Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Novembre 2008

Documents de l’histoire du Québec / Quebec History Documents

 

Henri Bourassa

Préface

Études à batons rompus sur le féminisme

[1925]

Les belles conférences de M. le chanoine Coubé, à la salle Saint-Sulpice, ont donné un regain d'actualité à la question du féminisme. Plus exactement, peut-être, elles ont aidé les esprits réfléchis à refaire la synthèse d'un problème toujours actuel, tant qu'il y aura des hommes et des femmes.

Dès le début, l'éminent prédicateur a prévenu son auditoire qu'il s'en tenait aux données générales et, notamment, qu'il n'aborderait pas la question du suffrage féminin. Sur cet aspect particulier des prétendues revendications de la femme, il a bien voulu rappeler en termes trop élogieux quelques articles parus autrefois dans le Devoir. Cela m'a donné l'idée, malencontreuse peut-être, de faire réimprimer ces articles, tels quels.

Le lecteur indulgent voudra bien tenir compte des conditions hâtives dans lesquelles ces études fragmentaires furent publiées : c'est le défaut ordinaire des articles de journal — sans parler des lacunes irrémédiables d'un écrivain improvisé après avoir doublé le cap de la quarantaine.

Outre ces défauts d'occasion et de nature, on trouvera dans ces pages des répétitions d'idées et de mots : elles s'expliquent suffisamment par le long intervalle qui sépare chacune de ces séries d'articles. Au risque d'ennuyer le lecteur, j'ai cru devoir n'y rien changer: On y verra du moins la preuve qu'une même pensée a inspiré ma constante opposition au féminisme. Cette pensée, née d'une conviction profonde, s'est fortifiée par l'étude, l'expérience et la réflexion.

Plus que jamais le féminisme contemporain m'apparaît comme une doctrine fausse, comme une nouvelle poussée du désordre qui bouleverse le monde depuis la naissance du protestantisme.

Le féminisme, tel que compris et pratiqué généralement, est, comme le socialisme, en opposition radicale avec le concept chrétien de la famille et de la société, ordonnées selon la loi naturelle et la loi du Christ.

Poussé à ses fins logiques, il aboutira à la destruction de la famille, à la désorganisation de l'ordre social, à la dégradation de la femme elle-même, qu'il prétend affranchir mais qu'en réalité il ramène, par des voies différentes, au rang où le paganisme l'avait réduite et d'où le christianisme l'avait relevée. C'est une folie d'orgueil : elle vaudra aux femmes qui s'y laissent prendre — et, à cause d'elles, à toute la société — l'inévitable conséquence du péché d'orgueil. Quiconque s'élève sera abaissé. En voulant se faire l'égale de Dieu, la première femme a perdu le genre humain; il a fallu le sang d'un Dieu pour le racheter. En voulant supplanter l'homme, la femme perdra la société, et se perdra avec elle.

*   *   *   *   *

Le lecteur est prié de prendre bonne note de la date de ces études à «bâtons rompus.»

La première série date de 1913. Elle fut inspirée par les premières manifestations du féminisme agressif et activiste dans la province de Québec. C'était aux jours glorieux des suffragettes d'Angleterre, commandées par les Pankhurst et autres héroïnes du jupon en révolte contre la culotte — ou plutôt du jupon décidé à se transformer en culotte.

Cette attaque directe eut peu de prise sur nos femmes. Elle se heurta à leur traditionnel bon sens; elle blessa leur délicatesse innée; elle éveilla leur intuition, faculté propre à la femme non désorbitée. Les Canadiennes françaises comprirent ou pressentirent qu'elles n'auraient rien à gagner et beaucoup à perdre dans l'échange de leur véritable royauté sociale contre le partage des fonctions dévolues à l'homme par la nature et par la tradition chrétienne.

Ce n'est pas, je pense, une illusion rétrospective de croire, à douze années de distance, que la première partie de cette étude reflète fidèlement la situation et la pensée de l'immense majorité des Canadiennes françaises de ce temps-là. En est-il de même aujourd'hui ? Je n’oserais l'affirmer.

La propagande féministe, repoussée dans son attaque de front, a repris son travail à la sourdine et cherché le succès par des méthodes plus insidieuses, plus délicates, donc plus propres à séduire les femmes. Sous prétexte de culture et de formation supérieure, elle s'infiltre peu à peu dans nos familles, dans notre société et jusque dans nos couvents à la mode. Les angoisses de la guerre, la surexcitation nerveuse qui en a résulté, ont favorisé ce travail de désagrégation. Le parlement fédéral en a profité pour voter, d'abord, la loi extraordinaire qui armait du suffrage les femmes apparentées aux soldats; puis, en 1918, la loi générale du suffrage féminin, en vigueur aujourd'hui pour tout tout [sic] le Dominion. C'est à cette occasion que se rattache la seconde série d'articles, reproduite ici.

Encouragées par cette victoire inespérée, nos suffragettes québécoises crurent le moment venu de jeter le masque et de monter à l'assaut de la vieille citadelle. Cette fois, les Canadiennes françaises se ressaisirent. Du seuil de leurs foyers, et afin de les mieux défendre, elles protestèrent en masse contre l'extension du mal. En termes pleins de noblesse et de dignité, — je dirais, marqués au coin du meilleur féminisme, si le mot, comme celui de socialisme, pouvait encore s'employer dans un sens favorable — elles demandèrent au gouvernement et à la législature de la province de respecter leur dignité de mères et d'épouses, de les laisser en paix régner au foyer. En un mot, nos femmes manifestèrent hautement leur volonté de rester femmes; ce qui ne les empêche nullement de faire pénétrer dans tout le corps social leur douce et bienfaisante influence, d'autant plus puissante qu'elle s'exerce en conformité de leur nature et de leurs aptitudes.

Cette démarche reçut la haute approbation de S. G. Mgr Roy, alors archevêque auxiliaire, aujourd'hui coadjuteur de Québec. Dans une lettre en date du 17 février 1922, [Note de l’éditeur: ce texte est reproduit ailleurs au site] le vénérable prélat exprimant « les vues de tout l'épiscopat de la province », encouragea l'opposition au suffrage féminin en des termes d'une singulière énergie. « Une législation qui ouvrirait la porte au suffrage des femmes, » écrivait-il, « serait un attentat contre les traditions fondamentales de notre race et de notre foi; et les législateurs qui mettraient la main à une telle législation commettraient une grave erreur sociale et politique. »

Éclairée par une opposition de cette force, et si bien appuyée, la Législature tint bon. Néanmoins, certains discours démontrèrent que le virus du féminisme avait atteint quelques cerveaux masculins (je ne dis pas virils).

*   *   *   *   *

Au moment où cette petite tempête s'apaisait à Québec, j'étais à Rome. Vers la fin de mon séjour, le cinquième Congrès international des femmes catholiques se réunissait dans la pénombre du Vatican. Grâce à un introducteur obligeant, j'eus la bonne fortune de causer à loisir avec l'une des directrices du Congrès, Polonaise de haute naissance, de coeur et d'esprit plus nobles encore. Cette femme de mérite me donna l'occasion de mesurer la profondeur du mal causé par la guerre et ses suites dans l'ordonnance de la famille et de la société européenne.

« Nous ne sommes pas féministes au sens généralement accepté aujourd'hui, » me dit-elle en substance.

 

« Pour ma part, je ne vois pas dans le suffrage un droit de la femme, ni même un avantage. Mais les plénipotentiaires de la paix, sans consulter les gouvernements, ni les femmes, ni les hommes, ont décrété le suffrage féminin et l'ont imposé à une foule de pays où l'on n'y songeait même pas. Dans toute l'Europe, des millions de femmes, privées de leur soutien naturel : père, époux ou frère, sont forcées, pour vivre et pour élever leurs enfants, de rechercher des situations jusqu'ici dévolues aux hommes, d'entreprendre des travaux qui répugnent à leur nature et à leurs aptitudes. Si nous, femmes catholiques, n'aidons pas les femmes de nos pays respectifs à s'adapter aux conditions nouvelles qui leur sont faites, tout en respectant les lois et les traditions de l'Église, elles seront la proie des organisations socialistes, neutres ou antireligieuses. Si nous n'entraînons pas les femmes catholiques à user pour le bien général de l'arme du suffrage qu'on leur a mise entre les mains, elles seront amenées à s'en servir pour le mal, ou tout au moins à laisser le champ libre aux agents du mal, hommes et femmes. »

 

Impossible, on le voit, de présenter avec plus de force et de plausibilité l'hypothèse du féminisme, telle que les désastres de la guerre l'ont posée. A quoi je me permis de répliquer qu'entre tirer le meilleur parti possible d'une situation désastreuse, et bâtir sur des ruines, qu'on doit espérer temporaires, un système social faux en soi, il y a toute la différence qui sépare une situation de fait d'un principe (d'ordre ou de désordre). De là aussi, la conséquence qu'un régime imposé par des circonstances particulières de lieu et de temps ne doit pas s'appliquer aux pays où ces circonstances ne se présentent pas.

Cette pensée, je la croyais sincèrement conforme à celle des chefs de l'Église universelle. J'en eus bientôt la preuve.

Avant l'ouverture du Congrès, ces dames avaient demandé au Souverain Pontife de bénir leurs travaux. Il le fit avec toute la charité du Père commun des fidèles et des peuples; mais aussi avec la prudence du gardien indéfectible de la foi et des moeurs. Il délégua spécialement, pour présider les séances et communiquer aux congressistes la pensée du Saint Siège, l'un des membres les plus illustres du Sacré Collège, bien connu du Canada catholique, Son Eminence le Cardinal Merry del Val.

A Rome, l'ancien ministre du saint Pape Pie X occupe une situation exceptionnelle qu'il doit à la sûreté de sa doctrine, à la fermeté de ses principes, à l'admirable dignité de sa vie sacerdotale, à la noble courtoisie de ses manières, à sa longue expérience des hommes et des choses, à sa connaissance profonde de la politique divine et de la politique humaine.

Sans doute, l'éminentissime Cardinal n'était pas appelé à porter une sentence doctrinale sur les principes du féminisme. Au courant de la situation de tous les pays, il avait à tenir compte des hypothèses de fait dont j'ai marqué le caractère angoissant. Néanmoins, il sut parler clairement.

Il mit ces femmes de bien, parfois entraînées par l'ardeur de leur zèle, en garde contre « la recherche fiévreuse de doctrines nouvelles, destinées à faire naufrage comme tant d'autres. » — «Vous ne permettrez pas qu' on lui enlève (à la femme) l'auréole de sa dignité; et, renversant l'ordre établi par la Providence, qu'on la fasse descendre de son piédestal pour en faire la rivale et presque l'ennemi de l'homme... Tout en faisant la part des circonstances spéciales et des cas individuels, vous défendrez la femme contre les courants trompeurs d'une morale sans Dieu, qui tendent à arracher la femme au foyer familial, où elle est reine, car ce serait détruire ce foyer, qui est la cellule sacrée et inviolable de la société humaine.»  [Note de l’éditeur: ce texte est reproduit ailleurs au site]

Si parva magnis componere licet, n'ai-je pas le droit de dire que ces solennels avertissements justifient ce que j'écrivais contre le féminisme dès 1913 et 1918 ? Qu'on ne se récrie pas. Dans la recherche sincère de la vérité, le plus humble et le plus ignare catholique, pourvu qu'il se tienne toujours prêt à accepter de coeur et d'esprit la direction de l'Église, a toute chance d'en trouver l'expression, parfois même avant que les chefs ne se soient prononcés.

C'est donc en toute confiance que je reproduis ces pages imparfaites, rugueuses, pleines de trous et d'à-côté. Dans leur inspiration foncière, je les crois vraies. De ceci, je suis sûr : je les ai écrites avec le sincère désir de servir l'Église, ma patrie et les femmes de mon sang. La droiture d'intention me vaudra peut-être l'indulgence des lecteurs — et des lectrices — et le pardon des multiples fautes de forme, voire de fond, que présentent ces pages.

*   *   *   *   *

Aux deux études précédentes, qui portaient principalement sur le suffrage, j'ai cru devoir ajouter trois articles publiés récemment, à l'occasion d'un projet de loi voté à la Chambre des communes pour faciliter aux femmes les instances en divorce. Ces articles se rattachent aux autres par le principe même du féminisme : l'identité de situation légale et sociale que l'on veut faire à la femme et à l'homme. Notez bien : l'identité, non pas l'égalité de droits moraux, ni la similitude de nature, ce qui est toute autre chose. Ici encore, c'est la même suggestion monstrueuse de la femme-homme que je combats.

Quelques lecteurs m'ont suggéré de reproduire, à la suite de ces articles, le texte de la décision du Conseil privé, interprétant nos lois sur le mariage. Mais ceci m'eut entraîné sur un tout autre terrain. Ce que j'ai voulu noter, dans cette nouvelle phase du féminisme, c'est qu'elle marque l'aboutissement logique du mouvement dont les prodromes s'annonçaient en 1913. Cet aboutissement, c'est la suppression de la famille.

Puissent nos chefs d'opinion, nos éducateurs et nos éducatrices, nos compatriotes de toute catégorie, pères et mères surtout, ouvrir les yeux sur la progression lente mais incessante de l'hérésie féministe dans une foule de cerveaux (ou de têtes sans cervelle) et s'appliquer résolument d rétablir dans son intégrité la famille chrétienne, la famille ordonnée, où le père commande, où la mère gouverne (et se gouverne), où l'enfant, rompu à l'obéissance, apprend à se commander soi-même afin d'exercer plus tard la part d'autorité familiale ou sociale qui lui sera dévolue, selon son sexe et sa condition.

C'est la famille chrétienne, formée par la femme chrétienne, qui a sauvé le Canada français. Sa déchéance marquerait celle de notre civilisation et de notre ordre social, préservés au prix de tant de sacrifices. Ne gaspillons pas l’héritage des ancêtres.

Montréal, 1er avril, 1925.

Source: Henri Bourassa, Femmes-hommes ou hommes et femmes? Études à bâtons rompus sur le féminisme, Montréal, Imprimerie du Devoir, 1925, 84p., pp. 3-11. Des erreurs typographiques mineures ont été corrigées.

 
© 2008 Claude Bélanger, Marianopolis College