Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Octobre 2013

Documents de l’histoire du Québec / Quebec History Documents

 

 

Un mauvais livre

 

 

par Louvigny de Montigny

 

 

 

Chronologie de la controverse sur l'Appel de la Race

 

ON DEVAIT s'y attendre. Pour s'être permis de critiquer l'Appel de la Race, voilà M. René du Roure déféré aux qualificateurs de l'Action Française.  Et nous savons que ces messieurs n'endurent pas qu'on badine avec la Race, après qu'ils l'ont revêtue d'un R majuscule.

 

Le plus scandaleux, c'est que M. du Roure est français, né natif de France, et qu'il ose nonobstant juger les oeuvres produites en notre pays, par notre Race. Il n'importe que M. du Roure soit devenu canadien, qu'il appartienne depuis une quinzaine d'années à nos Universités, qu'il enseigne les belles-lettres et qu'on reconnaisse sa compétence en la matière, qu'il s'intéresse à notre développement au point d'en parler sans flagornerie. On ne lui pardon­nera de sa vie d'avoir lancé une fusée ravageuse dans l'aérostat, gonflé par l'unanime béotisme québécois, qui allait élever Alonie de Lestres jusqu'à la lune, voire jusqu'au grand prix David, et lui décrocher la consé­cration officielle de romancier national.

 

Oui, certes! C'était prévu, c'était réglé comme le mouvement d'un astre. Le chroniqueur parlementaire de la Patrie, à Québec, nous avait déjà prévenus que le prix du gouvernement s'acheminait tout doucement vers ce roman de première grandeur. M. du Roure a cru opportun d'éclairer l'opinion des lecteurs et d'appuyer son appréciation sur quelques citations qui suffiront, nous en avons la crainte, à compromettre le beau sort

de cet Appel de la Race.

 

Il n'en fallait pas davantage pour qu'on crie haro sur ce malheureux du Roure qui, s'il n'y prend garde, mourra précocement, victime de son intégrité littéraire, et pour que toute la France avec tous ses ministres soient [sic] encore une fois accusés de perturber l'harmonie universelle. Car c'est toujours à la France que s'en prennent les adeptes de notre Action Française, laquelle, comme chacun sait, est avant tout canadienne et d'abord nationaliste et foncièrement antifrançaise. A telles enseignes que l'on s'inquiète parfois de ce à quoi aboutira cette ligue, robuste de toute la sève de notre belle jeunesse, qui tâche et réussit à diffuser la langue française au Canada et s'évertue, du même coup et avec autant d'opiniâtreté, à y abolir l'esprit français. Car il est notoire que les apôtres les plus militants de cette soi-disant Action Française n'ont ni d'autre programme ni d'autre souci. Ils se dédommagent ainsi d'avoir eux-mêmes été « made in France » et d'avoir puisé aux sources françaises le peu de culture qui leur permet néanmoins de s'élever et de se faire entendre.

 

A coup sûr aurions-nous pu parier qu'Alonie de Lestres n'aurait pas écrit un roman sans y loger quelque prétexte d'insulter le pays de ses ancêtres. Ce prétexte, il est allé le chercher à l'Alliance Française dont les conférenciers officiels, choisis parmi les plus dignes représentants de l'enseignement universitaire, sont ici dénoncés par notre aspirant romancier national comme étant, « quatre fois sur cinq, des badauds raffinés qui nous servent du mauvais réchauffé de Paris, qu'on ne goûte pas mais qu'on applaudit, pour qu'il soit parlé en France de la jobarderie des provin­ciaux d'Amérique ».

 

A dire vrai, le roman d'Alonie de Lestres est une monographie, qu'il a voulu rendre pittoresque, sur le danger que présente, pour l'avenir d'un peuple, le croisement des races. L'autorité de Gustave LeBon lui a paru la plus forte pour appuyer sa théorie. Mais comme il ne prétend pas rester l'obligé d'un philosophe français, il s'empresse de régler son compte en déclarant qu'il ne gobe pas plus qu'il ne faut ce docteur LeBon. « Pour une fois », il croit que « le pernicieux docteur a parlé d'or ». Vous entendez bien que c'est lorsque Gustave LeBon a fourni sa formule à Alonie de Lestres que, pour cette unique fois, il a cessé d'être pernicieux.

 

—o—

 

Mais regardons à quoi tend cet Appel de la Race.

 

De sa belle plume, l'auteur en a lui-même donné, pour l'éventaire de ses libraires, la désignation que voici : « Roman canadien dans lequel se trouve symbolisé l'effort du peuple canadien-français pour s'arracher à l'étreinte anglo-saxonne ». Voilà ce qu'Alonie de Lestres croit peut-être avoir produit. En réalité, vous ne trouverez dans ce livre qu'un drame de famille. Quel­ques épisodes de la crise scolaire franco-ontarienne sont esquissés à traits cursifs sur la toile de fond; mais tenez pour certain que ce « symbole » ne dévoilera à personne le tableau complexe et pathétique de l'oppres­sion politico-religieuse contre laquelle se piètent douloureusement les écoles françaises de l'Ontario.

 

Nous l'avons vu déjà, ce que l'auteur a voulu démontrer, c'est la conséquence néfaste du  mariage mixte : deux époux de races différentes restent invinciblement étrangers l'un à l'autre, et l'appel de la race, tout bien compté et rabattu, est plus impérieux que ne le sont les engagements matrimoniaux. Maints auteurs, Claude Farrère entre autres, ont étudié ce même cas, à divers points de vue. Alonie de Lestres l'a traité au point de vue franco-scolaire, positivement, et sans tenir le moindre compte de la psychologie dont l'influence est pourtant majeure dans toute complication conjugale.

 

Et dire qu'Alonie de Lestres a composé son Appel de la Race pour faire contrepoids à Maria Chapdelaine qui nous a, trop crûment à son gré, représentés à l'étranger comme de frustes porteurs d'eau et de simples fendeurs de bois! En vérité, il a sauté tout à l'autre bout de notre échelle sociale et y a trouvé des protagonistes huppés. Et pour expérimenter à son aise l'appel de la Race, il a choisi un exemplaire de Canadien-français tout à fait propre à muer en admiration les sentiments de pitié que les paysans  de Maria Chapdelaine nous ont attirés. Seulement, Alonie de Lestres anime à son idée les caractères qu'il a situés dans son roman, tandis que Louis Hémon observe avec rigueur la psychologie de ses modèles et Maria Chapdelaine suscite l'émerveillement général par la vérité saisissante de ses moindres détails, tandis que l'Appel de la Race suinte à chaque page l'invraisemblance la plus déconcertante.

 

Tout est faux et contre nature dans ce Jules de Lantagnac que son animateur se donne pourtant l'air d'avoir pris sur le vif. Pour les moins avertis de ses lecteurs ontariens, et dès les premières pages, il est manifeste que ce personnage a été dessiné d'après un

modèle populaire. C'est exact comme esquisse physique, autant que ce sera frelaté comme description morale. Situation sociale, clientèle professionnelle, fortune, tout est calqué avec minutie, comme le sont les traits du visage et la coupe des vêtements; tout a été réquisitionné pour établir l'identité de l'original, jusqu'aux clubs où il fréquente, jusqu'au lac des Laurentides où il possède une villa, jusqu'à la rue Wilbrod où il habitait à l'époque, jusqu'à la rue Elgin où il tenait son étude d'avocat, jusqu'au nom à peine déformé de ses enfants, de sa femme et de ses beaux-frères, enfin jusqu'à ses querelles de ménage, allongées à la sauce de Lestres.

 

Un romancier ne saurait trop s'inspirer de la vie réelle pour en reproduire les tableaux intéressants. Encore doit-il copier la nature avec bienséance. Le prototype auquel il a emprunté les traits extérieurs de son Lantagnac devait imposer un profond respect à l'irrédentiste intransigeant qu'est Alonie de Lestres, puisque ce personnage vivant est aussi le réel champion de la langue maternelle gardienne de la foi catholique. Loin de jouer le rôle stupide et falot que l'Appel de la Race lui impose, son action véritable, discrète et tenace, consiste à convaincre l'élite anglo-ontarienne que la solution de nos difficultés scolaires intéresse au premier chef l'unité nationale. Et toutes les écoles françaises de la province reconnaissent que cette tactique gagnera plus sûrement la partie que n'y parviendra jamais l'appel aux préjugés de race.

 

Ce que le lecteur apprend, à la description morale du personnage, et qu'il ne soupçonnait pas chez le modèle, c'est que ce champion des droits de la langue française a vécu, jusqu'à l'âge de quarante-trois ans, comme un renégat. « De bonne foi, Jules de Lantagnac s'était persuadé que, pour le type français comme pour tout autre, enrichissement et anglicisation s'imposaient comme des termes synonymes ». Il renie ses origines et s'anglicise en perfection. Il suit les cours de McGill et « achève d'y perdre le peu qui lui restait de son patriotisme français ». Devenu avocat, il va s'établir à Ottawa et se crée rapidement une brillante clientèle parmi les brasseurs d'affaires anglais. Il épouse une protestante convertie et, comme de juste, ses enfants sont élevés dans des institutions anglaises. Bref, c'est un renégat. Renégat, Lantagnac vit heureux et prospère « jusqu'au jour où le désir de jouer un rôle s'allume en lui. » « Convaincu que, dans la politique canadienne, la supériorité n'appartient qu'au maître des deux langues officielles, il voulut réapprendre, sa langue maternelle ». Pour cela, Lantagnac s'en remet à la direction d'un oblat, le Père Fabien, qui, vraiment, va fourrer son « dirigé » dans un pétrin que nul autre fabuliste n'aurait pu imaginer.

 

Il se peut qu'en surchargeant de ce reniement le caractère de son héros, le romancier n'ait eu d'autre dessein que d'amplifier la puissance de l'appel auquel répondra Lantagnac. Personne ne contestera que, comme pavé d'ours, ce soit réussi. L'ours, cependant, ne saurait être accusé que de lourdeur de patte. Moins excusable est l'écrivain qui se donne la posture d'écou­ter à la porte d'un foyer et de s'accaparer des chicanes domestiques pour en agrémenter son affabulation. Voilà bien ce qu'a fait Alonie de Lestres, et cela s'appelle, proprement, une malpropreté. Si c'est à de pareils procédés que conduit l'irrédentisme qu'il prê­che, souhaitons qu'avant de se convertir à cette doctrine où paraît s'abolir tout sentiment de pudeur, les jeunes Canadiens-français de l'Ontario et de partout s'angli­ciseront au moins suffisamment pour apprendre des Anglo-saxons que le home est sacré, et qu'un gentleman n'en saurait cambrioler l'intimité sans se voir à jamais banni de la société des honnêtes gens.

 

— o —

 

Tout élève humaniste a appris qu'une règle du roman consiste à mettre en conflit des personnages fictifs représentant des sentiments opposés. Alonie de Lestres était parti de ce point conventionnel, mais son naturel l'a vite ramené à l'histoire dont la fonction est de rétablir gens et événements dans leur caractère précis. Cette collaboration du romancier et de l'histo­rien n'a pas manqué de produire une œuvre composite où moitié des personnages porte des noms véritables (Sir Wilfrid Laurier, Ernest Lapointe, le sénateur Landry, Paul-Emile Lamarche, Samuel Genest) tandis que l'autre moitié se désigne sous des appellations imaginaires (Jules de Lantagnac, sa femme Maud, son beau-frère William Duffin, le Père Fabien, l'honorable Rogerson, ministre des Affaires louches).

 

A tout le moins, ce dualisme littéraire peut être qualifié de nouveau, et cette confusion des genres ne laisse pas de confondre les esprits. Aussi trouvera-t-il un bel écheveau à démêler, le mémorialiste à qui viendra la fâcheuse pensée de chercher dans l'Appel de la Race les traits constitutifs de ce drame national dont les péripéties se déroulent depuis plus de dix ans sur la modeste scène des écoles franco-ontariennes. Si, par exemple, il s'en rapporte à l'affirmation d'Alonie de Lestres que le sénateur Landry provoqua « le choc sauveur » en se démettant de la présidence du Sénat, « en jetant ainsi à la face de ses chefs le titre honorifique par lequel ils espéraient le tenir, se délestant des honneurs pour rester fidèle à l'honneur », il enregistrera un « choc sauveur » que la démission du président Landry n'a déterminé en aucune façon.

 

Cette démission du président du Sénat, aux tout derniers jours de mai 1916, eut des motifs d'administration interne absolument étrangers à la crise scolaire. Le zèle et l'énergie que le regretté sénateur Landry a déployés, durant les quatre années qu'il occupa la présidence de l'Association d'éducation de l'Ontario, suffisent à lui assurer un mérite qu'il serait ridicule et même imprudent de rattacher à sa retraite de la présidence du Sénat. Même lorsqu'il use d'un pseudonyme pour se déboutonner dans le roman, un historien n'est pas recevable à fricasser l'histoire avec la légende, à mélodramatiser les situations pour propager ses rêveries sociales et philosophiques. De telles extravagances sont d'un pur idéologue, comme sont d'un idéologue le portrait et le rôle de son Père Fabien dont la « stature robuste et harmonieuse » domine tout cet Appel de la Race, avec un absolutisme plutôt moyenâgeux.

 

Ouvrons l'oeil, s'il vous plaît, sur le caractère de ce Père Fabien. « Les plus hautes personnalités de la capitale canadienne allaient frapper à la cellule de cet admirable directeur d'hommes ». « Il suivait de très près le mouvement des idées et la politique de son pays ». C'est ce Père Fabien qui tient la main à la conversion du renégat Lantagnac. Le conflit scolaire s'aggrave de jour en jour, M. Landry va se démettre de la présidence du Sénat. « La veille, au moment de rendre publique sa démission, le sénateur était passé chez le Père ». Soucieux de réparer son reniement, Lantagnac songe à devenir député pour défendre devant le Parlement ses compatriotes opprimés par les Anglais et les Irlandais. « S'il a quelque grave décision à prendre, il viendra », dit le Père Fabien. « L'homme d'action qui n'abdiquait jamais chez l'oblat, qu'une volonté impatiente, impérieuse, poussait toujours vers les réalisations immédiates, entreprit de tracer à l'avocat un programme de vie publique ». Madame de Lantagnac répugne entièrement à cette candidature et prévient «Monsieur » que son élection mettra fatalement sa famille en désarroi. Le père Fabien ne s'arrête pas à un obstacle aussi infime. Lantagnac est élu député de Russell. Les écoles franco-ontariennes refusent péremptoirement de se soumettre au règlement XVII du ministère de l'Education, et la crise traverse la période la plus aiguë. Ernest Lapointe donne à la Chambre des Communes avis d'une protestation. Le mandat de Lantagnac lui fait un devoir d'appuyer la motion Lapointe, mais il est convaincu que sa participation au débat de cette question constituera un acte de rupture avec sa femme et entraînera la ruine de son foyer. Epoux, père, Lantagnac subit la tempête qui se déchaîne sous son crâne.. Angoissé, ne sachant à quel parti se résoudre, il retourne se confesser au Pèere Fabien. (Suivent vingt-trois pages de lantiponnage casuistique sur le « volontaire direct » et de distinctions scolastiques entre la Prudence et l'Opportunisme.) « Le Père Fabien s'étant élevé soudain à cette éloquence batailleuse et tranchante qui donnait l'impression à ses auditeurs de soutenir contre lui une lutte à l'épée ».

 

« – Mais enfin, reprit l'avocat qui devenait encore plus pâle, parler demain, c'est pour moi poser un acte de rupture avec ma femme. Ai-je le droit de poser cet acte ?

 

– Un acte de rupture, dites-vous ? rectifia de nouveau le Père Fabien. Qui le posera, vous ou Madame de Lantagnac ? Non, mon ami, l'acte de rupture, ce n'est pas vous qui le poserez; c'est la volonté abusive de votre femme. Votre acte à vous est un acte de devoir. »

 

Enfin, « tout pesé devant Dieu », le Père Fabien incline à la participation de Lantagnac au débat politique. Le « dirigé » se soumet à l'arrêt du psychopompe. Il appuie la motion Lapointe et rentre à son foyer qu'il retrouve déserté, à jamais ruiné. Et l'auteur ne montre rien de ce que les écoles ont gagné à ce sacrifice théâtral et surhumain de Lantagnac, pour la bonne raison que ce sacrifice est vain autant qu'inconcevable. Il n'a pas amélioré d'un iota la situation de ces écoles que le « dirigé » du Père Fabien devait « arracher à l'étreinte anglo-saxonne ».

 

Cela n'est que roman, certes. Tout roman est pourtant une peinture de moeurs. Quels sont donc ces moeurs qu'Alonie de Lestres a décrites en des tableaux où la vérité se corse de fictions, où l'auteur et ses personnages se masquent dans une page et se révèlent à la page suivante, où se professent la haine de l'esprit français et tout ensemble la sédition contre l'esprit anglais, où l'intolérance est enseignée comme un crédo, où un directeur de conscience pousse son « dirigé » à accomplir, dans un but politique, une action dont l'unique résultat, inéluctable et prévu, sera de séparer deux époux que les lois divines et civiles ont unis ? Le mouvement des idées et la politique de son pays préoccupent ce confesseur au point qu'il en oublie le précepte de l'Évangile : « Quod Deus cunjunxit, homo non separet ».

 

On sait communément que l'auteur de l'Appel de la Race est un prêtre, que ce prêtre est professeur d'histoire à l'Université de Montréal, que ce professeur d'histoire se fait remarquer par le parti pris nationaliste dont il imprègne son enseignement.

 

Il est de convention de ne pas désigner, publiquement du moins, l'auteur d'un livre par un autre nom que celui dont ce livre est signé. Dans ce cas-ci, le nom véritable de l'auteur est tellement familier qu'on le cite naturellement et de préférence au pseudonyme. C'est ainsi que, dans la récente analyse qu'elles en ont publiée, les Annales de l'Institut Canadien-français d'Ottawa ont sans malice attribué ce roman à l'abbé Lionel Groulx. Ni l'abbé Groulx, ni M. de Lestres n'ont protesté. Tant et si bien qu'il serait comique d'en [sic] ignorer plus longtemps.

 

– o –

 

Anatole France, qui s'y connaît, démontre que « tout roman, à le bien prendre, est une autobiographie ». Exactement, l'Appel de la Race a révélé tout entier son auteur dans la peinture de ce Père Fabien qui étale avec une complaisance particulière les idées chères à Alonie de Lestres et à l'Action française dont l'abbé Groulx est le distingué directeur. Les adversaires des écoles franco-ontariennes, les antagonistes de nos légitimes revendications auront beau jeu de conférer une valeur documentaire à un exposé de doctrine qu'Alonie de Lestres aurait pu confiner au domaine de la fantaisie, s'il ne s'était malencontreusement avisé de donner à son ouvrage une couleur historique. Car cette étude de moeurs, de par la personnalité de son auteur, justifiera à loisir les accusations que l'on adresse volontiers à nos représentants politiques de se laisser conduire aveuglément par leurs prêtres, de suivre un programme de vie publique dicté par eux, de subordonner les intérêts de l'Etat aux exigences de leur église, de subir l'influence cléricale jusque dans la destruction de la famille. Rarement les orangistes seront tombés sur un rapaillage d'aveux aussi prononcés pour appuyer leur campagne anticatholique et anti-française.

 

Pour classer l'Appel de la Race parmi les livres mauvais, et voire parmi les mauvais livres, il serait superflu de dénoncer encore son style dont M. du Roure a d'ailleurs prélevé quelques menus échantillons. Le style est l'homme même, et le style en use ici avec la syntaxe et la propriété des termes aussi déraisonnablement que l'homme en use avec l'histoire et avec la psychologie.  Il n'est pas essentiel qu'un roman expose un adultère ou maltraite un dogme pour figurer à l'index des ouvrages qui dégradent une littérature. Les mauvais livres ont cependant l'avantage de se répandre plus facilement que les bons, et l'expérience me rassure que mon confrère ne m'en voudra pas d'avoir donné à l'Appel de la Race une qualification qui lui procurera, si mon voeu s'accomplit, un regain de popularité.

 

La foule des lecteurs est ingénue et ne réclame point, pour s'emballer, une observation très rigoureuse ou des aperçus dont le contrôle impose un labeur à l'intelligence. Son enthousiasme est acquis au romancier qui, avec une saisissante emphase, traduisent ses sentiments communs, flattent ses passions politiques et servent ses préjugés nationaux, et qui créent avec tous ces éléments des situations empoignantes où les bonnes gens retrouvent sans effort leur idéal romanesque et facile. Ce fut le secret de Ponson du Terrail et de Georges Ohnet qui moururent fortunés, sinon très considérés des esprits cultivés.

         

 

Source : Louvigny de MONTIGNY, « Un mauvais livre », dans La Revue moderne, janvier 1923, pp. 8-10.

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