comme la volonté, fa­culté spirituelle, suit l'intelligence, c'est au bien universel aussi qu'elle se porte, mais, selon sa nature, pour le vouloir toutefois dans la réalité. De la sorte, notre volonté n'est ras­sasiée et satisfaite, c'est-à-dire déterminée, que par le bonheur com­plet; aucun autre bien ne la néces­site. A l'égard de tout bien qui n'est pas infini, elle garde le jeu de son choix, refuser ou accepter.

 

Voici un bien, mais c'est un bien fini, bien sous un aspect, non sous tous les aspects, donc une privation, un manque, un mal sous les autres aspects. La volonté à son égard éprouve à la fois un attrait et une répulsion. Bien, il m'attire; bien limité, non tout-bien, il ne me sa­tisfait point. Ici, conséquemment, le ressort de la liberté. Selon que ma raison me montre en cet objet du bien, je le veux; selon qu'elle m'en fait voir le manque, je ne le veux point. Et si, à un moment donné, mon choix se déclenche, c'est que mon jugement s'est arrêté à la raison dans l'objet de bien participé, à sa couleur de bien quoique fini, à sa nuance de bonheur relatif. Tout de même, c'est ma volonté qui a arrêté ma raison de chercher encore, d'observer plutôt les limi­tes, qui a choisi de vouloir, qui a décidé. Dans ce verre, un nectar enchanteur, une ambroisie, une poudre de morphine. Je raisonne: si je le prends, ce sera une griserie, déjà toute ma sensibilité en tremble, s'en émeut, s'exaspère en son désir; oui, mais ce sera affaire d'une heure, d'un instant, ensuite ce sera tout, puis ce sera fatigue et abattement, infortune et ruine, perte de la santé, perte du vouloir; mais cet instant de joie actuelle tout de même... Aussi longtemps mon jugement délibère, ma volonté ne choisit point. Elle ne saurait choisir sans motif, elle stimule ma raison à lui en fournir. Mais c'est elle qui l'arrête, à un moment donné, de basculer tantôt de-ci, tantôt de-là, qui fixe le jugement qu'elle rend ultime et pratique, qui suit librement ce jugement auquel li­brement elle a voulu s'arrêter. ,L'ac­tion ne procède selon le jugement décisif porté par l'intelligence que parce qu'un mouvement automati­que de la volonté est venu s'y ajou­ter, a pesé de son poids et lui a

conféré une force décisive. Et, ainsi, la causalité de l'acte libre ap­partient vraiment au vouloir. Celui-ci est une cause qui, avec l'aide des motifs et des antécédents étran­gers, se hausse d'elle-même au niveau de l'effet à produire, du choix à opérer. Voilà le fait mystérieux mais indéniable que nous révèle à l'analyse notre conscience; l'acte libre est un acte de jugement voulu, un acte de vouloir jugé.

 

"Ce qui fait la perfection de la théorie thomiste de la liberté, c'est qu'elle manifeste clairement la cau­salité simultanée de l'intelligence et de la volonté, et qu'ainsi l'acte libre est vraiment l'acte spécifique de l'homme, l'acte humain proprement dit. Mais du fait que le choix d'un bien est plus profondément un mouvement affectif, le sujet du libre arbitre sera la volonté. Cependant, il faudra toujours éviter de considérer isolément la volonté, sous peine de retomber dans les difficultés du pur volontarisme: ce mouvement volontaire est jugé par la raison". (L'âme humaine, J. We­ber, O.P., v. note 83).

 

Nous pouvons maintenant tout résumer et conclure d'une façon aussi nette que solide par ce sim­ple exposé de saint Thomas: (I P., Q. 83, a. 1).

 

Pour établir la preuve de la li­berté, considérons d'abord que cer­tains êtres agissent sans aucun jugement: telle la pierre qui tombe vers le bas, tels aussi tous les êtres qui n'ont pas la connaissance. — D'au­tres êtres agissent d'après un cer­tain jugement, mais qui n'est pas libre: tels les animaux. C'est de cette façon que la brebis, voyant le loup, juge qu'il faut fuir: c'est un jugement naturel, mais non pas libre, car elle ne juge pas par une opération synthétique, mais par un instinct naturel. Et il en va de même pour tous les jugements des animaux.—L'homme agit d'après un jugement: car par sa faculté de connaissance, il juge qu'il faut fuir quelque chose ou le poursuivre. Mais comme ce jugement n'est pas l'effet d'un instinct naturel s'appli­quant à une action particulière, mais d'une certaine synthèse ra­tionnelle, en conséquence l'homme agit selon un jugement libre, car il a la faculté de se porter à divers objets. En effet, dans le domaine du contingent, la raison peut sui­vre des directions opposées... Or les actions particulières sont des faits contingents: par suite le jugement rationnel qui porte sur elles peut suivre des directions opposées, et n'est pas déterminé en un seul sens. En conséquence, il faut que l'homme ait le libre arbitre, par le fait même qu'il est doué de raison.

 

A l'égard du bien créé tout jugement pratique est de sa nature indifférent, puisque ce bien peut com­me bien être éligible, et comme déficient ne l'être pas. C'est le cas de tous les moyens ou biens créés par rapport à la fin ultime, qu'ils ne réalisent que participativement. Et conséquemment, l'homme est de sa nature libre, parce qu'il domine aussi de sa raison, de son libre arbitre, tous les moyens d'at­teindre sa fin. Il maîtrise sur les flots de la vie les procédés d'at­teindre au port de la félicité.

 

Cette comparaison m'est suggé­rée par un souvenir.

 

Naguère, au sein des Laurenti­des où, avec les Scolastiques dont j'étais le Supérieur, je passais les mois d'été, un lac étendait sous mes regards sa nappe souvent agitée. Parfois, le ciel se couvrait d'un nuage épais et lourd, la vague grossissait et bientôt l'écume cou­vrait le lac. Il m'arrivait alors d'apercevoir au loin l'embarcation grossière dans laquelle jouaient les enfants de notre fermier. Je suivais leurs manoeuvres. Ces petits de douze ou quinze ans n'étaient pas effrayés. Ils tournaient leurs voiles de façon à prendre juste assez de vent, ils piquaient vers le rivage en croisant de biais les vagues plutôt que de les rencontrer en face ou de côté, l'un d'eux plongeait sa rame de manière à gouverner en s'aidant des vagues elles-mêmes... Et je considérais cette faiblesse d'en­fant triomphant de la force même de la nature déchaînée.        Image pour moi de la liberté. Non indépen­dants, certes, des éléments en fu­rie, les jeunes navigateurs raison­naient d'abord sur les moyens à prendre pour s'en servir et en tri­ompher; ils calculaient le vent, la hauteur des vagues et leur lon­gueur, le recul qu'à chaque avance la chaloupe en ressentirait, et entre ces diverses appréciations, avec maîtrise ils choisissaient. Leur faiblesse corporelle dominait ainsi par la puissance de leur liberté hu­maine l'ouragan, l'abîme et les flots.

 

La liberté, son plus bel apana­ge, est pour l'homme la domination volontaire de ses moyens pour atteindre à la fin, à sa perfection et à son bonheur.

 

II. — Les libertés

 

La liberté naturelle que nous ve­nons de découvrir et d'analyser est la source d'où découle toute espèce de liberté et le principe qui fonde tous les droits humains.

 

Liberté morale

 

Question de grave importance. Comporte-t-elle essentiellement la liberté du mal faire? Non, en véri­té, quoi que l'on s'imagine et qu'on soutienne communément. La liberté est une faculté de l'être raisonnable. Son usage ne peut être que raisonnable aussi. Ne pas l'être n'est plus user mais abuser de la liberté. Le pouvoir faire bien ou mal est, certes, un indice de liberté, mais il n'est pas l'unique, ni le plus formel, et il n'est pas la mar­que d'une liberté ordonnée, mais désordonnée. Il en est une imperfection, une maladie. Etre malade est un signe de vie, mais de vie imparfaite et diminuée, et non de vie saine et complète.

 

Ainsi de la liberté qu'on appelle morale, celle que possède l'hom­me non seulement de choisir entre les actes de vertu à opérer, mais de choisir, hélas! même entre les bonnes et les mauvaises moeurs, entre les actes qui le conduisent à sa fin et au bonheur vrai, et ceux qui ne lui procurent qu'un bien particulier et un bonheur fictif, le détournant du même coup de sa véritable félicité.

 

Parce que Dieu est infiniment parfait dans son jugement et sa volonté, qui sont identiques à la perfection même de son être, Il est souverainement libre, mais du même coup essentiellement impec­cable. Ainsi proportionnellement de Jésus-Christ, de la Vierge Marie, des anges dans leur ordre et des bienheureux. Ils voient trop clair pour vouloir mal. Ils ne peuvent que juger sainement, et leur volonté ne peut que vouloir bonnement. On en a quelque idée chez l'individu qu'une longue di­gnité de vie et une naturelle noblesse de sentiments retiennent de certaines bassesses, non par manque de liberté mais par la hauteur, la transcendance, la perfection même de leur liberté.

 

Quand l'homme pèche, il n'agit pas sans motif, mais par un motif irréfléchi et donc il agit contre la raison, donc contre sa nature rai­sonnable, contre sa nature d'hom­me. Il lui faut reconnaître ensuite, comme on dit familièrement, qu'il a fait une bêtise. Et, alors, la réflexion est de saint Thomas (S. Jean, VIII, 34), c'est comme s'il était mis en mouvement par un autre, et qu'il fût retenu sous une domination étrangère; c'est pour cela que celui qui agit contre la raison et commet le mal, n'est plus le maître de lui-même, mais est l'esclave du péché, au dire de saint Jean. Tout comme nous disons communément, mais d'une façon quand même profonde, qu'il est l'esclave du vice, de l'intempérance, de la colère, de la luxure.

 

Remarque aux conséquences incommensurables. Donc, la li­berté du mal est celle du ressort qui sort de sa gorge. De même que la vis qui le fixe à celle-ci pour régler son jeu en le maintenant dans l'ordre, perfectionne la liberté du ressort, de même la loi qui retient la liberté d'agir mal perfectionne la liberté elle-même. Voilà une notion fondamentale pour estimer la loi à sa vraie valeur, et s'y assu­jettir sans violence ni servilité.

 

La loi, en effet, dans la doctrine thomiste, n'est pas par sa formalité première le simple vouloir du gouvernant, mais une ordination de raison conçue dans la pensée du législateur qui éclaire ainsi la raison du subordonné, auquel il a le pouvoir de l'imposer pour en régler les mouvements de volonté. C'est donc dans le libre arbitre lui-même de l'homme, incertain et faillible, que la loi trouve sa raison d'être et, à cause de cela, que la loi lui est nécessaire. Mais, on le voit tout de suite, la loi ne peut être faite que pour aider l'homme à agir bien, jamais pour lui fournir l'occasion ou le moyen d'agir mal. La loi ne serait plus alors loi, elle ne serait plus une ordination de raison, elle deviendrait immorale, anti-humaine.

 

Divers libéralismes

 

 

Nous avons ici l'explication de l'erreur funeste ou des avantages précieux de tous les libéralismes. Libéralisme qui protège l'exercice de la liberté du bien, admirable disposition que l'Eglise réclame des législateurs et de tous les hom­mes, dont elle marque la sagesse et la magnanimité. Libéralisme qui préconise l'exercice égal de la li­berté du mal et de celle du bien, qui accorde des droits à l'erreur et au vice à côté de ceux qu'il recon­naît à la vérité et à la vertu, qui, selon Pie IX, s'avance un pied dans le bon chemin et l'autre dans le mauvais, erreur et corruption la­mentable.

 

Notion radicale. Distinction nécessaire. Confusion pourtant à peu près universelle.

 

Voulez-vous que tout de suite nous en fassions comme à main levée quelques applications?

 

Liberté, liberté, crie-t-on, liberté égale pour tout individu. Équivoque, Messieurs, équivoque lamentable, aveugle, qui procède d'une absurdité, et que d'ailleurs ceux qui la réclament à grands cris sont les premiers à ne pas concéder. Liberté pour tout individu, sans exception, de faire le bien, mais oui! Liberté égale accordée à l'enfant comme à l'adulte, à l'homme sain et au détraqué, au citoyen digne et au bagnard, à celui qui défend l'Etat et à l'autre qui le trahit, évidemment non, vous ne voulez pas parler ainsi. Prenez donc garde à l'équivoque, et dites plutôt: respect des justes libertés de chacun, liberté des individus conformément à leurs devoirs respectifs. C'est mieux, car c'est libéral sans être libertaire. De la sorte les citoyens auront le droit de se servir de leur jugement propre et de décider de leur conduite personnelle, de décider du choix de leur domicile, de leurs allées et venues, de l'em­ploi de leur temps, de l'usage de leur propriété, de leurs relations, du droit de société, de leurs contrats, etc., etc., mais dans les limites du bien, c'est-à-dire de la loi naturelle, de la loi divine, et des sages lois humaines, celles qui protègent le bien commun.

 

On discute beaucoup sur les méthodes d'éducation. Doit-on laisser aux jeunes leur liberté ou bien les contraindre? Qu'ils soient libres, disent les uns, pour apprendre à agir. Qu'on les retienne, disent les autres, pour les protéger de l'abîme. La règle fondamentale de toute pédagogie et de toute éducation se ramène à celle-ci: retenir, autant qu'il le faut pour garantir la liberté de ses inexpériences et de ses déraisonnements, et relâcher dans toute la mesure prudente, afin de cultiver le bon usage de cette liberté. Le reste n'est ensuite plus qu'un dosage, variable et dif­ficile, à la vérité, mais qui au moins s'inspire d'une formule incontestable.

 

Le monde moderne prêche la li­berté du coeur, l'amour libre. On sait à quelles abominations aboutit la formule, parce qu'on oublie que la liberté du coeur doit s'assujettir à celle de la raison, que l'amour libre doit être d'abord humain et raisonnable et non charnel et tout animal.

 

Liberté du travail, atelier libre. liberté du patron dans l'engagement de ses ouvriers, toujours même fissure, même équivoque: liberté, oui mais dans l'ordre. Liberté du tra­vail, réglé toutefois par le bien com­mun, atelier libre si cette ouverture ne tue point la liberté des au­tres, liberté patronale si par la con­currence des autres patrons et par l'isolement du travailleur elle n'a­boutit point à l'écrasement de celui-ci ou de celui-là. Autrement, toutes ces libertés et les autres libertés sociales sont des maximes sonores, incomplètes, dangereuses, bien souvent funestes, dont cependant depuis '89 résonnent toutes les tribu­nes électorales et qui noircissent les colonnes de tant de journaux.

 

Libéralisme politique

 

J'en arrive à la liberté démocra­tique, à la liberté du suffrage, au suffrage universel. Messieurs, n'en doutez point, j'en suis, dans toute la mesure où... c'est vrai!

 

A ce propos, une digression politique. Une différence notable, on l'a écrit, distingue ordinairement le concept de l'Etat moderne et celui de l'Etat ancien. Tandis que celui-ci était en général, au sens étymo­logique du mot, un Etat despotique, c'est-à-dire autoritaire, marqué par la prédominance de l'autorité sous toutes ses formes, l'Etat moderne est démocratique et se glorifie de faire passer avant tout le culte de la liberté. A dessein, j'ai dit tout à l'heure l'Etat moderne et non l'Etat contemporain. Car, précisément, il se trouve qu'on revient en divers pays à l'état autoritaire, et même comme on dit totalitaire. Pour juger avec équité de la valeur véri­table des deux systèmes, il faut ne les point sortir de l'histoire ni de la géographie. L'un et l'autre peuvent être abusifs, l'un et l'autre ont leurs avantages.

 

Abusif, l'Etat autoritaire qui, dans la mesure où ne le réclame point le vrai bien des individus, des familles et de la société, sup­prime l'exercice de la liberté natu­relle. Mais abusif aussi l'Etat li­bertaire qui, par les libertés qu'il octroie à tous, empêche les meil­leurs d'en pouvoir user. Le pre­mier est un acide conservateur qui tue la vie, le second un ferment germinatif qui la corrompt. Voilà peut-être pourquoi les démocraties les plus libertaires, arrivées plus ou moins au terme de leur dissolution, ne peuvent être sauvées que si l'au­torité la plus pénétrante et la plus saline, oserai-je dire, les ressaisit et les conserve. C'est ainsi qu'on a raisonné en Italie et ailleurs. Au reste, combien de fois l'exercice ef­fectif du gouvernement s'éloigne-t-il du type nominal dont il se réclame. Il y a des démocraties ac­tuelles où la liberté étouffe. Il y a eu, au moins dans le passé, des autocraties où régnaient heureusement de suffisantes libertés pour favoriser le plus admirable progrès humain.

 

Comme en éducation, c'est une question de dosage, de juste com­posé d'autorité et de liberté. Et ce composé dépend immensément du tempérament national, du déve­loppement général des peuples, du moment historique de chacun des pays. On a tort de vouloir juger des Etats passés en les mesurant aux nations modernes, tout autant que de certains systèmes politiques d'Europe ou d'Asie par rapport aux gens que nous sommes. Là-dessus, l'Eglise n'a pas de dogme, et la philosophie autorise diverses opi­nions.

 

En tout cas, le libéralisme politique, discutable comme système de gouvernement mais non condamné au nom de la foi chrétienne, se manifeste par l'abandon croissant du pouvoir entre les mains des élus du peuple, et con­séquemment par le développement des institutions parlementaires.

 

Ce trait, cependant, est loin d'ê­tre le plus fondamental. Il se rattache ordinairement à d'autres beaucoup plus dangereux et même condamnables. L'Etat ancien, et même l'Etat autoritaire moderne, est un Etat doctrinaire, faisant profession de croire à une doctri­ne politico-morale, tandis que les Etats démocratiques ont renoncé la plupart, du moins en théorie, à tout dogmatisme, et affectent de ne plus compter qu'avec les intérêts. De là leur souplesse mais aussi leur amoralité.

 

Messieurs, à vous parler franchement, vous avez là la grande lacu­ne de la plupart des démocraties. Peut-être, est-elle plus nocive, même au point de vue purement civil, en des pays jeunes comme ceux d'Amérique où tant de peu­ples divers se sont assemblés sans se fondre, et où manquent les tra­ditions séculaires qui, par exemple en Angleterre, d'une façon sous-jacente relient les générations en­tre elles malgré les séismes et les révolutions.

L'Etat totalement démocratique est un Etat qui, en principe, ne croit à rien. Il est divisé en lui-mê­me, c'est un chaos d'intérêts. Heu­reusement, l'illogisme et les généreuses illusions qui l'inspirent, l'instinct collectif de la conservation, et presque toujours un vieux fonds plus ou moins avoué de maximes morales et religieuses, bref la raison humaine qui agit tout de même par en-dessous, le protègent assez souvent des pires excès; sous le verbalisme de ses formules libérales, il garde encore assez d'autoritarisme pour ne point se détruire lui-même. Mais vous voyez l'équivoque et le terrain mouvant sur lequel il s'appuie.

 

Le libéralisme philosophico-théologique

 

Nous sommes amenés ainsi, par la suite de nos idées, au libéralisme non .plus politique mais philoso­phico-théologique condamné par l'Eglise et qui se rencontre, cer­tes, dans la plupart des nations contemporaines, de quelque type de gouvernement qu'elles se récla­ment. Pie IX et Léon XIII l'ont dessiné d'une main experte et ils en ont montré les lamentables suites.

 

Parce qu'il croyait en un abso­lu — surtout quand il fut chrétien, — l'Etat d'autrefois mettait au premier plan de ses préoccupa­tions les valeurs morales et reli­gieuses. En suite de quoi il em­ployait la force publique pour les défendre et les propager. Il ne pou­vait donc être accueillant aux doc­trines qui menaçaient de rompre un conformisme jugé nécessaire. D'où, même s'il était cruel, il se croyait au moins conséquent. L'originalité de l'ancien régime fut d'incorporer au bien collectif, auquel doivent se subordonner les individus, un élément spirituel. Catholiques et protestants de tou­tes nuances furent d'accord sur ce principe, sauf à se contredire sur la base de sa réalisation.

 

Le rationalisme du XVIII siècle en ruinant la croyance religieuse, la Révolution française en sapant toute autorité, ont fini par aboutir non seulement à l'abolition des Eglises d'Etat, mais même à l'indifférence religieuse et morale de l'Etat, et à la considération com­me de droits absolus, des franchises de fait accordées aux diverses doctrines théologiques et aux innombrables sectes religieuses, voi­re areligieuses, Voilà le libéralisme pervers.

 

Garantir à ses sujets, pour l'Etat, sa neutralité entre les diverses religions et les diverses théories métaphysiques, morales et sociales, voilà ce qu'on a proclamé les li­bertés modernes, voilà ce qui est considéré comme un progrès sur ce qu'on appelle les régimes d'intolérance. Le malheur est que, consciemment ou non, il s'est trouvé des catholiques pour le croire et même le dire, sans réserves ni distinction. Et qu'au lieu de consi­dérer comme un regrettable malheur d'avoir à faire place à l'er­reur à côté de la vérité, on recule au besoin celle-ci et on la rétrécit pour ne pas gêner l'autre.

 

Telle a été la tendance, plus ou moins nette, des catholiques libé­raux du dernier siècle, depuis La­mennais libéral doctrinaire et me-me révolté et sectaire, en passant par tant d'autres, animés le plus souvent d'un optimisme aussi no­ble qu'idéaliste, et trop peu fondés en doctrine. Grégoire XVI, dès 1832, par l'Encyclique Mirari vos, Pie IX, en 1864, par la Lettre Quan­ta cura et le Syllabus qui lui faisait suite, Léon XIII enfin, dans Libertas praestantissimum, en dénoncè­rent les funestes effets.

 

Car du faux principe de la neu­tralité de l'Etat sont nés d'abord les libéraux absolus du dernier siè­cle, qui se sont élevés contre les préceptes divins eux-mêmes, et ont voulu que les sociétés, trouvant leur principe et leur unique raison d'ê­tre dans la libre volonté de cha­cun, soient affranchies de tout ser­vice envers Dieu, et que, pour le moins, les Etats soient neutres à l'égard de Dieu, autant dire en pra­tique contre Dieu. Ce principe a insidieusement imprégné nombre d'institutions modernes, jusqu'à la Société des Nations qui cherche à mettre la paix et la justice entre les peuples sans pouvoir faire ap­pel explicitement à la conscience religieuse des peuples, et dans l'athéisme officiel le plus absolu. Voilà, en passant, comment, à l'ins­tar de tous ces libéralismes, le com­munisme lui-même, quand il se prononce indifférent à l'égard des croyances de l'individu, ne veut toutefois que d'un Dieu inerte, qui ne se mêle point des choses de la terre, sans quoi aussitôt le commu­nisme devient anti-Dieu.

 

Effrayés de l'énormité de pa­reilles doctrines, plusieurs ne sont pas des libéraux impies et sans Dieu, mais étrangers du moins aux droits de la révélation chrétienne, et conséquemment de l'Eglise et de l'Evangile. C'a été, par exemple, le libéralisme préconisé par les déis­tes du XIXe siècle, et dont se sont imprégnés et s'imprègnent encore nombre de clubs neutres et d'insti­tutions contemporaines.

 

Enfin, sous l'influence de cette atmosphère, et en raison des com­plications concrètes créées de nos jours dans les Etats, par la multi­plication des sectes et la mutuelle pénétration des peuples, il en est qui, tout en respectant pour leur compte la loi divine et l'autorité de l'Eglise, et en leur conférant mê­me une certaine considération ex­térieure, les mettent néanmoins sur le pied commun de tous les autres systèmes de doctrine et de toutes les dénominations religieuses aussi.

 

Fausse conception de la liberté des individus et du rôle de l'Etat à cet égard. Comme si la société pouvait en principe et de propos délibéré consentir à laisser les uns servir le Seigneur, les autres le desservir ou du moins le mal servir. "Ils détournent donc vraiment la puissance politique de son institu­tion, écrit Léon XIII, et de l'ordre prescrit par la nature, ceux qui veulent dans le gouvernement des Etats ne tenir aucun compte des lois divines et de l'Eglise consti­tuée par le Seigneur".

 

Qu'on juge par là, maintenant, de ce qu'il faut penser d'abord de la liberté de conscience. Signifie-t-elle que chacun pourra à son gré et indifféremment rendre ou ne pas rendre de culte à Dieu, agir ou non selon la loi morale, et que l'Etat demeurera absolument étran­ger au blasphème, à l'idolâtrie, au sacrilège, et le reste, de ses sujets? On- en voit tout de suite le libéra­lisme odieux. Si on entend que l'homme a, dans l'Etat, le droit de suivre, d'après la conscience de son devoir, la volonté de Dieu et d'accomplir ses préceptes, alors cette liberté de conscience est un bien majeur que l'Eglise réclame, pour laquelle les Apôtres et les Martyrs ont lutté et sont morts, et que tous les chrétiens doivent à tout prix de nos jours encore sau­vegarder.

 

Des mêmes principes, on déduit ce qu'il faut penser des autres li­bertés modernes, liberté des cultes, liberté de la parole et de la presse, liberté d'enseignement. Libertés vé­ritables, honnêtes et précieuses, dès lors qu'elles s'exercent dans les matières libres et dans les li­mites du bien moral, au delà de quoi elles sont abus, faiblesses, et principes destructeurs.

 

Liberté et tolérance

 

Vous jugerez ici, Messieurs, que durus est hic sermo et qu'il n'est guère possible dans la pratique des choses de s'y accommoder. Ecoutons encore Léon XIII: "Beaucoup estiment que l'Eglise doit s'a­dapter au temps présent et s'ac­commoder aux mesures de pruden­ce qu'impose aujourd'hui le gou­vernement des peuples. Opinion respectable, s'il s'agit d'une con­ception sagement équilibrée, qui soit compatible avec la vérité et la justice, en ce sens que, dans l'es­poir d'un plus grand bien, l'Eglise se montre indulgente et accorde à notre époque ce que la sainteté de son ministère lui permet d'accor­der. Mais il en va autrement pour les choses et les doctrines que l'affaiblissement des moeurs et l'erreur des intelligences ont intro­duites contrairement au droit..."

 

Il s'ensuit qu'il n'est jamais permis de demander, de défendre, d'accorder la liberté de penser, d'écrire ou d'enseigner et aussi la liberté indistincte des religions, comme autant de droits que la na­ture aurait donnés à l'homme...

 

Il suit pareillement, néanmoins, que ces diverses sortes de libertés peuvent, pour de raisonnables causes être tolérées, pourvu qu'un juste tempérament les empêche de dégénérer jusqu'à la licence et au désordre.

 

Le plus vif désir de l'Eglise serait sans doute, continue Léon XIII, de voir pénétrer dans tous les ordres de l'Etat les principes chré­tiens qui possèdent une si merveil­leuse efficacité pour guérir les maux du temps présent, et qui sont nés, en grande partie, des libertés modernes tant vantées et où l'on avait cru voir renfermés des germes de salut et de gloire. Cette espérance a été déçue par les faits.

 

Néanmoins, dans son apprécia­tion maternelle, l'Eglise tient compte du poids accablant de l'in­firmité humaine, et elle n'ignore pas le mouvement qui a entraîné à notre époque les esprits et les choses. Pour ces motifs, tout en n'accordant (objectivement) de droits qu'à ce qui est vrai et hon­nête, elle ne s'oppose pas cepen­dant à la tolérance dont la puis­sance publique croit pouvoir user à l'égard de certaines choses con­traires à la vérité, en vue d'un plus grand mal à éviter, ou d'un plus grand bien à obtenir ou à conser­ver, imitant ainsi Celui qui gou­verne le monde...

 

Néanmoins, si en vue du bien commun, et pour ce seul motif, la loi des hommes peut et même doit tolérer le mal, jamais pourtant elle ne peut ni ne doit l'approuver ni le vouloir en lui-même... Mais, il faut reconnaître, pour que Notre jugement reste dans la vérité, que plus il est nécessaire de tolérer le mal dans un Etat, plus les condi­tions de cet Etat s'écartent de la perfection (soumis qu'il est ainsi à un plus grand nombre de princi­pes corrupteurs de lui-même) ; et que, de plus, la tolérance du mal, appartenant aux principes de la prudence politique, doit être ri­goureusement circonscrite dans les étroites limites exigées par sa raison d'être, c'est-à-dire le salut pu­blic. Conséquemment les systèmes révolutionnaires et qui atta­quent les doctrines religieuses fon­damentales et les bases même de l'ordre social ne sauraient devenir l'objet de la tolérance politique.

 

...Et une chose demeure tou­jours vraie, c'est que la liberté ac­cordée indifféremment à tous et pour tout, n'est pas désirable pour elle-même, puisqu'il répugne à la raison que le faux et le vrai aient les mêmes droits.

 

Au reste, en ce qui touche la tolé­rance, il est étrange de voir à quel point s'éloignent de l'équité et de la prudence de l'Eglise ceux qui professent la doctrine du libéralisme. En effet, en accordant aux cito­yens, sur tous les points dont nous avons parlé, une liberté sans bor­nes, ils dépassent tout à fait la mesure, et en viennent au point de ne pas paraître avoir plus d'égards pour la vertu et la vérité que pour l'erreur et le vice. Et quand l'Egli­se, défenseur de la vérité et maî­tresse incorruptible des moeurs, croit devoir protester contre une tolérance si pleine de désordres et d'excès, ils l'accusent de manquer de modération et de douceur, et ils lui font un crime de ce qui est précisément son caractère inaltérable et son mérite, à savoir son intran­sigeance quant aux principes de la foi et de la morale chrétienne. D'ailleurs, n'arrive-t-il pas souvent à ces grands prôneurs de tolérance d'être, dans la pratique, les plus durs et les plus serrés à l'égard du catholicisme? Prodigues de libertés pour tous, c'est à l'Eglise de Jé­sus-Christ seule qu'ils les restrei­gnent ou les refusent.

 

Là où les usages ont mis ces li­bertés modernes, des cultes, de la parole, de la presse, de l'enseignement, etc., en vigueur, les citoyens ne doivent s'en servir que pour le bien, car une liberté ne peut être réputée légitime qu'en autant qu'elle accroît notre faculté pour le bien: hors de là, jamais.

 

Enfin, préférer pour l'Etat une constitution tempérée par l'élé­ment démocratique n'est pas en soi contre l'ordre, à condition tou­tefois qu'on respecte la doctrine catholique sur l'origine divine et l'honnête exercice du pouvoir pu­blic. Des diverses formes de gou­vernement, pourvu qu'elles soient en elles-mêmes aptes à procurer le bien des citoyens, l'Eglise n'en re­jette aucune; mais elle veut, et la nature s'accorde avec elle pour l'exiger, que leur institution ne vio­le le droit de personne et respecte particulièrement les droits de l'Eglise de Jésus-Christ.

 

Le credo catholique de la liberté

 

Voilà donc, Messieurs, l'attitude catholique. Il y a peut-être en ce moment des étrangers à notre foi qui m'écoutent, je veux donc être clair, et je me résume ainsi.

 

Je crois, moi, qu'il y a un Dieu, qu'Il a créé toutes les créatures, que celles-ci lui doivent leur hommage et que ce Dieu ne peut être ni igno­ré ni méconnu dans le monde.

 

Je crois que le Fils de Dieu s'est incarné et que sur la terre Il a établi une Eglise à laquelle Il a con­féré son autorité pour ce qui concerne la conduite des hommes vers leur éternité.

 

Je crois que cette Eglise de Jésus-Christ est l'Eglise catholique et ro­maine, elle toute seule, laquelle con­séquemment a hérité de tous les pouvoirs et de tous les droits du Christ, son Dieu Fondateur.

 

Comment voulez-vous, dans l'hy­pothèse, que je reconnaisse à toute autre Eglise par moi estimée fausse, à toute autre religion que le chris­tianisme, à tout autre système mo­ral et social qui ne se fonde pas sur Dieu, des droits qui découlent, dans ma pensée, de Dieu, du Christ, de l'Eglise romaine? Et que ces droits, je les accorde à cela même qui n'en a pas les titres? Et que je mette sur la même horizontale de droits le po­sitif et le négatif.

 

Ne me demandez point d'être aussi illogique. Regrettez-le, trou­vez-moi absolu, intolérant, recon­naissez au moins que je ne puisse tirer d'autres conséquences de mes principes.

 

Rassurez-vous pourtant. Ces principes qui sont miens, je sais qu'ils ne sont pas les vôtres. J'en suis peiné, je souhaiterais vous les voir accepter, mais je constate que vous ne les admettez point. Et je ne veux pas douter de votre bonne foi, je ne veux point contester la part au moins de vérité et de religion, quoique incomplètes, qui sont les vôtres.

 

Et voilà, comment, en toute logi­que pratique et en toute charité, je vous tolère. Je le fais le plus largement et le plus cordialement possi­ble, sauf les droits essentiels de ma religion et de ma conscience, pour avoir votre propre tolérance envers moi. Car, si vous êtes persuadés vous-mêmes que je suis dans l'er­reur, que votre doctrine morale et que votre foi religieuse sont les seu­les vraies, vous ne pouvez non plus logiquement reconnaître à ma reli­gion, en ce en quoi elle s'oppose à la vôtre, des droits objectifs, vous devez tout au plus vous-mêmes cor­dialement et respectablement me to­lérer. Je vous tolère donc pour que vous me tolériez. Je vous tolère parce que j'espère ainsi vous plaire et même vous persuader. Et qu'à force de constater la rigueur de mes prin­cipes et la souplesse de mes procédés, vous admiriez à la fois le res­plendissement de ma religion et la délicatesse de ma charité, et qu'ain­si à la fois votre esprit et votre coeur soient captivés. Je vous tolère

 

Pour avoir votre collaboration au bien commun, et quand pareille col­laboration s'arrête, quand vous prêchez des doctrines corrosives et que vous répandez partout des germes empoisonnés, alors je ne puis plus vous tolérer. Tel est, Messieurs, le libéralisme catholique, le vrai.

 

C'est en vertu de sa doctrine de la liberté que l'Eglise se refuse à reconnaître des droits à ce qui n'est pas conforme à la morale naturelle et à la révélation chrétienne. Mais que, d'autre part, jamais, même dans les Etats de type moderne, l'Eglise n'a demandé aux catholiques chefs de gouvernement, hors des cas ex­trêmes, comme quand il s'agit du communisme, de restreindre la charte libérale de leur pays. Que, bien plus, elle-même a traité et vécu en bons termes avec les Etats où la liberté des cultes est légalement re­connue. De la sorte, composant sa­gement entre l'idéal et la réalité, usant de cette vertueuse finesse po­litique qu'il a toujours fallu recon­naître à la plupart de ses chefs, après avoir hautement affiché l'ex­clusivité de ses formules intellec­tuelles, elle n'entend point suppri­mer par la force les dissidences, et elle sait ensuite adapter son œuvre aux faits, indifférente aux formes des pouvoirs politiques comme aux divers tempéraments nationaux. C'est de la sorte qu'elle est une et qu'elle est, aussi, catholique.

 

Peut-être, Messieurs, voulez-vous savoir maintenant si je suis fasciste, totalitaire ou démocratique? Je vous répondrai par les paroles mêmes de Monseigneur Bilezewski, l'un des grands Evêques patriotes qui ont présidé à la reconstitution de la Pologne moderne, après la guerre.

 

"Je n'admets pas la démocratie sauvage, menteuse, athée, qui règne aujourd'hui dans presque tous les Etats du monde. Les organisations maçonniques, secrètes ou avérées, les révolutionnaires et les politi­ciens à leur solde, les écrivassiers, les orateurs communistes qui ont expliqué et expliquent encore au peuple que seule une aveugle majo­rité de votes et le hasard aient à décider de l'organisation du pouvoir dans l'Etat, me font horreur. Le but poursuivi par cette démocra­tie ne va pas réellement à la sou­veraineté du peuple, mais au pouvoir absolu des financiers de coulisse et de leurs laquais.

 

"La démocratie que demandent l'Eglise, le bon sens et le véritable amour de la patrie, c'est celle dont le premier souverain est Dieu, où tous les citoyens gouvernent ensem­ble et en bonne entente, et travaillent par charité à défendre les droits véritables de chaque indi­vidu et les plus grands biens de l'humanité: la religion, la conscien­ce, la famille, la vie, l'ordre, le bien-être général.

 

"Je ne veux pas d'une quelcon­que démocratie, ajoutait-il, je veux une démocratie aristocratique. Je veux que toute la Pologne, depuis les enfants jusqu'aux vieillards, depuis les conseillers municipaux, jusqu'aux députés de la Chambre et aux sénateurs, forme une grande et pure aristocratie. Ce n'est pas d'une aristocratie de sang ni de race que je parle: je pense à la noblesse et à l'aristocratie de l'esprit, de la ver-tu, du mérite personnel".

 

C'est là, Messieurs, une démocra­tie qui doit puiser à la source lim­pide de l'Evangile du Christ. Elle nous dispensera de recourir aux formes autoritaires et absolues de gouvernement et à l'organisation fasciste. Voilà en tout cas la démo­cratie que je rêve pour le Canada, que je veux travailler de toutes mes forces à reconstruire et à parache­ver. Elle se réalisera par la diffu­sion dans notre Etat canadien des principes du christianisme. J'esti­me que cette diffusion et cet apos­tolat pressent plus encore que le changement de notre forme de gou­vernement. Tel est mon credo politique.

 

Conclusion

 

Ce credo, Messieurs, je vous invi­te à le pratiquer. Si, ce soir, devant notre élite universitaire j'ai aussi longuement devisé de liberté, c'est que j'estime que la liberté est tou­jours en péril, et que ce sont avant tout les intellectuels qui se doi­vent de la sauver.

 

Ils la sauveront du matérialisme et du psychologisme ceux qui, dans les diverses sciences expérimen­tales, continueront tout de même d'en distinguer les phénomènes su­prasensibles et d'en proclamer l'in­violable spiritualité.

 

Ils la sauveront dans la vie so­ciale, par le caractère des lois qu'ils suggéreront et par leur façon de les entendre, s'ils restent convaincus eux-mêmes et rappellent opportu­nément aux autres, qu'en thèse n'a le droit d'exister que le bien avec la vérité, nonobstant les tolérances qu'exige l'hypothèse du mélange, chez les peuples, des doctrines ra­tionnelles et des croyances religieu­ses.

 

Si nos universités parviennent à former de ces savants résolument spiritualistes et de ces juristes non inconsidérément libéraux, elles tra­vailleront vraiment à leur oeuvre de haut savoir et d'elles jailliront les salutaires directives sociales dont je vous parlais, il y a quelques années.

 

Je songe parfois à l'apostolat po­litique auquel devront, à cet égard, s'employer plus encore peut-être les nôtres dans l'arène fédérale et dans toutes les chambres de gouvernement. Ce ne sera, certes, un signe ni d'indifférence au bien public ni d'impersonnalité. Il vaudra la pei­ne à cet effet de se faire un cerveau net et une doctrine sociale solidement constituée. Et nos compa­triotes d'une autre confession e. d'une autre langue n'en seront pas si effarouchés. L'un d'entre vous écrivait l'autre jour, à son retour d'Europe, l'exemple probant qu'en Suisse il en avait observé.

Ne faudrait-il point que les nôtres n'oublient point le caractère chré­tien qui est à la base de l'histoire canadienne, sous le régime anglais de même que sous le régime fran­çais, et que ce caractère ils l'exi­gent et le fassent respecter? C'est le christianisme seul qui présente une doctrine constructive. Nos jeu­nes universitaires catholiques de Montréal viennent d'en faire la preuve à Winnipeg, et la presse du Manitoba et celle de Toronto leur en rendent un significatif homma­ge.

 

Ne faudrait-il point qu'on se per­suade que nous travaillerons au bien du Canada tout entier et à celui de notre Province, que nous remplirons notre mission catholi­que et française en Amérique, non pas en suivant mollement les au­tres, mais en les éclairant et mê­me en les retenant, par les procé­dés les plus courtois mais aussi avec les convictions les plus ouvertes?

 

Etre moins libéraux de doctrine et plus libéraux de respectabilité, montrer le catholicisme dans toute son intransigeante beauté et dans toute sa condescendante charité, la seule main tendue qu'il lui soit pos­sible d'exercer, je ne dis point que tous les problèmes publics en seront du coup résolus, mais je suis persuadé que l'influence de l'Egli­se en sera toutefois plus encore admise et même désirée, et conséquemment l'ordre social consolidé.

 

C'est à y réfléchir, Messieurs. Ce que je dis des hommes politiques, je le dis de chacun pour la sphère sociale où il exerce son activité. Voilà la souveraine action catholique à laquelle vous êtes invités.

 

L'heure vient, elle est venue, où ce ne sera pas le bon garçonnisme, pardonnez-moi cette familiarité, qui reconstituera les saines démocraties, mais les claires doctrines autant que les fortes vertus. Ce sont elles qui s'appuient sur la vraie liberté, et qui fondent aussi les grandes et durables libertés.

Source: Cardinal J.-M. VILLENEUVE, Liberté et Libertés, dans Le Document, No 30 (février 1938): 1-22. Plusieurs erreurs typographiques ont été corrigées.

 

 
© 2005 Claude Bélanger, Marianopolis College