Quebec History Marianopolis College


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L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

Histoire de la littérature canadienne-française (Québec)

 

CHAPITRE IV

LA POÉSIE

La chanson - Les premiers poètes - Les précurseurs de Crémazie

Joseph Lenoir, Octave Crémazie

 

[Ce texte a été écrit par l'abbé Camille Roy; il a été publié en 1962. Pour la référence complète, voir la fin du texte. Les notes ont aussi été placées à la fin du texte.]

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La chanson

 

C'est la chanson qui paraît avoir été, chez les Canadiens français, la première forme de la poésie. On en retrouve quelques couplets dans les premiers journaux qui ont paru après la cession du Canada. La chanson populaire, la chanson militaire surtout, fut souvent rimée, lorsqu'en 1774 et en 1812, on s'enflamma d'une belle ardeur patriotique pour défendre le sol envahi par nos voisins de la Nouvelle-Angleterre. Le jour de l'an fournit aussi aux rimeurs l'occasion d'aligner quelques strophes que l'on donnait généreusement aux petits porteurs de gazettes. Inutile d'ajouter que ces poésies, curieuses au point de vue de l'étude des origines d'une littérature, n'ont guère, par elles-mêmes, de valeur littéraire.

 

Il en faut dire autant de nombreuses pièces lyriques, bucoliques, satiriques, d'ailleurs anonymes, qui parurent dans nos premiers journaux (1).

 

Premiers poètes

 

Parmi les premiers poètes qui eurent quelque faveur au début du siècle dernier, signalons Joseph Quesnel et Joseph Mermet, tous deux venus de France.

 

Joseph Quesnel (1749-1809), arrivé au Canada en 1779, employa à rimer des vers et à écrire de la musique les loisirs que lui laissèrent son commerce de marchand de village à Boucherville et ses dernières années vécues à Montréal. Sa poésie n'a qu'une faible valeur d'art. Elle fut surtout badine. Quelques-unes de ses pièces lyriques, et sa comédie en prose Colas et Colinette sont consignées dans le Répertoire National de J. Huston . Une comédie en vers, L'Anglomanie, restée longtemps inédite dans la Saberdache de Jacques Viger , a été récemment publiée dans la revue le Canada Français (2). C'est un document sur les moeurs de l'époque. D'autres pièces nombreuses sont restées inédites dans la Saberdache. L'importance de Joseph Quesnel tient dans une grande mesure à l'attention qu'il attira sur lui à une époque où la poésie était pratiquement absente de notre vie littéraire.

 

Il faut affirmer la même chose de Joseph Mermet , autre rimeur français, soldat du régiment de Watteville, venu au Canada en 1813, pour aider nos troupes à combattre les armées américaines. Joseph Mermet, envoyé à Kingston avec son régiment, y connut Jacques Viger, se lia d'amitié avec lui, et publia dans le Spectateur de Montréal de nombreuses poésies, entre autres, La Victoire de Châteauguay et Le Tableau de la cataracte de Niagara (3 ). On se disputait dans les salons de Montréal les vers inédits du poète de Kingston. Il est incontestable qu'il exerça, par ses poèmes faciles et légers, d'un lyrisme d'ailleurs assez médiocre, une influence littéraire considérable sur une société encore privée d'une meilleure littérature. On pourrait lire au sujet de cette influence certaines discussions littéraires auxquelles prit part Joseph Mermet dans le Spectateur (4).

 

C'est Michel Bibaud qui publia chez nous le premier recueil de vers canadiens: Épîtres, Satires, Chansons, Épigrammes et autres pièces de vers (1830). La poésie de Bibaud est lourde. Ses satires n'ont d'autre intérêt que de souligner certains travers des contemporains. L'une des plus vigoureuses est la Satire contre l'Ignorance: le travers consistait à ne pas assez prendre conscience de cette faiblesse.

 

Nous ne pouvons que signaler ici les premiers rimeurs canadiens qui tentèrent de faire de la poésie avec du patriotisme et que l'on pourrait appeler les précurseurs de Crémazie: Denis-Benjamin Viger, qui, sous la rubrique de Portefeuille canadien, publiait de pesantes strophes dans le Spectateur de Montréal; Isidore Bédard, qui composa en 1829 un hymne national: Sol canadien, terre chérie, et publia plusieurs poésies dans le Canadien ; Georges-Etienne Cartier, qui, en 1835, fit paraître un chant devenu chez nous très populaire: O Canada, mon pays, mes amours; F.-X. Garneau, qui fit des vers avant d'écrire son Histoire du Canada, composa des poèmes patriotiques, légèrement teintés de romantisme, mais de facture plutôt lourde; P.-J.-O. Chauveau, qui a laissé dans les journaux de nombreuses poésies patriotiques dont l'inspiration comme la qualité s'apparentent avec celles de Garneau.

 

Joseph Lenoir (1822-1861) fut le poète le plus remarquable, parmi les précurseurs de Crémazie. L'oeuvre qu'il a laissée, et qui a été recueillie plus tard en un volume intitulé P oèmes épars (1916) est peu considérable, mais elle témoigne d'un talent délicat. Mort à 38 ans, à Montréal, où il avait vécu, Lenoir n'a pu donner la mesure de ce talent.

 

Ce poète est essentiellement lyrique, avec quelque chose de lamartinien dans sa sensibilité. Il imite les maîtres français de la poésie contemporaine; il répand volontiers de l'éloquence sur des sujets exotiques. Le vers de Lenoir est le plus souple, le plus jaillissant que l'on eût encore fait chez nous avant celui qui devait éclipser tous ses précurseurs, Octave Crémazie.

 

Octave Crémazie (1827-1879). Octave Crémazie naquit à Québec, le 16 avril 1827. Il fit ses études classiques au Petit Séminaire de cette ville. Après ces études, Octave Crémazie devint associé en librairie de son frère Joseph. Il put, derrière les comptoirs, satisfaire son goût de la lecture et des lettres. Il ne s'y inquiéta pas suffisamment de régler les affaires du commerce et d'équilibrer son budget.

 

Très curieux de s'instruire, et doué, aussi, d'une belle imagination et d'une vive sensibilité, il consacrait ses loisirs .à l'étude des auteurs favoris, et surtout des poètes français contemporains. Volontiers, il réunissait dans l'arrière-pièce de son magasin des amis qui venaient y causer littérature.

 

Vers 1854, Crémazie publia ses premières poésies dans le Journal de Québec. Les accents du poète parurent nouveaux, plus larges que ceux que l'on avait jusque-là entendus. Ils émurent profondément l'âme de ses compatriotes.

 

Malheureusement, des revers de fortune obligèrent bientôt Crémazie à s'exiler. En 1862, le poète se réfugiait en France. Il y vécut pauvre, isolé, sous le nom de Jules Fontaine. Il mourut au Havre, en 1879.

 

Pendant son exil, Crémazie ne publia plus de vers. Il a souvent confié à ses amis qu'il en avait par centaines dans sa mémoire; il garda ainsi, sans les écrire jamais, sept ou huit cents vers de la Promenade de Trois Morts, qui est restée inachevée. La seule oeuvre littéraire qui reste de ces dures années passées loin du pays, et où le poète dut besogner pour vivre, dont quelques lettres à des amis sur des questions de littérature canadienne, des lettres à sa mère et à ses frères, et le récit détaillé écrit au jour le jour du Siège de Paris. Ce récit est un journal que Crémazie rédigeait chaque soir pour sa famille, et où il prenait note de tant de petits faits, de détails curieux, d'impressions fugitives qui n'entrent pas d'ordinaire dans la grande histoire.

 

Il y a dans les lettres de Crémazie, et dans le Journal du Siège de Paris tout l'esprit de l'écrivain et tout son coeur. Ses lettres témoignent d'un esprit alerte, varié, tour à tour sérieux, badin, railleur et mordant, capable de jugements prompts et justes, capable aussi d'idées littéraires qui ne sont guère acceptables. Ses théories sur l'impossibilité de créer une littérature canadienne, très discutables quant à leurs principes, ont été démenties par les faits. Mais le coeur de Crémazie s'épanche aussi dans cette longue correspondance, et il y montre toute sa sensibilité délicate et meurtrie.

 

Crémazie n'a guère laissé plus qu'une trentaine de pièces de vers, et un poème inachevé: la Promenade de Trois Morts. Mais le poète a fait circuler dans ses vers une inspiration généreuse, patriotique, chrétienne, qui s'accordait avec les sentiments des lecteurs canadiens.

 

Dans Castelfidardo, le poète chante la papauté menacée par les Piémontais, défendue par les zouaves héroïques; dans le Chant du vieux Soldat canadien, et celui de Carillon, il célèbre les souvenirs glorieux de l'histoire de la Nouvelle-France; dans le Chant des Voyageurs il rappelle quelques traits familiers de la vie canadienne; dans la Fiancée du Marin, il raconte, à la manière des ballades de Victor Hugo, une légende du pays.

 

C'est surtout le sentiment national qui a inspiré Crémazie, avec deux thèmes principaux: la fidélité à la France, et 1'amour de la patrie canadienne. Sur ces thèmes Crémazie a construit ses poèmes les plus populaires. Pour la première fois, le patriotisme s'exprimait chez nous avec une telle ampleur. Le Vieux Soldat canadien, Le Drapeau de Carillon, Fête nationale, furent particulièrement applaudis. Crémazie apparut alors à ses contemporains comme un grand poète, assurément le plus grand qui eût encore chanté au Canada.

 

Mais Crémazie, qui lisait assidûment les poètes de France, et en particulier Victor Hugo, et qui s'intéressait vivement, comme tous ses compatriotes, aux événements qui bouleversaient alors l'Europe, ne pouvait pas ne pas être tenté d'imiter ses modèles français, en particulier Victor Hugo, et de célébrer lui aussi les grands événements de l'histoire contemporaine. La guerre d'Orient, Sur les ruines de Sébastopol, La paix et le chant des Musulmans, sont des poèmes grandiloquents où l'on retrouve quelquefois l'influence du poète des Orientales.

 

Mais les accents les plus profonds de Crémazie lui sont venus plutôt de certains thèmes généraux, humains, comme ceux qui ont inspiré ses poèmes Les Morts et Promenade de Trois Morts. Il y a dans ce dernier des pages réalistes, macabres, qui sont de mauvais goût, mais l'autre, Les Morts, est probablement le plus beau que nous ait laissé son auteur.

 

L'art de Crémazie est d'ailleurs insuffisant. Il vécut à une époque où il dut au hasard de ses lectures discipliner son talent. Bien qu'il ait mieux que ses prédécesseurs canadiens manié le vers français, ses poèmes sont souvent lourds. Il ne s'est pas assez soucié d'alléger ses strophes. Cependant, il y a dans l'oeuvre de Crémazie une ferveur patriotique, un souffle profond qui valurent à son auteur de rester pendant un demi-siècle le maître et l'inspirateur de nombreux disciples. Le poète fit école. Crémazie, comme Garneau, conquit l'admiration de ses contemporains. Et, à une époque où la gloire littéraire était facilement accordée, il fut longtemps, à côté de l'historien national, notre poète national.

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BIBLIOGRAPHIE

 

LAREAU (Edmond) : Histoire de la Littérature canadienne.

AB DER HALDEN (Ch.) : Études de Littérature canadienne-française (Les temps héroïques. Crémazie).

ROY (Mgr Camille): Nos Origines littéraires (Joseph Quesnel, J. Mermet, Michel Bibaud).

CHAPAIS (Thomas) : Discours et Conférences, (Les Origines de notre Littérature).

FOURNIER (Jules): Anthologie des Poètes canadiens.

HUSTON (J.) : Le Répertoire national (textes et biographies).

LA RUE (Hubert) : Les Chansons populaires et historiques du Canada, dans le Foyer Canadien, I (1883). Les Chansons historiques du Canada, dans le Foyer Canadien, III (1885).

MASSICOTTE (E.-Z.) : Chants populaires du Canada, dans The Journal of American Folklore XXXII (1919).

ROUTHIER (A.-B.): Conférences et Discours, II (Crémazie).

D'ARLES (Henri) : Essais et Conférences (Crémazie).

CHARTIER (Émile) : Pages de combat (Crémazie).

GAGNON (Ernest) : Feuilles volantes (Crémazie).

CASGRAIN (H.-R.): OEuvres complètes, II (Crémazie). Étude liminaire des OEuvres complètes d'Octave Crémazie, édition 1896.

HÉBERT (Maurice) : De livres en livres (Crémazie). ,

RINFRET (Fernand) : Crémazie.

LÉGER (Jules) : Le Canada français et son expression littéraire.

BISSON (Laurence-A.) : Le romantisme littéraire au Canada français.

FRASER (Ian Forbes) : The Spirit of French Canada .

TURNBULL (Jans A.) : Essential Traits of French-Canodian Poetry.

 

(1). Voir à ce sujet notre ouvrage intitulé Nos Origines littéraires, pp. 70-83 et 111-123, où nous avons cité plusieurs extraits de nos premières poésies.

 

(2). Le Canada Français, vol. XX, 1932-1933. On trouvera aussi dans notre ouvrage Nos Origines littéraires, pp . 140-155, une analyse, avec extraits, de L'Anglomanie.

 

(3). Nous avons donné dans Nos Origines littéraires, pp. 159-203, de nombreux extraits des poésies de Joseph Mermet, et aussi de sa correspondance avec Jacques Viger. Beaucoup de ces poésies et toutes ses lettres, encore inédites, sont consignées dans la Saberdache de Jacques Viger.

 

(4). Le Spectateur, 16 et 23 septembre et 21 octobre 1813.

 

 

Source: Mgr Camille ROY, Manuel d'histoire de la Littérature canadienne de langue française , 21 ème edition, revue et corrigée par l'auteur, Montréal, Beauchemin, 1962 [1939], 201p., pp. 40-45. Le texte a été reformaté et les erreurs typographiques évidentes ont été corrigées.

 

 
© 2004 Claude Bélanger, Marianopolis College