Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Novembre 2005

Documents of Quebec History / Documents de l'histoire du Québec

 

La loi du cadenas

The Padlock Law

 

L'article 98 du code criminel

 

[Ce texte a été publié dans Le Devoir en 1935. Pour la référence précise, voir la fin du document.]

M. Bennett vient de faire connaître enfin la date des élections. Ce ne sera pas trop tôt. Soixante jours encore avant le scrutin. Les électeurs auront le temps de se bien renseigner sur les choses de la politique. Ceux qui briguent leurs suffrages pourront à loisir prendre position, définir leur attitude sur les diverses questions de I'heure.

 

Ce long délai d'ici le 14 octobre permettra par exemple à tous les chefs de parti de dire ce qu'ils entendent faire à propos du rapport Hyndman, de quelle manière et dans quelle mesure ils se proposent de donner suite à ce rapport. L'électeur a bien le droit de savoir, en tant que contribuable, jusqu'à quel point le prochain gouvernement entend pratiquer la générosité envers les vétérans de la guerre de 1914. Il a bien le droit de savoir si le prochain gouvernement, à même l'argent du contribuable, voudra secourir non pas seulement les vétérans de l'armée canadienne, mais les vétérans de toutes les armées britanniques et impé­riales.

 

A date, il n'y a qu'un leader, celui du parti de la restauration, M. Stevens, qui se soit prononcé là-dessus. L'attitude du gouvernement conservateur reste obscure, celle du parti libéral et celle du parti que dirige M. Woodsworth le sont encore davantage puisqu'on ne les connaît pas du tout. D'ici deux mois, les partis et leurs candidats, à moins qu'ils ne sollicitent un mandat d'électeurs tenus dans l'ignorance, devraient fournir de nécessaires éclaircissements à ce propos comme à bien d'autres propos.

 

Il y a, par exemple, le fameux article 98 du code criminel, dont le rappel est à l'ordre du jour pour ainsi dire depuis son adoption, en 1919.

 

L'attitude des divers partis et même des députés indépendants, dans ce cas-là, est généralement connue. Ce qui n'est pas connu, ou presque, c'est l'article 98.

 

Bien avant qu'il fût chef de parti, alors qu'il n'était encore que simple député travailliste, M. Woodsworth, en 1922 et en 1923, proposait à la Chambre le rappel de l'article 98. La Chambre des Communes — c'était du temps des libéraux adopta les deux fois le projet de loi Woodsworth. Les deux fois, cependant, le projet devait subséquemment être rejeté par le Sénat.

 

Plus tard, en 1925, un libéral, M. McMaster, député de Brome, se fit le parrain d'un nouveau projet de loi dans le même sens et qui eut le même sort que les précédents: adoption par une majorité libérale et indépendante aux Communes, rejet subséquent par une majorité conservatrice au Sénat. Ce fut ensuite un libéral beaucoup plus en vue et bien plus haut placé dans la hiérarchie du parti, M. Ernest Lapointe, alors ministre de la Justice, qui, à quatre reprises, en 1926, 1928, 1929 et 1930, prit l'initiative de proposer le rappel de l'article 98. M. Lapointe n'eut pas plus de succès que les parrains précédents. Ses mesures, toutes adoptées par les Communes, furent l'une après l'autre repoussées par le Sénat.

En 1932-33, sous un régime conservateur, la majorité étant conservatrice  dans les deux Chambres, M. Woodsworth revint bien inutilement à la charge. Il soumit son bill de rappel et M. Hugh Guthrie, en tant que ministre de la Justice, en demanda et en obtint le renvoi à six mois.

 

Jusque là, le parti libéral comme tel était resté neu­tre sur cette question. C'est ainsi que l’on vit plusieurs libéraux, le 23 février 1933, voter avec, les conservateurs, pour le renvoi à six mois du bill Woodsworth. Parmi ces libéraux, il y en avait plusieurs de la province de Québec, notamment MM. Oscar Boulanger (Bellechasse), Edouard Lacroix (Beauce), J.-A. Mercier (Laurier-Outremont), Eusèbe Roberge (Mé­gantic), P.-A. Séguin (L'Assomption-Montcalm)

 

Le parti libéral, par la voix de son leader, se prononce maintenant et de façon bien nette pour le rappel de l'article 98. Dans son deuxième discours à la radio, le 2 du mois courant, M. Mackenzie King déclarait en effet:

 

Le parti libéral croit que, prenant prétexte de la présente crise, le gouvernement a violé les droits de l'individu. Or c'est la tradition du libéralisme de défendre le principe britannique de la liberté de parole et d'association. Et c'est pourquoi le parti libéral fera abroger l'article 98 du Code criminel et mettra fin au régime actuellement en vigueur des déportations arbitraires.

 

Le parti libéral ne fera aucun quartier au communisme au Canada. Ceux qui veulent renverser les institutions existantes par la force sont des ennemis de la société et doivent être considérés comme tels. Mais ce n'est pas une raison pour refuser tout recours à ceux qui ont des griefs légitimes. Les méthodes arbitraires et autocratiques ne sauraient supplanter la justice britannique.

(Le souligné dans la citation ci-dessus n'est pas de nous. Il se trouve dans le texte français du discours de M. Mackenzie King que l'organisation libérale nous a fait tenir le 2 août.)

 

L'article 98 du Code criminel, voté par un gouvernement unioniste que dirigeait un premier ministre conservateur, M. Meighen, au lendemain de la guerre et de la grève générale de Winnipeg, continue de recevoir l'appui du gouvernement actuel et partant du parti conservateur. Là-dessus il n'y a pas de doute à entretenir. Chaque fois que l'occasion s'en est présentée, M. Bennett a voté contre le rappel de l'article de même que M. Guthrie, qui a pris nettement attitude, en tant que ministre de la Justice. Celui qui vient de lui succéder dans cette fonction, le colonel Geary, a fait de même. Les uns et les autres ont pro­noncé des discours pour dénoncer le rappel.

 

La position, libérale est aussi nette depuis la récente déclaration de M. King. Quant aux partisans cécéeffistes de M. Woodsworth, leur attitude n'est pas douteuse, pas plus que l'attitude des députés travaillistes et indépendants dans le dernier Parlement. Tous ceux-ci sont favorables au rappel.

 

Reste le parti de la restauration. Son leader, M. Stevens, s'est prononcé il y a quelques jours en faveur du rappel, dans un discours, à Corbin, en Colombie. M. Stevens veut maintenant le rappel de l'article 98 parce qu'il le tient pour un frein, pour un accroc à la liberté de parole. La position de M. Stevens est plutôt étrange parce que, dans le passé, avant sa rupture avec M. Bennett, il n'a jamais manqué de faire corps avec ses anciens collègues conservateurs, votant contre toutes les mesures de rappel. Mais en politique encore moins qu'en d'autres  domaines, les conversions ne sont pas faites pour surprendre outre mesure.

 

Si le public attend encore pour connaître l'attitude des divers partis quant au rapport Hyndman, par contre il sait donc à quoi s'en tenir à propos de l'article 98. Mais ce que le public en général ignore à propos de l'article 98, c'est l'article 98 lui-même.          

 

Au Parlement, ses partisans ont prétendu que ceux qui en demandent le rappel se trouvent à favoriser, sciemment ou non, la propagande communiste et révolutionnaire Les adversaires de l'article 98 ont soutenu de leur côté que cet ajouté à notre Code criminel est contraire à la simple justice britannique, pour employer une expression de M. Ernest Lapointe.

 

Un fait certain, c'est que ce fameux article confère des pouvoirs extraordinaires non seulement au gouvernement, mais à la police fédérale, la R. C. M. P. Le chef de celle-ci peut autoriser l'arrestation, sans mandat, d'une personne qui fait partie d'une association illégale ou qui n'est même que soupçonnée de faire partie d'une telle association. Sans mandat non plus et sur simple soupçon, le même chef de la R. C. M. P. peut encore ordonner la saisie et la confiscation des biens d'une telle personne, obtenir la déportation de cette même personne, sur simple dénonciation devant un juge.

 

Pour donner une idée de l'esprit qui inspire toute la pièce, il suffirait d'en citer quelques extraits: typiques, par exemple, le deuxième paragraphe. Nous laissons cependant à nos lecteurs le soin d'apprécier par eux-mêmes. Nous donnons donc, en page 2, le texte complet de l'article, tel que publié dans les statuts fédéraux de la session parlementaire de 1919.

 

Le paragraphe 2, auquel nous faisons allusion ci-dessus, confère des pouvoirs discrétionnaires et pour ainsi dire dictatoriaux au chef de la police fédérale. Si l'article doit demeurer dans nos statuts, ainsi que les chefs conservateurs le désirent, on ne voit pas pour quelle raison le gouvernement actuel voudrait encore ajouter aux pouvoirs de la R. C. M. P. Il en est pourtant question ces jours derniers, une dépêche d'Ottawa le laissait entendre. Voilà qui nécessiterait aussi des explications. L'occasion de la campagne électorale est toute trouvée pour les donner.

Source: Émile BENOIST, "L'article 98 du code criminel", dans Le Devoir, 15 août 1935, p. 1.

 
© 2005 Claude Bélanger, Marianopolis College