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Le scandale du gaz naturel [1958]Gérard Filion« Des ministres qui donnent l'exemple de ladésobéissance aux lois »
Quand la Corporation de gaz naturel prit possession du réseau de distribution de l'Hydro-Québec, au printemps 1957, au moins la moitié des ministres de M. Duplessis y possédaient déjà des intérêts, soit par eux-mêmes, soit par personnes interposées. C'est pour cela qu'on peut affirmer, sans crainte d'être démenti, que les membres du gouvernement se sont vendu à eux-mêmes une propriété publique.
Nous avons rappelé avant-hier que les lois régissant les administrations publiques, notamment le Code scolaire, le Code municipal, la loi des cités et villes, interdisent formellement aux hommes publics de transiger avec le corps public qu'ils dirigent. Une telle disposition est sage, car elle protège les hommes publics contre la tentation de faire passer leur intérêt personnel avant le bien commun.
Cette disposition ne fait d'ailleurs que traduire dans le droit administratif les dispositions de l'article 1484 du Code civil. Cet article se lit comme suit :
Le lecteur aura noté le paragraphe qui interdit aux officiers publics de se rendre acquéreurs « des biens nationaux dont la vente se fait par leur ministère. »
L'interdiction s'applique on ne peut mieux au cas qui nous occupe. Les ministres d'un gouvernement sont sans contredit des officiers publics, puisqu'ils ont la responsabilité politique et administrative d'un pays ou d'une province. M. Duplessis et ses collègues sont, aux termes du Code civil, des officiers publics.
Le réseau de gaz de l'Hydro-Québec était un bien national, c'est-à-dire la propriété de la province de Québec. Ce sont les ministres qui ont pris la décision de vendre cette propriété à la Corporation de gaz naturel. Mais en même temps qu'ils décidaient de vendre, ils devenaient actionnaires de la compagnie acheteuse : ils se vendaient à eux-mêmes ce que le Code civil appelle « des biens nationaux ».
Le juge P.-B. Migneault, un des plus grands juristes que le Canada français ait produits, fait le commentaire suivant sur l'article 1484 :
Il serait prétentieux d'ajouter la moindre remarque au commentaire du juge Migneault.
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On aura noté le dernier paragraphe de l'article 1484 du Code civil :
Dans le cas qui nous occupe, l'acheteur, c'est-à-dire la Corporation de gaz naturel, donc les ministres eux-mêmes, ne peut invoquer l'article 1484 pour faire annuler la vente. Mais le propriétaire du réseau de gaz, c'est-à-dire l'Hydro-Québec, donc le peuple de la province de Québec, est fondé à attaquer la transaction en droit et à en réclamer l'annulation devant les tribunaux. Selon quelle procédure l'action peut-elle être prise? Il appartient aux juristes d'exprimer leur avis. Mais s'il est possible à un contribuable de faire annuler une transaction intervenue entre un commissaire d'école et la municipalité scolaire, entre un conseiller et la municipalité, le même principe devrait s'appliquer dans le cas de ministres qui se vendent à eux-mêmes une propriété publique. Ce n'est pas parce que des ministres sont placés plus haut qu'ils sont intangibles. Un ministre est tenu d'observer les lois avec la même rigueur qu'un citoyen ordinaire. Il doit même se montrer plus scrupuleux afin de donner l'exemple d'une parfaite intégrité.
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Il reste toujours évidemment la sanction de l'électorat. Celle-ci viendra en temps et lieu. Les ministres prévaricateurs seront bien forcés de dire à leurs électeurs pour quels motifs et en considération de quels avantages ils se sont, eux ministres, vendu à eux-mêmes un bien national.
Retour à la page sur le scandale du gaz naturel Source: Gérard FILION, « Des ministres qui donnent l'exemple de la désobéissance aux lois », Le Devoir, 19 juin 1958, p. 4. |
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Claude Bélanger, Marianopolis College |