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Documents de l’histoire du Québec / Quebec History Documents
La querelle de L'Appel de la RacePropagande par le roman
Lionel Groulx
Chronologie de la controverse sur l'Appel de la Race
J'ouvre ici une parenthèse ou plutôt j'écris un sous-titre: Propagande par le roman. Le sous-titre, au surplus, n'est pas de moi; il est de Léon Lorrain. C'est lui qui écrivait, dans la revue (VIII: 279, novembre 1922), à propos des diverses entreprises de l'Action française :
Dans l'histoire des éditions de la Librairie d'Action française, un livre, en effet, allait faire quelque bruit et atteindre le gros tirage. Lorsqu'il ébauchait son petit roman, Alonié de Lestres était loin assurément de lui prévoir pareille fortune. Encore moins songeait-il qu'un jour prochain l'Action française en pourrait faire un moyen de propagande de ses idées.
Dans le précédent volume de ces Mémoires, au chapitre « Vacances à Saint-Donat » , j'ai raconté par quel hasard m'était venue l'idée de ce roman. J'ai dit à quel besoin d'évasion il répondait, en quelles circonstances j'avais brouillonné ce qui devait s'appeler d'abord: Le Coin de fer. Souvenirs d'après-midi de soleil où, retiré sur le promontoire de ma chapelle, toutes portes ouvertes, un lac, des montagnes vierges à portée de la vue, j'avais écrit, en des heures fiévreuses, cette histoire qui avait fini par me passionner. Souvenirs aussi de ces soirées sur la véranda ou autour du poêle à deux ponts, soirées où le romancier improvisé lit en famille le chapitre écrit dans la journée, lecture suivie de chaudes discussions. Cette même année, dans mon voyage à Paris, j'avais apporté avec moi mon manuscrit. A l'Hôtel Jean-Bart, je m'étais livré à une sorte de test ou d'épreuve. J'avais repris la lecture du roman devant un autre groupe : groupe de jeunes étudiants canadiens-français, surtout prêtres et religieux, alors en vacances en Europe. Par désir d'un jugement plus libre, plus désintéressé, on s'en souvient, j'avais présenté le manuscrit comme étant celui d'un jeune auteur qui désirait garder l'incognito. On me parut s'intéresser vivement à ma lecture. A mon retour au Canada, l'année suivante, je me décidai à publier le petit roman devenu désormais L'Appel de la Race. Pour ne pas compromettre ma gravité d'historien, je décidai de le publier sous un pseudonyme. Je choisis le nom de l'un des compagnons de Dollard : Alonié de Lestres. En juillet 1922, L'Action française annonce l'ouvrage pour fin d'août ou début de septembre : « Ce sera, y lit-on, l'analyse de l'un des cas les plus dramatiques que posent beaucoup trop de foyers de chez nous. » L'Appel de la Race est mis en vente dans les premiers jours de septembre. Singulier petit livre qui ne s'attendait guère à faire dans le monde entrée si bruyante. Comme quoi il n'y a pas que les chefs-d'oeuvre qui font parler d'eux. Un mois après son apparition, la première édition tirée à 3,300 exemplaires est déjà épuisée. Il faut réimprimer. En moins de cinq mois, plus de 6,000 exemplaires sont vendus. L'Appel de la Race aura une troisième édition. Il atteindra, dépassera même les 10,000 exemplaires. Et sa fortune ne s'arrête pas là. En 1943 il connaît une 4e édition chez Granger Frères. Et il en connaîtra une autre, sa 5e et son 18e mille en 1956, alors que les Editions Fides le feront entrer dans leur collection du Nénuphar. En 1965 il en sera à son 20e mille.
A son apparition le livre suscite une émotion profonde dans les milieux où le mariage mixte sévit à l'état de fléau : l'Ontario français, l'Ouest canadien, les centres franco-américains de la Nouvelle-Angleterre. Dans l'Ontario où le drame de L'Appel de la Race se situe, en pleine bataille scolaire, on l'accueille avec une ferveur particulière. Le Père Georges Simard, o.m.i., qui, hélas, depuis... voit, dans le roman d'Alonié de Lestres, « un épaulement moral » pour la minorité persécutée. L'oeuvre, veut-il même affirmer, « contribuera, pour sa part, à donner de la consistance à notre mentalité canadienne-française, voire à notre mentalité canadienne tout court » (L'Action française, VIII: 210-215).
La querelle s'allume presque aussitôt. Le 9 février 1935, Me Noël Dorion, qui, à titre de président, je l'ai rappelé plus haut, avait à me présenter à un auditoire du Jeune Barreau, au Château Frontenac, à Québec, débutait ainsi :
La bataille va durer pas moins de huit mois. Engagée en septembre 1922, elle ne prend fin qu'en mai de l'année suivante. Le roman s'attaque au mariage mixte selon la race. C'est analyser, stigmatiser l'un des pires travers de la bourgeoisie canadienne-française. Qui, ici, frappe-t-on au visage ? Les snobs, la foule des parvenus pour qui un beau mariage avec un Anglais ou une Anglaise équivaut à des lettres d'anoblissement. Ce beau monde, on peut s'y attendre, va réagir. Il réagit et rugit. Ses principaux porte-parole ou vengeurs, il les trouvera, entre quelques autres, dans la personne de Louvigny de Montigny ( 1) et de René du Roure (2). Le premier, fonctionnaire d'Ottawa, est lui-même allié à une juive; le second, Français de France, naguère professeur de littérature française à l'Université de Montréal, est passé récemment à McGill. Que reprochent ces deux critiques à L'Appel de la Race ? D'être un roman à clé, violation, en particulier, de la vie privée d'un homme politique encore existant en chair et en os, le sénateur Belcourt. On reproche encore au roman l'invraisemblance de la conversion du principal héros : Jules de Lantagnac; on critique les relations de Lantagnac avec l'Oblat, le Père Fabien; on déclare partiale la peinture des personnages, selon qu'ils sont de nationalité anglo-canadienne ou canadienne-française. On s'en prend à la théologie du Père Fabien qui pousserait trop volontiers à la rupture d'un foyer; on s'en prend enfin au style du romancier; on dresse une liste de ses incorrections de forme. Les articles de MM. du Roure et de Montigny ont paru dans la Revue moderne. L'abbé Camille Roy fait passer sa critique dans le Canada français. Il prend particulièrement à partie la théologie du Père Fabien. Valdombre (3) entrera à son tour dans la bagarre, un peu plus tard, dans le journal, Le Matin (4). Le pamphlétaire se livre à son jeu coutumier d'abattage, la massue au bout des bras. Pour lui, L'Appel de la Race est un « roman manqué ». « A cause du style d'abord, et puis à cause du fond, de la collante thèse, sans conclusion et sans morale, histoire invraisemblable, dont je ne distingue pas bien l'utilité. »
Me sera-t-il permis tout d'abord de régler mes comptes avec une critique parfaitement gratuite ? L'Appel de la Race est-il un roman à clé ? M. de Montigny a imaginé à ce sujet tout un mélodrame. Il a dit ou écrit - je ne sais plus - qu'entré un soir chez M. Belcourt (5), il l'aurait trouvé la tête penchée sur le roman, et tout en larmes. Mais oui ! L'histoire du sénateur était là, authentique, irréfutable, livrée en pâture au public ! Quel roman dans le roman ! Lorsque j'écrivis L'Appel de la Race, je dois le confesser, je ne connaissais rien de l'histoire conjugale ou familiale du sénateur Belcourt. En revanche, j'avais sous les yeux et depuis mon enfance, le spectacle d'une famille seigneuriale de mon patelin, famille éminente qui, par le mariage mixte, mixte par la foi ou par la race, glissait irrémédiablement pour une part vers l'anglicisation et parfois aussi vers le protestantisme. Je n'ai pas eu à chercher ailleurs le sujet de mon roman. Il m'est venu de là. Quant au type du Père Fabien - là encore on a cherché la clé -, j'avoue l'avoir emprunté à deux types d'Oblats: le Père Guertin (6) et le Père Charles Charlebois. Le premier, professeur alors à l'Université d'Ottawa, m'avait séduit, au temps de ma jeunesse, par ses prédications de retraites populaires; le second, le célèbre « Père Charles », animateur de la résistance à la persécution scolaire, entrait tout naturellement dans le cadre de mon roman. Le Père Fabien est donc un type composite.
Puis-je ajouter en passant qu'un peu ébranlé par les insinuations de Louvigny de Montigny, le sénateur Belcourt - je tiens le fait du Père Charles - s'en alla conférer avec son ami le religieux. Le Père Charles lui posa ces simples questions: « M. Belcourt, êtes-vous né à Saint-Michel ? Avez-vous épousé une convertie ? Vous êtes-vous jamais séparé de votre femme... ? » Le sénateur n'en demandait pas davantage. J'ajouterai un dernier mot. Mon roman n'affecta en rien l'amitié qui, dans la suite, devait me lier à M. Belcourt. On n'a pas réussi à lui coller l'ombre de Lantagnac. Jusqu'à la fin de sa vie, j'ai échangé avec lui une correspondance des plus cordiales. En 1924, à peine un an après ces incidents, l'Action française décernait au sénateur Belcourt, son « Grand prix » d'Action française. Je fus chargé de prononcer l'allocution de circonstance.
Mais revenons à la querelle. Les critiques, on le pense bien, n'allaient pas rester sans ripostes. J'ai conservé deux spicilèges qu'un jour un ami m'apporta remplis d'articles sur le sujet en question, articles coupés dans les journaux et les revues. La plupart des journaux et périodiques de langue française de l'époque, on l'y peut voir, ont donné à plein dans la controverse. L'Appel de la Race a été étudié, analysé, défendu, célébré, en des termes qui, même après trente ans, mettent encore mal à l'aise Alonié de Lestres. Eloges qui ne s'expliquent, cela va sans dire, que par la pauvreté de notre littérature romanesque en ces années 1920. Pour Ernest Bilodeau (7) (Le Soleil, 4 octobre 1922):
Pour la Revue dominicaine, le roman « sonnera comme un clairon...; les hommes du métier devraient nous dire le pas immense que cette oeuvre, avec Maria Chapdelaine, aura fait faire à la stylisation des choses du pays ». « Un maître-livre », dit un autre qui paraît être un collaborateur de La Vérité de Québec. Roman « des mieux bâtis et des plus intéressants », prononce le directeur du journal Le Droit (14 oct. 1922), M. Charles Gautier (8). « Beau et fier roman de chez nous », affirme Mlle M.-C. Daveluy, dans La Bonne Parole (X, no 2). Un jeune membre de l'ACJC, Franc Cyr, voudrait qu'on jetât 30,000 exemplaires - rien que cela - dans le public. Enthousiasme, explosion de joie excessive d'une littérature qui voudrait se libérer de son indigence. Des témoignages peut-être plus émouvants parvenaient à l'auteur. Une petite compatriote lui écrivait de Washington, E.U.:
Un des grands résistants de Ford City, Ontario, écrivait, lui, de son poste de combat :
Du Collège d'Edmonton, l'on adressait à Alonié de Lestres, un petit poème reproduit par L'Action française (IX: 120), et que l'on nous dit « d'une très jolie facture et d'une note vraiment émouvante ».
Une Française du Canada, qui n'a pas goûté la critique de M. du Roure, tient à me le faire savoir:
Parmi tous ces articles, il en est quelques-uns qu'il faut mettre à part, parce que venant de plumes plus autorisées. Dans Comoedia de Paris, 2 mars 1923, J. d'Orliac (9) juge ainsi le roman:
Dans le Correspondant du 25 mars 1923, Henri de Noussanne (10) avait dit, de L'Appel de la Race, au cours d'un long article sur « La survie de la langue et de la pensée française au Canada » :
L'Action française de février 1923 publie un article du Père Rodrigue Villeneuve, o.m.i. (le futur cardinal), qui se porte, contre l'abbé Camille Roy, à la défense de la théologie du Père Fabien. J'en cite la conclusion empruntée malheureusement, pour une part, à l'abbé Roy lui-même:
Léo-Paul Desrosiers, futur romancier, accordera deux articles à l'ouvrage d'Alonié de Lestres. Dans Le Devoir du 21 décembre 1922, il s'emploie à réfuter le jugement de M. du Roure. Le 23 octobre précédent, dans le même journal, il avait publié « Sur un roman de chez nous » une longue critique. On me pardonnera d'en citer les deux derniers paragraphes:
Mon bon ami, Antonio Perrault, n'a pas été le dernier à se jeter dans la bataille. Lui aussi, dans Le Devoir, 27 janvier 1923, entreprend de rudoyer vigoureusement MM. du Roure et de Montigny. Il constate d'abord - ce qui importe peut-être en cette page d'histoire - la place prise tout à coup par L'Appel de la Race dans les débats de l'opinion:
Dès le 23 septembre précédent, encore dans Le Devoir, Antonio Perrault avait publié du roman, une étude pénétrante. Il confessait l'effet profond qu'il en avait ressenti à la première lecture:
Il est temps d'arrêter ces citations qui, à coup sûr, deviennent gênantes. Je n'ai voulu que faire revivre un moment l'atmosphère intellectuelle au Canada français et marquer, en même temps, l'effet produit par un livre dont, au surplus, on pourra penser ce que l'on voudra. Je suis moi-même entré dans la bataille. Tant qu'on s'en est tenu à la discussion strictement littéraire de l'ouvrage: était-ce ou n'était-ce pas un roman ? était-il bien ou mal écrit ? je suis resté à l'écart, fort amusé par ce croisement et ces cliquetis de fleurets. Mais vint l'abbé Roy qui entreprit de contester la justesse de mes jugements sur l'état d'esprit de l'enseignement collégial à l'époque où le jeune Jules de Lantagnac faisait ses études. Le collégien avait-il reçu l'éducation nationale qui l'aurait préservé de son anglomanie ? Prétendre que oui, c'était démolir une partie du roman, et surtout provoquer ma susceptibilité de jeune historien. De Nicolet, mon ami l'abbé Georges Courchesne me conseille « le silence... sur les outrances de l'article du Canada français... Notre ami a prouvé, en perdant sa sérénité habituelle..., qu'il cède, dans ses réserves, à l'impulsion d'une passion, à des hargnes de parti. N'allez pas vous mettre dans votre tort en montrant de la mauvaise humeur » (lettre du 12 décembre 1922). Pourtant et peut-être à tort, je me décide à croiser le fer tout en m'abritant pudiquement derrière le pseudonyme déjà très transparent de Jacques Brassier. Donc, en L'Action française de février 1923, [Note de l'éditeur : il s'agit plutôt du numéro du mois de mars] je réfute l'abbé Roy par l'abbé Roy. Et pour me livrer à ce jeu facile, je n'ai qu'à citer une couple de pages des Essais sur la littérature canadienne du critique, où le cher abbé a souhaité lui-même une « éducation plus nationale », déplorant, en termes non moins sévères que les miens, les déficiences de l'enseignement de l'histoire du Canada et de la géographie canadienne donné dans nos collèges. Mais voici que l'abbé Maheux (11) entreprend tout à coup de se porter à la rescousse de son confrère. Le débat ne peut que s'animer, s'élargir. Faudra-t-il recourir à la lourde artillerie ? A la thèse de l'abbé Maheux, je commence par opposer le témoignage d'un ancien élève du Séminaire de Québec, et pas l'un des moindres: Antonio Perrault. Et l'ancien élève du Séminaire, contemporain à peu près comme moi de la génération de Lantagnac, n'y est pas allé par quatre chemins, quelque vingt ans auparavant, dans La Vérité de Québec du 1er décembre 1905:
Jugement explicite et sévère auquel j'en joins quelques autres: le témoignage, en particulier, de l'abbé Emile Chartier, témoignage produit lors de nos échanges de correspondance avec Henri Bourassa en 1913. L'abbé Chartier n'a-t-il pas écrit précisément au sujet de l'enseignement de l'histoire du Canada dans les collèges de son temps: « Mais aussi, qui eût cru alors que nos annales eussent de quoi séduire de petits Canadiens ? »
Pourquoi ne pas consigner également ici le témoignage d'un prêtre éminent de Montréal qui venait de m'écrire:
Il fallait clore ce débat. J'avais gardé en réserve quelques grosses cartouches. Je citai quelques faits aussi péremptoires qu'inconcevables: par exemple, l'enseignement de l'histoire canadienne, bel et bien donné à une époque, en deux collèges au moins du Québec, à l'aide d'un manuel anglais et protestant, manuel dont un abrégé français avait trouvé place dans les petites écoles catholiques et françaises de la province, avec la haute approbation de nos autorités scolaires. Je ne m'arrêtai pas là. L'heure me parut propice à la résurrection d'un mauvais souvenir qui m'était resté sur le coeur depuis les derniers jours de ma Rhétorique. Je rappelai donc à mes contradicteurs de Québec le fameux sujet de discours qui, selon toute apparence, nous était venu de l'Université Laval elle-même:
Suivait tout au long, le texte de ce sujet de discours dont j'ai déjà fait état dans le premier volume de ces Mémoires . Et je terminais par ces quelques considérations:
Nous en étions aux dernières fumées de la bataille. Je n'y ajoutai plus que quelques notes dans « La vie de l'Action française ». En mai 1929 [Note de l’éditeur : il s’agit d’une erreur ; il faudrait plutôt lire : 1923], Jacques Brassier mettra fin à la polémique par un « dernier mot » qui fera suite au dernier mot de l'abbé Camille Roy, dans le Canada français du mois précédent. De part et d'autre, ce dernier mot restait assez dur. Brassier ne quittait pas toutefois l'arène sans un salut courtois au critique de la capitale:
L'intervention d'Olivar Asselin
Avant cet échange de derniers mots, une intervention retentissante avait surgi dans le débat et l'avait assez vivement ranimé. Jusque-là je connaissais plutôt peu Olivar Asselin. […]
[Note de l’éditeur : nous avons éliminé une longue section de dix pages où Groulx présente de manière très saisissante et sympathique Olivar Asselin.]
La parenthèse a été assez longue. Revenons à notre histoire, c'est-à-dire à l'intervention d'Olivar Asselin dans la querelle de L'Appel de la Race. Je l'ai dit sinon redit plus haut: à cette époque, je connaissais peu le personnage. Je l'avais plutôt croisé que rencontré en quelques réunions d'amis. En 1921, il avait collaboré à notre enquête sur « Le problème économique », dont j'avais pris l'initiative. Il avait dû se trouver à notre réunion préparatoire. Comment en vint-il à s'intéresser à mon cas ? J'ai su, par mon ami Perrault, cela aussi je l'ai rappelé plus haut, que mon article du 24 juin 1920, dans Le Devoir: « Méditation patriotique », avait fortement impressionné Asselin. De ce jour, il m'aurait suivi, lu assidûment. Il m'écrivait, en effet, le 26 juillet 1920, à propos de l'un de mes ouvrages que je lui avais envoyé, Lendemains de conquête, à ce que je crois, ce mot déjà fort aimable:
Son intervention dans la controverse de 1922-1923 s'expliquerait-elle par ses seuls instincts de polémiste, l'irrésistible envie d'entrer en lice quand de part et d'autre l'on ferraillait avec un si bel entrain ? Il se peut. Mais Asselin céderait aussi à une invitation précise: elle lui était venue de notre groupe d'étudiants d'Action française à l'Université de Montréal. Après cinq mois de controverse, public et jeunesse ne savaient plus où se retrouver dans cette mêlée confuse où les critiques acerbes, rageuses, le cédaient à peine aux éloges excessifs. Il fut donc décidé d'en appeler à l'opinion d'un homme reconnu pour son indépendance d'esprit, son franc-parler. On le pria de dire son sentiment dans une conférence publique. Antonio Perrault écrivait, à ce propos, dans L'Action française (IX: 80):
Asselin accepta l'invitation des étudiants. Il me fit mander un exemplaire de mes divers ouvrages et il s'en fut à la Trappe d'Oka, s'enfermer pour une huitaine. La conférence a été fixée au 15 février 1923. Ce soir-là, plus de 1,000 personnes envahissent la salle Saint-Sulpice. Antonio Perrault préside. L'orchestre des étudiants s'est chargée de la partie musicale. Au nom de ses camarades, les étudiants de l'Action française, Jean Bruchési, e.e.d., [étudiant en droit] présente le conférencier. Il le fait en termes non dénués d'humour:
Asselin a partagé sa conférence en trois parties. Dans la première, il exécute assez durement les critiques de L'Appel de la Race: MM. du Roure, de Montigny, l'abbé Roy, Valdombre. M. du Roure, c'est le professeur de France, pour qui « l'essentiel à ses yeux n'est pas tant de conserver à trois millions de Canadiens le droit de parler le français, que d'enseigner la langue et la littérature françaises à une cinquantaine de jeunes gentlemen et de jeunes misses qui aimeront ensuite la France par-dessus nos têtes, avec un beau mépris pour les pea-soups d'Ontario ». M. de Montigny, c'est le monsieur d'Ottawa qui vit « dans un milieu où, à quelques honorables exceptions près, les gens instruits - ou censés l'être - sont français à la première génération, un peu moins français à la, deuxième et pas du tout à la troisième ». Quant à l'abbé Camille Roy, « il est de la génération d'éducateurs québecquois qui naguère encore marquaient les fastes de l'Université Laval aux visites des princes du sang à la ferme de Saint-Joachim ». Valdombre, « ce garçon de génie - car il en a - s'« attrapera » lui-même un jour ou l'autre ». Le terrain ainsi déblayé, le conférencier prend la défense de L'Appel de la Race, en même temps qu'il en fait la critique. Il tient pour très vraisemblables les données du drame: conflit entre le devoir domestique et le devoir social. Non moins vraisemblables la conversion de Lantagnac, les thèses du Père Fabien. L'erreur capitale du roman, d'après le conférencier, serait la subordination de cette tragédie familiale au débat scolaire ontarien, c'est-à-dire à un débat parlementaire. L'Appel de la Race est par trop « l'apologie du discours, seule forme d'action que nous ayons su pratiquer jusqu'ici ». Sur la forme ou le style du roman, Asselin fait cette réponse aux critiques:
Le romancier, ai-je besoin de l'avouer ? n'en demandait pas tant. Pas plus, du reste, que l'historien en l'étude que le conférencier allait ensuite entreprendre de son oeuvre. Ici encore, Asselin débute par la part de la critique: critique généreuse, débonnaire que la sienne. Ce qu'il entend surtout démontrer, c'est en quoi cette oeuvre « diffère de celle de nos autres historiens et par où elle leur est supérieure ». Le premier de nos historiens, l'abbé Groulx, aurait démontré « l'absurdité de la thèse historique » qui a fait de 1760, pour le Canada français, « un événement providentiel au sens de bienfaisant ». « L'histoire du professeur de Montréal s'étaie sur une documentation abondante, et à notre sens, inattaquable. » En ses observations sur ce point, M. Gustave Lanctot (12) aurait exagéré « trop malin pour y attacher [à sa critique] une valeur quelconque ». Suit alors un parallèle entre Chapais historien et l'abbé Groulx historien. Chemin faisant Asselin n'attache pas beaucoup d'importance aux Rapaillages:
Pour le conférencier, « sa plus belle littérature régionaliste, l'abbé Groulx l'a produite au fil de la plume, tout naturellement, quand son travail d'historien le mettait en contact avec le tréfonds de l'âme nationale ». Pour le conférencier encore, « avec la clairvoyance, la qualité maîtresse de l'oeuvre historique de l'abbé Groulx, c'est la vie » . Ce serait aussi « sa clarté et sa concision dans le maniement des faits, son aisance dans l'expression des idées générales ». Asselin terminait par un jugement d'ensemble qu'avant ou après mes conférences, en guise de présentation ou de remerciement, on m'a tant de fois servi et resservi qu'on me dispensera de le répéter ici: jugement, au surplus qui, de la part d'Asselin, m'a toujours paru inspiré par une secrète et trop bienveillante amitié. De cette courageuse intervention, l'ai-je suffisamment remercié ? Je crois qu'il n'en était pas très assuré. Sur un exemplaire de sa conférence mise en brochure par l'Action française, il m'écrivait cette dédicace:
Un peu gêné par les compliments du conférencier et par la violence de quelques-unes de ses attaques, en particulier contre Bourassa qui, en ce temps-là, n'avait pas encore rompu avec ses amis, peut-être n'aurai-je remercié ce pauvre Asselin qu'avec trop de réserve. C'est qu'il tenait singulièrement à sa brochure. En fait, son oeuvre de journaliste n'ayant jamais été réunie, si ce n'est quelques brochurettes d'occasion, sa brochure sur L'Oeuvre de l'abbé Groulx contient, à vrai dire, la seule étude d'envergure que ce maître de la prose, chez nous, nous ait laissée. Il tenait si fort à cet essai de critique littéraire qu'en 1929, il le faisait réimprimer en France, avec, en frontispice, son portrait par Henri Martin. Le tirage fixé à 423 exemplaires se répartissait ainsi: 8 sur japon impérial, 15 sur vélin pur fil des anciennes manufactures royales de Vidalon, 400 sur vergé Montgolfier d'Annonay. L'auteur m'adressait le no 5 sur japon impérial avec cette dédicace:
La soirée du 15 février 1923 avait été, selon L'Action française, « l'un des événements littéraires » de l'année. La conférence d'Asselin ne mit pas fin tout à fait à la querelle de L'Appel de la Race. Elle l'amortit singulièrement. Le polémiste n'avait dirimé que superficiellement les questions litigieuses. Mais telle était son autorité et telle la crainte qu'il inspirait à ses adversaires qu'on n'osa guère s'y frotter. Les armes tombèrent de presque toutes les mains. Quelques rares fusées tout au plus illumineront de-ci de-là le champ de bataille devenu désert.
(1). Louvigny de Montigny (1876-1955), journaliste à La Presse (1897-1900); co-fondateur des Débats (1900), des Vrais Débats (1901), de L'Avenir (1901); fondateur de La Gazette municipale de Montréal (1903); traducteur au Sénat (1910); directeur des services de traduction à la Chambre haute du parlement d'Ottawa (1915-1955); écrivain.
(2). M. du Roure devint professeur de français à l'Université McGill.
(3). Claude-Henri Grignon (1894- ), journaliste à L'Avenir du Nord, à La Minerve, au Nationaliste, au Matin, au Canada, à L'Ordre et à La Renaissance; rédacteur littéraire du journal En avant (1937-1938); publie Pamphlets de Valdombre (1936-1942); scripteur radiophonique, auteur d'Un homme et son péché, sur les ondes (1939-1970), tiré d'un roman du même nom. Auteur de plusieurs autres oeuvres littéraires.
(4). Journal hebdomadaire, politique et littéraire, devenu quotidien, fondé par Roger Maillet (1920-1926).
(5). Sénateur Napoléon-Antoine A. Belcourt, (1860-1932), avocat ; député d’Ottawa (1896-1906) ; président de la Chambre des Communes (1904-1906) ; sénateur (1907) ; ministre plénipotentiaire du Canada à la Conférence de Londres (1924) ; président de l’Association canadienne-française d’Éducation d’Ontario (1910-1912, 1920-1930).
(6). Arthur Guertin (1868-1932), o.m.i.; missionnaire prédicateur; supérieur et curé de la paroisse Notre-Dame de Hull (1910-1916); professeur de littérature et d'histoire à l'Université d'Ottawa (1916-1932).
(7). Ernest Bilodeau (1881-1956), journaliste; rédacteur au Devoir, puis correspondant parlementaire de ce journal à Ottawa (1914-1920); président de la Galerie des journalistes parlementaires (1920); conservateur adjoint du parlement d'Ottawa (1923-1953).
(8). Charles Gautier (1893-1965), journaliste; au journal Le Droit, correcteur d'épreuves (1913-1917); chef des nouvelles, correspondant parlementaire (1917-1920); rédacteur en chef (1920-1948); traducteur au ministère de la Santé nationale et du Bien-être social (1948-1965); organiste, pendant près d'un demi-siècle. A laissé de nombreuses brochures.
(9). Jehanne Laporte d'Orliac (1893- ), historien; poète; auteur dramatique; conférencière; romancière.
(10). Henri Rossignol dit de Noussanne (1865-1936), littérateur français. (11). Arthur Maheux (1884-1967), ptre; prélat domestique; professeur au Petit Séminaire de Québec (1908-1913); au Grand Séminaire de Québec (1918-1923, 1927-1929); chargé de cours, Faculté des arts, Université Laval, Québec (1918); agrégé (1920); titulaire d'Eloquence (1921); secrétaire de la Faculté des arts de l’Université Laval, Québec (1924-1932); fondateur et directeur du bureau de direction de l'Enseignement secondaire pour jeunes filles (1924-1938); secrétaire général et modérateur de l'Université Laval, Québec (1931-1938); titulaire d'Histoire du Canada (1938-1947); archiviste du Séminaire de Québec et de l'Université Laval (1938); directeur de l'Institut d'histoire et de géographie de l'Université Laval (1947-1950); écrivain.
(12). Gustave Lanctot (1883- ), avocat; journaliste (1908-1909); assistant-archiviste (1912-1915); lieutenant, capitaine, major, membre de la Commission militaire canadienne, directeur adjoint des trophées de guerre (1915-1922); archiviste français (1922-1937); sous-ministre et conservateur des Archives nationales (1937-1948); professeur à l'Université d'Ottawa; historien; écrivain.
Source : Lionel Groulx, Mes Mémoires, tome 2, 1920-1928, Montréal, Fides, 1971, 418p., pp. 86-97 et 107-112.
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