Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Septembre 2006

Documents de l’histoire du Québec / Quebec History Documents

 

 

La théorie du roi nègre - III

 

[Ce texte a été rédigé par André Laurendeau en 1958. Pour la référence bibliographiqur précise, voir la fin du document.]

 

Est-il vrai que les Britaniques [sic] ont dans le Québec, par rapport à la démocratie, un comportement qui ne leur est pas habituel ?

M. Pierre Elliott Trudeau a posé la question dimanche au Citizens' Forum. Il a rappelé en particulier la complicité des grands journaux montréalais de lan­gue anglaise avec le duplessisme. Un journaliste du Globe & Mail, M. Richard Needham s'est, en souriant, déclaré à peu près d'accord. Tout en paraissant admettre l'essentiel de cette critique, M. Keith Callard, professeur à McGill, a rappelé que la minorité anglaise du Québec est dans une situation délicate et qu'elle pro­voquerait des conflits assez malsains si elle prenait, en face de la majorité qué­bécoise, les allures d'un professeur de démocratie. Après quoi M. Michel Brunet a rappelé que l'essentiel du problème n'est pas là, et que les Canadiens français auraient tort d'aller chercher en dehors d'eux-mêmes des responsables de leur situation.

Nous résumons ici de mémoire, en sou­haitant ne trahir personne. Ces points de vue ne se contredisent pas, ils se com­plètent. Nous nous sentons pour une fois d'accord avec tous, mais très particulièrement avec M. Trudeau.

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Les Britanniques ont la démocratie parlementaire dans le sang. Ils en res­pectent jusqu'aux formes qui nous semblent périmées. Sans doute ils ont, comme tous les peuples, leurs requins, leurs can­didats à la dictature : mais le milieu sait habituellement se défendre contre ces dangers, au moins sur le plan politique. Il y a des fautes que les démocraties britanniques pardonnent difficilement, même aux chefs qu'elles aiment ou respec­tent : celles en particulier qui tendent à réduire les libertés parlementaires.

On trouve au Canada anglais cette hypersensibilité aux abus de pouvoir : elle est l'une des composantes d'un civisme dont nous reconnaissons volontiers qu'il est plus constant que le nôtre, même s'il lui arrive de subir des éclipses dans cer­taines provinces canadiennes. Par exemple quand, au cours d'un débat parlementaire, l'orateur ou la majorité impose le silence à la minorité, cela est ressenti comme un scandale.

Or ces réflexes ne jouent pas, ou ils sont très affaiblis, chez les Britanniques du Québec, quand il s'agit de juger la politique québécoise. Et cela tient aux dirigeants de l'opinion anglophone. On réagit devant un abus de pouvoir à con­dition d'en être averti : et la presse anglaise du Québec en parle le moins souvent possible. On dirait que, pour elle-même et pour les puissances économiques dont elle est l'expression, l'essentiel consiste à se créer le moins d'ennuis possibles avec le gouvernement.

Ces dirigeants se comportent donc comme des métropolitains dans une colo­nie d'exploitation qui conserve une mar­ge d'autonomie locale : ils ferment les yeux sur les abus de l'autorité, pourvu que celle-ci serve bien leurs intérêts. C'est ce que nous appelons la théorie du roi nègre. Que le roi nègre, disent les mé­tropolitains, traite les naturels à peu près comme il l'entend, pourvu qu'il nous permette d'édifier ou de consolider des fortunes.

Le malheur, c'est que ces dirigeants entraînent avec eux une partie impor­tante de la minorité britannique, qui se trouve à partager le sort des naturels.

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Car voici l'étonnant. Lisez la presse anglaise du reste du pays : quand d'aven­ture elle s'intéresse au Québec, c'est rarement pour louer M. Duplessis. Circulez un peu dans les autres provinces : on vous y peindra du duplessisme un tableau si antipathique et souvent si outré que vous vous étonnerez d'avoir vous-même à apporter des corrections, à rétablir les faits, à signaler que non, les choses ne vont pas si mal dans le Québec, la liberté n'est pas bafouée à ce point, M. Duples­sis n'est pas fasciste.

L'autre surprise, c'est d'avoir à dire à vos interlocuteurs : ce régime qui vous paraît si absolument antidémocratique, la presse anglaise du Québec se retient autant qu'elle peut de l'attaquer ; et même elle le défend ; et même elle le propage. Elle est en tous cas à peu près toujours l'adversaire des adversaires de M. Duplessis.

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Il est vrai que si cette même presse nous donnait à coeur de jour des cours de démocratie, la majorité les recevrait fort mal. Mais ce n'est pas cela qui lui est demandé. Entre de méprisantes leçons et une abstention encore plus méprisante, il y a une marge ; il y a l'acceptation du fait que nous formons ensemble une communauté politique, que nous y avons tous des devoirs à remplir et des réformes à conquérir. Il y eut au moins à Montréal, certain jour, M. Sarto Fournier à ne pas élire, et l'hôtel de ville à ne pas livrer au duplessisme.

Assurément nous étions la majorité. C'était à nous d'abord de leur barrer la route.

 

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Source: André LAURENDEAU, « La théorie du roi nègre », dans Le Devoir, le 18 novembre, 1958, p. 4.

 
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