Quebec History Marianopolis College


Date Published:
2004

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

Sir Georges - Etienne Cartier

 

[Texte d'une conférence prononcée par l'abbé Élie Auclair au Monument National, à Montréal, le 19 mai 1912. Pour la référence exacte, voir la fin du texte.]

MESDAMES ET MESSIEURS,

 

Il y aura demain - le 20 mai - trente-neuf ans révolus depuis la mort de Sir Georges-Etienne Cartier. On se prépare, pour l'automne de 1914, à célébrer de façon grandiose le centenaire de naissance de cet illustre Canadien. Et le comité du centenaire, dans le but évidemment de populariser l'idée de cette célébration, après nous avoir fait entendre, le mois dernier, une conférence, qui fut si goûtée, de Sir A.-B. Routhier, à l'Université Laval, a voulu, ce soir, commémorer la date de la mort de Sir Georges, en invitant quelques hommes publics à vous parler de lui encore, dans cette belle salle de notre Monument National.

 

Je suis tout confus qu'on ait pensé à moi, et j'imagine volontiers que plus d'un, parmi vous, se demande pourquoi je suis ici. C'est très simple. J'ai commis une imprudence, et le comité que préside mon ami M. Villeneuve, me la fait expier. Dans ce monde ou dans l'autre, Mesdames et Messieurs, il faut toujours expier les imprudences que l'on commet. Quand, il y a quelques mois, ces messieurs m'ont invité, avec des centaines d'autres sans doute, à prêter mon modeste concours à l'oeuvre projetée du monument Cartier, j'ai répondu par une lettre : « Oh! oui, de toute mon âme, car de Sir Georges-Etienne Cartier, depuis longtemps, j'en ai plein le cour ». On m'a pris au mot, et me voilà.

 

S'il y a un coin de notre pays où la mémoire de Cartier soit en particulière vénération, c'est sans doute celui qui l'a vu naître, Saint-Antoine-sur-Richelieu, et c'est là, je pense, qu'il conviendra de porter en ex-voto la maquette du superbe monument que nous lui élèverons à Montréal. Or, parce que j'ai là, à Saint-Antoine, plusieurs générations de mes ancê­tres maternels qui dorment au champ du repos à côté de ceux du grand homme, et que même par alliance ma famille est apparentée à la sienne, j'ai eu souvent l'occasion de vivre quelques beaux jours d'été sur les bords de cette jolie rivière Richelieu que Sir Georges aimait tant et où son souvenir revit d'une façon, me semble-t-il, plus touchante qu'ailleurs.

 

A l'âge où je faisais ma rhétorique, à cet âge où l'on rêve d'avenir, j'ai bâti plus d'une fois mon château d'Espagne sur les bords du Richelieu, là où « les paysages sont aussi variés que charmants » - nous racontait M. le juge Routhier - sur ces tranquilles rives, où « les villages échelonnés, comme épris d'une mutuelle admiration, se saluent trois fois par jour du haut de leurs clochers » ... Plus d'une fois, en réalité, j'ai refait le trajet du village à la maison où est né Cartier le 6 septembre 1814, « la maison aux sept cheminées », et là, devant cette vaste construction en pierre, « très fruste, aus­tère, sans aucun ornement, et qui donnait l'impression d'une espèce de forteresse » (Decelles), j'ai vécu en imagination tout ce que l'on racontait de Sir Georges-Etienne Cartier. Il y avait quinze ans, à cette époque, qu'il était mort, mais pour ses co-paroissiens de Saint-Antoine, il faisait déjà figure de grand homme.

 

On répète souvent que les peuples heureux n'ont pas d'histoire. Il me semble au contraire que les villages qui sont jolis comme celui de Saint-Antoine sont heureux d'avoir fait avec leurs gens un peu d'histoire. On est fier d'être leur fils, et même leur arrière-petit-fils, et c'est déjà un stimulant au bien. En tout cas, Mesdames et Messieurs, c'est parce que j'ai énormément d'orgueil à pouvoir dire que je suis un peu du pays de Sir Georges, que j'avais écrit à M. Villeneuve : « De Cartier, j'en ai plein le cour », et que pour ma pénitence, et peut-être aussi hélas ! pour la vôtre, je suis ici ce soir.

 

Je ne vous raconterai pas sa vie. Sir A.-B. Routhier l'a fait l'autre soir d'une façon trop complète et trop charmante pour que je me risque à le suivre même de loin. Je voudrais, plutôt dégager de cette vie prodigieusement active quelques leçons, une leçon d'amour du travail notamment, une leçon de patriotisme, et même une leçon de foi. Au fond, Mesdames et Messieurs, comme je tiens à faire royalement ma pénitence, c'est encore un sermon que je m'en vais vous donner sous prétexte de conférence. Trouvez-moi un avocat qui n'est pas un peu plaideur dans tout ce qu'il fait, ou une Petite Soeur des Pauvres qui ne quête pas un peu partout. De même un curé, il faut que ça prêche ! Soyez encore heureux que je ne fasse pas la quête.

 

Le héros que je veux célébrer n'était pourtant pas un saint. Et sans vouloir rien préciser, je suis bien sûr que l'avocat du diable n'aurait guère de difficultés à faire rejeter sa cause, si on l'introduisait en cour de Rome pour tenter sa canonisation. Il était brusque, entier, brutal même et fort autoritaire, ou du moins il parut ainsi à beaucoup. On m'a conté qu'un jour Mgr Bourget, avec qui tout le monde sait qu'il eut plus d'un démêlé, était venu le voir cependant qu'un bon vivant de Saint-Antoine causait avec lui dans son bureau. Le garçon annonça Mgr l'évêque et l'ami de passage voulut partir. « Non, non - dit Sir Georges - qu'il attende! ». C'est un mot, vous me direz, un détail. Oui, mais il laisse entendre tout autre chose que de la douceur d'âme.

 

Sir Georges avait donc ses défauts. Je n'insiste pas. Simplement je constate. Mais il avait de fort belles qualités. Il avait le goût du travail, il aimait son pays et il avait le res­pect de sa foi. Il avait beaucoup de talent. Sans être un orateur très brillant, il parlait bien. On a même dit, à cer­tains moments de sa carrière, qu'il eut des éclairs de génie, par exemple, quand, après le vote du bill du Pacifique, il s'écria en Chambre :

 

All aboard for the West !

 

Il avait de l'esprit aussi, beaucoup d'esprit, de cet esprit gaulois qui fixe d'un trait une situation et lègue des « mots » à la postérité. « Je tiens toujours mes promesses, disait-il un jour à Sherbrooke, parce que je n'en fais jamais. » Une autre fois, on lui représentait que ses collègues du barreau n'approuvaient guère une mesure que lui Cartier avait à coeur : « Vous avez le barreau contre vous », lui dit quelqu'un ? « Eh! bien, je passerai à travers le barreau », repar­tit Cartier. Et en effet, il passa.

 

I

 

Il passa, comme cela, à travers bien des barreaux et bien des difficultés. J'ai relu lentement, l'autre soir, à votre in­tention, Mesdames et Messieurs, le beau livre de M. Decelles Cartier et son temps. J'ai relu aussi un grand nombre de ses discours - en trente ans de vie publique il en a prononcé pas moins de 160 qui ont été conservés-; j'ai relu de même la «  biographie » écrite, dès 1873, par Turcotte, l'historien de Le Canada sous l'Union; j'ai relu enfin tout ce que l'Opinion Publique du temps écrivit au lendemain de sa mort sous les signatures de L.-O. David et de J.-A. Mousseau. Ce que j'ai retenu comme note d'ensemble de toutes ces lectures, comme aussi de celle de la conférence, si naturelle et si vivante, que nous donnait l'autre soir M. Routhier, c'est d'abord, je vous l'ai dit, que Cartier aimait le travail. Voilà une première leçon qu'on peut apprendre à l'école de Sir Georges. Et elle est importante.

 

Il faut aimer le travail, Messieurs, pour lui-même d'a­bord, et aussi pour les résultats auxquels il conduit. « Le triomphe d'une cause, a-t-on justement écrit (1), s'élabore dans la profondeur du travail et dans la continuité de l'effort. » On nous a reproché, à nous les Canadiens instruits, de ne pas assez aimer le travail. Et le reproche nous a été douloureux. Je voudrais pour ma part qu'il fut moins mé­rité. Nos collèges et nos institutions font leur part. Nous leur devons de seconder leur action. Les talents ne manquent pas chez nous. Ce qui nous fait défaut souvent, c'est le travail, c'est l'effort, le travail de la pensée, l'effort de l'intelligence. Quand même nous n'arriverions pas tout de suite au succès, quand même nous n'y arriverions jamais, qu'importe ! Ce que Dieu veut, ce que la patrie demande, c'est l'action, c'est l'effort, c'est le travail. Au surplus, le travail arrive toujours tôt ou tard à un résultat qui console. Le plus souvent, nous a conté le poète, c'est la fleur marine...

 

Qui d'en bas vers le jour s'élève obscurément.

L'onde n'a dit encor son secret à personne,

Mais, par un clair soleil, le ciel rit, l'eau frissonne,

Et la fleur merveilleuse émerge lentement...

 

Sir Georges comprenait la valeur du travail, et il l'ai­mait. M. Decelles a écrit de lui que sa grande force, ça été sa confiance en lui-même, et que sa confiance en lui-même il la puisait dans son travail. Il travaillait, dit-il, quatorze heures par jour. C'est pourquoi, il avait une idée très élevée de sa propre valeur. Et ce n'était pas de la vanité, c'était de la conscience. Il se croyait supérieur à son entourage, comme dit encore Decelles, et en avance sur son parti, parce qu'il avait la conviction qu'il avait plus étudié et plus travaillé que ses amis ou ses rivaux. Quand Sir John A. MacDonald, son grand ami, voulait approfondir une question, il la faisait ex­poser d'abord par Cartier. Comme il avait un clou superbe d'assimilation, il ne craignait ensuite aucune objection.

 

« M. Cartier, a écrit au lendemain de sa mort M. L.-O. David, était essentiellement un chef de parti, un organisateur, un administrateur. Les traits dominants de son carac­tère étaient l'énergie, l'impétuosité, l'esprit de domination, le désir de se faire un nom, la confiance en lui-même, l'amour du travail, le désintéressement, L'énergie! Il en avait pour transporter les montagnes, escalader le ciel. Il se ruait sur ses adversaires avec la fougue des zouaves montant à l'assaut de Malakoff ; il était sans peur et sans pitié, comme les Turcos qui mangent leurs adversaires quand ils ne peuvent plus se servir de leurs mains. Sa vivacité, son impatience et son absolutisme lui faisaient supporter difficilement la contradiction et la résistance; il voyait peu de chose en-dehors de lui-même, il voulait tout concentrer, tout absorber, ne voir dans son orbite que des satellites, et, croyant personnifier en lui toute sa race, il pensait que tout allait bien du moment que lui était satisfait. S'il eût pu faire excommunier comme hérétiques tous ceux qui ne pensaient pas comme lui, il n'au­rait pas manqué de le faire, il les aurait même fait brûler. Il ne leur épargnait pas au moins les gros mots, les persécutions et les déboires. Ses amis eux-mêmes avaient de la misère à supporter quelquefois ses rudesses et ses emportements. Cela contribua sans doute à le priver des secours et des conseils de plusieurs hommes de talent. D'autres ne lui restèrent attachés que par terreur. Mais la majorité lui pardonnait facilement tout cela, parce qu'elle savait que, sous ces dehors brusques, il cachait en réalité un grand fonds de bienveillance et de bonté et un dévouement sans bornes pour ses amis politiques. Ce dévouement l'a même porté trop loin en lui faisant donner des charges et des honneurs à des hommes qui en étaient peu dignes. Il y avait un peu de tactique peut-être dans sa manière d'agir. Du moins il ne cherchait pas à se corriger, cela le délivrait des importuns qui assiègent le seuil des ministères. Dans tous les cas, il n'était plus le même homme dans les relations de la vie privée, où il se montrait aimable, cordial, hospitalier, libéral à l'excès. On sait qu'il aimait à recevoir et qu'à Ottawa, comme à Montréal et à Québec, il ouvrait toutes les semaines sa maison à ses amis dont plusieurs, étaient ses adversaires politiques. Personne dans les réunions où il se trouvait ne parlait, riait, chantait et dansait avec plus de verve et d'entrain; il avait des éclats de rire à briser les vitres, faisait des jeux de mots qui n'étaient pas toujours des chefs-d'oeuvre, et trouvait le moyen de plaire à tout le monde, de mettre dans tous les coeurs la joie et la gaîté. On partait de chez lui avec l'intention d'y revenir et bien décidé à lui pardonner dans l'intervalle ses impatiences et ses sarcasmes. Son amour du travail comme son énergie est passé en proverbe ; on ne peut se faire une idée exacte de la somme de travail qu'il faisait tous les jours, du zèle qu'il employait à tout savoir, à tout voir et à tout faire. Il mettait à travailler la passion que d'autres mettent à s'amuser; il aurait voulu ne jamais perdre un instant, une minute, avoir sans cesse le harnais sur le dos. "On ne travaille pas assez, disait-il souvent; il y a trop de paresseux dans le monde." "Travaillez donc, disait-il dans un moment de mauvaise humeur à quelqu'un qui lui demandait un conseil, étudiez et vous saurez ce que je sais. Comment ai-je appris cela, moi, pensez-vous que c'est en dormant ? " Il aurait pu ajouter que c'était en travaillant quinze heures par jour. Aussi, bâti pour vivre jusqu'à quatre-vingts ans au moins, il n'est pas allé jusqu'à soixante. M. Cartier était petit, mais assez bien pris de taille, osseux, nerveux et fortement constitué, léger, vif et saccadé dans ses mouvements. Il avait le front bien fait, massif et droit, le regard brûlant et mobile, le teint coloré, la bouche haute, le bas du visage fortement développé, la phy­sionomie ouverte, pleine de feu et d'intelligence. On devinait facilement, en le voyant, un homme travaillé par la pensée, dévoré par le besoin d'agir; il courait plutôt qu'il ne marchait, regardant partout, voyant tout le monde, remarquant tout, sachant toujours ce qu'il faisait et ne perdant jamais le fil de sa pensée. »

 

II

 

Ce joli portrait qui fait sûrement honneur à l'impartialité de l'adversaire politique qu'était, pour M. Cartier, M. L.-O. David, me paraît encore, à quarante ans d'intervalle, et après tout ce qui nous a été conté par l'histoire, notamment par DeCelles, ce portrait de Sir Georges, dis-je, que je cite de l'Opinion Publique du 23 mai 1873, me paraît encore fort ressemblant. Sir Georges c'était l'activité fait homme, l'amour du travail poussé à l'extrême.

 

Or, ce qui soutenait sa ténacité au travail c'était d'abord son amour pour sa patrie. Oh! il l'aimait, notre cher pays, celui qui avait appris à l'aimer sur les bords de notre poétique et pittoresque Richelieu, celui qui, jeune encore, avait rimé assez gauchement, mais de si bon coeur, ces strophes que tous les Canadiens connaissent :

Comme le dit un vieil adage

Rien n'est si beau que son pays...

 

Oh! oui, il l'aimait. Mais il l'aimait avec une singulière hauteur de vue. Il faut relire plusieurs de ses discours pour le comprendre. Sir Georges-Etienne Cartier aimait son pays, Mesdames et Messieurs, comme il convenait au père de la Confédération de l'aimer. Il l'aimait tout entier. Certes, le vieux sang gaulois qui coulait dans ses veines battait la charge très vite, quand il s'agissait d'évoquer les souvenirs de France, et aux jours de 37, il montra, avec peut-être trop de véhémence, que bon sang ne peut mentir. D'autre part, il ai­mait l'Angleterre aussi, d'une autre façon, je pense, mais il l'aimait, et il l'aimait avec une haute raison. Il m'a semblé qu'il vous serait intéressant de l'entendre lui-même sur ces deux thèmes qu'il estimait justement se tenir et se compléter.

 

Dans l'éloge funèbre qu'il prononçait, le 21 octobre 1855, sur la tombe de Ludger Duvernay, le fondateur de notre Saint-Jean-Baptiste, lors de la translation de ses restes de l'ancien cimetière Saint-Antoine au cimetière de la Côte-des-­Neiges, il disait :

 

"Jetez aussi les yeux sur la France, cette chère patrie de nos ancêtres. Pourquoi y voyons-nous l'esprit national aussi fort et aussi vigoureux? C'est que le Français est uni par la propriété à la terre qu'il habite. Un écrivain, dans un moment de délire, a osé proclamer que la propriété, c'est le vol... Maxime blasphématoire et délétère ! Maxime destructive du travail de toute nationalité ! En effet, le travail existerait-il, s'il n'avait la propriété pour but et pour rémunération? Et sans la propriété, pourrait-il exister une nationalité ou une patrie? Remarquons que la même nécessité de tenir au sol à titre de propriétaire pour le maintien de notre nationalité existe également pour les membres des sociétés-soeurs nationales. La lutte qui doit se livrer entre nous et les membres de ces sociétés pour la possession du sol doit être une lutte de travail, d'économie, d'industrie, d'intelligence et de bonne conduite, et non pas une lutte de race, de préjugés et d'envie. Le Canada a de l'espace : il en a pour eux, il en a pour nous, il en a pour tous. Nos horizons sont sans bornes. Les principales races qui habitent le Canada descendent des deux grandes nations européennes réunies aujourd'hui sous les mêmes drapeaux pour empêcher une nationalité affaiblie de succomber sous la loi du plus fort. Comment pourraient­elles s'empêcher de vivre en harmonie sur cette terre qui est leur propriété commune ? Dans cette lutte toute pacifique, souvenons-nous que si le majestueux érable est le premier des arbres de la forêt et croît toujours sur le meilleur sol, les Canadiens français doivent comme lui prendre racine sur le sol le plus fertile et le plus avantageux ! Oui, l'érable, dont la feuille orne la poitrine des Canadiens français au jour de la célébration de notre fête nationale, comme elle ombrage la tombe de nos frères décédés, doit pousser sur un sol qui soit le nôtre. Fasse le ciel que jamais n'arrive le jour où le Canadien français aura cessé d'en être le propriétaire, car ce jour-là finira notre nationalité ! Réunis en ce moment près de la tombe de notre fondateur, prenons l'engagement solennel de travailler pour le maintien de nos institutions et d'unir toutes nos forces et toutes nos volontés pour étendre de plus en plus notre domaine dans ce beau et grand pays ! En accomplissant cette promesse, nous remplirons les voeux du courageux patriote dont nous déplorons aujourd'hui la perte. Oui, avant de nous séparer, bénissons le nom de l'homme regretté qui a si puissamment contribué au développement de notre nationalité en créant parmi nous l'esprit d'association. »

 

Une autre fois, à Charlottetown, le 8 septembre 1864, parlant à un auditoire surtout anglais, il disait :

"Je m'enorgueillis, comme mes compatriotes du Canada-Est, d'être issu de l'ancienne France. Nous sommes Français d'origine, mais Français du vieux régime. Dans un voyage que je fis en France, il n'y a pas longtemps, j'assistai à une séance de l'Académie française, et là quelqu'un me demanda comment les Français du Bas-Canada avaient réussi à conserver leur nationalité. Je répondis : 'Ils ont été séparés de la France avant la Révolution française. Sans cela, ils auraient péri dans la tourmente qui suivit cette page de leur histoire. Nous devons la conservation de notre nationalité aux libres institutions que l'Angleterre nous a données'. Ce fut un heureux jour à nos yeux que celui où l'Angleterre et la France luttèrent côte à côte comme des frères dans la guerre de la Crimée. Pour la première fois depuis le douzième siècle, c'est-à-dire depuis les croisades, ils combattaient pour une cause commune, et je suis fier de proclamer que les Canadiens français se réjouissent tout autant de la prospérité de la Grande-Bretagne que de celle de la France. Quant à la question de l'union coloniale, la convention ayant siégé à huis-clos (2), il ne m'est pas permis de dire ce qui s'y est passé ; mais il m'est permis d'exprimer l'espoir et la confiance qu'il sortira de nos délibérations une grande confédération des provinces anglaises, qui fera du bien à tous et ne causera de préjudice, à personne. Les délégués se sont réunis pour s'assurer si les provinces ne pourraient pas, en mettant fin à leur isolement, former une nation ou un royaume. Le Canada, quelque vaste que soit son territoire, ne peut encore constituer seul une nation; les provinces maritimes laissées à elles-mêmes ne pourraient pas non plus être un royaume. Il est donc nécessaire que les provinces unissent toutes leurs forces et toutes leurs ressources pour prendre rang parmi les pays les plus importants du monde par le commerce, l'industrie, la prospérité publique et le développement national."

 

Sir Wilfrid Laurier a porté sur Cartier un jugement qui est un bel hommage à l'ampleur et à la hauteur de ses vues patriotiques.

« Ce qui pour moi est plus caractéristique que tout le reste dans cette nature si complexe, c'est que toutes les questions qui se présentent, il les envisage par le point de vue le plus élevé. Il ne cherche jamais à échapper à sa responsabilité dans la retraite facile qu'offrent les préjugés populaires. Quelle que soit la situation, il l'aborde de front et de haut. Chose singulière pourtant, si la conclusion qu'il adopte est élevée, brave, vaillante, la grandeur du sujet, non plus que la hauteur du point de vue, ne fait jamais jaillir aucune source d'inspiration; il reste toujours, dans la discussion, exclusivement homme d'action et homme d'affaires, sans éclat de pensée, sans bonheur d'expression. Le courage et la vaillance étaient peut-être les traits les plus saillants de Sir Georges Cartier dans sa carrière de chaque jour, et quand Sir Richard Cartwright lui disait une fois dans une altercation sur le parquet de la Chambre : 'L'honorable ministre a assez d'audace pour entreprendre quoi que ce soit', il reflétait l'opinion de tout le monde, y compris celle de Sir Georges lui-même qui, sur-le-champ, avec beaucoup de bonne humeur, remercia Sir Richard de son compliment. »

 

M. Decelles, qui cite ces belles paroles de notre ancien premier ministre, y ajoute celles-ci :

« Il fut donné à Cartier de vivre assez longtemps pour avoir vu passer son pays de l'abîme de l'oppression aux sommets bienfaisants des libertés civiles et politiques. Il lui était permis de tirer vanité d'avoir été un des ouvriers puissants de cette rénovation, de cette révolution dans les choses et les idées. Plus que tout autre homme de son temps, il a contribué par son humeur, par son entrain, sa largeur d'idées, à rapprocher les Canadiens français des Anglais. Il a été le premier des nôtres à parcourir l'Ontario et à y prononcer des paroles d'apaisement, prouvant ainsi, de visu, à des populations qui n'en voulaient pas croire leurs yeux, que les habitants du Bas-Canada n'étaient pas aussi noirs, aussi ignorants, aussi bornés qu'ils l'avaient cru. Notez bien qu'à l'époque où Cartier s'en allait à la conquête des préjugés, on n'était pas éloigné des premiers jours de l'Union, alors que le Parlement du Haut-Canada et le Conseil de ville de Toronto demandaient à Poulett Thompson de priver les Bas-Canadiens de leurs droits politiques. »

 

III

 

Cartier fut donc un homme de travail ardu et de patriotisme avisé. Il fut aussi un homme de foi. Il ne rougit jamais, que l'on sache de son baptême et il ne mit jamais son drapeau dans sa poche. Je n'ignore pas, Messieurs, qu'il a été mêlé, au cours de sa vie publique, à des querelles religieuses, où il y avait des divergeances [sic] d'opinion délicates à ap­précier, et je sais aussi qu'il a pris parti parfois avec une rondeur qui n'était pas très respectueuse. Mais au fond, il aimait l'Eglise et sa foi. Et si, peut-être, il a dû sa défaite dernière de Montréal-Est à son attitude vis-à-vis le chef du diocèse, il n'en est pas moins mort dans les bras de l'Eglise, après avoir appelé, et reçu, les consolations dernières qu'elle tient en réserve pour ses enfants.

 

Quelques semaines après sa mort, M. Benjamin Sulte écrivait de lui, dans la Revue Canadienne, entre autres choses, ces lignes significatives que je crois très justes :

"Nous n'hésitons pas à affirmer qu'il fut toujours un ferme croyant, et que l'Eglise du Canada doit à ses bons offices comme tel des avantages considérables. Entraîné sans relâche dans le tourbillon de la politique, il n'a peut-être pas toujours suivi à la lettre la pratique de tous ses devoirs religieux, mais nous sommes certain qu'il a toujours été lié de coeur avec l'Eglise. Il n'a pas attendu comme tant d'autres, la dernière heure, pour mettre en ordre les affaires de sa conscience. Il a voulu y voir longtemps avant de se sentir atteint par le coup fatal. Nous aimons à constater cela, parce que des rumeurs mal fondées, sinon malveillantes, se sont répandues à ce sujet. Le chef des Canadiens français ne pouvait pas être un indifférent, encore moins un incrédule. La foi de Sir Georges­Etienne Cartier était pleine, vivace et entière. »

 

Ce témoignage d'un homme toujours très au fait de l'actualité n'est d'ailleurs pas isolé. Avant de partir du Canada, et durant son séjour à Londres, Cartier s'occupa à plus d'une reprise de son âme et de son éternité.

« J'espère, écrivait-il à un ami le 21 mars - 50 jours avant de mourir -, qu'il me sera possible d'être au Canada à la fin d'avril ou au commencement de mai. Ce sera une indicible jouissance pour moi de vous serrer la main, étant en bonne santé, et de vous remercier de vos ferventes prières... L'art a pu être pour quelque chose dans le mieux que j'éprouve, mais j'ai la conviction que vos bonnes prières, et celles que d'autres bonnes et saintes âmes comme la vôtre ont élevées pour moi de tous les points du Canada, en sont la principale cause. »

Mesdames et Messieurs, ce n'est pas là le langage d'un mécréant. A la date du 22 mai, l'une de ses filles écrivait de Londres :

« Mon pauvre père est mort, avant-hier au matin, à six heures. Il est mort en chrétien, et malgré les atroces souffrances qu'il avait endurées depuis trois jours, sa fin a été presque douce... Il a enduré son mal (le mal de Bright) avec son courage ordinaire et une patience angélique. Quand maman lui demandait s'il souffrait beaucoup, il répondait : il ne faut pas que je me plaigne... »

Un autre correspondant, du Morning Chronicle celui-là, a noté que « Sir Georges conserva sa présence d'esprit jusqu'à la fin » et que « quelques instants avant sa mort un prêtre fut appelé à son chevet et lui administra les derniers sacrements ».

 

Sir Georges, selon le mot de sa fille, est donc mort en chrétien. Comme dit Sulte, qu'il n'ait pas « toujours suivi à la lettre la pratique de ses devoirs religieux », je crois qu'il faut en convenir, et de cela je n'ai ni le droit ni l'intention de l'absoudre. J'aime mieux penser à la parole de notre Maître à tous : « Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre ». Mais ce qu'il faut dire aussi, c'est que dans sa vie active d'homme public, l'occasion étant donnée, il ne manqua jamais de revendiquer les droits de sa foi catholique.

 

M. l'abbé Antoine Racine, qui devait être le premier évêque de Sherbrooke, prononça à la basilique de Québec, le 9 juin 1873, sur les restes mortels de Sir Georges, arrivés la veille d'Angleterre, une remarquable allocution, que l'Opinion Publique du temps a conservée. Je me sens parfaitement à l'aise, après cette oraison funèbre, pour louer la foi robuste et vive, sinon toujours suffisamment pratique, du père de la Confédération. Quand il s'était agi de protester contre la spoliation des biens du Saint-Siège, M. l'abbé Racine rappelait que Cartier avait eu de fiers accents :

« Le sentiment religieux est un sentiment inhérent à l'homme... Mais s'il est une religion au monde, où le sentiment religieux développe une foi plus sincère, c'est la religion catholique... Tous les catholiques, il est vrai, ne sont pas pieux au même degré.... Mais personne en fait de foi ne se croit surpassé par un autre... On a voulu humilier, dépouiller et opprimer le chef de l'Eglise... Tout le monde catholique s'émeut. Il est affligeant, pour nous catholiques, de voir qu'une grande par­tie des amertumes qui affligent Notre Saint-Père sont dues à des puissances catholiques, à une nation surtout à laquelle nous appartenons par le sang... Il y a quelque chose de poignant à penser que les victoires de Magenta et de Solférino ont eu pour résultat d'accabler le Saint-Père... »

Une autre fois, le 1er juin 1869, au sujet de l'abolition de l'Eglise établie d'Irlande, Cartier disait à la Chambre :

« La base des croyances catholiques repose sur la nécessité de l'union du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel... C'est parce que nous considérons la nécessité d'une Eglise établie, c'est-à-dire de l'alliance de l'Eglise et de l'Etat, que nous soutenons le pouvoir temporel. Sans doute les catholiques savent se faire aux circonstances, et ils ne peuvent exiger la reconnaissance de leur religion comme religion de l'Etat dans tous les pays. Mais dans quelque pays qu'ils soient, l'Eglise établie, c'est-à­dire unie à l'Etat, n'en existe pas moins pour eux: c'est l'Eglise de Rome qui s'étend à toutes les parties du monde, qui renferme tous les catholiques dans son sein et pour laquelle nous demandons l'exercice du pouvoir temporel, parce que nous voulons qu'elle soit forte, indépendante, qu'elle ait toutes les prérogatives du pouvoir civil pour seconder sa ma­jesté religieuse... »

Enfin, quand l'un de ses collègues avait osé s'élever contre l'enrôlement des zouaves canadiens au ser­vice de Pie IX, qu'il se permettait de nommer un prince étranger, Sir Georges avait bondi et il s'était écrié en plein parlement - le futur Mgr Racine le notait dans son oraison funèbre :

« Quoi! il sera permis, à nos jeunes gens de s'enrôler pour soutenir la guerre civile qui jette le deuil dans un Etat ami et voisin, et vous osez les blâmer de voler au secours du chef spirituel de deux cent millions de catholiques? Le pape n'est pas un souverain étranger ! Il est roi dans tout l'univers, parce qu'il a des sujets dans tous les empires : c'est le père des tous les chrétiens et c'est le devoir des enfants de défendre leur père. »

 

Mesdames et Messieurs, c'est donc une leçon de travail, une leçon de patriotisme et une leçon de foi, que véritablement nous sommes fondés à demander à Sir Georges-Etienne Cartier. C'est parce qu'il a en somme été fidèle à sa foi catholique, c'est parce qu'il a aimé son pays, c'est parce que, étonnamment, il a mis au service de son patriotisme et de sa foi une inlassable activité, que Cartier, le père de la Confédération, prend sa place au tout premier rang parmi nos grands hommes.

 

« Personne de son temps - conclut M. DeCelles à la fin de la magistrale étude qu'il lui a consacrée - « Personne de son temps n'a mieux compris et plus nettement posé que Car­tier le problème de la politique canadienne; personne n'a mieux indiqué les moyens de le résoudre. Ses indications se sont transformées en une loi tacite, aujourd'hui observée par tous les hommes soucieux d'une paix permanente au milieu d'éléments de discorde. C'est en cela que Cartier survit parmi nous, comme dans son oeuvre politique et administrative. La mort est venue l'abattre dans toute la maturité de ses aptitudes, avant la soixantaine. Son activité avec l'âge était devenue un surmenage mortel, qui l'a immolé à la patrie à laquelle il a donné vingt-cinq ans de loyaux services. Qui voudrait nier l'importance et le mérite de son oeuvre? Les haines accumulées sur Cartier dans l'ardeur des luttes, où son élan ne fut pas toujours exempt d'injustice, se sont de­puis longtemps évanouies. Il a cessé d'être un homme de parti, pour devenir une de nos gloires nationales et, aujour­d'hui, tout Canadien est heureux de s'incliner devant sa grande renommée. Plus on examine le résultat du labeur de ce puissant artisan, plus on se convainc que son âme rend à l'épreuve le son sonore du franc métal. »

 

Le son sonore du franc métal, Mesdames et Messieurs, c'est, en un mot heureux, tout notre baronet canadien, comme disait sa devise : Franc et sans dol !

 

Il y a dix ans, en août 1902, j'assistais, à Saint-Antoine-sur-Richelieu, à la chute des vieux clochers de l'ancienne église, qu'on remplaçait par des neufs. Ce fut, dans le village de Cartier - un village resté paisible - tout un événement. Les clochers avaient cent vingt ans d'existence. On les aimait. Les anciens ne les virent pas tomber sans émotion. Ce jour-là, bien que je ne sois guère poète, je me permis de faire des vers, que je vous demande la permission de citer en partie :

 

Il est tombé, le vieux clocher jauni,

Dans un amas de poutres, en poussière,

Il a vécu ! Maintenant, c'est fini,

Ses noirs débris sont là gisant par terre.

 

Pourtant l'ancien, depuis plus de cent ans,

Avait bravé bien des vents et des foudres ;

Mais sous l'effort des puissants cabestans,

On l'a réduit en morceaux et en poudres.

 

Il avait vu, de là-haut, bien des fois,

La foule entrer dedans la vieille église !

Nombre de fronts devant sa haute croix

S'étaient courbés comme un blé sous la brise...

 

Il est tombé, le vieux clocher jauni,

Dans un amas de poutres, en poussière,

Il a vécu ! Maintenant, c'est fini,

Ses noirs débris sont là, gisant par terre  ...

 

Mesdames et Messieurs, les choses d'ordinaire sont moins caduques que les gens. Il se trouve qu'il y a des exceptions. Le vieux clocher jauni de Saint-Antoine a mordu la poussière, cette poussière où nombre d'anciens dormaient sous son égide au cimetière. Mais l'un des enfants de ce village, le plus illustre, Sir Georges, que vous aimez et que j'aime, vivra à jamais dans les fastes de nos annales. Si beau qu'il soit, Messieurs du comité du centenaire, le monument que vous lui élèverez ne sera toujours qu'une froide pierre. C'est son oeu­vre qui reste et qui vivra à jamais !

 

O CANADA,   MON PAYS, MES AMOURS !

 

(1) Général d'Amade. - Préface de Souvenirs de Casablanca.

 

(2) Cartier revenait alors d'Angleterre.

 

 

Source : Elie-J. AUCLAIR."Sir Georges-Etienne Cartier", dans Revue Canadienne, Nouvelle série, Vol. XIV, No 3 (septembre 1914) : 486-503. Quelques erreurs typographiques mineures ont été corrigées. Article transcrit by Azadeh Tamjeedi. Révision par Claude Bélanger.

 

                                                                                                      

 

 
© 2004 Claude Bélanger, Marianopolis College