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L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History EncyclopediaÉcrits des Jeune-Canada
Ministres ou administrateurs
M. le notaire Wilfrid Guérin écrivait au mois de janvier 1934 (1) que les réformes politiques préconisées par le programme de restauration sociale se passent de commentaires. L'article II de ces réformes, qui réclame l'interdiction aux ministres d'être administrateurs des entreprises privées, n'exigent pas de plus longues dissertations que les autres. Je me contenterai d'en exposer brièvement les motifs et de proposer un moyen commode de le faire passer dans la pratique.
Rappelons d'abord que la direction des affaires publiques est une tâche absorbante. Ce n'est nullement une sinécure. L'homme d'État sage et honnête doit consacrer toute son activité à la nation qui l'a choisi pour mandataire. S'il a à cour les intérêts de la nation, il ne restera jamais oisif. Je dirai plus : il abandonnera les affaires de routine à ses subalternes pour consacrer tout son temps, tous ses efforts, à la recherche et à la mise en ouvre des moyens d'assurer le bien-être et la prospérité des citoyens.
Il n'aura donc pas le temps de suivre consciencieusement les affaires d'une entreprise privée, encore moins celles de cinq, de dix ou vingt entreprises versées dans des industries ou dans des commerces différents les uns des autres. En eût-il le temps qu'il n'en aurait pas la compétence. Nos entreprises privées, surtout les grandes, se meurent d'avoir été dirigées par des administrateurs à panache, dépourvus de connaissances techniques. Au lieu de tripoteurs comme les politiciens, elles ont besoin pour les gérer, de spécialistes qui attachent leur fortune particulière à la leur. Il leur faut des chefs, non pas des couvre-chef.
On me trouvera bien naïf de sembler croire que les entreprises attirent des ministres dans leurs conseils d'administration pour profiter de leur connaissances techniques. Je sais bien que la raison est tout autre, et c'est pour cela que je viens d'écrire : il leur faut des chefs non pas des couvre-chef. Car voici un cas flagrant de malversation : on nomme un ministre administrateur pour profiter de son influence publique et pour l'instituer procureur de l'entreprise auprès du conseil des ministres, et le ministre accepte!
Sa conduite est facile à juger. Ou bien il s'abstiendra de paraître aux séances du conseil d'administration, et alors il bernera et trahira les actionnaires et les obligataires de l'entreprise. Ou bien il prendra part aux délibérations et contribuera aux décisions, et alors ce sera toute la nation qu'il bernera et trahira, en négligeant ses intérêts au bénéfice d'un petit groupe de nationaux, ou même d'étrangers.
Quelles que soient ses intentions, il sera fatalement inférieur aux deux tâches qu'il accomplira concurremment. Il appartient d'abord et même uniquement, à sa nation. Chaque fois que, au nom de la nation, il aura à prendre une décision susceptible d'affecter l'entreprise dont il sera l'administrateur, il torturera sa logique, il imposera silence à sa conscience pour sauver sa peau . Et il s'étonnera, après cela, qu'on lui reproche de dilapider le patrimoine national, de vendre la nation à des petits groupes de profiteurs ou à des étrangers.
Deux raisons principales incitent les ministres à accepter des postes d'administrateurs des entreprises privées : l'appât de la rétribution et le souci d'attirer des fonds dans la caisse électorale.
Il est assez facile de faire tomber la première de ces raisons. Le programme de restauration sociale dit : « relèvement des appointements » des ministres. On objectera sans doute que cela aurait pour effet d'obérer un budget déjà trop chargé. Pas du tout. Au lieu d'avoir douze ou quinze ministres, qu'on en ait six, mais que ces six ministres consacrent tout leur temps à la direction des affaires publiques. On sait que sous notre régime actuel ce sont les sous-ministres, bien plus que les ministres, qui dirigent l'activité des ministères, et c'est tant mieux. Aux ministres incombe le devoir de susciter, avec ensemble et méthode, les initiatives nouvelles, de faire de la vraie politique. Or pour faire ce travail d'ensemble, méthodiquement, six hommes, six hommes intelligents et dévoués, c'est tout ce qu'il faut. Qu'ils mettent de côté les affaires de patronage et les affaires de routine, et qu'ils soient tout entiers à leur travail, qu'ils dotent l'État d'une politique nationale. L'État aura de quoi les payer.
Sans doute n'est-il pas facile de faire comprendre à nos politiciens qu'ils doivent mépriser la deuxième raison que nous donnons plus haut : le souci d'attirer des fonds dans la caisse électorale. Pour faire tomber cette raison, nous ne voyons qu'un moyen : assainir les mours publiques en formant la conscience du peuple. Quand les électeurs seront honnêtes, nous pourrons avoir des candidats honnêtes, capables de mépriser les fonds secrets des entreprises privées et de se présenter devant le peuple avec des idées, non pas, comme on le fait aujourd'hui, avec des dollars et des flacons de whisky. (1) Le Programme de restauration sociale expliqué et commenté, dans la série de l'École sociale populaire (Nos 239-240)
Source : Thuribe BELZILE, « Ministres ou administrateurs », Le Devoir , 27 avril 1935, p. 6 (supplément).
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Claude Bélanger, Marianopolis College |