Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Novembre 2006

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

Les Juges en chef de la province de Québec

Sir Louis-Hippolyte Lafontaine (1853-1864)

 

[Ce texte a été publié en 1927. Pour la référence bibliographique précise, voir la fin du document.]

 

Nous étions en 1839. La rébellion avait été brutalement supprimée par le fer et le feu. Le drame sanglant de 1837-38 venait de prendre fin par la mort sur l'échafaud de plusieurs malheureuses victimes. La Constitution du Bas-Canada ayant été suspendue l'année précédente, le peuple accablé par toutes ces calamités se demandait avec anxiété ce qu'il allait devenir. Le ministère anglais se préparait à donner au Bas-Canada une nouvelle Constitution. L'Union projetée allait-elle être le tombeau de la nationalité canadienne ? Ce point d'interrogation se posait terrible, il hantait le cerveau de tous et personne n'osait risquer une réponse. Après une attente déprimante de plusieurs mois, on apprit enfin que l'Union était décidée. M. Poulett Thomson venait d'arriver au pays, chargé d'organiser le nouveau mode de gouvernement. De la part de cet homme, on pouvait tout craindre. Une proclamation parut bientôt, annonçant pour le 10 février 1841 la mise en vigueur de la loi inique. Une autre suivit bientôt, fixant la date des élections. Les collèges électoraux avaient été remaniés de façon à faire perdre leur vote à des milliers d'électeurs canadiens. Nos chefs voulurent quand même organiser la lutte. Papineau avait sombré avec la révolte qu'il avait engendrée. Il fallait le remplacer. Parmi ces chefs apparaissait un homme, jeune encore, et peu connu du grand public, mais cet homme devait bientôt acquérir son estime et son admiration. C'était le sauveur encore inconnu, qui délivrerait de l'esclavage le nouveau peuple choisi de Dieu, et, plus heureux que son devancier, ce Moïse canadien non seulement conduirait son peuple vers la terre promise, mais l'y ferait entrer. Cet homme prédestiné se nommait Louis­Hippolyte Lafontaine.

Fils d'Antoine Ménard dit Lafontaine, menuisier de Boucherville, dont le père avait siégé à l'Assemblée législative de 1796 à 1804, et de Josephte Fontaine dit Bienvenu, Louis-Hippolyte naquit à cet endroit, le 4 octobre 1807. Après avoir fait ses études au Collège de Montréal, le jeune Lafontaine entra, le 13 août 1824, dans le bureau de M. François Roy, avocat de cette ville, et y fit son droit. Il fut admis au barreau le 18 août 1829 et il commença immédiatement l'exercice de sa profession à Montréal. Doué d'un jugement sûr et prompt et déjà favorablement connu dans la politique, il ne tarda point à se faire une clientèle enviable.

Nous étions alors au plus fort de la lutte que se livraient les deux partis adverses dans l'arène politique, et Louis-Joseph Papineau était à l'apogée de sa puissance. Lord Dalhousie venait d'être rappelé; il avait eu comme successeur temporaire sir James Kempt. Le moment était propice pour un jeune ambitieux, désireux de se faire une place et un nom dans la vie publique, mais il y avait aussi le danger, pour un esprit sérieux mais inexpérimenté, de se fourvoyer, dans la tourmente politique qui sévissait alors dans la province. M. Lafontaine, qui avait embrassé la cause populaire avec l'enthousiasme du jeune âge, et qui avait déjà cueilli des lauriers sur les hustings, se présenta dans le comté de Terrebonne, nouvellement formé de celui d'Effingham (1829), et y remporta la victoire, à l'élection du 26 octobre 1830. Il continua de représenter cette circonscription jusqu'à la suspension de la Constitution, le 27 mars 1838.

Malgré sa jeunesse et son inexpérience, M. Lafontaine devint bientôt l'un des esprits dirigeants de son parti dans le district de Montréal. Il collabora à la rédaction de la Minerve, et il contracta bientôt avec M. Morin, le directeur politique de ce journal, une amitié que rien ne devait par la suite ébranler.

M. Morin s'attacha à M. Lafontaine et devint l'un de ses plus dévoués collaborateurs. M. Morin fut, lui aussi, élu à l'Assemblée, à cette même élection, comme représentant du comté de Bellechasse.

Dès la première session à laquelle il prit part, M. Lafontaine se rangea parmi les membres les plus avancés du parti populaire, aux côtés de M. Bourdages, dont il appuya la proposition à l'effet de refuser tout vote de subsides jusqu'à ce que le gouvernement impérial eût fait droit aux griefs dont se plaignait l'Assemblée depuis si longtemps. Cette proposition, qui ne tenait aucun compte des bonnes dispositions que manifestait lord Aylmer, successeur de sir James Kempt, non plus que de ses promesses, et des explications qu'il venait de donner au sujet des griefs des Canadiens, fut repoussée par un vote de 50 contre 19. Cet échec n'était pas de nature à calmer la bouillante ardeur des jeunes députés.

À la session suivante, l'Assemblée, s'obstinant dans sa politique outrée et malhabile, repoussa les propositions de lord Goderich, qui accordait presque toutes les demandes de cette Chambre. Mais celle-ci, composée en grande partie de jeunes enthousiastes, se laissait guider aveuglément par Papineau, et les députés ne semblent pas avoir saisi toute la portée de leur refus. Lord Aylmer, qui avait droit de s'attendre à une réponse conciliante, fut profondément blessé, et de bienveillant qu'il était au début de son administration, il devint un adversaire déterminé de Papineau, qu'il qualifiait d'intraitable, en quoi il n'avait pas tout à fait tort.

M. Lafontaine soutint encore M. Bourdages, lors de la demande que fit celui-ci, durant la session de 1833, d'emprisonner M. Taylor, qui avait, prétendait-on, enfreint les privilèges de la Chambre en communiquant au Mercury un article injurieux contre Papineau.

On en était rendu à ce point, que l'on ne pouvait plus toucher au demi-dieu sans mettre des gants.

L'esprit d'individualisme, si déplaisant à Nisard, qui préférait, en littérature, « les disciplines sévères qui gardent des excès, qui protègent contre la fantaisie, et qui relient sans cesse le particulier au général, l'individu à l'universel »(1), cet esprit d'individualisme manquait totalement à la politique du Bas-Canada. Ce que le grand critique français réprouvait en littérature eût pourtant été fort utile dans la politique canadienne de l'époque. L'esprit de parti trop prononcé et la discipline trop sévère empêchaient l'esprit d'indépendance de se manifester dans l'Assemblée et faisaient des députés un troupeau soumis à la voix du chef. Les membres canadiens de l'Assemblée législative ne voyaient, en effet, que par les yeux de Papineau, n'entendaient que les discours enflammés qui s'échappaient de ses lèvres, ne connaissaient que ses doctrines et ses volontés; ils suivaient le chef docilement partout où il lui plaisait de les mener. Peu d'entre eux osèrent, avant 1834, exprimer une idée personnelle ou penser autrement que ne le voulait le dictateur de la Chambre. Les discours des députés n'étaient, le plus souvent, que de pâles imitations ou des répétitions plus ou moins heureuses, plus ou moins serviles, de ceux de Papineau. Son  ascendant sur l'Assemblée était presque absolu, mais ce brillant orateur ne fut, après tout, qu'un mauvais leader ; il était trop entiché de lui-même et trop avare du pouvoir, qu'il ne voulait partager avec personne, pour permettre qu'on osât, nous ne dirons pas lui résister, mais même différer un tant soit peu d'opinion avec lui. Il ne savait pas, ou il oubliait que, en Angleterre, le progrès constitutionnel est lent, mais continu ; qu'il ne procède pas par à-coups, par soubresauts, mais qu'il suit toujours la ligne de moindre résistance. Papineau manquait donc de flair, sinon de sens politique, chose indispensable chez un chef de parti. Ce fut là le grand malheur du temps. S'il était disparu de la scène parlementaire en même temps que lord Dalhousie, l'Assemblée se fut calmée, la province en eût retiré le plus grand bien, et l'on eût évité les horreurs de 1837-38. Il aurait conservé intacte sa réputation de grand politique, il ne serait pas descendu du piédestal que lui avaient élevé ses compatriotes et serait demeuré leur idole.

 

M. Lafontaine était encore trop jeune, lors de son entrée à l'Assemblée, pour résister au courant et se soustraire à la domination de Papineau ; il ne s'aperçut que trop tard où menait cette politique intransigeante. Comme pour saint Paul, sur le chemin de Damas, il fallait un événement grave pour lui dessiller les yeux. La révolte de 1837 fut le coup de foudre qui illumina la route où il s'était engagé avec Papineau et lui fit voir le précipice entr'ouvert sous ses pas. Il demanda en vain à lord Gosford de convoquer l'Assemblée, après les combats de Saint-Charles et de Saint-Denis, se portant garant de la conduite de cette Chambre ; il était trop tard, et la Constitution fut suspendue. Ne pouvant prendre part à un mouvement qu'il condamnait et dont il voyait toute l'inutilité, voire même la folie ; ne voulant pas, non plus, combattre ses compatriotes égarés par la faute des chefs, il prit le parti de s'éloigner. Il s'embarqua pour l'Angleterre, et, de là, passa en France.

De retour au pays, il fut arrêté, le 4 novembre 1838, mais il fut relâché sans procès, le 13 du mois suivant. Quelques jours plus tard, il signait, avec M. Charles Mondelet (2), une pétition à la Chambre des Communes d'Angleterre, dans laquelle il se plaignait d'avoir été arrêté sans mandat et sans motifs avoués. Il peignait sous de vives couleurs l'état pitoyable de la province, livrée à la soldatesque et aux basses vengeances personnelles, mais sa plainte ne fut pas écoutée.

Voici ce qu'écrivait l'honorable Pierre-J.-O. Chauveau (3), au sujet du voyage de M. Lafontaine en Angleterre, en 1838, et de son arrestation subséquente :

« Parmi les prisonniers politiques dont on ne fit jamais le procès, se trouvèrent, en 1837, M. Girouard et en 1838, M. Denis-Benjamin Viger et M. Lafontaine. Le premier refusa plus tard d'être ministre ; les deux autres furent premiers ministres. M. Lafontaine mourut juge en chef et baronnet. Il paraît que leur emprisonnement provenait d'une plaisanterie de M. Lafontaine dans une lettre qu'il avait écrite à M. Girouard et qui fut trouvée chez ce dernier par les volontaires. Il y était dit que M. Viger allait fournir de l'argent pour armer les bonnets bleus du Nord. M. Girouard, qui avait un rare talent pour le dessin, fit en prison le portrait de ses compagnons de captivité et le sien. L'album qui les renferme est en la possession de M. le juge Berthelot.

 

Verreau est l'heureux possesseur du journal intime tenu par M. Lafontaine pendant son voyage à Londres. Il a bien voulu me le communiquer et j'en fais à la hâte quelques extraits.

 

Lafontaine eut moins de chance à Montréal après la seconde insurrection qu'il n'en avait eu à Londres après la première, et cela sans avoir eu plus de part à l'une qu'à l'autre.

 

A Londres, comme nous l'avons vu, il assista aux débats dans la Chambre des Lords sur le bill qui suspendait la Constitution de 1791. Il y vécut dans l'intimité des hommes publics les plus éminents. Il y eut des conférences avec lord Brougham, M. Roebuck, M. Leader, M. Ellis, oncle de lord Durham, et M. Arthur Buller, qui devait être un des attachés de ce dernier. M. Lafontaine paraissait bien augurer du choix que l'on faisait de lord Durham.

 

Le jour de mon arrivée, dit-il, le bill sur le Canada avait passé à sa troisième lecture dans la Chambre des Communes. Il était trop tard. Les ministres étaient liés à le soutenir, et quoique les tories l'eussent mutilé à plaisir dans les Communes, cependant dans cette Chambre ils avaient fini par y donner leur appui. Dans la Chambre des Lords, ils étaient assez disposés à donner au gouvernement le pouvoir discrétionnaire de dissoudre et d'assembler après une élection générale le Parlement provincial. J'ai raison de croire que si je fusse arrivé plus tôt à Londres, l'amendement proposé par lord Ellenborough aurait probablement été adopté. La dépêche de lord Gosford, dans laquelle il rend compte de la demande qu'on lui a faite de convoquer le Parle­ment, a fait impression ; mais lorsqu'elle fut reçue, le bill était déjà à sa troisième lecture, et le duc de Wellington et quelques autres étaient déjà engagés à l'appuyer. C'est ce qui a fait garder le silence à lord Lyndhurst, qui n'est arrivé à la ville qu'après la seconde lecture. Sans cela, a-t-il dit, il s'y serait opposé»

 

Deux ans plus tard, l'Union des deux Canadas était un fait accompli.

 

M. Lafontaine n'était pas demeuré inactif durant ces deux années ; il s'était tenu en constantes relations avec MM. Morin, Viger, Duvernay et autres. Ils avaient étudié la situation politique à fond et avaient discuté les moyens à prendre pour faire face aux nouveaux problèmes qui surgissaient de l'impasse se trouvaient acculés les Canadiens.

 

M. Lafontaine fut reconnu par ce groupe comme le nouveau leader, en remplacement de M. Papineau, qui avait, pour ainsi dire, abdiqué son poste en s'enfuyant aux États-Unis. On ne pouvait faire un plus heureux choix. Lafontaine devenu chef du parti canadien, ayant assumé toutes les responsabilités de cette tâche, se montra un tout autre homme. Au lieu de marcher à la suite d'un autre, il devait dorénavant diriger la lutte. Le poste de chef lui convenait mieux. Quoique sorti des rangs du peuple, il était né aristocrate et autoritaire, il était fait pour gouverner, et lord Sydenham, qui croyait avoir écrasé les Canadiens et les tenir sous sa botte, comptait sans son hôte.

 

Par un curieux retour des choses que l'on constate assez souvent dans l'histoire, cette Constitution nouvelle, qui devait être le tombeau politique et national des Canadiens, devint un espoir, une sauvegarde, et elle nous donna enfin la liberté que l'on nous refusait depuis si longtemps.

 

Avant que d'accepter, ou plutôt de subir la nouvelle situation, les citoyens de Montréal tinrent une dernière assemblée, le 21 février 1840, et, sur la proposition de M. Lafontaine, ils adoptèrent une adresse au Parlement impérial, pour protester contre l'Union ; mais rien n'y fit, et, la mort dans l'âme, les Canadiens durent courber la tête devant l'orage, mais, après le, premier moment de découragement, ils la relevèrent, et recommencèrent la lutte, qui promettait d'être longue et acharnée.

 

La date des élections pour le nouveau Parlement ayant été fixée, Lafontaine se présenta dans Terrebonne, mais l'on sait comment le gouverneur lui vola son élection en établissant l'unique bureau de votation à New-Glasgow, c'est-à-dire à l'autre bout du comté, et en soudoyant des assommeurs que l'on fit venir de Glengarry, pour empêcher les Canadiens de voter. Ceux-ci voulaient marcher contre ces soudards, mais Lafontaine s'y refusa : assez de sang avait déjà été répandu.

 

M. Lafontaine protesta publiquement contre cet attentat à la liberté du vote et flétrit en termes énergiques une conduite indigne, non seulement du représentant de Sa Majesté dans la province, mais même d'un simple gentilhomme.

 

« Un fait patent que personne ne peut nier, écrivait M. Lafontaine (4), qui résulte des actes mêmes de lord Sydenham, c'est qu'il s'est identifié personnellement dans la lutte électorale de notre district, dont il a pris un soin particulier à changer les places de poll, et que, dans ces comtés, la lutte a été accompagnée de violence, de l'effusion du sang et de meurtres. En fixant pour votre comté le lieu de l'élection à New-Glasgow, dans les bois, à l'extrémité des limites de ce comté, lord Sydenham a commis une injustice flagrante; il a voulu défranchiser virtuellement votre comté; et un fait important à constater, c'est que là, lui, lord Sydenham, est descendu dans l'arène pour combattre corps à corps avec un simple individu. C'est lui qui engageait la lutte avec moi ; le Dr McCulloch n'était qu'un prête-nom. Il m'a vaincu ; mais il y a de ces défaites qui sont plus honorables que la victoire, surtout quand, pour remporter cette victoire, il faut marcher dans le sang de ses concitoyens amis ou ennemis.»

 

Les deux années qui venaient de s'écouler lui avaient permis de se ressaisir et de voir clairement la futilité d'une lutte armée dans ces circonstances; il attendit une occasion plus favorable. Celle-ci se présenta bientôt. M. Robert Baldwin, chef réformiste du Haut-Canada, vint à son secours. Il avait été élu dans deux circonscriptions : Hastings et la quatrième division de York. Il opta pour la première et céda l'autre à son ami Lafontaine, qui y fut élu. Mais le gouverneur empêcha le chef canadien de prendre son siège avant la session de 1842.

Lord Sydenham étant mort sur les entrefaites, à la suite d'une chute de cheval, il fut remplacé par sir Charles Bagot, homme plus modéré et politique plus avisé qui, après avoir mûrement réfléchi sur la situation où se trouvait la province, offrit à Lafontaine un siège au Conseil exécutif.

La lutte qu'eut à soutenir Lafontaine de 1842 à 1851, année où il se retira de la politique, ayant été minutieusement décrite par MM. L.-P. Turcotte et Joseph Royal dans leurs ouvrages respectifs sur cette époque, nous nous contenterons d'en indiquer sommairement les principaux faits.

Deux civilisations différentes, antagonistes, étaient alors aux prises en Canada : l'une latine, l'autre anglo­saxonne. La première, et la plus ancienne du pays, cherchait à conserver sa langue et ses traditions; la seconde, sous de futiles prétextes d'uniformité, voulait les faire disparaître pour que les siennes y régnassent seules. Le combat était inégal : les Canadiens, livrés à leurs propres ressources, ne pouvaient compter sur l'appui du dehors; les Anglais avaient celui de leur nation, alors la plus puissante de l'univers. C'était la lutte du pot de terre contre le pot de fer; mais celui-ci ne put réussir à entamer celui-là. Si les Anglais avaient l'avantage de la force et de la richesse, les Canadiens avaient la détermination de ne pas céder à la tyrannie ; ils opposaient un front solide aux assauts répétés de l'adversaire. Et, à force de persévérance et de saine tactique parlementaire, conduits par Lafontaine, ils obtinrent enfin, en 1848, le véritable gouvernement responsable.

On ne pourrait pas dire de Papineau ce que Victor Hugo écrivait de Mirabeau (5) : « Mirabeau était pape, en ce sens qu'il menait les esprits ; il était dieu, en ce sens qu'il menait les événements ». Si Papineau a vraiment mené les esprits, avant 1837, il ne mena pas les événements. Tout au contraire, ce furent ceux-ci qui le conduisirent à sa perte. Cette phrase, par ailleurs, s'applique parfaitement à Lafontaine. Possédant plus de tact, de mesure et de patience, et tout autant de volonté et d'énergie, il réussit là où son devancier avait échoué ; il sut guider les esprits d'une main ferme et il dirigea les événements au point où il les voulait mener, c'est-à-dire au plein épanouissement du gouvernement responsable. C'est en quoi il est plus grand que Papineau. Étant sobre de paroles, on l'écoutait avec attention lorsqu'il parlait. Pensant, beaucoup et observant tous les mouvements de l'adversaire, il était toujours prêt à parer les coups qu'on lui portait, et il était prompt à la riposte.

Il n'est que juste, cependant, d'ajouter que, durant toute cette lutte, il eut le constant appui de M. Robert Baldwin, le chef respecté des libéraux du Haut-Canada, et

celui-ci doit partager la gloire et le triomphe de Lafontaine.

 

A la première réunion du Conseil exécutif sous l'Union, qui eut lieu le 13 février 1841, M. Robert Baldwin fut nommé membre de ce Conseil par lord Sydenham, mais il n'assista pas à cette réunion. Ce ne fut que le 17 mai suivant qu'il prit son siège et prêta le serment requis. Il prit encore part à une autre réunion, celle du 11 juin, puis il donna sa démission, parce que les Canadiens n'y étaient pas représentés.

Le 16 septembre 1842, MM. Lafontaine et Baldwin (et non pas Baldwin et Lafontaine, comme on l'a souvent écrit) furent nommés membres de l'Exécutif et Procureurs généraux pour le Bas et le Haut-Canada respectivement. Mais, avant d'accepter ce poste, Lafontaine posa ses conditions, et il fallut parlementer. Le 13 de ce mois, sir Charles Bagot écrivait au chef canadien, résumant les conversations qu'ils avaient eues ensemble et lui offrant le portefeuille de Procureur général pour le Bas-Canada. Ce même jour, comme les débats allaient commencer dans l'Assemblée sur l'adresse en réponse au discours du trône, M. Draper, leader de la Chambre, annonça les pourparlers qui avaient eu lieu entre le gouverneur et M. Lafontaine, et il lut même la lettre qu'avait adressée sir Charles Bagot à M. Lafontaine. Pris par surprise, celui-ci se leva pour donner des explications à la Chambre. Il répondit immédiatement à M. Draper que « la conduite qu'il avait tenue dans ses entretiens avec le gouverneur général avait été dictée par le sentiment de sa position et de ses devoirs envers ses amis et envers son honorable collègue de Hastings ».

Il s'était exprimé en français et il était profondément ému ; on l'avait écouté en silence. M. Dunn, le receveur général, lui ayant demandé de parler en anglais, Lafontaine lui répondit par cette apostrophe pleine de fierté (6):

 

« On me demande de prononcer dans une autre langue que ma langue maternelle le premier discours que j'ai à faire dans cette Chambre. Je me défie de mes forces à parler la langue anglaise ; mais je dois informer les honorables membres que, quand même la connaissance de la langue anglaise me serait aussi familière que celle de la langue française, je n'en ferais pas moins mon premier discours dans la langue de mes compatriotes canadiens-français, ne  fût-ce que pour protester solennellement contre cette cruelle injustice de l'Acte d'Union qui proscrit la langue d'une moitié de la population du Canada. Je le dois à mes compatriotes, je le dois à moi-même ».

 

Puis il fit le récit de ce qui s'était passé entre le gouverneur et lui au cours des trois entretiens qu'ils avaient eus.

 

« Les députés, ajoute M. Royal, furent frappés de la hauteur où il avait tout de suite placé le débat, et lorsqu'il invoqua les lois de l'honneur et de la reconnaissance comme les seules considérations qui l'avaient guidé dans ses relations avec sir Charles Bagot, on sentit que, dans cet homme d'État qui se révélait, le coeur était pour le moins aussi grand que l'intelligence. Il avait été constitutionnel, et c'est parce qu'il avait la claire conception du principe de la responsabilité ministérielle qu'il avait formulé les conditions qui n'étaient que la déduction logique de l'application du système. Sydenham, qui repoussait de toutes ses forces le gouvernement responsable, avait, en Angleterre et partout, représenté les Canadiens comme des gens intraitables et, impraticables; et pourtant que demandaient-ils comme condition essentielle de leur adhésion, sinon la reconnaissance pure et simple du gouvernement responsable ? Sir Charles Bagot, au contraire, voulait gouverner avec des aviseurs possédant la confiance de le

 

nouveau parti radical formé par Papineau, qui avait repris un certain ascendant dans le Bas-Canada. Deux questions venaient d'être soulevées : celle des réserves du clergé dans le Haut-Canada et celle de l'abolition de la tenure seigneuriale dans le Bas-Canada. Le ministère voulait bien régler ces questions dans le sens populaire, mais en indemnisant équitablement les parties intéressées. Or, il ne s'agissait pas de brusquer les choses ; il fallait du temps pour étudier ces questions, mais le peuple à qui on avait fait voir la chose tout en rose, et qui avait hâte d'en finir, ne voulut voir là qu'une tergiversation du gouvernement. Un vote adverse mit fin à cette administration, qui se retira le 27 octobre 1851 ».

 

M. Lafontaine se retira de la vie politique et se remit à l'exercice de sa profession à Montréal. Deux ans plus tard, il succédait au juge en chef, sir James Stuart, décédé le 17 juillet 1853. Le 28 août de l'année suivante, sa souveraine, appréciant et reconnaissant son mérite, le créait baronnet du Royaume-Uni. Il est le premier Canadien français à qui échut cet honneur.

 

Sir Louis-Hippolyte Lafontaine occupa le poste éminent de juge en chef du Bas-Canada jusqu'à sa mort, arrivée soudainement à Montréal, le 26 février 1864.

Il avait épousé à Québec, le 9 juillet 1831, Adèle, fille d'Amable Berthelot, avocat de cette ville. Elle mourut à Montréal le 24 mai 1859, âgée de 46 ans. Il se remaria, à Notre-Dame-de-Grâce de Montréal, le 30 janvier 1861, à Julie-Élisabeth-Geneviève Morrison, de Berthier, veuve de Thomas Kinton, ancien officier de l'armée anglaise. Lady Lafontaine est décédée le 16 août 1905.

De son second mariage, Lafontaine eut deux fils, qui moururent en bas âge.

 

Lafontaine avait fait deux voyages en Europe. Le second fut profitable à la Bibliothèque du Barreau de Montréal, qui s'enrichit de nombreux volumes.

Sir Louis-Hippolyte Lafontaine consacrait ses rares moments de loisir à l'étude. La Société Historique de Montréal a publié deux de ses travaux : De l'esclavage en Canada et La famille de Lauzon. Nous avons encore de lui : Les Deux Girouettes ou l'Hypocrisie démasquée, Notes sur l'amovibilité des curés dans le Bas-Canada, et Analyse de l'ordonnance du Conseil Spécial sur les bureaux d'hypothèques.

 

Nous empruntons à M. E.-Z. Massicotte (7) la note suivante au sujet des armoiries de sir Louis-Hippolyte Lafontaine:

 

« Sur certains ex libris de sir L.-H. Lafontaine sont gravées ses armoiries de baronnet. Celles-ci sont difficiles à blasonner exactement parce que les couleurs de certaines pièces ne sont pas clairement indiquées par les signes conventionnels en usage. En tout cas, tel que nous pouvons en juger, la description héraldique peut se faire comme suit: D'azur, à la face d'argent chargée d'un livre ouvert au naturel, brochant sur une épée d'or (?) en bande, accostée de deux feuilles d'érable de sinople, accompagnée, en chef, d'un bras paré tenant en sa dextre une balance, le tout d'argent et, en pointe, d'un castor au naturel sur une terrasse de sinople ; au franc canton d'argent, à la main senestre appaumée de gueules. L'écu timbré d'un casque de baronnet surmonté d'une torque supportant une fontaine ».

« Devise : Fons et origo. »

 

Terminons par le portrait que trace de M. Lafontaine M. le sénateur L.-O. David, dans sa biographie de cet éminent Canadien:

 

« Il était d'une taille au-dessus de la moyenne, forte, pleine et massive ; sa physionomie était calme, sereine, immobile, ses traits fiers et réguliers, sa démarche lente et mesurée. Il avait le regard doux et limpide, comme ces belles eaux, dont la transparence laisse voir le lit qui les porte, la parole grave, solennelle, un buste large et puissant, une tête immense, magnifique, qu'on aurait remarquée entre mille. La pensée semblait se mouvoir à l'aise, sous ces vastes parois, le monde intellectuel devait prendre plaisir à s'y refléter, tous les éléments qui y entraient en sortaient coordonnés et disciplinés, comme une armée rangée en bataille.

 

C'était une des incarnations les plus parfaites du type napoléonien. Cette ressemblance frappait tout le monde ; il était loin de la dédaigner lui-même et cherchait à la rendre plus sensible encore par une petite touffe de cheveux qu'il laissait tomber avec complaisance sur son large front. Étant allé, dans son dernier voyage en France, visiter l'hôtel des Invalides, les vieux soldats de la grande armée se pressèrent autour de lui, pleins d'émotion et s'écriaient avec transport : Bon Dieu ! Monsieur, que vous ressemblez à notre empereur ! La première fois que lady Bagot l'aperçut, elle ne put s'empêcher de pousser un cri de surprise et de dire à son mari : Si je n'étais pas certaine qu'il est mort, je dirais que c'est lui ! Elle parlait de Napoléon 1er, qu'elle avait vu à Paris ».

(1) Abbé Camille Roy. La Critique littéraire au XIXe siècle, p. 92.

 

(2) Voir ce que pensait Lafontaine de M. Charles Mondelet, en 1834, dans les Deux Girouettes, brochures écrite après la session de cette année. M. Mondelet avait vu clair dans la situation politique avant Lafontaine.

 

(3) François-Xavier Garneau, sa vie et ses œuvres, par M. Chauveau, p. CCXlII.  

 

(4) Lettre à ses électeurs, parue dans le Canadien du 2 avril 1841.

 

(5) Philosophie mêlée.

 

(6) Citée par M. Royal, Histoire du Canada de 1841 à 1867, p. 71.

 

(7) Bulletin des Recherches Historiques, Vol. XXII, pp. 306-307.

Source: M. Francis- J. AUDET, « Sir Louis-Hippolyte Lafontaine (1853-1864) », dans Les Juges en Chef de la province de Québec, 1764-1924, Québec, L’Action Sociale, 1927, pp.115-135. Texte transcrit par Messodie Abecassis. Révision par Claude Bélanger. Le texte a aussi été reformaté pour l’édition sur le web.

    

 
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