Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Octobre 2004

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

George-Étienne Cartier et le Droit civil canadien

 

 

[Ce texte a été écrit en 1914 par Antonio Perrault ; pour la référence exacte, voir la fin du texte. On trouvera aussi les notes à la fin du texte. Perrault écrit incorrectement le nom de Cartier, utilisant la forme française.]

 

AUJOURD'HUI encore ce n'est pas commettre d'hérésie que d'envisager, sous sa forme primitive, le droit privé et de penser notamment que les mots « droit civil canadien », inscrits en tête de cet article, comprennent toutes les règles qui gouvernent les rapports de droit naissant entre particuliers. (1)

 

C'est cette ampleur qui assure au droit civil son importance dans une nation. Embrassant toutes les relations des individus entre eux, le régime des personnes et celui des choses, fixant les droits de famille et de succession, régissant la propriété et les conventions multiples que quotidiennement les hommes font entre eux, c'est lui, en somme, qui, suivant le mot d'Albert Sorel , prend tous les citoyens à leur naissance, les conduit à leur majorité, consacre leur mariage, constate leur décès et, durant leur vie, règle leur droit de travailler, de contracter, d'user de leurs personnes et de leurs biens. (2)

 

Il n'est donc pas exagéré de dire qu'il demeure l'un des éléments fondamentaux d'une société, l'un de ceux qui contribuent le plus à en assurer la permanence.

 

Aussi bien, lorsqu'elle veut constater les titres de gloire des grands hommes et leurs droits à la reconnaissance publique, la postérité ne saurait mieux faire que de se rappeler ce qu'ils ont accompli en faveur de la législation civile de leur pays. C'est cette pensée qui nous a conduit à rechercher l'empreinte qu'a laissée sur la nôtre un homme de la hauteur de Sir Georges-Etienne Cartier et à remettre en lumière la place que, dans son ambition, ses succès, son influence, la multiplicité de ses préoccupations, il accorda au souci de développer notre droit civil et de lui assurer sur la terre canadienne, avec de fécondes applications, la durée.

 

*      *      *

 

Que si l'on peut influer sur le droit privé de son pays de maintes façons et à des degrés divers - par sa vie de citoyen respectueuse toujours des exigences de la justice et soumise aux dispositions de la loi positive, par une carrière vouée aux luttes du Palais ou au labeur plus calme du notariat, par des travaux de jurisconsulte ou par l'enseignement du droit - il est vrai de dire que les moyens d'action apparemment les plus efficaces appartiennent au législateur. Pour peu qu'il prenne réel contact avec les différentes classes de la société, qu'il connaisse quelles moeurs doivent être corrigées ou maintenues et la nécessité où se trouvent constamment personnes et choses d'une nation d'être régies par une législation adaptée aux réalités, quel service ne peut pas rendre le politique que les peuples modernes ont fait le souverain de la loi ! Et combien précieux pourront être dans ce sens ses efforts s'il est, comme le fut Sir Georges-Etienne Cartier, un homme d'Etat que sa nature prédispose au métier, un travailleur intelligent que dominent une volonté prompte, le sens des nécessités et des réformes possibles, l'un des chefs les mieux suivis de son parti et, pendant plus de vingt années, le maître du parlement !

 

Admis au barreau en 1835, Cartier ferme son étude aux heures de la tourmente qu'apporte avec elle l'année 1837, fuit, après la défaite de Saint-Charles, les poursuites de l'ennemi, rentre à Montréal au mois d'août 1838 et se remet résolument à la pratique du droit. Un homme de sa trempe ne pou­vait être qu'au premier rang, où qu'il luttât. Sa connaissance des lois, son sens légal, sa vivacité d'esprit, son énergie lui permirent, racontent ses contemporains, de faire en peu de temps sa marque au barreau. Ces succès ne l'y retinrent pourtant pas, et bientôt il entendit d'une oreille accueillante l'appel auquel cèdent tant de jeunes hommes et qui les entraîne loin des études aux batailles électorales. Aussi, désirant retrouver ce que Cartier apporta à notre code civil, ce n'est point l'homme de robe que nous étudierons en lui, mais bien l'homme politique. Puisque ses dispositions de caractère et d'esprit le destinaient à la vie publique et qu'il céda à cette tentation, puisque c'est dans l'enceinte du parlement qu'il dépensa le meilleur de son talent et manifesta le mieux son courage, y multipliant ses efforts pour assurer la grandeur du Canada, suivons-le jusque-là et rappelons ce que son patriotisme lui fit inscrire au tableau de nos lois civiles.

 

L'en-tête de cet article indique que, même sur ce terrain, nous faisons un choix dans les travaux de Cartier et que, nous étant proposé d'examiner les préoccupations qu'il eut d'améliorer notre droit civil, nous laissons de côté ses tentatives de parfaire notre droit public administratif - par exemple, lorsqu'il fit adopter une loi qui donnait l'existence civile aux paroisses érigées canoniquement, et d'étendre les bases de notre droit constitutionnel, notamment par sa collaboration si précieuse à la nouvelle loi organique dont fut doté le Canada en 1867.

 

Même en se bornant aux lois civiles dont Cartier fut l'auteur ou à l'achèvement desquelles il contribua, il serait fastidieux d'étudier toutes celles qui doivent être mises à son crédit. Procureur-général pendant près de dix ans, président du comité des bills privés à la Chambre d'Assemblée pendant vingt-quatre ans, quelles lois furent chez nous sanctionnées de 1848 - date de son entrée au parlement, à 1873 - année de sa mort, et ne portèrent point plus ou moins prononcée la marque de l'esprit juridique de Cartier ?

 

Les hommes politiques parlent volontiers d'eux-mêmes. Attaqués de tous côtés, victimes d'injures parfois aussi grossières que redoutables, ils se pensent leurs meilleurs défen­seurs et pour cela ne cessent dans leurs discours d'opposer leurs actions aux adversaires dénigreurs de leur mérite. Car­tier ne manqua pas à la tradition. A lui non plus le moi ne pa­rut pas haïssable, et la lecture de certains de ses discours fait aujourd'hui sourire de sa manie puérile de parler de lui et de prendre invariablement comme thème : moi et mon oeuvre. Sa préoccupation d'enregistrer ainsi pour la postérité ses actes publics a du moins l'avantage de nous fournir un fil qui nous guide dans le dédale où se fabriquent nos lois. Et, puisqu'il faut faire un choix parmi celles que nous voulons rappeler ici ; c'est à Cartier lui-même que nous demanderons de nous indi­quer les plus importantes.

 

Ah ! si toutes les lois dont il fut l'initiateur lui parurent, un temps, de première importance, il ne tarda point à devenir plus modeste et à sentir lui-même le besoin de faire un départ entre celles qui devaient être mises au premier rang et celles qui ne méritaient qu'une attention secondaire. N'est-ce pas lui qui, en Chambre, au cours de la session de 1854, se glori­fiait en ces termes d'avoir préparé la charte de la compagnie du Grand-Tronc : « J'ai été chargé de la loi qui a créé le chemin de fer du Grand-Tronc et j'en suis plus fier que de tout : autre acte de ma vie » ? Il est permis de croire que, dans les dernières années de sa vie, il était revenu de cet enthousiasme et que les nombreuses pages qu'il avait ajoutées à notre recueil de lois ne lui apparaissaient plus sous des couleurs également brillantes. Parlant à Sherbrooke, le 9 novembre 1871, à un banquet offert à l'hon. J.-H. Pope, il ramenait à quatre les lois principales touchant le droit civil et à la préparation desquelles il avait été mêlé. Elles avaient eu pour objet respectif : l'abolition de la tenure seigneuriale, la reconnaissance aux Cantons de l'Est de l'usage du droit français, la réorganisation de nos tribunaux et - fait capital - la codification de nos lois civiles.

 

Aujourd'hui encore, tout en reconnaissant que l'influence de Cartier a porté sur l'élaboration de notre législation canadienne durant près d'un quart de siècle, l'on peut, sans faire tort à sa gloire, concentrer l'attention de ses compatriotes, en ce qui regarde les services qu'il rendit à notre droit civil, sur les lois que nous venons d'indiquer et que lui-même classait en tout premier lieu. Aussi bien, elles font époque dans l'histoire de la formation du pays canadien et elles suffisent à rendre durable la mémoire de l'homme qui les proposa. Certes, il serait injuste d'attribuer à Cartier seul le mérite de cette législation. D'autres ouvriers mirent la main à cet édifice. Assurément ce n'est pas chose facile que de retrouver la trace de tous les efforts individuels, l'empreinte de chacun des cerveaux humains qui contribuent, à travers les diverses phases de la procédure parlementaire, à rendre définitif un projet de loi. Ce que du moins l'historien canadien affirmera, c'est que, tout le long de son séjour en parlement, Cartier s'inté­ressa plus que personne à notre législation civile, qu'il conçut à ce sujet des réformes de haute importance, qu'il les appliqua par la puissance de son talent et par son énergie et qu'il eut, pour tout dire enfin, le patriotisme de se servir de la position élevée qu'il occupa dans son parti et à la Chambre pour exercer une influence prépondérante et efficace sur une foule de nos lois. C'est de cela que la postérité lui est reconnaissante.

 

*      *      *

 

En 1848, quand Cartier, élu député du comté de Verchères, entra pour la première fois au parlement-uni, une question attirait particulièrement l'attention de ses nouveaux col­lègues, celle de la tenure seigneuriale et de son abolition. A l'étude depuis quelques années déjà, elle ne devait recevoir sa solution définitive que vers 1860.

 

Après que cette réforme eut été amorcée par la loi de 1845; après que Sir Louis-Hippolyte Lafontaine eut fait adopter en 1850 par la Chambre les deux résolutions qui décrétaient la conversion de la tenure seigneuriale en tenure libre, moyennant indemnité payée aux seigneurs, une autre loi, plus élaborée, sanctionnée en 1854, l'Acte seigneurial, créa une cour spéciale chargée de faire enquête et de rendre jugement. Cette cour, composée de juges de la cour d'appel et de la cour supérieure, se mit à l'oeuvre, entendit les parties et, par sa décision du mois de mai 1856, détermina la valeur des droits de la couronne, de ceux des seigneurs et des censitaires.

 

Notre pays connut en petit à la fois les avantages et les inconvénients de la féodalité. Si cette institution, introduite ici par les rois de France, avait été conçue à l'imitation de la féodalité européenne, elle n'en différa pas moins de celle-ci sur plusieurs points essentiels.

 

A partir de 1627, le système de colonisation de la Nouvelle-France consista à distribuer des terrains aux émigrants autour de Québec, et surtout à concéder des terres de grande étendue en tenure seigneuriale à ceux que leur situation et leur fortune semblaient mettre en état de créer des centres de population. Ce dernier mode de concession fut celui qui prévalut à la longue. Et, pendant la domination française, la colonisation s'opéra par l'intermédiaire des concessions seigneuriales, au moins dans la contrée qui a formé le Bas-Canada. Le pays était donc divisé suivant la configuration du sol et découpé en circonscriptions. Ces parties de territoire étaient attribuées à titre seigneurial, à charge pour le seigneur de peupler son domaine. Le seigneur s'installait dans sa terre et faisait des concessions moyennant une rente perpétuelle de un et de deux sous par arpent superficiel. A ce profit, minime il est vrai, venaient se joindre une part sur les lods et ventes, c'est-à-dire un impôt très lourd par lequel le seigneur réclamait à chaque mutation de toute propriété le 12ème de la valeur de celle-ci, le droit exclusif que possédait le seigneur de bâtir des moulins et de moudre les grains, le droit de retrait qui permettait au seigneur de contraindre l'acheteur, quarante jours après la vente, à lui céder la propriété qu'il venait d'acquérir, lorsqu'elle avait été achetée à bas prix. (3)

 

Si le colon canadien fut exempt des exactions que la féodalité traîna avec elle en France sous l'ancien régime, du moins restait-il astreint à trop d'obligations envers le seigneur. Et il vint un temps où cette institution qui avait ren­du à notre colonie de réels services, aidé notamment à son peuplement, menaçait d'en arrêter le progrès. Vers le milieu du 19ème siècle, nos hommes d'État comprirent que, si la féodalité est compatible avec le régime agricole, elle ne l'est guère avec une époque où l'industrie et le commerce absorbent une grande part de l'activité des hommes; ils se dirent que l'avancement du pays ne serait possible qu'en libérant le possesseur de la terre des cens et rentes, des lods et ventes, du droit de retrait, ainsi que des privilèges que les seigneurs prétendaient avoir sur les lacs et les rivières. Ils travaillèrent donc pour obtenir, et obtinrent à la fin, l'affranchissement du sol canadien.

 

Cartier se mit résolument de leur côté, et, s'il serait excessif de lui attribuer le principal mérite de l'abolition de la tenure seigneuriale - des noms comme celui de Sir Louis­Hippolyte Lafontaine passent avant le sien dans l'histoire du règlement de ce problème agraire - il n'en demeure pas moins que, notamment par sa loi de 1859, Cartier contribua grandement à l'achèvement de cette réforme. Après la chute du ministère Brown- Dorion, le cabinet Cartier-MacDonald [plutôt Macdonald] fut formé, Cartier devenant premier ministre. C'est durant la période où il fut à la tête des affaires publiques, c'est au cours de la session qui s'ouvrit le 29 janvier 1859, que Cartier mit la dernière main à cette question de l'abolition de la tenure seigneuriale. Ce fut lui qui présenta alors une loi dont le but était le rachat définitif de tous les droits seigneuriaux, les cens et rentes exceptés. Ce ne fut pas sans grandes difficultés que Cartier parvint à faire adopter cette mesure. La loi de 1854 avait eu également pour objet de parfaire ce rachat; mais en 1859 l'on constata que la somme votée antérieurement n'était pas suffisante et qu'il fallait y ajouter celle de $2,000,000. Ce que Cartier avait à craindre, c'était l'opposition qui lui pouvait venir du Haut-Canada, sous le prétexte que le parlement accordait ainsi une somme considérable en faveur exclusive au Bas-Canada. Cartier, ne voulant pas que ce reproche parût fondé, et désirant écarter l'ombre d'une injustice, fit voter la somme additionnelle dont le Bas-Canada avait besoin pour qu'il se libérât entièrement des droits seigneuriaux (à l'exception des cens et rentes) ; mais en même temps il promit une indemnité au Haut-Canada ainsi qu'aux Cantons de l'Est du Bas-Canada dont la tenure était différente de celle du reste de la province. En dépit des attaques violentes de certains chefs du Haut-Canada, de MacDougall [plutôt McDougall] et de George Brown entre autres, malgré la lutte que le Globe de Toronto lui fit, Cartier tint bon. Sa mesure fut adoptée et de la sorte l'abolition de la tenure seigneuriale assurée. Cette attitude énergique qu'il avait eue en 1859 permettait donc à Cartier de signaler plus tard fièrement la part importante qu'il avait prise au règlement de cette question épineuse. Il y a lieu pour nous de l'en féliciter, même du point de vue de notre droit civil. Si la tenure seigneuriale tenait principale au droit public par ses caractères principaux, il est également vrai de dire qu'elle était du ressort du droit privé, parce qu'elle déterminait la condition du droit de propriété et gouvernait les rapports qui se pouvaient former entre seigneurs et tenanciers. Et si cette réforme fut accueillie avec joie, si nous savons gré à nos devanciers de l'avoir faite, c'est bien parce qu'elle rendit plus libre, plus souple, le droit de propriété et qu'elle mit sur un pied d'égalité seigneurs et censitaires dans leurs relations juridiques.

 

*      *      *

 

Ce fut pour satisfaire ce même désir de simplifier le droit de propriété, de le débarrasser de toute obscurité et de toutes ses entraves, que Cartier présenta en 1857 une mesure légis­lative dont l'objet était de déterminer de façon précise la loi qui devait s'appliquer aux Cantons de l'Est. L'on sait que vers la fin du 18ème siècle certains membres du Conseil exécutif canadien s'attribuèrent et distribuèrent à leurs amis de vastes domaines situés sur les bords du lac et de la rivière Saint-François. Ces terrains avaient été divisés en cantons (townships) par opposition aux parties de la province qui avaient été concédées en seigneuries. La distribution alla si bien, raconte Garneau, que, de 1793 à 1811, plus de trois millions d'acres furent ainsi assurés à une couple de cents favoris. On devait revendre quand le sol aurait acquis une plus grande valeur. Pour cacher ce but de lucre, on disait que c'était par patriotisme qu'on avait placé près des frontières des sujets fidèles à Sa Majesté, que, de la sorte, on empêcherait Canadiens français et Américains de fraterniser. C'étaient donc, à leur propre dire, des sentinelles avancées de la couronne britannique !

 

Bien que l'on eût donné aux nouvelles divisions des noms anglais, nos compatriotes, se moquant de ces obstacles artificiels, pénétrèrent peu à peu sur les terres situées à la droite du fleuve Saint-Laurent et s'y établirent. Vers le milieu du 19e siècle, l'on se trouva en présence de cette difficulté de savoir quelles lois régissaient les habitants de ces cantons. Etait-ce la loi anglaise ? et la tenure de leurs terres était-elle réglée par cette dernière - ou par la loi française appliquée dans le reste du Bas-Canada ? En fait, certaines terres étaient régies par la loi anglaise, tandis que d'autres étaient tenues en franc-alleu , c'est-à-dire en tenure libre, suivant la loi française, et les juges appliquaient tantôt l'une, tantôt l'autre. Cartier vit là un problème à résoudre, un malaise à faire disparaître et, à la session de 1857, le parlement-uni adopta, à sa demande, une loi qui étendait aux Cantons de l'Est les lois françaises en vigueur dans l'autre partie de la province et unifiait ainsi le droit bas-canadien. Cette mesure fit disparaître, en partie du moins, l'inconvénient que Cartier signalait en ces termes, le 22 mai 1867, au banquet offert à l'hon. M. Galt, à Lennoxville : « Avant 1854, les lois concernant la propriété immobilière étaient si incertaines qu'en achetant un lopin de terre l'acquéreur n'était pas absolument sûr de ne pas ache­ter un procès en même temps. »

 

Qui pourrait le blâmer d'avoir eu cette sollicitudes d'arrêter les courses vers le Palais ? N'oublions pas que Cartier était avocat, si nous voulons comprendre son désintéresse­ment et lui attribuer tout son mérité !

 

*      *      *

 

Cartier ne se préoccupait pas seulement d'inscrire, chaque année, au feuilleton de la Chambre, de nouveaux textes de loi, mais il cherchait encore à rendre leur application plus aisée et l'administration de la justice plus efficace. C'est pour cela que, durant cette même session de 1857, il fit adopter l'Acte de judicature.

 

En 1777, une cour des plaidoyers communs et une cour d'appel avaient été constituées. Puis, en 1797, une loi avait divisé le Bas-Canada en trois grands districts judiciaires Montréal, Québec et Trois-Rivières. Plus tard furent créés les districts additionnels de Saint-François (Sherbrooke) et de Gaspé. Après certaines modifications apportées à ce système en 1843 - modifications qui ne furent guère aimées - Sir Louis-Hippolyte Lafontaine proposa en 1849 une loi sur laquelle repose encore, en principe, l'organisation de nos tri­bunaux civils. Elle créait une cour du banc du roi avec juridiction eu appel dans les matières civiles et criminelles, une cour supérieure (première instance) et une cour de circuit. Trouvant que les choses allaient vite en notre pays et qu'en 1857 la réforme accomplie en 1849 ne répondait déjà plus aux besoins du Bas-Canada, Cartier, tout en maintenant dans ses grandes lignes l'organisation en vigueur depuis huit ans, la modifia sur plus d'un point. Sa loi de 1857 apporta, dans l'administration de la justice, un notable changement en ce qu'elle introduisait chez nous le principe de la décentralisation judiciaire et le substituait à celui de la centralisation. A ce sujet, les esprits étaient divisés. Les uns, par le principe de la centralisation, voulaient que les tribunaux ne siégeassent que dans les districts les plus importants, à Québec et à Montréal, par exemple, et que les intéressés fussent obligés d'y venir plaider ; les autres, au moyen de la décentralisation judiciaire, voulaient créer des centres d'administration de la justice un peu partout sur le territoire bas-canadien. Cartier se rallia à cette dernière théorie, prenant sans doute modèle sur le Haut­-Canada, dont les subdivisions judiciaires étaient fondées sur les divisions des collèges électoraux. Eut-il raison ? La question se discute aujourd'hui encore. Soit aux séances du conseil général de l'ordre, soit aux réunions où se rencontrent juges et avocats de la province de Québec, le sujet est fréquemment débattu de savoir lequel de ces deux principes doit être adopté et jusqu'où il convient de l'appliquer.

 

Il semble bien que Cartier, en créant ainsi maints districts, ait voulu non seulement faciliter aux justiciables l'accès des tribunaux, mais encore déterminer l'établissement de nos juges dans les plus importantes des campagnes canadiennes et en faire de la sorte les chefs, les têtes des petites sociétés qui s'y forment. Sur ce point il a échoué. Dans la crainte de nouer, des liens qui pourraient nuire à son impartialité ou tout au moins diminuer son prestige, gêné parfois par l'intimité qui s'établit entre lui et ses concitoyens, le juge demeurant dans les districts est resté à l'écart de la population au milieu de laquelle il vit. A cela s'est ajoutée l'attraction qu'ont exercée sur nos magistrats les villes de Montréal et de Québec, si bien que peu ont su y résister.

 

Quoiqu'il en soit, la loi que Cartier présenta en 1857 réglementait, dans ses modes principaux, l'administration de la justice dans le Bas-Canada : elle divisait cette province en dix-neuf districts judiciaires, dont douze étaient nouveaux, pourvoyait à la construction de palais de justice et de prisons, portait à dix-huit le nombre des juges de la cour supérieure et à cinq celui des juges de la cour d'appel.

 

Cartier, ne recula point devant l'immense travail que lui demandait la mise en fonction de ce nouveau système. Il ne parvint à le faire accepter qu'après avoir surmonté maints obstacles, repoussé maintes objections venues de tous côtés, voire de celui où juges et avocats soutiennent les combats de la justice. Faut-il s'en étonner ? Il troublait l'ordre établi de tout un monde, celui des gens de robe, et il est de tradition chez cette gent de défendre vigoureusement ce qu'elle croit être ses droits acquis.

 

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A la séance de la Chambre du 16 mai 1860, répondant au député de Laprairie, Thomas-Jean-Jacques Loranger, qui l'avait accusé de vouloir anglifier les Canadiens français, Car­tier, pour sa défense, énuméra ses oeuvres et, au cours de sa réplique, s'écria : « Qui, avant moi, avait songé à la codifica­tion de nos lois civiles ? »

 

Il savait bien que la réponse ne pouvait que lui être favorable. Il semble en effet que cette idée de codification lui ait été personnelle, et d'y avoir lié son nom est sans contredit le plus beau titre de gloire que du point de vue des services qu'il ren­dit à notre droit privé nous puissions aujourd'hui lui décerner. En vrai meneur du peuple, Cartier ne se reposait pas dès qu'il avait donné à son pays une loi que requéraient les besoins de l'heure. Son esprit en éveil le poussait à chercher sans cesse quelle difficulté il pouvait résoudre, quel malaise, faire disparaître, quel progrès nouveau, déterminer. Quand l'abolition de la tenure seigneuriale lui parut assurée, il rendit publique l'idée qu'il avait conçue depuis quelques années déjà de codifier nos lois civiles. L'exclamation citée plus haut de même que les discours qu'il prononça en Chambre sur cette ques­tion laissent entendre que Cartier croyait en l'excellence du principe de la codification des lois - confection d'un code, c'est-à-dire d'un recueil unique non seulement pour tout un pays, mais encore pour une partie du droit - et que d'autre part des raisons spéciales le portaient à la vouloir hâter chez nous. Réunir la législation civile dans une loi unique au lieu de la laisser éparpillée dans les lois diverses, en un mot la codifier, paraissait donc à Cartier une réforme utile à tout pays et particulièrement au nôtre. Cette attitude lui faisait prendre parti dans les luttes qui se sont prolongées autour de la codi­fication des lois.

 

Lorsque la France, par la promulgation de son Code Napoléon, donna au monde, en 1801, l'exemple de la codification, le jurisconsulte allemand Thibault demanda pour l'Allemagne la rédaction d'un code analogue au code français. Ses idées furent combattues par son célèbre com­patriote Savigny. D'après ce dernier, toute codification se­rait une oeuvre fausse et arbitraire, parce qu'elle serait tou­jours faite avec des idées systématiques et qu'elle méconnaîtrait le développement historique du droit; parce qu'elle em­pêcherait la science de se développer avec le siècle; parce qu'elle immobiliserait par la fixité de ses formules l'esprit du jurisconsulte; parce qu elle priverait le droit des améliorations successives qu'y apporterait une interprétation plus libre. On eut vite répondu à cette accusation que, la loi étant faite pour corriger les sociétés et exercer sur elles une influen­ce en triomphant des habitudes et des inclinations des hom­mes, elle doit être avant tout claire et certaine; que ces deux qualités dont la pratique a surtout besoin sont mieux assurées par la codification qu'au reste celle-ci n'arrête point les pro­grès du droit qui s'opèrent principalement au moyen du législateur, les nations modernes s'étant dotées de parlements qui délibèrent presque constamment et qui peuvent faire bénéficier la loi existante des réformes nécessaires. Les faits vinrent confirmer cette théorie et donner tort à Savigny, même dans son propre pays, puisqu'en 1900 l'Allemagne codifiait ses lois civiles.

 

Les raisons particulières au Bas-Canada qui militaient en faveur de la codification de ses lois civiles, nous les trouvons dans les discours de Cartier ainsi qu'au préambule de la loi qu'il présenta à cette fin à la session de 1857 (4). Elles y sont au nombre de trois : le texte de nos lois d'origine française n'était pas accessible aux Anglo-canadiens habitant le Bas-Canada et, d'autre part, les quelques lois anglaises introduites chez nous après la cession ne se trouvaient pas, vu leur rédaction en langue anglaise, à la portée des Canadiens français; depuis le Code Napoléon, promulgué en 1804, les lois antérieures à ce code (encore en vigueur chez nous) n'étaient ni imprimées, ni commentées et, partant, il était difficile aux Canadiens de s'en procurer des exemplaires et des commen­taires; l'effort de codification fait par la France et par d'autres Etats, la Louisiane par exemple, ayant produit d'heureux résultats, il y avait intérêt pour nous à suivre cet exemple.

 

La France en fondant une colonie en Amérique y avait apporté ses lois. Et le fond de notre droit civil était donc l'ancien droit français, antérieur à l'édit qui en 1663 avait créé le Conseil souverain de la Nouvelle-France. Les ordonnances promulguées par les rois de France après 1663 avaient modifié cet ancien droit; mais, comme nos tribunaux refu­saient de les appliquer chez nous, nos magistrats et nos jurisconsultes étaient obligés de recourir aux auteurs qui avaient commenté le droit français antérieurement à ces ordonnances. Il était également devenu difficile d'appliquer les règles du droit anglais touchant la matière des preuves, dispositions légales qui avaient été introduites chez nous par une loi de 1775. Si l'on ajoute à cela que les lois canadiennes, adoptées après la cession par nos parlements, modifiaient aussi le fond de notre droit civil, l'on comprendra aisément qu'en 1857 l'on se trouvait en face de difficultés dont la solution devait tenter l'effort d'un esprit aussi juridique et aussi clair que celui de Cartier. Et l'on pourrait sans doute lui prêter le souci que Philippe de Commines prêtait au roi Louis XI désirant fort, parait-il, qu'en son royaume « l'on usât d'une coutume, d'un poids et d'une mesure, et que toutes les coutumes fussent mises en français, en un beau livre, pour éviter la cautèle et pil­lerie des chicaneurs, qui est si grande en ce royaume que nulle autre n'est semblable, et les nobles d'icelui la doivent bien connaître ». (5)

 

Mais cette codification devait-elle porter sur les lois civi­les des deux provinces ou seulement sur celles du Bas-Canada ? Quand, le 21 avril 1857, Cartier, secondé par MacDougall, proposa que la loi pourvoyant à la confection d'un code fût lue une deuxième fois, George Brown, appuyé par Ferguson, de­manda qu'un « comité spécial de sept membres fût nommé pour s'enquérir et faire rapport quant à la possibilité de codi­fier les lois du Haut et du Bas-Canada d'après un système qui puisse s'adapter à toute la province ». (6) Cet amendement fut repoussé. En proposant un seul code pour le Haut et le Bas-Canada, Brown et quelques-uns de ses partisans voulaient assimiler les lois de ces deux provinces. Cette assimilation, disaient-ils, était rendue nécessaire par la formation probable d'une confédération au nord de l'Amérique. Au témoignage de l'historien L.-P. Turcotte (7), Cartier leur répondit qu'il fallait d'abord commencer par accorder la requête du Bas­Canada qui demandait impérieusement la codification de ses lois ; qu'il serait temps, ce premier travail terminé, de codifer les lois de toutes les provinces le jour, où elles, seraient réunies.

 

Cette prévision de Cartier ne se réalisa point après la Confédération de 1867 et aujourd'hui encore seule la province de Québec possède un code de lois civiles. Cartier pou­vait-il accepter l'offre que lui firent Brown et ses amis et sai­sir cette occasion d'étendre, au moyen d'un code unique, les lois françaises au Haut-Canada, l'Ontario actuel ? Cartier soupçonna sans doute que la proposition de Brown n'était qu'une tentative mal déguisée de faire avorter son projet de codification. Il lui était permis de prévoir qu'un essai d'adopter une même codification pour le Bas et le Haut-Canada, et d'imposer à celui-ci les lois en vigueur dans notre province, ne manquerait pas de porter son fanatique adversaire à crier contre la domination française. Si, dans un discours prononcé à Montréal le 30 avril 1866, Cartier pouvait prétendre que l'un des objets de la codification de 1857 avait été de publier nos lois dans les deux textes parce que « la population qui ne parlait pas la langue française aimait cependant nos vieilles lois françaises », aurait-il rendu en 1867 le même témoignage aux Anglais habitant le Haut-Canada ? Peut-être Cartier pres­sentait-il aussi qu'un code unique pour les deux provinces ne survivrait pas à la Confédération des provinces canadiennes. A voir aujourd'hui l'empressement que les Anglo-canadiens de l'Ontario mettent à enlever aux Canadiens français tout ce qui peut leur rester de caractère distinct, l'on peut juger de l'effet qu'aurait eu chez eux après 1867 un code civil calqué essentiellement sur le droit français. Puisque Cartier voulait que l'empreinte de celui-ci se fixât à demeure sur notre pays, il crut trouver le meilleur moyen d'atteindre ce but en restreignant au Bas-Canada l'application de ce code (8). Il vit juste et réussit à parfaire son oeuvre. Avant de mourir, il eut la joie de constater le progrès réel qu'elle détermina chez nous, l'orgueil de penser qu'elle apparaîtrait toujours aux yeux de ses compatriotes comme la plus solide base de sa re­nommée.

 

C'est que la promulgation de ce code en fermant une époque marque une ère nouvelle. Avant lui c'était l'ombre régnant sur les sources de notre droit, ce qui rendait difficile l'appli­cation que quotidiennement les hommes de loi devaient en faire. Le code introduit l'ordre et l'uniformité dans notre législation civile, il met la clarté là où le doute existait, il apporte aux juges et aux avocats qui administrent la justice un texte certain, plus précis, un guide auquel ils se confient avec moins de crainte d'errer; à tous les justiciables enfin, il fournit le recueil complet des règles légales qui gouvernent les actes juridiques si fréquents chez l'homme vivant en société. Appuyé sur des principes fixes, il reconnaît à tous les citoyens liberté entière et ne pose à leur activité que les bor­nes mêmes de la morale et de l'ordre public.

 

Si les codificateurs n'avaient pas la mission de compiler le droit canonique ni des maximes de morale, ils prirent garde du moins d'insérer dans cet ouvrage un seul article qui blessât la foi de la population catholique de cette province. Certes, des critiques ne se firent pas faute, lors de la promulgation de notre code civil, de blâmer certaines de ses dis­positions qui, d'après eux, ne paraissaient pas conformes au droit canonique, notamment sur la question du mariage. Et naturellement Cartier, qui avait été l'initiateur de cette oeuvre, fut le point de mire de leurs attaques et dénoncé pour avoir inventé ce nouvel engin de guerre contre le catho­licisme. Sans entrer dans cette controverse, rappelons toutefois que des autorités compétentes rendirent justice à Cartier et, sur ce point, donnèrent tort à ses accusateurs. La foi catholique de cet homme n'eut donc pas à regretter d'avoir doté notre pays de ce recueil de lois. Dans une lettre que Mgr Baillargeon, archevêque de Québec, adressait à son clergé, le 31 mai 1870, il faisait part aux prêtres de son diocèse d'une étude que venait spécialement de faire de notre nouveau code civil Mgr Philippe C. de Angelis, professeur de droit canon à l'Université de Rome. Rappelant les attaques dont notre code civil avait été l'objet, Mgr Baillargeon, tout en signalant certains défauts qui déparaient cette oeuvre, ajoutait :

 

« Croyant ne pouvoir s'entourer de trop de lumières sur une matière aussi grave, les évêques de la province réunis à Rome ont consulté le savant canoniste romain (Mgr de Angelis) dont j'ai fait mention plus haut. Vous trouverez ci-après le préambule de sa consultation, où il fait un si bel éloge de l'ensemble de notre code civil que l'on a voulu faire considérer comme anti-catholique. »

 

Dans cette étude à laquelle référait l'archevêque de Québec, Mgr de Angelis ne craignait pas, du point de vue catholique, de mettre notre code civil au-dessus des autres codes que dans les temps modernes les peuples de l'Europe se sont donnés, et il savait gré notamment au législateur canadien d'avoir dans son oeuvre reconnu le principe de l'union de l'Eglise et de l'Etat (9) .

 

Pour une fois, Cartier dut être heureux d'avoir un autre défenseur que lui-même. Parvenu au déclin de sa vie, usé par les labeurs, les attaques et les ripostes dont ses Jours étaient pleins, il trouva sans doute un réconfort dans cette approbation venue de haut. Elle lui donna deux fois raison de penser que le code civil, l'oeuvre chère qu'il avait conçue et que son énergie persévérante avait conduite à bonne fin, resterait l'un des caractères distinctifs de la société canadienne, l'un des éléments qui assurent la survivance de sa race et son originalité.

 

*       *      *

 

L'un des traits de cette législation qu'il importe de dégager, c'est que le moule où il la fit passer est de marque française. Et, s'il tint à prendre pour guide l'esprit juridique de la France, c'est parce qu'il croyait à la suprématie de cette nation même dans le domaine du droit.

 

« L'honorable député de Montréal, disait Cartier à la séance de la Chambre du 8 mars 1858 en réponse à une attaque de Sir A.-A. Dorion, l'honorable député de Montréal a prétendu ne pas connaître la pensée du gouvernement en ce qui concerne l'assimilation éventuelle des lois du Haut et du Bas-Canada. Il devrait pourtant savoir qu'ici comme partout ailleurs, c'est la loi française ou romaine qui a force d'absorption et que jamais elle ne pourra être absorbée. C'est la jurisprudence conforme à cette loi qui prévaut dans presque toute l'Europe, qui s'est introduite aux Etats-Unis et qui là, comme en Angleterre, est devenue la base des réfor­mes légales. » (10)

 

Répéterait-il aujourd'hui ces fières paroles ? Que de précautions il prit pour qu'elles fussent chez nous toujours vraies !

 

Après avoir multiplié les lois de provenance française, après avoir, lors de la codification, empêché que l'on en fit table rase pour édifier un droit nouveau, après qu'il eut de la sorte obtenu que l'ancien droit français introduit ici deux siècles auparavant passât rajeuni, augmenté, dans le code, il se servit de la constitution de 1867 pour en assurer la permanence. En exigeant que l'Acte de la Confédération garantît aux provinces juridiction exclusive en matière de « propriété et de droits civils » (11), il rendit cet ancien droit français souverain dans la partie du territoire canadien où il s'était implanté et il fournit à ses compatriotes du Québec le moyen de le conserver. Après une si constante sollicitude, ne formerons­nous pas le vouloir de garder jalousement cet héritage, de ne le point laisser s'effriter et même d'en faire connaître au loin les richesses ?

 

S'il n'y a pas danger immédiat que le pouvoir fédéral viole la lettre de la constitution et empiète, par sa législation, sur notre droit civil, il importe de ne point perdre de vue que le parlement d'Ottawa, ainsi que toutes les législatures canadiennes, sauf celle de Québec, déversent chaque année sur notre pays des lois de facture anglaise et que de ce fait se crée ici une atmosphère peu propice au développement de notre droit français. N'avons-nous pas raison de craindre que celui­ci ne soit, sinon absorbé par le droit anglais des autres parties de la Confédération, du moins affaibli, diminué par lui, et qu'il ne devienne bientôt plus qu'un tout petit flot rongé par la mer de législation anglaise incessamment accrue par les assemblées parlementaires des capitales canadiennes ? N'y a-t-il pas là une tentation constante qui engage le législateur de notre province à copier ces lois toutes faites qu'il trouve à côté et à s'épargner ainsi la peine de faire une oeuvre originale et de développer notre droit suivant l'esprit français, qui est sa marque d'origine ? (12)

 

Ce n'est pas qu'il faille de parti-pris proscrire l'étude des lois anglaises et leur adaptation à notre province quand l'épreuve du temps en a prouvé l'excellence. Les idées juridiques s'échangent, personne n'en a le monopole. Une nation doit même les emprunter à sa voisine quand ces notions de droit positif apparaissent, plus que les autres, en harmonie avec le droit naturel et conformes aux principes qui assurent, avec la paix des sociétés, le libre jeu de l'activité des hommes. Quand notre législateur trouve par exemple une loi de cette qualité en Angleterre ou en Allemagne (qui particulièrement depuis la promulgation de son code en 1900 cherche à exercer une suprématie dans le domaine du droit privé), c'est son devoir de s'en inspirer. Tout ce que nous voulons dire, c'est que, notre droit étant d'origine française, c'est à cette source qu'il faut tout d'abord recourir si l'on n'en veut point briser la symétrie. D'ici quelques années - si la législature du Québec se tient à la hauteur de sa tâche - tout un nouveau code civil s'édifiera à côté de l'ancien. Elle a commencé ce travail en édictant en 1909 sa loi ouvrière, fondée sur la théorie du risque professionnel, et hier, sa loi de 1914, relative aux habitations à bon marché. Elle devra le continuer par d'autres mesures, dont les plus importantes s'occuperont sans doute de la condition juridique de la femme mariée, du salaire de l'épouse ou de l'enfant qui gagne son pain, du contrat de travail en général. Souhaitons qu'en ajoutant ces titres supplémentaires à notre code civil, le législateur, après avoir tenu compte des traditions, des moeurs, du tempérament de notre société, se souvienne de l'esprit dans lequel ce code fut rédigé, et quel droit il avait mission de per­pétuer sur la terre canadienne.

 

Pour le lui rappeler et l'aider dans sa tâche, il importe que les études juridiques se multiplient chez nous, que magistrats et hommes de loi, jurisconsultes et praticiens montrent, par l'élaboration d'un jugement, le fond d'une plaidoirie, par la thèse, le livre et l'enseignement, l'ampleur et l'efficacité de notre législation. Aux jeunes de la profession de comprendre particulièrement le profit que leur procurera l'étude quotidienne des lois et des ouvrages de doctrine, la nécessité ou ils sont de se tenir en contact direct avec la théorie du droit sans laquelle la pratique devient vite insipide, maladroite, insuffisante. Aux jeunes d'entreprendre des travaux où s'apercevront les beautés de nos lois, leurs lacunes aussi et leurs réformes possibles. Si législateurs et jurisconsultes, juges et avocats, apportent cet enrichissement au droit canadien, ils vivifieront à jamais l'oeuvre législative de Cartier, ils rendront de la sorte à cet homme remarquable l'éloge qu'il mérite et que ne pourraient lui donner ni l'enflure des discours ni la sévérité du granit.

 

 

(1) De ce point de vue, notre droit civil correspondrait à peu près au jus privatum des Romains, en opposition à leur jus publicum. Après avoir désigné à Rome l'ensemble du droit propre à un peuple indépendant - le droit de Rome (ou, le droit des Quirites) par opposition an jus gentium, droit des gens, qui englobait les règles communes à tous les peuples ; après avoir désigné, à la fin de l'Empire, tout le droit romain (le vieux droit quiritaire élargi ayant effacé tous les autres) par opposition, par exemple, au jus canonicum, les mots jus civile (dont la traduction littérale a formé les mots droit civil) finirent par ne plus être employés que pour signifier le droit privé par opposition au droit public. Bien que dans les compilations de Justinien le jus civile comprit à la fois le droit public et le droit privé, les textes relatifs au droit public perdirent cependant leur utilité après la disparition de l'administration impériale, notamment les dispositions relatives aux magistrats et aux officiers municipaux. Les jurisconsultes s'habituèrent donc à n'aller puiser dans les recueils de Justinien que les règles de droit privé. De la sorte, le droit civil prit peu à peu son sens actuel et devint le droit privé. Ce sens nouveau était entré dans l'usage quand se fit la révolution de 1789. Aussi quand la France donna au monde l'exemple de la codification et unifia son droit privé, le législateur français parla tout naturellement de droit civil et non de droit privé. Quand nos codificateurs canadiens, vers le milieu du 19ème siècle préparèrent, pour notre pays, pareille unification, ils imitèrent cet exem­ple et appelèrent le recueil contenant notre droit privé : « Le code civil du Bas-Canada ». Ces faits permirent à certains auteurs, entre autres à M. M. Planiol, d'affirmer que cette expression de droit civil, après avoir désigné le droit romain pendant plus de dix siècles, désigne actuellement le droit privé sous sa forme moderne.

 

(2) Le code civil, Livre du centenaire 1804-1804. Introduction.

 

(3) Cf. Le régime seigneurial au Canada, par l'honorable Rodolphe Lemieux, mémoire présenté à la Société Royale du Canada en 1913. Voir aussi le mémoire préparé par Sir L. A. Lafontaine. L'Acte seigneurial et ses amendements sont contenus au chap. 41 des Statuts Refondus du Bas-Canada de 1881.

 

(4) Discours de Cartier réunis par Joseph Tassé, p. 129, discours prononcé à la Chambre le 27 avril 1857 ; aussi page 512. « Loi pourvoyant la codification des lois du Bas-Canada qui se rapportent aux matières civiles et à la procédure ». (Loi sanctionnée le 10 juin 1851, 20 Victoria, chapitre 43).

 

(5) Livre VI, ch. 6.

 

(6) Journaux de l'Assemblée Législative, Vol. 15, session 1857, p. 239.

 

(7) Le Canada sous l'Union, pp. 303 et 304.

 

(8) Le travail de codification fut confié à trois commissaires, les juges Morin, Day et Caron. Leur oeuvre n'était pas de faire des lois nouvelles, mais de classer et de coordonner les lois déjà en vigueur en indiquant à chaque article l'autorité sur laquelle ils s'appuyaient. Les commissaires se mirent à la besogne en 1859 ; ils préparèrent des rapports qui furent soumis à la législature en 1866. Avant de devenir loi le code civil fut soumis à trois corps : les commissaires, le gouvernement et la législature. Notre code civil fut mis en vigueur le 1er août 1866. Contrairement au Code Napoléon, ce n'est pas un recueil de lois nouvelles; en le préparant, le but a été de réunir les lois existant dans notre province à cette époque. A l'heure présente, c'est donc encore l'ancien droit français qui est en vigueur chez nous, modifié cependant par les amendements ajoutés lors de la codification et depuis. Il serait intéressant de rechercher la part que Cartier a pu prendre à la rédaction du projet des commissaires chargés de la codification. Dans son précieux ouvrage, Commentaires sur le code civil du Bas-Canada, Thomas-Jean-Jacques Loranger écrit (Vol. 1, p. 18) : « Le gouvernement de son côté a fait sa part de la collaboration que lui avait imposée la loi, et à diverses reprises le travail des commissaires a été revisé par le ministre de la justice. » De quel ministre de la justice parle Loranger ? Est-ce de Cartier ?

 

La codification proposée par Cartier ne visait pas seulement les lois civiles proprement dites, mais aussi la procédure civile - l'ensemble des règles légales usitées pour faire valoir nos droits devant les tribunaux. Le code de procédure civile préparé par les juges Day, Caron et Beaudry (Morin étant décédé) vint en vigueur le 28 juin 1867.

 

Outre le code civil et le code de procédure civile, Cartier contribua en plus à la refonte de nos statuts, refonte qui est à la vérité une codification partielle. Chaque année, le parlement et la législature adoptent une foule de lois d'un caractère public, comportant des dispositions nouvelles, amendant ou abrogeant d'anciens textes. D'année en année la législa­tion s'accumule. Le législateur canadien a senti la nécessité de faire de fois à autre le triage de ces lois, d'en faire la refonte, c'est-à-dire de réunir en un recueil unique les lois en vigueur à un moment donné. Depuis la cession quatre refontes de la législation de notre province ont eu lieu, une première en 1843, une deuxième en 1861, une troisième en 1888 et une quatrième en 1909. Ces statuts refondus, ainsi qu'on les nomme, contiennent une partie de notre droit public administratif et aussi certaines dispositions de droit civil qui n'ont pas trouvé place au code civil. Cartier contribua à la refonte qui eut lieu en 1861 et par elle paracheva l'oeuvre qu'il s'était proposée de codifier tout notre droit civil.

 

(9) Ce préambule des observations de Mgr de Angelis, ainsi que la lettre de Mgr Baillargeon, citée plus haut, se trouvent au Vol. IV, pp.719 et sq., de l'ouvrage Mandements, lettres pastorales et circulaires des évêques de Québec, publiés par Mgr H. Têtu et l'abbé C.-O. Gagnon.

 

(10) Discours , pp. 141 et 142.

 

(11) Paragraphe 13 de l'art. 92 de l'Acte de l'Amérique Britannique du Nord (1867).

 

(12) Depuis 1867, le parlement fédéral a copié plusieurs de ses lois sur celles du parlement impérial. Citons, entre autres, la loi des lettres de change et des billets promissoires en 1890, le code pénal en 1892 (celui-ci imité d'un projet de loi pénale que le parlement de Londres n'adopta pas), la loi des compagnies à fonds social et à responsabilité limitée en 1902, la loi des prêteurs en 1906. En 1907, la législature de Québec jugeant à propos de refaire notre loi provinciale relative aux compagnies à responsabilité limitée, constituées en corporation par lettres patentes, ne crut pas mieux faire que de copier la loi fédérale de 1902, qui avait été calquée en partie sur la loi du par­lement impérial de 1900.

 

Source : Antonio PERREAULT, « Cartier et le droit civil canadien », Revue Canadienne, Vol. XIV, No 3 (septembre 1914) : pp. 256- 280. Des erreurs typographiques mineures ont été corrigées dans le texte. Le formatage du texte a également été modifié. Article transcrit par Christophe Huynh. Révision par Claude Bélanger.

 

 
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