Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Novembre 2006

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

Sir Louis Hippolyte Lafontaine

[Cet article a été rédigé en 1870 et publié en 1876. Pour la référence bibliographique précise, voir la fin du texte.]

M. Lafontaine est né à Boucherville en mil huit cent-sept.

Son père, respectable cultivateur de l'endroit, était fils d'Antoine-Médard Lafontaine, qui fut membre de l'assemblée Législative du Bas-Canada de mil sept cent quatre­vingt-seize à mil huit cent-quatre, et servit son pays avec beaucoup l'intelligence et de patriotisme.

Au collège de Montréal, où il fit cinq années d'études, Louis-Hippolyte se fit remarquer par la solidité de son juge­ment et l'opiniâtreté de son caractère. Il aimait à faire les choses à sa guise, travaillait sans se fatiguer et supportait difficilement le régime sévère des collèges du temps. On l'appelait « la grosse tête. » Un seul élève de sa classe lui disputait les premiers prix. Plus brillant que Lafontaine, cet élève distingué inspirait les plus grandes espérances à tous ceux qui le connaissaient et au grand évêque dont il portait le nom. C'était l'infortuné Plessis, dont une passion malheureuse dessécha le talent et brisa l'existence.

Lorsque Lafontaine fut parvenu aux plus hautes positions de son pays, un individu couvert de haillons, au regard éteint, aux traits bouleversés, venait quelquefois frapper à sa porte. Lafontaine, ému jusqu'aux larmes, reconnaissait son ancien condisciple; il l'accueillait avec bonté, lui don­nait des vêtements et de l'argent, et lui faisait promettre de changer de conduite. Plessis promettait, mais hélas ! il ne tardait pas à confirmer la vérité du proverbe qui caractérise ces sortes de promesses.

 

Lafontaine, ne pouvant plus supporter le joug d'une dis­cipline qui lui causait beaucoup de désagréments, quitta le collège dans sa cinquième année et se fit admettre à l'étude du droit. Il entra dans le bureau de M. Roy, l'un des avo­cats les plus estimés et le plus estimables de l'époque, qui le prit dans sa famille et lui fit compléter ses études pendant sa cléricature. Il exista bientôt une grande amitié entre le patron et le clerc, le professeur et l'élève ; la similitude de goûts et de dispositions combla la distance que l'âge mettait entre eux. Ils occupaient les loisirs que l'étude leur laissait à parler des événements critiques que leur pays traversait, des luttes du passé et des espérances de l'avenir; quelque­fois ils jouaient une partie d'échecs, leur amusement favori.

La réputation de M. Lafontaine, lorsqu'il n'était que clerc avocat, était déjà considérable. Il avait embrassé la cause nationale avec chaleur et s'était distingué parmi les parti­sans les plus dévoués et les plus utiles de M. Papineau. Aussi les clients affluèrent dans son bureau, dès qu'il fut reçu avocat ; et ses succès professionnels, joints à l'intégrité de son caractère, le firent bientôt regarder comme un des chefs du Bas-Canada.

Il se joignit à MM. Viger, Duvernay et Morin pour diri­ger le mouvement national dans le district de Montréal, prit la parole dans les assemblées publiques, contribua aux premiers succès de la Minerve et contracta avec M. Morin cette amitié remarquable qui leur fut si utile à tous deux, et que la mort seule put briser.

M. Morin, timide et modeste, trouva dans M. Lafontaine la direction énergique dont il avait besoin. Racontons, en passant, un fait qui donnera une idée de l'amitié de ces deux grands hommes et de leur caractère.

M. Morin avait l'habitude de donner aux pauvres jusqu'à son dernier sou, et même, souvent, de rembourser les clients dont il avait perdu les causes, de sorte que, sa pension payée, il ne lui restait jamais d'argent pour s'habiller. Un jour, M. Lafontaine lui dit qu'il ne voulait plus le voir paraître dans les rues avec l'accoutrement bizarre qu'il por­tait, que c'était un scandale. Il lui mit vingt-cinq louis dans les mains et lui enjoignit d'aller s'habiller. M. Morin s'en allait chez un tailleur, lorsqu'il rencontra un client malheureux dont il avait, perdu le procès; le client l'attendrit tellement sur son sort et sur le résultat de ce procès, que M. Morin lui mit les vingt-cinq louis entre les mains en lui recomman­dant bien de ne pas en parler à M. Lafontaine. Mais M. Lafontaine, le voyant toujours avec la même toilette les jours suivants, se décida à lui demander des explications. M. Morin hésita un moment, mais, ne pouvant mentir, il finit par raconter l'affaire. M. Lafontaine le gourmanda, malgré l'envie de rire qu'il avait, et lui dit qu'il était décidé, cette fois, à l'emporter. Il l'emmena chez un tailleur et lui fit faire un habillement complet.

M. Lafontaine se fit élire aux élections générales de mil huit cent trente, comme représentant du comté de Terrebonne; il n'avait que vingt-trois ans. Il prit une part active à la lutte dont la chambre d'assemblée était le théâtre, et fut un des jeunes membres dont l'ardeur et l'énergie pous­sèrent M. Papineau en avant et donnèrent naissance aux quatre-vingt-douze résolutions. Il eut, dans les sessions de mil huit cent trente-cinq et mil huit cent trente-six, des paroles vigoureuses pour affirmer les droits du Bas-Canada et stigmatiser la conduite du gouvernement.

Mais lorsqu'il vit le peuple prêt à prendre les armes, il ouvrit les yeux et se tint à l'écart; il comprit les dangers de l'insurrection et chercha à dissiper l'orage qu'il avait contri­bué à amasser. Il était trop tard; on avait mis le feu à la traînée de poudre qui sillonnait le pays.

Quelques jours après les batailles de St-Denis et de St-­Charles, il descendait à Québec avec M. Leslie pour supplier Lord Gosford de convoquer les chambres, afin d'éviter de plus grands malheurs. Lord Gosford refusa.

M. Lafontaine, découragé, partit alors pour  l'Europe.

Il a dit, pour expliquer son départ, que ne pouvant ni prendre part ni résister à un mouvement qu'il condamnait, il ne voulait pas en être témoin.

Le raisonnement peut être bon, mais le sentiment ne l'est pas autant.

Lorsque M. Lafontaine revint d'Europe, au mois de mai mil huit cent trente-huit, le premier acte de la révolution était fini; les projets d'anglification du gouverneur Durham, les injustices et les insolences de Colborne, et les impru­dences de quelques têtes exaltées préparaient le second, dont le dénouement fut si lamentable.

Des Canadiens réfugiés aux Etats-Unis, se berçant du fol espoir de venger l'échec de la première insurrection, s'étaient organisés sous la direction du Dr Robert Nelson, qui avait lancé une proclamation d'indépendance. Des soulève­ments eurent lieu à Beauharnois, Rouville, Châteauguay, St-Eustache, St-Benoît et ailleurs.

Le farouche Colborne se jeta sur les campagnes qu'il ravagea par le fer et par le feu, remplit les âmes de terreur par des perquisitions et des arrestations ridicules, et fit cou­ronner cette période sanglante par l'échafaud. Ni la jeunesse de Duquet, ni les supplications de madame Cardinal lui demandant la grâce de son infortuné mari, ne purent tou­cher le cœur du vieux brûlot.

M. Lafontaine avait été emprisonné ainsi que son associé, M. le Juge Berthelot ; mais on l'avait bientôt mis en liberté, ne trouvant pas à propos de lui faire un procès.

Pendant ce temps-là, on décrétait honteusement, en Angleterre, l'extinction de la nationalité canadienne-française. Le gouvernement avait accepté les conclusions de lord Durham, qui, pour parvenir à ce but, avait préparé l'union des deux Canadas ; et Poulett Thompson, plus tard Lord Sydenham, avait été chargé de venir mettre en opération le nouveau régime qu'on imposait au Bas-Canada au bout des baïonnettes, en face des échafauds.

L'Acte d'Union était basé sur la violation de nos droits et de nos libertés politiques ; il avait pour objet de nous mettre sous la domination d'une majorité anglaise et protestante. La langue française était proscrite ; on donnait au Haut-­Canada, qui avait une population de trois cent cinquante mille âmes, une représentation égale à celle du Bas-Canada qui comptait six cent mille habitants, et on avait arrangé  les divisions électorales de manière à faire élire le plus grand nombre d'Anglais possible dans le Bas-Canada. Mais, par un étrange revirement des choses humaines, le principe des institutions britanniques, introduit dans l'Acte d'Union pour le faire accepter par la population anglaise et en faire l'instrument de notre ruine, était destiné à nous sauver.

La nouvelle constitution, tout informe et bâtarde qu'elle fût, contenait un germe fécond de liberté.

M. Lafontaine vit et comprit ce germe salutaire, il résolut de le développer et d'en faire un arbre puissant dont l'om­bre protégerait un jour l'avenir politique et national de son pays.

  

Il trouva un homme, un haut-canadien à l'esprit large, au coeur généreux, qui, après avoir combattu, comme lui, l'oligarchie et l'injustice, avait résolu de chercher dans la nouvelle constitution justice et liberté égales pour tous, sans distinction de races ni de religions : c'était M. Baldwin.

Le gouverneur Thompson et ses satellites virent avec colère ces deux hommes remarquables unir leur force et leur intelligence pour déjouer des projets qu'ils croyaient si solides. Ils eurent d'abord recours aux séductions de l'or et des honneurs pour acheter le silence des chefs canadiens, mais lorsqu'ils virent leurs propositions repoussées avec énergie, ils se jetèrent dans la violence et les menaces.


Des élections générales eurent lieu sous le nouveau régime dans le mois de mars mil huit cent quarante et un. Des bandes de tueurs furent lancées dans le comté de Terrebonne pour prendre possession des polls et empêcher l'élec­tion de M. Lafontaine, qui était sûr de la majorité. M. Lafontaine recula devant l'émeute et laissa le champ libre à son adversaire, le Dr McCulloch. Mais M. Baldwin avait été élu.

Lord Sydenham (Poulett Thompson était devenu Lord) ouvrit le Parlement, le quatorze juin mil huit cent quarante et un, avec un gouvernement où l'élément français avait été complètement exclu. M. Baldwin donna immédiatement un exemple frappant de la manière dont il prétendait faire fonctionner le nouveau régime, en renonçant au siège qu'il occupait dans le Conseil Exécutif, sur le principe que les Canadiens-Français n'étaient pas assez représentés.

Des orages éclatèrent de tous côtés.

Mais M. Baldwin avait la tête au-dessus des tempêtes, il entendit celle-là gronder sous ses pieds sans sourciller. Il pous­sa la libéralité plus loin. Comme il avait été élu pour trois comtés dans le Haut-Canada, il résolut de siéger pour Hast­ings et fit offrir le mandat du quatrième riding d'York au jeune chef du parti libéral du Bas-Canada, M. Lafontaine. C'était frapper au coeur Lord Sydenham et ses fanatiques créatures. M. Lafontaine accepta cette offre généreuse et fut élu par une assez forte majorité, malgré les répugnances d'un comté anglais à se faire représenter par un Canadien-­Français. Mais il ne put prendre son siège qu'à la session suivante, le gouverneur ayant malicieusement retardé le rapport du bref d'élection.

Lord Sydenham mourait, quelques jours après, des suites d'une chute de cheval.

Sir Charles Bagot, d'heureuse mémoire, ouvrait la deuxième session du Parlement-Uni, au mois de septembre mil huit cent quarante-trois, avec des paroles de paix et de conciliation. M. Lafontaine y était à la tête d'une opposition forte et confiante, bien décidée à lutter comme autrefois, et à faire triompher ses droits. Le quinze septembre, il arbora le drapeau du Bas-Canada, en prononçant le premier dis­cours français qui eût été entendu dans la chambre depuis l'acte d'union, voulant, disait-il, dans cette mémorable cir­constance, protester dans la langue de l'opprimé contre l'acte qui la proscrivait.

Un homme comme Sir Charles Bagot, dont le seul objet était de faire le bonheur de ceux qu'il gouvernait, ne pouvait manquer de voir la justice des principes invoqués par MM. Baldwin et Lafontaine. Il leur offrit des portefeuilles dans l'administration. M. Baldwin ayant refusé de siéger avec quelques-uns des membres du gouvernement qui ne lui convenaient pas, M. Lafontaine déclara au gouverneur qu'il ne pouvait accepter ses offres avant qu'on eût donné satisfaction à son honorable collègue.

Le gouverneur céda et accepta le cabinet que MM. Baldwin et Lafontaine formèrent à leur guise.

Le parti tory, dirigé par Sir Allan MacNab, bondit d'in­dignation et se prépara à la lutte.

M. Baldwin, obligé de se faire réélire, fut battu dans deux comtés. Les Canadiens-Français saisirent avec bonheur l'occasion qui leur permettait de lui rendre un témoignage public de leur admiration et de leur reconnaissance; ils lui offrirent le mandat du comté de Rimouski, où il fut élu.

M. Lafontaine avait payé une noble dette.

Lord Metcalfe arrivait, sur ces entrefaites, pour remplacer le gouverneur Bagot, qu'une maladie subite forçait de donner sa démission et enlevait, quelques semaines après, à l'affection des Canadiens.

Le triomphe de M. Lafontaine était le triomphe du Bas­-Canada ; aussi les vœux les plus ardents, les sympathies les plus patriotiques éclatèrent en faveur de la nouvelle administration.

Elle n'eut pas le temps, néanmoins, dans cette première épreuve, de réaliser les espérances du pays et d'exécuter les réformes libérales contenues dans son programme. Elle se trouvait en face d'une situation nouvelle dont on appréciait différemment la portée et les résultats ; comme toutes les choses humaines, ce régime politique ne pouvait arriver à la perfection que par la voie des essais et des tâtonnements. On voyait bien au fond de la constitution les éléments du gouvernement responsable, mais il fallait les coordonner et les mettre en mouvement ; or, le parti tory, voyant que les Canadiens-Français cherchaient à s'en faire un rempart, s'efforçait d'en restreindre les heureux effets. Quelques-uns des premiers gouverneurs eux-mêmes, malgré de bonnes dispositions et l'expérience des institutions anglaises, se trompèrent dans l'application du nouveau régime et travail­lèrent souvent à contrecarrer les idées libérales de MM. Baldwin et Lafontaine. Ils admettaient le principe, et recu­laient devant les conséquences : il est vrai que ces conséquences étaient l'émancipation d'une nationalité qu'on avait résolu de perdre.

Il y avait quatorze mois que le gouvernement tenait tête à la tempête et déblayait la voie du gouvernement responsable, lorsque des dissentiments sérieux qu'ils eurent avec le gouverneur, sur la question du patronage ministériel, les forcèrent de résigner. Lord Metcalfe réclamait le droit de nommer aux emplois publics sans l'avis de ses ministres. MM. Baldwin et Lafontaine soutenaient que le patronage était une des principales attributions du ministère sous un gouvernement constitutionnel et responsable.

C'est dans cette occasion que l'hon. D.-B. Viger se sépara du parti canadien pour former le gouvernement Draper­Viger.

La conduite de M. Lafontaine et de M. Viger a été diver­sement appréciée. M. Lafontaine n'aurait-il pas dû céder sur une question de peu d'importance, pour sauver des prin­cipes beaucoup plus considérables que sa retraite mettait en péril ? D'un autre côté, M. Viger était-il justifiable de prêter main-forte au parti tory, qui voulait notre abaissement et l'aider à triompher du parti libéral qu'entourait la confiance du Bas-Canada ?

M. Baldwin et Lafontaine retombèrent dans l'opposi­tion, suivis tous deux de la grande majorité de leurs partisans. L'administration Draper-Viger eut de rudes assauts, et elle ne put se maintenir qu'en adoptant plusieurs des réformes du programme libéral.

Lorsque M. Viger et D.-B. Papineau eurent abandon­né, au mois de juin mil huit cent quarante-six, le gouvernement dont les bases s'ébranlaient sous les coups vigoureux de l'opposition, on comprit que le triomphe du parti libéral n'était pas éloigné.

Le ministère tout disloqué demandait, au mois de décembre mil huit cent quarante-sept, des élections géné­rales, espérant d'y retremper ses forces et sa vigueur.

La lutte fut vive, acharnée, à Montréal surtout, où le parti tory eut recours à la violence pour défaire MM. Lafontaine et Holmes, candidats du parti libéral. Les Glengary, qui avaient chassé les Canadiens-Français des polls dans le comté de Terrebonne, crurent qu'ils pourraient en faire autant à Montréal ; mais ils trouvèrent des hommes décidés à voter, au risque de leur vie. Des organisations eurent lieu, sous la direction de jeunes gens de talent et de courage, par­mi lesquels on remarquait MM. Coursol, Euclide Roy, J. Papin et Fortin.

Le jour de l'élection arrivé, des bandes d'émeutiers, soudoyés par les torys, parcoururent la ville pour effrayer les électeurs. Ils s'étaient emparés, dès le matin, d'un poll qui se trouvait près des brasseries Molson, sur la rue Ste-Marie. Soixante Canadiens-Français environ partirent pour les déloger. MM. Coursol et Euclide Roy, à cheval, marchaient à la tête de la colonne. La troupe cheminait tranquillement, lorsque, soudain, en passant devant un hôtel, le Royal Oak Inn, elle fut assaillie par une grêle de balles parties des fenêtres de cette maison. C'étaient les Glengary qui, à l'abri des murs, tiraient à bout portant sur la petite troupe.

MM. Coursol, Roy, Papin et quelques autres, qui étaient armés, firent alors le siège de la maison à coups de pistolet, et en chassèrent les Glengary, qui eurent deux hommes tués et plusieurs blessés. M. Godefroi Laviolette, de St-Jérôme, eut un oeil crevé dans cette affaire.

Les Canadiens, excités par cette lâche attaque, poursui­virent les émeutiers dans toutes les directions, les chassèrent du poll de la rue des Allemands qu'ils occupaient et proté­gèrent partout la votation qui donna une majorité de huit cents voix à MM. Lafontaine et Holmes.

C'était un beau triomphe pour le parti libéral, une glo­rieuse journée pour le peuple et la jeunesse, qui avaient voté le pistolet au poing. Une foule enthousiaste recondui­sait, le soir, M. Lafontaine à sa demeure. Un coup de feu retentit au milieu des applaudissements et des hourras mille fois répétés. M. Lafontaine, se retournant à ce bruit, eut la malheureuse pensée d'insulter, par des paroles déplacées, ces hommes dévoués qui venaient d'exposer leur vie pour lui.

Le parti libéral avait emporté presque tous les comtés du Bas-Canada. Il affirma sa force, dès l'ouverture de la session de quarante-huit, lors de la nomination de l'orateur. M. Lafontaine avait tenu un caucus dans lequel il avait annoncé à ses amis sa satisfaction et ses espérances, et les avait invi­tés à faire le choix d'un orateur. Il n'y eut, à ces dernières paroles, qu'une voix parmi les membres pour crier : « Morin! Morin! »

L'hon. L.-J. Papineau, qui venait d'être élu, était là. Il quitta, dit-on, l'assemblée, l'air mécontent, et laissa même échapper quelques paroles de mécontentement.

S'attendait-il que la chambre d'assemblée saluerait sa réapparition sur la scène publique en lui offrant le fauteuil présidentiel qu'il avait honoré pendant vingt ans par son patriotisme et son indépendance ? Plusieurs l'affirment et croient que cet acte de déférence et de gratitude aurait em­pêché une rupture dont les conséquences nous ont été si funestes. Mais M. Morin était adoré de la majorité pour ses vertus, son patriotisme,  son abnégation et son dévouement inaltérable à la cause nationale. M. Morin était pauvre; or, on savait que, malgré les offres les plus brillantes pour l'en­gager à se séparer de la majorité, en deux occasions, il avait tout refusé en disant qu'il avait un parti et un chef politiques, qu'il devait leur être fidèle.

M. Morin fut proposé à la présidence de la chambre par M. Baldwin et fut élu, par cinquante-quatre voix contre dix-­neuf, sur Sir Allan MacNab.

Quelques jours après, MM. Baldwin et Lafontaine remon­taient au pouvoir et reprenaient la conduite des affaires publiques, sous la direction bienfaisante et salutaire du célèbre et bien-aimé Lord Elgin, dont le souvenir est si intimement lié à l'établissement définitif du gouvernement constitutionnel dans ce pays et au succès des deux illustres chefs du parti libéral.

Le cadre que je me suis imposé ne me permet pas d'énu­mérer tous les bienfaits qui jaillirent pour le pays de l'union de ces trois grandes intelligences, de passer en revue toutes les réformes et les entreprises qu'ils accomplirent. Qu'il me suffise de dire qu'ils fixèrent les bases du gouvernement res­ponsable et de l'avenir politique du pays, et sanctionnèrent l'égalité, devant la justice et les lois, de toutes les races, de toutes les religions. Ces trois grands hommes ne sont plus; la mort les a, depuis plusieurs années déjà, ravis à l'amour et au respect de leurs concitoyens; nous sommes surpris que la reconnaissance publique n'ait pas encore songé à leur élever un monument commun, afin d'associer dans l'immor­talité des mémoires si chères à notre patrie.

Ils n'ont pas accompli sans difficulté et sans sacrifices les grandes choses dont nous nous glorifions aujourd'hui. Ils ne livrèrent pas la guerre à l'injustice et au fanatisme sans soulever des tempêtes violentes ainsi que le prouvèrent les événements de quarante-neuf.

Dès les premiers mois de son administration, M. Lafontaine avait mis devant la chambre un projet de loi dont l'objet était d'indemniser tous ceux qui avaient éprouvé des pertes dans l'insurrection de trente-sept et trente-huit.

Le parti tory, vaincu et humilié, saisit avec empresse­ment l'occasion qui se présentait pour souffler dans les coeurs la haine et la vengeance. Des organisations eurent lieu pour effrayer le gouvernement et le forcer d'abandon­ner cette mesure.

M. Lafontaine resta sourd aux menaces.

Le vingt-cinq avril, Lord Elgin se rendit à la chambre d'assemblée pour sanctionner le bill d'indemnité. Il fut accueilli, à son départ, par des cris de mort, les sifflets et les insultes d'une foule ivre de haine et de boisson, qui le reconduisit jusqu'à sa demeure et le couvrit d'œufs pourris. Quelques minutes après, le parlement était en feu. Les membres se sauvèrent, avec beaucoup de peine, à travers le feu, la fumée, les cris, les pierres et même les balles. M. Lafontaine s'échappa par la cave du parlement où il laissa son chapeau.

Pendant plusieurs jours, plusieurs semaines même, Montréal fut à la merci de la canaille, qui parcourait les rues, l'insulte à la bouche et la torche à la main, incendiant et saccageant les demeures de MM. Wilson, Holmes et Hincks.

Un soir, ils partirent, au nombre de quelques centaines, pour brûler les maisons de MM. Lafontaine et Drummond. Ils se dirigèrent d'abord sur celle du premier ministre. Mais des amis courageux s'y étaient rendus pour le défendre, entre autres Sir Etienne-Pascal Taché, connu alors sous le nom de Dr Taché, qui avait fait les préparatifs de défense. Le chef de la bande tomba frappé d'une balle, au moment où il franchissait la grille du jardin: c'était un jeune forgeron du nom de Mason. Les émeutiers retraitèrent à la hâte, emportant le cadavre de leur ami, qu'ils promenèrent en triomphe dans les rues de la ville au milieu d'un grand tumulte.

Une enquête eut lieu à l'hôtel Nelson, maintenant l'hôtel St-Nicolas, sous la direction de MM. Jones et Coursol, coronaires-conjoints. M. Lafontaine, appelé comme témoin, était à donner son témoignage, lorsque les cris de « Au feu ! au feu ! » retentirent. Quelques minutes après, la mai­son était enveloppée dans un tourbillon de feu et de fumée. M. Lafontaine put s'échapper, grâce à la protection et au sang-froid de M. Coursol, qui montra dans cette affaire beau­coup de courage et d'énergie.

Le gouvernement finit enfin par céder aux sollicitations de ses amis, qui depuis longtemps voulaient s'armer et s'or­ganiser pour protéger la vie des citoyens. Ce qu'ils avaient prévu arriva; du moment que les émeutiers virent qu'ils auraient à combattre face à face des hommes de cœur, ils disparurent comme des ombres; ils n'attendirent même pas le premier coup de fusil.

La paix s'était faite dans les esprits, et le gouvernement poursuivait tranquillement le cours de ses réformes dans l'ordre matériel, social et politique par des mesures pleines de sagesse, lorsque, au mois de juin mil huit cent cinquante et un, M. Baldwin, vivement affecté du résultat d'un vote de la chambre, annonça sa démission, en disant qu'il refusait de rester au pouvoir, du moment qu'il ne commandait plus la confiance de la majorité du Haut-Canada. C'était digne et fier.  

Quelques jours après, M. Lafontaine déclarait qu'il avait l'intention de suivre l'exemple de M. Baldwin, à la fin de la session. La question de la tenure seigneuriale commençait à l'inquiéter. La précipitation et l'impatience de plusieurs jeunes députés, qui se plaignaient de sa lenteur, l'importu­naient et lui faisaient craindre des imprudences.

A un banquet que ses amis lui donnèrent, le trente  octobre, il fit un discours remarquable dans lequel, après avoir fait le tableau des progrès du pays depuis mil huit cent quarante, il annonça sa retraite définitive des affaires. Il n'avait que quarante-quatre ans ; il laissait la politique à l'âge où on y entre en Europe.

Il s'était remis à la pratique de sa profession et se refaisait rapidement une clientèle, lorsqu'il fut appelé au poste de ,juge-en-chef de la Cour du Banc de la Reine pour le Bas-­Canada.

Le pays tout entier salua cette promotion.

Quelques mois après, à son retour d'Europe, où il était allé retremper ses forces et sa vigueur, grâce au congé que le gouvernement lui avait accordé, Lafontaine était fait baron­net de la Grande-Bretagne, en récompense de ses services et de ses mérites. En mil huit cent cinquante-cinq, il prési­dait la cour seigneuriale.

Il y avait dix ans que l'illustre baronnet honorait la justice de son pays par son impartialité, son intégrité et la profondeur de sa science, lorsque la mort le frappa dans la chambre des juges, où il était à remplir ses devoirs judiciaires. Trans­porté à la hâte à sa demeure, il demanda à voir son fils qu'il couvrit de baisers, fit le signe de la croix et mourut peu de temps après.

La population se pressa en foule autour du corbillard qui contenait les restes de cette noble et utile existence; tous les journaux en deuil célébrèrent à l'envi ses mérites et ses talents.

Traçons en quelques lignes le portrait de M. Lafontaine. Il était d'une taille au-dessus de la moyenne, forte, pleine et massive ; sa physionomie était calme, sereine, immobile, ses traits fiers et réguliers, sa démarche lente et mesurée. Il avait le regard doux et limpide, comme ces belles eaux dont la transparence laisse voir le lit qui les porte, la parole grave, solennelle, un buste large et puissant, une tête immense, magnifique, qu'on aurait remarquée entre mille. La pensée semblait se mouvoir à. l'aise, sous ces vastes parois, le monde intellectuel devait 'prendre plaisir à s'y refléter, tous les éléments qui y entraient en sortaient coor­donnés et disciplinés, comme une armée rangée en bataille.

C'était une des incarnations les plus parfaites du type napoléonien.

           

Cette ressemblance frappait tout le monde ; il était loin de la dédaigner lui-même et cherchait à la rendre plus sensible encore par une petite touffe de cheveux qu'il laissait tomber avec complaisance sur son large front.

Etant allé, dans son dernier voyage en France, visiter l'Hôtel des Invalides, les vieux soldats de la grande armée se pressèrent autour de lui, pleins d'émotion, et s'écriaient avec transport : «  Bon Dieu ! Monsieur, que vous ressem­blez à notre empereur ! »

La première fois que Lady Bagot l'aperçut, elle ne put s'empêcher de pousser un cri de surprise et de dire à son mari : « Si je n'étais pas certaine qu'il est mort, je dirais que c'est lui. »

Elle parlait de Napoléon 1er, qu'elle avait vu à Paris.

Il a dû à son extérieur imposant une bonne partie du prestige et de l'influence qu'il exerçait sur le peuple et ses représentants. Sa gravité et son silence habituels lui don­naient un certain air de mystère qui avait son effet.

Sa force corporelle, avant que la maladie et les infirmités l'eussent affaibli, était proportionnée à sa stature; dans les élections de trente-quatre et de trente-cinq, qui se firent à coups de bâton, il paya de sa personne; les hommes forts de l'époque le considéraient comme un des leurs.

On ne peut voir, dans sa patience et ses hésitations pen­dant les troubles de quarante-huit et de quarante-neuf, que la crainte d'exposer la vie des citoyens et de porter la res­ponsabilité du sang qui serait versé.

Il eut toujours, dans les hautes fonctions qu'il fut appelé à remplir, un sentiment très vif de la responsabilité et des devoirs que la confiance publique lui imposait.

Il était au moral ce qu'il était au physique ; tout chez lui était large et reposait sur de fortes bases. Les yeux fixés sur un principe, il y marchait en droite ligne, écrasant les obstacles sur son passage, insouciant de ses intérêts person­nels, regardant à peine si on le suivait. La raison dominait ses sentiments et réglait ses actes.

Il avait plutôt l'amour de la justice et de l'humanité que le sentiment national, de même qu'il était plus politique que religieux.

Ce qu'il voulait pour ses compatriotes, il le voulait aussi pour toutes les races, toutes les religions ; tous les droits pour lui étaient sacrés, inviolables.

C'est à cette largeur de vues et de sentiments que nous devons les alliances précieuses qui nous ont assuré le triomphe de nos droits et de nos libertés. Des manifestations imprudentes, des exagérations de sentiment et de paroles auraient pu tout perdre, à cette époque critique où tant d'éléments discordants cherchaient à se combattre et à se détruire.

Toujours maître de ses pensées, alors même que le feu de la colère lui montait au front, il se taisait, attendait et réfléchissait.

Fort de la justesse des principes qu'il émettait, il n'en cherchait le triomphe que dans leur force même et la con­fiance qu'il inspirait à la majorité qui marchait sous son drapeau.

Les intrigues politiques répugnaient à son caractère fier et indépendant, il les dédaignait comme des moyens indignes de lui et de ceux dont il était le chef.

Plusieurs fois il se contentait de répondre à ceux qui lui demandaient des explications, qu'il votait pour la mesure proposée parce qu'il la croyait bonne, qu'ils étaient libres de voter autrement.

        

A des hommes d'État comme M. Lafontaine, il faut des époques de désintéressement et de courage moral, des situations où le sentiment public l'emporte sur le sentiment personnel.

Le gouvernement constitutionnel, qui est un gouverne­ment de discussion et d'explications, ne peut s'accommoder longtemps d'un pareil système. Aussi, il n'est pas étonnant que M. Lafontaine ait senti le besoin de donner sa démis­sion, lorsque des divisions qu'il aurait pu peut-être retarder avec de la souplesse et de la diplomatie, éclatèrent parmi les Canadiens-Français.

Tant qu'il a été sur le Banc, tout le pays le sait, il y trouva un noble et vaste champ pour le déploiement de ses hautes facultés. Sa sagesse, son impartialité et son savoir rappe­lèrent les plus beaux temps de la magistrature française. Ses jugements ont une grande autorité devant nos tribu­naux, et longtemps encore les juges et les avocats seront heureux de les citer à l'appui de leurs opinions.

M. Lafontaine n'était pas orateur, il n'avait ni la chaleur, ni l'élocution, ni le geste. Honnête, franc et loyal dans ses discours comme dans ses actes, uniquement préoccupé de la justesse de ses idées, il parlait peu, insouciant des charmes et des artifices du langage. Dans ses discours politiques devant le peuple ou devant la chambre, il posait car­rément la question, la discutait froidement et s'en rapportait à la réflexion et à l'intelligence de ses auditeurs.

        

Mais sa pensée substantielle et condensée laissait une empreinte vigoureuse dans les matières qu'elle traversait ; on aurait dit une lourde machine traçant un sillon profond dans les entrailles de la terre, ou un fleuve puissant roulant ses eaux fortes et massives entre des rochers nus et escarpés.

Il lui répugnait de répondre aux attaques personnelles, et il n'avait pas, à subir souvent cette épreuve, car, au premier mot qu'on lançait contre lui, une douzaine de membres se levaient pour le défendre. Ceux mêmes que l'humeur de M. Lafontaine avait peut-être froissés, devenaient ses plus chauds défenseurs, tant ils tenaient à l'honneur de leur chef et à l'inviolabilité de son caractère et de sa réputation.

Jamais, d'ailleurs, ses ennemis les plus acharnés ne mirent en doute son désintéressement, l'indépendance et la sincérité de ses convictions.

L'un des chefs les plus emportés du parti tory lui rendit un jour un beau témoignage.

C'était dans le temps où l'on parlait de la retraite prochaine de M. Lafontaine.

M. Hincks, alors comme aujourd'hui ministre des finances, faisait un discours où il énumérait avec complaisance les principaux faits de sa carrière parlementaire. Le colonel Prince se levant soudain, dit qu'il désirait inter­rompre l'honorable ministre des finances pour lui donner un conseil : « c'était de brûler plus tard toutes les pages de sa vie politique, excepté celle qui parlerait de l'époque où il avait eu l'honneur de faire partie du gouvernement de M. Lafontaine. » Des tonnerres d'applaudissements accueillirent ces paroles fines et mordantes qui renfermaient un éloge si flatteur pour M. Lafontaine.

M. Lafontaine cachait sous un extérieur froid un coeur bon, compatissant, plein de sympathie pour l'infortune et l'indigence. Il donnait abondamment, au-delà de ses moyens ; son nom figurait avec honneur à la tête des listes de souscriptions qui avaient un but charitable ou national.

Monseigneur de Montréal rappelait avec émotion, dans l'allocution qu'il prononça sur sa tombe, qu'il prenait plai­sir à visiter les hôpitaux pour y porter des consolations et des soulagements.

Lorsqu'on étudie de pareilles vies, on éprouve un légitime sentiment de fierté et l'orgueil national, et on souhaite ardemment que la Providence nous envoie souvent de ces hommes d'élite pour rehausser notre nationalité et diriger ses pas dans les voies de l'avenir.

N. B. Sir Louis était marié, en premières noces, à Dlle Berthelot, fille de M. A. Berthelot, de Québec; il épousa en secondes noces Madame Kinton, veuve d'un officier anglais, de laquelle il eut deux fils qui sont morts très jeunes.

Montréal, Juillet 1870.

Source: L.O. DAVID, « Sir Louis-Hippolyte Lafontaine », dans Biographies et Portraits, Montréal, Beauchemin et Valois, 1876, 303p. pp. 96-113.

 
© 2006 Claude Bélanger, Marianopolis College