Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Mars 2006

Documents de l’histoire du Québec / Quebec History Documents

 

Que penser de la doctrine féministe?

[1927]

 

 

Est-elle vraiment surprise la jeune fille moderne de se trouver en présence de cette interrogation : « Quelles sont vos doctrines? » A-t-elle songé qu'elle devait avoir, qu'elle possédait peut-être un ensemble d'opinions concernant le problème national de la race canadienne-fran­çaise à laquelle elle appartient? Si, surtout, elle est retenue dans une atmosphère de mondanités, il semble qu'elle ne saurait apprécier les événements qui se succèdent au dehors. C'est si rose autour d'elle. Cela doit paraître sombre ce qui s'estompe là-bas. Mais l'horizon, sitôt qu'on le considère, se revêt de tons lumineux. Il apparaît rayonnant, plein d'intérêt.

 

Si la jeune fille tourne ses regards vers les questions primordiales de notre destinée, elle s'arrête. Dirigée de ce côté par le sentiment patriotique qui, chez elle, ne reste pas toujours à l'état latent, elle peut encore être poussée dans cette voie, par l'influence du milieu où elle a grandi, par un je ne sais quoi, vestiges de l'éducation et de l'instruction reçues. Tout s'éclaire lorsqu'elle s'approche des chefs de la pensée canadienne-française et considère leurs opinions. L'heureuse réflexion contribue aussi à, jeter un peu de lumière. Qu'il importe de chercher à se faire des idées justes, de les garder sans préjugé ni parti-pris ! Il est si triste de ramasser des quelconques banals qui ont traîné ici et là et de les lancer à tout pro­pos ou sans raison.

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L'esprit religieux est un élément caractéristique ici. Le sens de la religion et le sens de la patrie, chez nous,ont des affinités profondes. Rien d'étonnant à cela, L'Église, avec ses dogmes, ses lois morales, enveloppe une foule de points concernant la vie individuelle et so­ciale de l'homme, les résout de la façon la plus équitable, et avec autorité, les impose à la masse. L'histoire met vivement en lumière le relief de ces relations. Ne voit-on pas le clergé user de ses droits et de son influence sur le peuple ; par là assurer sa survivance, le maintien de ses traditions? Les pionniers de notre sol étaient foncièrement religieux. Cette foi qui les animait existe encore. Mais elle est moins robuste, moins vive, peut-être. Quelle sera donc la formation religieuse de la jeune fille, la femme de demain? « Il faut des convictions fermes, éclairées, mises prudemment à l'épreuve des contradictions », dit le Père Sertillanges. Le Chanoine Lagardère ajoute: «L'intelligence de la jeunesse doit être soumise aux virils exercices de la discussion.» Le souffle d'athéisme, d'erreurs qui se répand sur le monde a peu à peu pé­nétré l'enceinte de nos croyances. Ne vaut-il pas mieux prévenir que guérir? En éclairant ses convictions, on fabriquera l'arme qui préviendra les maladies spirituelles ou morales du siècle. « Les femmes doivent mettre leur vie d'accord avec leurs croyances religieuses et avoir l'âme et le coeur vraiment chrétiens », a dit Turmann. Une religion éclairée pourra réaliser ce type idéal féminin.

  

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Notre point de vue économique a occupé la pensée et suscité des énergies. Dans leur succession rapide, les jours et les années créent sans cesse de nouveaux besoins. Après la conquête, le défrichement rapide du sol assura à l'agriculture un véritable essor. Mais l'industrie et le commerce demandaient à se développer. Que valait d'avoir des bras pour ne les pas utiliser? Que servait d'avoir un sol défriché, cultivé même, mais hypothéqué ? Une évolution s'imposait. Le mouvement économique fut lancé. Grâce à la puissante impulsion imprimée par les promoteurs, il donne maintenant de beaux résultats après avoir grandi peu à peu.

 

La femme est longtemps restée étrangère à cette trans­formation. Il est fort douteux que des féministes aient essayé de l'orienter vers la direction du commerce ou de l'industrie. Leur succès, d'ailleurs, n'auraient pas été « monstre ». « Je crois, écrit Auguste Comte, les fem­mes aussi impropres à diriger une grande entreprise commerciale ou manufacturière qu'une opération militaire. » Le concept intellectuel ou moral qui procède de l'état d'esprit créé et développé par des siècles d'enseignements, de traditions, ébranlé sur bien des points, sau­rait difficilement varier dans ce cas. Ainsi la femme ne dirige pas l'entreprise, mais, par la force des choses, elle y est mêlée. La puissante nécessité l'a fatalement poussée là. Préférant l'égalité à la liberté, le féminisme ré­volutionnaire s'en réjouit. La femme a le même droit au même travail que l'homme ; elle complète la main d'oeuvre masculine. Mais sa faiblesse physique offre de graves inconvénients à un labeur pénible et prolongé. Léon XIII a promu la nécessité d'une réglementation légale du travail. Diverses organisations sociales exis­tent en Europe afin de réduire le travail de la femme et le rémunérer de façon convenable. Ces initiatives ont leur répercussion ici. L'oeuvre admirable de la Fédération Nationale Saint-Jean-Baptiste, dont Madame Gérin-Lajoie est la présidente active et zélée, vient en aide à toutes celles qui, avec leur gagne-pain, participent, dans une certaine mesure, à nos destinées économiques.

 

Avec la richesse, le souci intellectuel est devenu un élément du problème national. M. Montpetit le marque : « On disait autrefois : Emparons-nous du sol ; on a écrit hier : Emparons-nous de l'industrie. Disons à notre tour : Emparons-nous de la science et de l’art. » De nos jours, le goût des idées se manifeste avec éclat. L'instruction est généralement bien organisée. Depuis 1846, un méca­nisme complet d'instruction publique est solidement établi chez nous. Un enseignement plus étendu, plus choisi est distribué par de nombreux couvents et collèges. Nos universités, avec leurs affiliations multiples, leur cortège d'hommes éminents, deviennent le centre d'un véritable foyer intellectuel. Visé de façon spéciale, le public s'intéresse aux cours et aux conférences.

La femme possède maintenant le moyen d'acquérir une bonne culture. Mais les connaissances acquises sont précieuses pour autant qu'elles aident à garder le sens de la mesure. Virtus in medio. Le retour du système thomiste donne au vieil axiome un sens plus vivant. Aussi, aux côtés des sciences captivantes, de la sédui­sante littérature, il est bon de placer la grave et sereine philosophie. Par cette haute discipline, le jugement se rectifie et comprend davantage la notion des valeurs. La connaissance de l'enseignement ménager apparaît ensuite comme le nécessaire et véritable complément de la culture classique. Et elle n'empêche point la femme de goûter les choses de l'esprit. Si elle développe son sens artistique, elle appréciera l'art et ses chefs-d'oeuvres. Faire passer chez ceux qui l'entourent ce brillant ornement de l'intelligence qui s'allie de façon merveilleuse à ses qualités morales, n'est-ce pas la pleine réalisation, de l'idéal de la culture chez la femme?

 

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L'homme sort de son individualité pour s'allier à ses semblables. C'est le principe fondamental de la société. Que dire de l'activité sociale de nos grands hommes qui a donné de nombreux et beaux résultats au service de la patrie? De loin ou de près, la femme a toujours exercé une action dans la société. De nobles missions l'ont d'abord retenue. Mère de famille, elle a fait grandir les vertus saines de la race. Puisant à la source des dévoue­ments héroïques, elle a fondé, ici et là, des institutions où l'on recueille les misères humaines. Une admiration sincère éclate maintenant sur le large sillon qu'elle a tracé.

 

L'influence du mouvement intellectuel, les modifications nouvelles qui ont fait surgir des besoins variés, ont donné une orientation particulière au rôle social de la femme. S'inspirant d'un véritable patriotisme ou répondant à un goût délicat, elle a répandu dans des ouvrages littéraires ou des revues la culture qu'elle possède. Appréciée, la plume féminine a su jeter de la lumière et de la chaleur, verser de la grâce et de l'esprit. La femme qui n'écrit pas peut exercer une influence parfois surprenante. La conversation est susceptible d'une orientation utile. Que de phrases jaillissent ici et là! Ne pourrait-on les tourner vers l'utilité? « Que ce qui est d'importance pour l'art, pour la nation, commence à exister dans les salons », dit Emile Faguet; et le penseur ajoute : « Quand la femme aura fait rentrer des idées dans la vie de société, il lui appartiendra de rendre le plus utile des services ».

 

Séduites par quelques poussées d'idées, emportées par une sorte d'engouement, quelques femmes se sont tournées vers les professions libérales. Mais le nombre de ces avocates, doctoresses, etc., restera apparemment restreint. Un peu à cause de sa constitution délicate, la femme est, d'ordinaire, retenue loin des professions. Cela est infiniment mieux ! L'activité de la femme canadienne s'est d'ailleurs exercée sur bien d'autres champs d'action, et de façon plus appropriée. Avec les qualités morales et les vertus intellectuelles qui la distinguent, la femme éminemment française a fondé des oeuvres, secouru des institutions qui vont vers un progrès grandissant ! Que d'initiatives nouvelles la réclament ! N'a-t-on pas solli­cité l'aide féminine même pour les mouvements coloni­sateurs? La diffusion d'écoles ménagères dans les cam­pagnes, où, suivant le programme tracé par M. l'abbé Maurault, l'on enseigne un peu d'hygiène, d'apiculture, l'on donne des leçons sur les soins à rendre aux jardins potagers et aux vergers, à la laiterie, au tissage, au fila­ge, peuvent donner de bons résultats. Consacrée à la dé­fense des intérêts chers à la nation, l'action sociale de la femme canadienne-française, marquée de l'oubli de soi, est empreinte d'une véritable grandeur d'âme. Elle a pleinement réalisé cette parole de M. Montpetit : « Ne vivons pas seulement notre vie mais aussi celle du peu­ple dont nous sommes une part, quoi que nous fassions. »

 

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S'il faut accorder beaucoup à la politique, le pro­blème national doit pourtant dominer la politique. L'intérêt de la nation canadienne-française peut se subor­donner à l'Etat canadien, mais il n'en reste pas moins distinct. Il y a le Québec, la Confédération, l'Empire, formant la gradation des éléments divers, temporaires, composant notre système politique. Longtemps, la fem­me a exercé une action très indirecte en ce domaine. En certains milieux, elle s'en occupe maintenant d'une façon très active. La politique est devenue le centre du féminisme. Par le suffrage universel, toutes les femmes détiennent le droit de déposer leur vote aux élections fédérales. Cette mesure a suscité quelques mécontente­ments. Mais elle s'est attiré [sic] des applaudissements sin­cères. Se serait-on rangé à l'idée de Brunetière : « Si nous étions de vrais chrétiens, dit-il, des chrétiens rap­portant tous leurs actes extérieurs à cette grande idée que le service de Dieu c'est le service du prochain, je crois pouvoir dire que nous serions d'excellents féminis­tes. » De même Mas Turmann, parlant du féminisme : « On peut le déplorer, on peut au contraire s'en réjouir; mais il nous paraît difficile qu'on puisse le contester sérieusement ». Aussi le nombre augmente de ceux qui reconnaissent le bien fondé de certaines revendications féministes. En discutant exactement la question du suf­frage, Henri Joly écrit : « Si on s'en tient au système métaphysique qui pose toutes les individualités comme nanties d'un droit égal, pourquoi l'exclusion de la fem­me? D'une façon générale, l'électorat féminin est admis­sible et il se rencontre des cas particuliers où il peut prendre un caractère obligatoire. Ainsi en est-il de la veuve, rendue chef de famille, responsable d'intérêts parfois importants. »

 

Avec ce droit de voter qui lui est octroyé, la femme canadienne-française, en s'éclairant des intérêts de son pays, peut faire pénétrer au Parlement une préoccupa­tion plus constante des grands problèmes d'éducation, de moralité, d'hygiène domestique. Grâce à leurs bulletins de vote, les féministes ont obtenu certaines mesures équitables qu'elles revendiquaient. Mais la défense de mauvaises thèses retarde parfois le triomphe de récla­mations bien fondées.

 

La femme est électrice, au fédéral du moins. Il y a plus d'inconvénients à ce qu'elle devienne éligible. En courant les hustings, en organisant les campagnes électo­rales qui l'obligent à se poser publiquement en rivale de l'homme, elle peut faire sombrer sa dignité. D'ailleurs, il apparaît dans un avenir très lointain le « glorieux moment » où la femme aura de nombreuses délégations en chambre. Elle possède mieux encore. A sa portée, il y a certaines influences souveraines dont elle peut user, certaines cordes qu'elle peut faire vibrer. Il faut les harmoniser avec les besoins politiques de la race, de l'époque.

 

Le noyau de français laissé au Canada après la conquête forme depuis longtemps une nation. A l'heure actuelle, cette nation prend de l'essor dans le domaine économique, et surtout s'élance vers un puissant rayon­nement intellectuel. L'indépendance politique totale, espoir que bien des jeunes caressent, apparaît encore, derrière le voile obscur, en des temps reculés. Mais il est bon de faire surgir l'aspiration, à cause d'événe­ments qui pourraient se précipiter.

 

La femme comprend l'importance, la beauté de tous ces mouvements et souvent y participe. La jeune fille ne doit-elle pas s'y intéresser ? « Elle a maintenant les yeux plus ouverts, la démarche plus sûre, a-t-on dit. Apprenons-lui à bien porter sa nouvelle liberté.» Ne doit-elle pas savoir se porter en tous les domaines où l'appellent ses aptitudes, sa générosité, sa culture ? Puisse-t-elle jouir des paysages qui colorent son âme, demander à son intelligence et à son coeur de les exté­rioriser afin d'en embellir la société.

 

Source : Thérèse BEAUDOIN, « Vos doctrines ?...», dans L’Action française, Vol. XVII, No 2 (février 1927) : 111-119.

 
© 2006 Claude Bélanger, Marianopolis College