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Documents de l’histoire du Québec / Quebec History Documents
Le scandale du gaz naturel [1958]Gérard Filion« La démission des ministres spéculateurs s'impose »
Hier, M. Duplessis mettait LE DEVOIR en demeure de publier la liste des membres de son ministère impliqués dans le scandale du gaz naturel. Les informations que nous publions en première page devraient, j'espère, satisfaire sa curiosité.
La liste est impressionnante : l'ancien ministre des finances, devenu lieutenant-gouverneur de la province de Québec, l'honorable Onésime Gagnon ; l'ancien ministre des ressources hydrauliques, devenu ministre des finances, l'honorable Johnny Bourque ; l'ancien assistant parlementaire du premier ministre, ancien vice-président de l'Assemblée législative, devenu ministre depuis quelques semaines, l'honorable Daniel Johnson ; le ministre de la voirie, l'honorable Antonio Talbot ; le ministre du travail, l'honorable Antonio Barrette ; un ministre sans portefeuille, l'honorable Jacques-Miquelon. Tout cela fait passablement d'honorabilité.
Tous ces noms ont été transcrits du livre des actionnaires de la Compagnie, tel que tout actionnaire a le droit de le consulter au bureau de l'agent de transfert, le Montreal Trust.
Mais la vérité est beaucoup plus grave. Nous avons la certitude que plusieurs autres ministres du cabinet Duplessis ont spéculé sur des blocs d'actions de la Corporation de Gaz naturel de Québec, mais au nom des courtiers par lesquels ils transigeaient. Leur nom n'a jamais paru et ne paraîtra pas au livre des actionnaires, mais nous avons des informations sûres à l'effet que quelques-uns ont réalisé des bénéfices considérables.
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II importe de se rendre compte en toute lucidité de quelle faute les six ministres ci-dessus désignés et les autres qui ont pratiqué la même spéculation sous des prête-noms, se sont rendus coupables.
Un ministre est un membre du gouvernement. Il a prêté serment d'administrer au meilleur de son jugement et en toute honnêteté le patrimoine de sa province. Ses actions doivent être guidées uniquement parle bien commun, jamais par l'intérêt particulier.
Or dans le cas qui nous occupe, Ies ministres du cabinet Duplessis, responsables de l'administration du patrimoine de la province de Québec, se sont vendu à eux-mêmes un bien qui appartenait à la province.
L'Hydro-Québec est une régie d'Etat. Elle est la propriété de tout le peuple québécois. C'est le gouvernement qui a la responsabilité de voir à ce que l'Hydro-Québec soit administrée pour le bien public.
Pour des raisons qui sont toujours restées mystérieuses mais qui commencent à se préciser, il fut décidé il y a deux ans de vendre le réseau de gaz naturel de l'Hydro-Québec à une entreprise privée. La transaction, du point de vue strictement d'affaires, pouvait se défendre. Mais à la condition que ministres et députés ne soient pas à la fois partie à l'achat et à la vente. Or c'est précisément ce qui s'est produit. Comme ministres, comme conseillers législatifs et comme députés, les politiciens étaient les vendeurs du réseau de gaz de l'Hydro-Québec. Comme actionnaires de la Corporation de Gaz naturel de Québec, ils étaient acheteurs.
Peut-on vraiment agir d'une façon impartiale et strictement honnête dans une transaction où l'on représente les deux parties ? Permettrait-on à un avocat de plaider à la fois pour le demandeur et le défendeur devant un tribunal ? Permettrions-nous à notre fondé de pouvoir d'occuper pour la partie adverse dans une transaction importante ?
Voilà le sens du scandale qui vient de se produire à Québec. Six ministres pour sûr, probablement un nombre égal au moyen de prête-noms, sont devenus actionnaires de la Corporation de Gaz naturel au moment où celle-ci était fondée et se portait acquéreur du réseau de gaz de l'Hydro-Québec. Etant donné ce qui s'est produit dans d'autres provinces, étant donné l'état de corruption du régime dans lequel nous vivons, nous avons le droit de poser carrément la question : ces unités comprenant une obligation de $100 et quatre actions de $10, enregistrées à leur nom, les ministres les ont-ils vraiment payées ou les ont-ils reçues en cadeau ? Nous n'affirmons rien, mais nous tenons à poser la question. Dans un cas comme dans l'autre la prévarication existe, il n'y a de différence que de degré.
Le premier ministre a repoussé avec indignation l'allusion que nous avons faite à sa personne. Il y a tout de même un fait troublant : son chef de cabinet, M. Emile Tourigny, figure au livre des actionnaires avec l'adresse : Cabinet du premier ministre, Hôtel du Gouvernement, Québec.
Le premier ministre est-iI prêt à nier que des membres de sa famille ont transigé de gros blocs d'unités dans la Corporation de gaz naturel au printemps 1957 ? Qu'il fasse enquête dans sa parenté des Trois-Rivières et il nous en donnera ensuite des nouvelles.
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Deux ministres du cabinet ontarien ont démissionné ces derniers mois pour des fautes moins graves que celles dont se sont rendus coupables les membres du ministère Duplessis. Ils avaient reçu à un prix nominal des blocs d'actions d'une compagnie de gaz qui sollicitait une franchise. Mais au moins ils n'étaient pas responsables de la vente d'un actif public à la société en question. Ils ne s'étaient pas vendu à eux -mêmes un bien dont ils avaient l'administration. Ils avaient profité de leur situation pour faire un coup d'argent. A Québec le scandale est d'autant plus grand que les ministres de la Couronne ont spéculé sur une propriété de la Couronne.
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Devant de tels faits, le premier ministre n'a qu'une chose à faire : demander la démission de tous ses collègues qui ont spéculé ou qui sont encore actionnaires de la Corporation de Gaz naturel de Québec et ordonner une enquête.
Retour à la page sur le scandale du gaz naturel Source: Gérard FILION, « La démission des ministres spéculateurs s'impose », Le Devoir, 14 juin 1958, p. 4.
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© 2006
Claude Bélanger, Marianopolis College |