Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Décembre 2006

Documents de l’histoire du Québec / Quebec History Documents

 

Lettre de Louis Hippolyte LaFontaine à Edward Ellice

[1838]

Paris, 17 avril 1838.

Hôtel de Tours, Près de la Bourse.

Mon cher Monsieur,

Ce n'est qu'après l'envoi de ma lettre du 30 mars que j'ai reçu votre réponse du 21 ; et celle du 2 avril me fut remise peu de jours après. Faute de paquebot le 24, je m'embarquerai certainement dans celui du 1er mai. Avant mon départ, je me fais un devoir d'accuser la réception de vos lettres. Je ne puis cependant laisser passer cette occasion sans répondre à une partie de votre première, car je suis loin de l'approuver.

Les Canadiens sont devenus par les traités, sujets anglais. Ils doivent donc être traités comme tels. Votre plan de gouvernement les exclurait de la grande famille en agissant envers eux comme des êtres inférieurs, qui devraient toujours être regardés comme tels. Je sais que c'est loin d'être là votre pensée. Mais ce serait assurément l'effet du système dont vous parlez. Vouloir ne donner la prépon­dérance à aucun parti, ou plutôt à aucune opinion quelconque dans la colonie, c'est établir un gouvernement bâtard, contre nature, et qui n'aura d'autre résultat que d'augmenter la confusion. Soyez en sûr.

C'est une grande erreur de croire qu'il n'y a pas de moyen de rap­prochement entre les deux partis. Je sais qu'il y en a, parmi les constitutionalistes, comme parmi nous, dont les caractères et la tactique ne repoussent aucun rapprochement. Mais aussi, je n'hésite pas à répéter ce que j'ai si souvent dit, en Canada comme en Angleterre, qu'il est facile de rétablir l'harmonie entre les masses des deux partis politiques, car leurs intérêts sont les mêmes. C'est même un besoin senti depuis longtemps.

Que l'administration locale cesse, dans tous ses rapports, adminis­tratifs ou sociaux, de faire et de soutenir des distinctions de race, et aussi des actes de favoritisme envers des classes privilégiées, et qu'elle marche franchement vers une politique libérale, mais ferme, vous verrez l'harmonie se rétablir plus vite qu'on ne le pense.

Un administrateur éclairé peut parvenir à ce but. Je crois que lord Durham peut réussir facilement à produire ce résultat désirable, en donnant par la formation du corps exécutif ou législatif, qu'il est appelé à choisir, en vertu de l'acte de Suspension, une direction effi­cace vers cet objet important. Mais pour cela il faut qu'il refasse tout à neuf. S'il suit l'exemple de ses prédécesseurs dans le choix de ses conseillers, s'il n'a recours qu'à une demi-mesure, s'il conserve à la base de son édifice des matériaux usés on gangrenés, adieu tout espoir de succès durable. L'édifice croulera comme à l'ordinaire, et lord Durham n'aura rien fait. Cette opinion est le fruit de l'expérience pratique et de longues réflexions de ma part. C'est celle d'un grand nombre de réformistes engagés dans la vie publique, et d'un grand nombre de constitutionalistes chez lesquels la passion ne l'em­porte pas sur la raison. Dans l'état où en sont les choses au Canada, refuser d'entrer dans cette voie, c'est sûrement, comme vous dites, se briser la tête contre le mur.

La pacification de mon pays est ma première pensée ; car avec la continuation de nos troubles et d'un système de gouvernement que repoussent tous les principes, il ne saurait atteindre ce degré de pros­périté auquel la nature l'a appelé.

J'ai cru devoir vous faire ces observations dans la crainte que mon silence ne put être interprété comme un assentiment à votre plan, tel, du moins que je le considère, dans ses résultats inévitables.

Si les Canadiens, en violation des traités et de la foi jurée, ne doi­vent être traités que comme des êtres inférieurs ou dégradés, qu'on le sache dès à présent, de manière à lever tout doute sur le sort que la politique de l'Angleterre nous destine dans notre pays natal.

Vous ne réussirez jamais à établir une aristocratie là où il ne saurait en exister ; et quoique fasse votre gouvernement, il n'empêchera jamais l'influence des institutions de nos voisins de réagir sur les nôtres. La plus saine politique est de nous laisser rien à leur envier.

J'ai l'honneur d'être

Votre dévoué serviteur,

L. H. LA FONTAINE.

 

Au Très Honorable F. Ellice, Londres.

Source: «Lettre de Louis Hippolyte LaFontaine à Edward Ellice », dans Alfred D. DE CELLES, Lafontaine et son temps, Montréal, Librairie Beauchemin, 1907, 208p., pp. 195-197.

 
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