Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Juillet 2006

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

Monsieur Bigot

 

[Ce texte a été écrit par Guy Frégault. Pour la référence bibliographique précise, voir la fin du document.]

VERS quatre heures de l'après-midi, le 26 août 1748, une calèche déposait à Québec un personnage considérable, François Bigot, le nouvel intendant de la colonie. Fatigué d'attendre à bord de son vaisseau, le Zéphyr, que les vents contraires retenaient depuis un mois dans le fleuve, le haut dignitaire avait tenu à brûler la dernière étape de son voyage afin de prendre un contact plus rapide avec la capitale de la Nouvelle-France. Il se mit sans retard au travail, pressé de se voir au courant de tout, d'entrer immédiatement « dans les détails » et de profiter de la longue expérience de son prédécesseur, Gilles Hocquart, avant que celui-ci ne s'embarquât à destination de France. Cette précipitation révélait tout de suite un trait de caractère : exact et laborieux, l'homme avait le goût de l'action, il aimait faire vite et refusait de se laisser arrêter par les obstacles. Durant son administration, il allait manifester un besoin constant de remuer des dossiers, de manier des hommes et de se jeter à corps perdu dans tout ce qu'il entreprendrait.

 

A l'époque où il abordait au Canada, Bigot avait quarante-cinq ans. Issu d'une famille de fonctionnaires et d'officiers de justice, il semblait destiné à la magistrature. Son grand-père avait été greffier du Parlement de Bordeaux et son père, conseiller et sous-doyen du même tribunal. Il était apparenté au marquis de Puysieulx, qui fut ministre des Affaires étrangères, et au duc d'Estrées, maréchal de France et premier président du Conseil de Marine; il était également allié au comte de Morville, secrétaire d'Etat à la Marine, département chargé du gouvernement des colonies. Il naquit à Bordeaux le 30 janvier 1703 et fut baptisé le lendemain; il eut pour parrain un oncle maternel, messire François Lombard, chanoine de Saint-Emilion, et pour marraine une tante paternelle, épouse de M. de Richon, écuyer.

 

Très jeune, le futur intendant s'engagea dans la voie qui lui était tracée d'avance et prit du service dans les bureaux de la Marine établis dans les ports. Il parait que ce ne fut pas sans soulagement qu'il quitta un foyer sévère pour adopter la vie plus facile des grandes villes maritimes. Mais il ne semble pas que sa famille ait aisément relâché sa surveillance, puisqu'en 1745, le ministre rendait compte à Mme Bigot de la conduite du fonctionnaire, en ce moment commissaire-ordonnateur de Louisbourg; et ce dernier avait alors dépassé la quarantaine. Il faut bien avouer que l'inquiétude maternelle ne paraissait pas injustifiée, puisque l'on voit, une quinzaine d'années plus tôt, Bigot pris dans des affaires de jeu, signe qu'il cédait déjà à sa grande passion.

 

II avait vingt ans lorsque le comte de Morville lui procura un petit emploi à son ministère. Doué d'une remarquable puissance de travail, intelligent et assuré de hautes protections, le jeune homme devait se tailler une belle carrière, malgré ses défauts, sa piètre figure et une santé qui ne fut jamais bonne. Il eut bientôt fait de doubler le cap des postes subalternes. En 1731, Maurepas lui confia la charge importante et compliquée de commissaire de la Marine. Il dut s'acquitter de ses fonctions à la satisfaction de son chef puisque, l'année suivante, il était promu commissaire à Rochefort. Le 1er avril 1739, il devenait commissaire-ordonnateur à l'Ile Royale. Le 1er mai, le ministre lui expédiait sa commission de subdélégué et ses provisions de premier conseiller au Conseil Supérieur de Louisbourg. Théoriquement subordonné à l'intendant de la Nouvelle-France, il allait, durant six ans, occuper la situation d'un véritable intendant dans l'île-forteresse du golfe.

 

Le commissaire-ordonnateur débarqua à Louisbourg, en même temps que le nouveau gouverneur local, M. de Forant, le 9 septembre 1739. Sa gestion à l'Île Royale fut analogue à celle qu'il devait entreprendre, dix ans plus tard, sur le théâtre plus vaste du Canada. Bigot travailla à l'avancement de la colonie et à l'augmentation de sa propre fortune. Pour le bien de la colonie, il se montra capable de fournir des efforts éclairés. Il entrevit la richesse des gisements de houille du Cap-Breton, les fit prospecter et en recommanda l'exploitation; il accorda toute l'attention possible aux pêcheries, la grande ressource de l'île; il s'appliqua aussi au défrichage et au peuplement de l'Ile Saint-Jean, dont il voulait faire le gre­nier de Louisbourg. Tout en servant le roi, il ne perdait pas de vue ses intérêts personnels. Il se fit avancer une forte somme par son père et emprunta de négociants de sa ville natale, ce qui lui permit de grouper des capitaux considérables. A l'aide de ces fonds et en utilisant l'influence et le prestige qu'il devait à sa situation au poste de commande de la colonie, il réussit à mettre sur pied d'importantes entreprises de com­merce. Ces opérations lui permirent de réaliser en peu de temps de gros profits.

 

En 1744, la guerre de la Succession d'Autriche éclatait. Louisbourg lança des corsaires. Bigot saisit cette magnifique occasion pour armer en course, à son propre compte et en société avec d'autres armateurs, des navires qui firent plusieurs prises. Revendues en France, ces dernières rapportaient des profits appréciables qui tombaient dans la cassette du commissaire-ordonnateur. Cependant une menace planait sur Louisbourg. Il y avait vingt ans qu'on travaillait aux fortifications de la place. On y avait jeté quelques millions, et elles étaient encore mauvaises. On vit bien que les troupes qui les gardaient n'étaient pas sûres lorsque, le 27 décembre 1744, une révolte éclata dans la garnison. Les soldats se plaignaient qu'on les forçait à travailler aux ouvrages de la garnison sans leur verser le supplément de solde auquel ils avaient droit. Ils vivaient toujours entre deux vins, dans des conditions malsaines et déprimantes.

 

Assiégé par les milices de Pepperell et bloqué par les vaisseaux de Warren, Louisbourg tomba aux mains des Anglo-Américains le 16 juin 1745. Le commis­saire-ordonnateur porta-t-il une part de la responsabilité de ce malheur ? Des contemporains l'ont cru. Dans un passage, évidemment rédigé par Bougainville, du journal de Montcalm, on lit que Bigot avait fait vider les magasins du roi et transporter les marchan­dises dans des entrepôts particuliers; puis, il aurait engagé les habitants à présenter au commandant une requête pour lui demander de capituler; celui-ci, sous prétexte « de ne pouvoir contenir les habitants soulevés avec une garnison aussi révoltée », aurait effectué la reddition; les assiégeants, enchantés de la tournure des événements, consentirent à ce que les habitants conservassent leurs effets, ce qui aurait permis à Bigot de récupérer les approvisionnements enlevés dans les entrepôts de l'État avant la capitulation et de les vendre en réalisant par cette opération un profit de cent pour cent. Qu'en est-il de tout cela ? Il est difficile de le préciser. Bougainville n'écrivait que par ouï-dire. Mais une manoeuvre comme celle qu'il dénonçait cadrerait bien avec le caractère du commissaire-ordonnateur. Quoi qu'il en soit, le mi­nistre, qui avait procuré à celui-ci, l'année précédente, la promotion de commissaire général, ne lui en con­tinua pas moins sa faveur. Le 27 décembre 1745, il écrivait à Bigot que le roi se montrait satisfait de sa conduite. Le fonctionnaire colonial pouvait être tranquille.

 

Le gouvernement français ne voulait pas se rési­gner à la perte de Louisbourg. Il plaça sous les ordres du duc d'Anville une escadre formidable et confia à Bigot la charge de commissaire général de cette flotte, besogne qui exigeait autant d'activité que de ressources. Il lui donna aussi l'ordre de passer au Canada après cette expédition et d'aller servir sous l'intendant Hocquart en qualité de commissaire général de la marine. La campagne fut désastreuse. Une tempête effroyable dispersa les navires lorsqu'ils furent sur le point d'atteindre le site actuel de Halifax. Les débris de la flotte abordèrent néanmoins à Ch­bouctou. Mais une épidémie de scorbut s'était répandue sur les vaisseaux. Marins et soldats mouraient comme des mouches. Les provisions man­quaient. Durant six semaines, sur le littoral acadien, Bigot s'ingénia à trouver des vivres et à combattre l'épidémie. Le duc d'Anville mourut subitement le 27 septembre (1746). Son lieutenant, M. d'Estournelles, perdit la raison et voulut se suicider. L'escadre ne comptait plus que quatre navires. La Jonquière en prit le commandement et décida de mettre le siège devant Port-Royal. Mais une nouvelle tempête s'éleva à la hauteur du Cap de Sable et désorganisa de nou­veau la flotte, qui se réduisait à deux vaisseaux lorsqu'elle rentra en France. Atteint lui-même par le scorbut, Bigot arriva presque mourant à Port-Louis. Il avait à peine eu le temps de se remettre quand le ministre lui offrit l'intendance de la Nouvelle-France. Ses instructions portent la date du 23 février 1748. Lorsqu'il atteignit Québec, à la fin d'août, il avait déjà parcouru une carrière longue et mouvementée. C'était un personnage énigmatique à qui, personnellement, tout avait réussi, bien qu'il se fût trouvé au milieu des circonstances les plus malheureuses pour le service du roi.

 

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Il arrivait au Canada à une époque critique. La guerre de la Succession d'Autriche venait de finir. La paix était précaire. La Nouvelle-France se voyait faible en présence de voisins hostiles, dont la puis­sance égalait l'ambition. Il était évident que la lutte reprendrait. La question des frontières acadiennes et celle de la vallée de l'Ohio pouvaient à tout moment provoquer un nouveau conflit. On eût dit François Bigot destiné à évoluer au bord d'un abîme. Si son chef l'envoyait dans une place forte, c'était pour y trouver des murailles lézardées; s'il recevait l'administration d'une flotte, les éléments le trahissaient. On le forçait à jouer avec le feu. Il jouait bien. Gagnerait-il toujours ?

 

Les Canadiens s'aperçurent combien il était diffé­rent de l'intendant Hocquart. Ce dernier était intègre, très digne, mais un peu lent; les finances semblaient l'embarrasser; il éprouvait une fatigue visible après un stage prolongé — près de vingt ans — à Québec. Il ne prisait pas du tout la galanterie, n'avait pas une ombre de légèreté et vivait modes­tement. Tout autre était Monsieur Bigot. Il n'y avait pas six mois qu'il s'était établi à Québec que déjà Mme Bégon notait dans sa correspondance : « Il n'est pas de l'humeur de M. Hocquart et ne s'accommode pas de tout et partout comme celui-ci le ferait. » Il manifesta tout de suite un goût certain des grands déploiements. Bientôt, on ne se lassa pas de dire que rien n'était « si magnifique que cet intendant ». On partait de tous les coins du pays pour admirer son argenterie qui « faisait le bel air des conversations à la mode ». Il se groupait autour de lui une petite cour, où se montraient ceux qui aimaient la bonne vie. La belle Mme de La Naudière en était la reine, entourée d'étoiles de deuxième grandeur, dont une au moins devait un jour l'éclipser.

 

On a fait de Bigot un portrait assez ressemblant : « II n'est point marié, et ne veut point l'être. Quoique la nature marâtre l'ait doué d'une laide figure couverte de boutons, et tout petit de taille qu'il soit, il est bien fait et délicat, et les femmes l'aiment et elles sont payées de retour. » A l'automne de 1748, on annonce sa visite prochaine à Montréal. Plusieurs semaines d'avance, les dames arrangent leurs toilettes et se préparent à briller. Il arrive sur les glaces au début de février, précédé de son maître d'hôtel et de sa gouvernante, chargés de surveiller le transport de son argenterie; il désire, même en voyage, s'entourer du plus grand luxe et il a un train de voitures qui tient depuis la Longue-Pointe jusqu'à la ville. Il passera à Montréal quatre semaines chargées de récep­tions, de bals et de soupers. Les personnes rangées sont scandalisées. Les autres se laissent emporter dans le tourbillon. Après l'austérité de M. Hocquart, le charme de M. Bigot semble irrésistible. Lorsque le séduisant magistrat quitte la ville avec la venue du carême, le 2 mars, ce n'est pas sans soulagement que Messieurs de Saint-Sulpice voient s'ébranler son équipage. Deux semaines plus tard, Mme Bégon écrit: « Il est arrivé quelqu'un de Québec, je ne sais qui, qui nous apprend l'heureuse arrivée de M. l'intendant à Québec et qu'il a trouvé à Sainte-Anne des dames qui l'ont attendu là plusieurs jours. Elles sont Mme Péan, Mme Lanaudière, Mme Daine, Mme Méloize, pour chaperon apparemment. C'est la plus jolie chose du monde à ce que l'on dit. » Ainsi, ce n'est pas seulement en 1755, ni même en 1752, que Bigot connut Mme Péan. En 1749, il courait déjà des bruits indiscrets sur les tendres relations nouées entre Bigot et cette dame, puisque l'on pouvait attri­buer, ce qui était assez méchant, le rôle de chaperon à Mme des Méloizes, mère de Mme Péan.

 

Bien que l'intendant parût beaucoup dans la plus frivole société, il ne perdait pas de vue, pour cela, les affaires de l'État. Il travaillait vite et bien. Il savait, à l'occasion, édicter une législation opportune. Au milieu du XVIIIe siècle, la population rurale marquait une tendance prononcée à se déplacer vers les villes. Ce mouvement pouvait avoir de graves conséquences sur la structure économique et sociale du Canada. Le 20 avril 1749, Bigot publiait une ordonnance interdisant aux « habitants qui ont des terres à la campagne de venir s'établir en la ville de Québec, sous quelque prétexte que ce soit sans la permission écrite de l'intendant, à peine d'être chassés de la ville et renvoyés sur leurs terres, leurs meubles et effets confisqués, et en outre de 50 livres d'amende. » Mesure énergique mais nécessaire. Cette énergie pouvait s'accentuer jusqu'à la dureté. En 1745, une ordonnance avait obligé les habitants à construire leurs maisons sur des terres mesurant au moins un arpent et demi de front sur trente de profondeur; en 1749, l'intendant décida de faire démolir les habi­tations construites sur des terrains de moindre étendue, et il poussa la rigueur jusqu'à faire effectuer ce travail aux frais des coupables; en 1752, il ajoutait à cette peine une amende de cent livres, somme considérable pour un cultivateur. Le haut magistrat était sans pitié; ce qui n'empêchait pas ses collaborateurs immé­diats d'être contents de lui. En octobre 1755, Vaudreuil s'exprimait ainsi dans une lettre au ministre: « Cet intendant, Monseigneur, a des talents peu ordinaires, ses ressources pour tout ce qui tend au bien du service sont inexprimables, son zèle et ses lumières m'ont grandement aidé dans tout ce que j'ai entrepris. Il est prévoyant, actif et infatigable, quoique depuis qu'il est dans la colonie il n'ait pas eu huit jours de bonne santé. »

 

Le gouvernement métropolitain semblait également satisfait de son administration. Le ministre ne pouvait toutefois pas lui cacher qu'il lui revenait des plaintes nombreuses et des dénonciations répétées. Rien ne s'opposait à ce que l'intendant donnât de grandes réceptions et de coûteuses parties de campagne; il pouvait fort bien, s'il l'aimait ainsi, voyager avec une suite princière, se faire précéder de ses meubles, de ses glaces et de son argenterie. Mais son traitement, même élevé, d'intendant n'y suffisait pas. Bigot comblait l'énorme différence entre ses revenus réguliers et ses dépenses en organisant de grosses entreprises commerciales, qui devenaient de grosses entreprises de péculat. Dès avant son départ de France, en 1748, il s'était entendu avec les sieurs

Gradis, négociants juifs de Bordeaux, qui étaient un peu banquiers et un peu armateurs, pour former avec eux une société de commerce. D'ailleurs, il y avait quelques années que l'intendant était en rapports avec eux. Son projet, réalisé en 1748, semble avoir été amorcé en 1746, alors que le haut fonctionnaire devait passer à Québec après avoir servi sur l'escadre d'Anville. Le 29 mai 1746, Bigot écrivait déjà à Gradis : « Vous aurés de mes nouvelles Monsieur a mon arrivée a québec et je vous remercie des offres que vous me faites par les lettres que vous m'avés fait l'honneur de m'ecrire et auxquels (sic) je suis tres sensible. » En 1748, les plans de Bigot étaient précis; il s'était assuré, avec Gradis, la complicité de M. de La Porte, commis principal au ministère de la Marine, homme adroit et malhonnête, qui était l'oeil du mi­nistre. En arrivant au Canada, Bigot s'employa avec sa créature, le contrôleur Bréard, à rédiger une police de société qui les liait tous deux aux Gradis: ces derniers s'engageaient à expédier les fournitures et assumaient 50% des profits ou des pertes; Bigot en prenait 30% et Bréard 20%, à titre de gérant de l'entreprise. Dans cette affaire, le rôle de Bigot consistait à procurer à la Société toutes les occasions possibles de bénéfices; pour y parvenir, il recourut aux méthodes les plus tortueuses : fraudes sur le Domaine, exploitation des fluctuations du marché, surventes aux magasins du roi. Une enquête menée en 1762 prouva que le profit net résultant de cette combine, qui dura jusqu'en 1755, se chiffra par 902,305 livres.

 

En 1749, l'intendant s'allia également au gou­verneur de La Jonquière, dont la réputation n'était pas bonne, pour partager les profits de la traite des deux postes de la Baie et de la Mer de l'Ouest. Ces opérations durèrent jusqu'en 1753. Pressé de déclarer les bénéfices qu'il en avait tirés, Bigot répondit évasivement qu'iI « croyait que ce profit avoit passé 50 mille écus, ou peut-être 200,000 liv. » Il y avait aussi « La Friponne », compagnie ténébreuse constituée sous le nom de Claverie, dont la maison, construite à Québec en 1750, par permission de Bigot, sur un terrain appartenant au roi, dans le voisinage des entrepôts de l'État, devint un repaire de conjurés. Elle subsista jusqu'en 1753. Estèbe, qui y fut préposé aux petites besognes, déclara avoir soupçonné — le bon apôtre ! il était de mèche — que « la plus grande portion de ces fournitures, ainsi établies sous les noms de Claverie et de la Barthe, ne provenoient point de leur maison de commerce, mais etoient des marchandises envoyées a M. Bigot et au sieur Bréard, par les sieurs Gradis ou autres. » Excellent moyen de multiplier les profits sur les denrées vendues au roi en multipliant les intermédiaires. Tous ces gens étaient jalousés et hais.

 

On disait qu'ils tripotaient sur les fournitures achetées et revendues pour le compte du roi. On allait jusqu'à prétendre qu'ils avaient accaparé, dès 1751, le monopole des farines : ces agents achetaient à bon compte les récoltes et les vendaient à l'État à des prix bien supérieurs aux prix courants. Le ministre se contenta d'abord de demander des éclaircissements en protestant de la bonne opinion qu'il avait de l'admi­nistrateur colonial. Puis il devint plus pressant, si bien que Bigot prit le parti de demander un congé afin d'aller se justifier auprès de son chef. Il quitta Québec avec Péan, à l'automne de 1754, et revint le printemps suivant.

 

A Versailles, il obtint plus que du succès; il eut un véritable triomphe. Préventions et soupçons tom­bèrent devant lui. L'abbé L'Isle-Dieu le décrivait « tout rayonnant de gloire » et il mandait à Mgr de Pontbriand : « Dieu veuille que l'arrivée de M. Bigot ait été aussi bien accueillie à Québec qu'il est part brillant de Versailles, après s'être, dit-on, beaucoup fait prier pour retourner au Canada. » A son retour, il avait raison d'être sûr de lui. Ce petit homme tou­jours souffrant mais indomptable, léger mais profondément retors, pouvait apparaître à ses contem­porains comme un magicien capable de transformer les plus délicates situations. Dans les années qui suivirent, sa vie fut un prodige d'équilibre instable. La guerre éclata, dangereuse, haletante, et renversa la cervelle à tout le monde. Monsieur Bigot fut plus magnifique que jamais.

 

C'est à ce moment que se forma, peut-on croire, la « Grande Société », autour du munitionnaire général Cadet. Les concussions ne connurent plus de frein. Cadet s'enrichit avec une rapidité extraordinaire. Il jouait avec les millions. Corpron, son commis, eut, pour se défendre, au cours du procès de 1761-1763, un mot admirable. Il se vanta d'avoir pris « les précautions que la prudence lui suggéroit pour ne par­tager que des profits légitimes, et qu'il s'est contenté d'environ un million, tandis qu'aux termes de l'acte qu'il avoit passé avec le sieur Cadet, il en pouvoit prétendre plus de deux et demi... » Tout simplement. Si un commis pouvait « se contenter d'environ un million », que dire des chefs de la conjuration ? Que dire de Bigot ? L'intendant se défendit farou­chement d'avoir trempé dans cette immense combine. Mais Cadet était sa créature. C'est évident. Et Bigot lui-même était trop riche.

 

En 1756; Montcalm le vit trôner à un dîner de quarante convives ; il notait dans son journal : « La magnificence et la bonne chère annoncent que la place est bonne, qu'il s'en fait honneur; et un habitant de Paris aurait été surpris de la profusion de bonnes choses en tout genre. » Il n'épargnait rien. Il donnait des bals splendides. Il jouait avec frénésie, même avec ses propres valets. C'était de mauvais goût, mais il s'en moquait. Quand il se livrait à sa passion, l'entou­rage perdait son grand air; on se permettait d'étonnantes vulgarités. Montcalm remarquait, méprisant, « la gaieté de la fin du repas, le ton de la taverne, et le gros jeu ». Bigot n'était pas heureux aux cartes. Il perdit 200,000 livres dans le seul carnaval de 1758.

 

Il paraissait moins malheureux en amour. Après avoir éprouvé quelques déconvenues, il fit la cour à Mme Péan. C'est ce que déclare dans son volumineux mémoire le sieur de Courville, le Suétone de la Nou­velle-France: « L'indifférence de quelques beautés ou la mauvaise humeur des maris l'avait obligé de se rejeter sur elle. » Angélique des Méloizes était née à Québec le 11 décembre 1722. Elle avait épousé Péan en 1746. Elle n'avait passé, à l'âge de douze ans, que deux mois chez les Ursulines, mais elle y avait fait impression : « C'était, rapportent les registres du couvent, une personne très remarquable par sa beauté, ses agréments et son esprit. » La maison de Péan, notait du Plessis, était la meilleure de la ville après celle de l'intendant; il ajoutait assez perfidement: « A ce que l'on dit, madame sa femme est fort jolie. » On y vivait à la mode de Paris.

 

La liaison de Bigot avec Mme Péan était célèbre. Dans une série d'articles publiés dans l'Événement (mai 1925), le P. Charland s'y est attaqué comme à une légende; ses conclusions sont discutables. On parlait trop, Péan s'enrichissait trop vite, on voyait trop souvent sa femme chez l'intendant pour ne pas conclure que celui-ci était très épris. Il est probable que Courville ait exagéré lorsqu'il écrivit de Bigot: « II eut des talents, il est vrai, mais il les corrompit par le vice le plus horrible pour un homme de son rang ; sa voracité, son avidité pour les richesses l'ont déshonoré à jamais, de même que son aveuglement pour la dame Péan, pour laquelle il a eu des préférences, et ceux qu'elle protégeait, qui lui ont fait commettre les plus grandes injustices. » Tout de même, son jugement reposait sur des faits de notoriété publique. Le 4 mai 1758, Montcalm terminait une lettre à Bourlamaque en lui apprenant : « M. Péan m'a parlé d'un voyage de M. l'intendant cet été avec Mme Péan. » Péan lui-même écrivait tranquillement à Lévis, le 24 juillet suivant : « J'attends demain M. Bigot et ma femme.» Ouvrez la correspondance non officielle de Bigot; lisez les lettres gentilles et finement rédigées qu'il expédiait à Lévis : l'intendant y parle sans cesse de sa bonne amie; il transmet au général les salutations de Mme Péan, donne de ses nouvelles, parle des billets qu'il a reçus d'elle.

 

Pendant le siège de Québec, les attentions de Bigot se multiplient. A l'été de 1759, le haut magistrat fait construire dans la cave de son amie un abri imperméable aux bombes; on lit dans le journal de Montcalm (11 juin) cette remarque d'une ironie amère : « Les voitures manquent pour les fortifications mais non pour voiturer les matériaux nécessaires pour faire une casemate chez Mme Péan. Quelque tragique que puisse et doive être le dénouement de tout ceci, on ne peut s'empêcher de rire. » Le 11 septembre, Bigot écrit qu'une bombe a touché la maison de Mme Péan et il donne des détails : « Elle tomba dans la petite allée de sa chambre à coucher, et elle fracassa toutes les armoires et les cristaux de table. » Après la capitulation, l'intendant continue d'entretenir les mêmes relations. Lorsqu'il quitte définitivement le Canada, le 18 octobre 1760, il se déplace en agréable compagnie. « Le vaisseau sur lequel fut monté l'intendant, et toute sa maison, rapporte Courville, fut destiné de Montréal pour France. Mais il ne partit de la rade de Québec que lorsque les autres vaisseaux furent prêts à faire voile. Cet intendant devait faire sa traversée avec toute la satisfaction que lui procurait la cour la plus brillante; car il avait à sa suite la dame Péan, l'idole de son coeur, la dame de Repen­tigny, la dame de Lino, la dame Mercier, etc. Et comme les Anglais savaient aussi bien que nos colons les amours de l'intendant, ces dames furent nommées unanimement dames du sérail de M. Bigot; d'autres, moins honnêtes, s'exprimèrent en termes plus durs. »

 

Au cours de la guerre, Bigot avait fait preuve d'une activité et d'une vitalité incroyables. Ses préoccu­pations de grand seigneur amoureux ne l'empêchaient pas de tenir la main à des opérations financières de plus en plus compliquées; et c'est sur lui que retom­bait la tâche de pourvoir à l'équipement des partis de guerre ainsi qu'au ravitaillement des troupes et de la colonie. Montcalm admirait la rapidité avec laquelle l'intendant trouvait des solutions. Le 20 juillet 1758, le général écrit : « La présence de M. Bigot qui s'est rendu à Montréal m'a bien aidé à remettre en règle des objets aussi essentiels à la vie des hommes. On ne peut avoir plus d'activité et d'expédition dans son travail que n'en a cet intendant. » Pourtant, Montcalm ne l'aimait pas. Il devait être le principal agent de sa disgrâce. Seulement, il ne pouvait pas nier que Bigot connaissait bien son métier.

 

Par malheur, l'intendant n'était pas honnête. Toute guerre fait sortir de l'ombre une armée de profiteurs. De cette armée, Monsieur Bigot se fit le complice et le protecteur. Il lui permit de voler le roi et de tailler à même la substance du pays. C'est ainsi que naquit et se développa la Grande Société. Des gens partis de rien comme Cadet, qui fit « succéder tout d'un coup l'épée au couteau », Descheneaux, fils d'un cordonnier, Vergor, dont Mme Bégon disait: « C'est bien le plus épais gars que j'aie de ma vie vu », Corpron, qui était « bossu devant et derrière », et, naturellement, l'inévitable Péan, se trouvèrent rapi­dement possesseurs de grosses fortunes.

 

Cependant la misère s'étendait. Il fallut établir des rationnements aussi impopulaires que rigoureux. Plusieurs fois, on assista à des émeutes de femmes; les Canadiennes allaient porter leurs griefs au pied de l'intendant et même du gouverneur; elles obtenaient parfois des adoucissements, parfois elles ne recevaient que la menace de se faire pendre. Le peuple était convaincu que la pénurie des vivres n'était qu'une machination de la Grande Société. Pendant qu'il se voyait dépouiller, littéralement écorcher, pendant que l'on conscrivait à coups de bâton jusqu'aux enfants, les messieurs et dames du beau monde, bien nourris et joliment poudrés, continuaient à faire leur guerre dans les salons. C'est à cette époque que Bougainville s'indignait d'une magnificence qui, à son dire, prenait les proportions d'un crime contre l'État. Bigot s'entourait d'un faste de plus en plus insolent. Il demeurait le galant intendant. Les Canadiens se prenaient à le détester. Montcalm notait au printemps de 1759 : « Les plaisirs, malgré la misère et la perte prochaine de la colonie, ont été des plus vifs à Québec. Il n'y a jamais eu tant de bals ni de jeux de hasard aussi considérables... » Il comparait Bigot à Verrès. « L'intendant, disait-il, vit dans les délices, et son sérail, ses adhérents regorgent de biens et de faveurs, »

 

Cette orgie devait avoir un triste lendemain. Déjà, la fortune du proconsul chancelait. Un changement notable s'opérait dans le gouvernement français; le 1er novembre 1758, Berryer succédait à Massiac à la tête de l'administration de la Marine. Le nouveau ministre avait été durant dix ans lieutenant général de police. Il était sévère, grossier, violent et fort enclin à compiler des dossiers compro­mettants. Ce qui est sûr, c'est qu'il savait lancer à bout portant des réprimandes tonnantes. Bigot s'en aperçut lorsque, en 1759, Berryer lui fit comprendre qu'il entendait supprimer les abus. Après avoir dénoncé « le désordre sans borne qui règne » dans l'adminis­tration canadienne le ministre ajoutait, le 19 janvier : « C'est à vous à prendre les moyens les plus prompts pour l'arrêter. Et je vous prie de faire en sorte que, pendant mon ministère, j'aie à rendre au roi de meilleurs comptes du détail de votre administration, qui ne pourrait que devenir suspecte par la fortune de ceux qui ont été employés sous vos ordres. » Bigot tenta de se justifier. Berryer ne l'en tança que plus vertement. Alors, l'intendant voulut faire front. Il abattit ses plus fortes cartes et avoua qu'il avait réalisé, au cours de la seule année 1759, plus de 600,000 livres de profits, soulignant avec une assurance imperturbable que c'était bien son droit et qu'il estimait son commerce parfaitement légitime.

 

Dès ce moment, la chute de l'intendant était certaine. Elle fut retentissante. Lorsque l'élégant fonctionnaire vit le ministre, celui-ci lui jeta à la figure : « C'est vous qui avez perdu la colonie; vos dépenses étaient énormes; vous vous permettiez le commerce; votre fortune est immense; votre adminis­tration a été infidèle, elle est coupable. » Bigot crut habile de demander un procès. Naturellement im­pliqué dans la poursuite intentée, à la fin de 1761, aux auteurs des « monopoles, abus, vexations et prévarications » commises au Canada, il fut arrêté et interné à la Bastille pendant tout le temps que dura l'instruction. Une surveillance étroite l'entourait. Il se défendit comme un lion. Mais tout le monde l'abandonnait.

 

Tout le monde l'accusait. Ses anciens protégés se tournèrent en bloc contre lui. Cadet fut la cheville ouvrière de cette manoeuvre. Jeté à la Bastille le 25 janvier 1761, l'ancien munitionnaire mit quelque temps à élaborer son système de défense. Le 25 avril, il fit dire à Berryer qu'il était « entièrement disposé à faire une déclaration sincere et complette de tout ce qu'il scait de l'administration et des dépenses du Canada si on veut l'assurer de Sa Grâce. » C'était entrer dans le jeu du ministre, spécialiste de la délation. Sûr de s'en tirer à bon compte, Cadet s'appliqua à noircir l'intendant. Il eut la suprême habileté de se faire passer pour un peu bête, ce qui lui réussit admirablement; on remarquait : « Cadet moins Instruit, se manifeste aisément, mais Bigot adroit et sophiste nie toujours... » Tel que convenu, il fut frappé d'une condamnation, mais obtint sa grâce. Varin qui, dès 1757, avait dénoncé l'intendant, probablement en vue de prendre sa place, ne négligea rien pour aider la justice au cours du procès. Bréard s'attaqua également à son chef. Jusqu'à Maurin et Corpron qui en firent autant. Pénissault adopta la même tactique. Il s'agissait, pour tous ces gens, de sauver leur tête en attribuant toutes leurs fautes à Bigot. Puis de hautes protections agirent dans les coulisses. Mme Varin réussit à intéresser le maréchal de Noailles à la cause de son mari. Mme Pénissault, la charmante amie de Lévis, sut fléchir le duc de Choiseul. Mme Péan, qui minaudait avec tout le monde, même avec le lieutenant général de police, mit en mouvement assez de grands seigneurs pour que Péan fût déclaré hors de cour le 25 juin 1764.

 

Puysieulx écrivit bien à Sartine en faveur de Bigot, le 11 septembre 1762, mais non sans timidité. Le 22 août, 1763, le procureur général réclama contre l'intendant le maximum de la peine : que le concussionnaire fût « condamné à faire amende honorable au-devant de la principale porte du palais des thuil­leries, où il sera mené et conduit par l'exécuteur de la haute Justice dans un tombreau, ayant la corde au col tenant une torche ardente de cire jaune du poids de deux livres ayant écriteau devant et derrière, portant ces mots L'administrateur Public Infidel et Voleur »...; puis qu'il fût « appliqué à la question ordinaire et extraordinaire » et, enfin, qu'il fût pendu et étranglé « tant que mort s'en suive à une potence qui pour cet effet sera dressée en la place de la Grève, ses biens acquis et confisqués »...

 

Le lieutenant général de police, président de la commission du Châtelet, induisit les juges, dont certains voulaient condamner Bigot à mort et d'autres aux galères, à prononcer une sentence moins rigou­reuse : le bannissement perpétuel, 10,000 livres d'amende et quinze cent mille livres de restitution. Le 17 décembre 1763, une semaine après le jugement, le major de la Bastille, Chevalier, alla faire part au condamné de l'issue du procès. Il en rendit compte : « J'estois present et seul, avec M. de Berville, lorsqu'il a fait La Lecture du Jugement a M. Bigot, qui S'en est recriez, a plusieurs articles, disant quil ny en avait point de preuves suffisantes au procès; mais somme tout, Je crois m'estre bien aperçû, que ce prisonnier ne faisoit que dissimuler, et que dans son Interieure, Il s'attendoit a quelque chose de pire, Il n'a point changé de couleur, Il n'a point paru demonté du tout, Il n'a point Versé une seule Larme, et dans le fonds de son Coeur Je crois qu'il est content. » Il n'était pas content. Il enrageait.

 

D'ailleurs, il ne voulait pas de pitié, et ses con­temporains ne lui en accordèrent pas. L'Etat confisqua la belle argenterie qui avait tant brillé aux grands dîners et aux soupers gaillards de Québec. Des hommes puissants et délicats se la disputèrent : le duc de Richelieu en eut le premier choix; le con­seiller d'État d'Aguesseau, le contrôleur général La Verdy, MM. de Fresnes, de Villereault, Dauriac et Boulogne s'en partagèrent les débris. L'ancien intendant devait, en 1772, en 1774 et en 1775, tenter d'obtenir un certificat de réhabilitation. Il échoua. Sa famille même était tombée en disgrâce.

 

Quant à lui, il termina ses jours exilé en Suisse, sous un nom de guerre. Il vécut dans le dénuement. Après la mort de Puysieulx et du maréchal d'Estrées qui lui envoyaient de petites sommes, il connut la misère. A l'été de 1771, il fit un court séjour en France pour aller prendre les eaux de Bagnères-de-Luchon. Etait-ce la seule raison de son voyage ? On peut se le demander. Deux ans plus tard, il écrivit un dernier mémoire justificatif en vue de faire reviser le jugement du 10 décembre 1763. Le vieillard s'y défendait encore avec une énergie de fer. Mais son sort était scellé. Il disparut couvert de honte, sans qu'on puisse seulement connaître la date de sa mort.

 

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Pour plus d'informations consulter la biographie de Bigot au site du Dictionnaire biographique du Canada

Source : Guy FREGAULT, « Monsieur Bigot », dans Action nationale, Vol. XXVIII, No 4 (décembre 1946) : 271-288.

 
© 2006 Claude Bélanger, Marianopolis College