Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Septembre 2006

Documents de l’histoire du Québec / Quebec History Documents

 

Le scandale du gaz naturel [1958]

Gérard Filion

« La démission des ministres spéculateurs s'impose »

 

Hier, M. Duplessis mettait LE DEVOIR en demeure de publier la liste des membres de son ministère impliqués dans le scandale du gaz naturel. Les informa­tions que nous publions en première page devraient, j'espère, satisfaire sa curiosité.

La liste est impressionnante : l'ancien ministre des finances, devenu lieutenant-gouverneur de la province de Québec, l'honorable Onésime Gagnon ; l'ancien ministre des ressources hydrauliques, devenu ministre des finances, l'honora­ble Johnny Bourque ; l'ancien assistant parlementaire du premier ministre, an­cien vice-président de l'Assemblée légis­lative, devenu ministre depuis quelques semaines, l'honorable Daniel Johnson ; le ministre de la voirie, l'honorable Antonio Talbot ; le ministre du travail, l'ho­norable Antonio Barrette ; un ministre sans portefeuille, l'honorable Jacques-Miquelon. Tout cela fait passablement d'honorabilité.

Tous ces noms ont été transcrits du li­vre des actionnaires de la Compagnie, tel que tout actionnaire a le droit de le con­sulter au bureau de l'agent de transfert, le Montreal Trust.

Mais la vérité est beaucoup plus grave. Nous avons la certitude que plusieurs au­tres ministres du cabinet Duplessis ont spéculé sur des blocs d'actions de la Cor­poration de Gaz naturel de Québec, mais au nom des courtiers par lesquels ils tran­sigeaient. Leur nom n'a jamais paru et ne paraîtra pas au livre des actionnaires, mais nous avons des informations sûres à l'effet que quelques-uns ont réalisé des bénéfices considérables.

 

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II importe de se rendre compte en toute lucidité de quelle faute les six ministres ci-dessus désignés et les autres qui ont pratiqué la même spéculation sous des prête-noms, se sont rendus coupables.

Un ministre est un membre du gouver­nement. Il a prêté serment d'administrer au meilleur de son jugement et en toute honnêteté le patrimoine de sa province. Ses actions doivent être guidées uniquement parle bien commun, jamais par l'in­térêt particulier.

Or dans le cas qui nous occupe, Ies mi­nistres du cabinet Duplessis, responsables de l'administration du patrimoine de la province de Québec, se sont vendu à eux-mêmes un bien qui appartenait à la province.

L'Hydro-Québec est une régie d'Etat. Elle est la propriété de tout le peuple québécois. C'est le gouvernement qui a la responsabilité de voir à ce que l'Hydro-Québec soit administrée pour le bien public.

Pour des raisons qui sont toujours res­tées mystérieuses mais qui commencent à se préciser, il fut décidé il y a deux ans de vendre le réseau de gaz naturel de l'Hydro-Québec à une entreprise privée. La transaction, du point de vue strictement d'affaires, pouvait se défendre. Mais à la condition que ministres et dé­putés ne soient pas à la fois partie à l'achat et à la vente. Or c'est précisément ce qui s'est produit. Comme ministres, comme conseillers législatifs et comme députés, les politiciens étaient les ven­deurs du réseau de gaz de l'Hydro-Qué­bec. Comme actionnaires de la Corpora­tion de Gaz naturel de Québec, ils étaient acheteurs.

Peut-on vraiment agir d'une façon im­partiale et strictement honnête dans une transaction où l'on représente les deux parties ? Permettrait-on à un avocat de plaider à la fois pour le demandeur et le défendeur devant un tribunal ? Permettrions-nous à notre fondé de pouvoir d'oc­cuper pour la partie adverse dans une transaction importante ?

Voilà le sens du scandale qui vient de se produire à Québec. Six ministres pour sûr, probablement un nombre égal au moyen de prête-noms, sont devenus ac­tionnaires de la Corporation de Gaz natu­rel au moment où celle-ci était fondée et se portait acquéreur du réseau de gaz de l'Hydro-Québec. Etant donné ce qui s'est produit dans d'autres provinces, étant donné l'état de corruption du régime dans lequel nous vivons, nous avons le droit de poser carrément la question : ces unités comprenant une obligation de $100 et quatre actions de $10, enregistrées à leur nom, les ministres les ont-ils vraiment payées ou les ont-ils reçues en cadeau ? Nous n'affirmons rien, mais nous tenons à poser la question. Dans un cas comme dans l'autre la prévarication existe, il n'y a de différence que de degré.

Le premier ministre a repoussé avec indignation l'allusion que nous avons faite à sa personne. Il y a tout de même un fait troublant : son chef de cabinet, M. Emile Tourigny, figure au livre des actionnaires avec l'adresse : Cabinet du premier ministre, Hôtel du Gouvernement, Québec.

Le premier ministre est-iI prêt à nier que des membres de sa famille ont tran­sigé de gros blocs d'unités dans la Corporation de gaz naturel au printemps 1957 ? Qu'il fasse enquête dans sa paren­té des Trois-Rivières et il nous en don­nera ensuite des nouvelles.

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Deux ministres du cabinet ontarien ont démissionné ces derniers mois pour des fautes moins graves que celles dont se sont rendus coupables les membres du ministère Duplessis. Ils avaient reçu à un prix nominal des blocs d'actions d'une compagnie de gaz qui sollicitait une fran­chise. Mais au moins ils n'étaient pas res­ponsables de la vente d'un actif public à la société en question. Ils ne s'étaient pas vendu à eux -mêmes un bien dont  ils avaient l'administration. Ils avaient profité de leur situa­tion pour faire un coup d'argent. A Québec le scandale est d'autant plus grand que les ministres de la Cou­ronne ont spéculé sur une propriété de la Couronne.

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Devant de tels faits, le premier minis­tre n'a qu'une chose à faire : demander la démission de tous ses collègues qui ont spéculé ou qui sont encore actionnaires de la Corporation de Gaz naturel de Québec et ordonner une enquête.

 

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Source: Gérard FILION, « La démission des ministres spéculateurs s'impose », Le Devoir, 14 juin 1958, p. 4.

 

 
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