Newfoundland History |
Vers la Confédération
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N. D. L. R. - Nous avons pensé que nos lecteurs seraient heureux de connaître les réactions intimes des gens de Terre-Neuve.
DANS RELATIONS de mars 1946 nous esquissions, au point de vue du simple citoyen, l'état de l'opinion politique à Terre-Neuve. Nous avions conclu par une question: « Où va Terre-Neuve ? » Le temps a répondu: « Vers la Confédération. »
La fin du voyage approche, les termes de l'union ayant été signés à Ottawa le 11 décembre, après environ deux mois de discussion. L'accord est sujet à ratification par le Parlement canadien et la Commission gouvernementale de Terre-Neuve; suivra la législation du Parlement anglais. L'union a été fixée au 31 mars 1949. Nous ne saurions néanmoins tenir la Confédération pour un fait accompli avant la conclusion de toutes les formalités nécessaires. Elle peut encore faire naufrage, poussée sur les récifs par un changement de courant dans l'opinion publique.
Peut-être serait-il bon de faire, au point où nous en sommes, un relevé du chemin parcouru depuis trois ans. En résumé, ces années ont vu la création et la disparition d'une Convention nationale dont le but officiel était d'étudier sans passion diverses formes de gouvernement et de recommander la mieux adaptée à nos besoins. Par la faute d'une petite minorité tapageuse qui engagea violemment la discussion sur les mérites et les démérites du gouvernement responsable et de la Confédération, la Convention ne garda pas longtemps son caractère impartial. Elle décidait finalement, par vingt-neuf voix contre seize, de ne pas inscrire au bulletin de vote la question de la Confédération et proposait de soumettre au choix populaire la restauration du gouvernement responsable ou le maintien de la Commission administrative. Les partisans de la Confédération contestèrent vivement la décision; ils présentèrent au Bureau des relations du Commonwealth une pétition demandant que la Confédération figure sur le bulletin de vote. Le gouvernement britannique fit droit à cette requête en statuant que la forme de gouvernement choisie devrait l'être par une nette majorité.
Le premier referendum, du 3 juin 1948, ne donna point cette claire majorité, et la Commission administrative, qui avait obtenu le moins de voix, fut rayée du bulletin. On annonça un second referendum pour le 22 juillet. Une campagne véhémente s'amorça de part et d'autre. Plusieurs hommes d'affaires et avocats éminents, en général considérés jusque là comme faisant bloc pour le gouvernement responsable, se déclarèrent entre temps pour la Confédération. Juste avant le deuxième referendum, deux membres terre-neuviens de la Commission administrative exprimèrent à la radio leur ferme conviction que la Confédération convenait le mieux aux intérêts supérieurs du pays.
La seconde consultation populaire accordait à la Confédération une majorité d'environ 7,000 votes, soit à peu près une marge de 4 p. c. Cette décision du peuple fut contestée, tout comme l'avait été celle de la Convention. Une pétition de la Ligue du gouvernement responsable demanda le retour à l'autonomie en alléguant deux motifs principaux: la faible majorité en faveur de la Confédération et l'illégalité d'une manière de procéder qui violait l'entente par laquelle Terre-Neuve avait accepté la commission administrative en 1933-34, et en vertu de laquelle Terre-Neuve, une fois redevenue solvable, pouvait, à la requête du peuple, retourner au gouvernement responsable. Le gouverneur de l'île nomma une délégation de sept membres avec mission de négocier à Ottawa l'accord définitif qui de la plus ancienne colonie britannique ferait la plus jeune province du Canada.
Les négociations entamées, survinrent deux événements de nature à retarder la marche vers la Confédération. Ce furent l'envoi de la pétition de la Ligue du gouvernement responsable à la Chambre des Communes anglaise et l'assignation en Cour suprême de Terre-Neuve du gouverneur et des six commissaires, y compris le chef de la délégation à Ottawa, par six membres du dernier parlement terre-neuvien, trois du Conseil législatif et trois de la Chambre des députés.
Le grief contenait une revue de l'histoire constitutionnelle de Terre-Neuve depuis l'établissement de la Commission royale, le 17 février 1933, jusqu'à la nomination des délégués près le gouvernement canadien. « A la suite de la Confédération avec le Canada, y lisait-on, les demandeurs subiront un changement social, économique et politique, mais par-dessus tout, avec le reste de la population de Terre-Neuve, ils seront gravement atteints dans leur allégeance, leur statut national et leur citoyenneté. » Les demandeurs requéraient également une injonction aux défendeurs de s'abstenir de toute démarche visant à réaliser l'annexion au Canada ou à « modifier le statut constitutionnel et juridique du Dominion de Terre-Neuve de quelque manière que ce soit, excepté pour obtenir la restauration du gouvernement responsable et la remise en vigueur des Lettres patentes et Instructions suspendues en 1934 ».
Le bref fut déclaré invalide le 13 décembre dernier, le président du tribunal concluant ainsi son jugement: « L'action est basée sur d'évidentes erreurs fondamentales de droit et de logique qui l'emportent sur toute argumentation. Légalement, logiquement et pratiquement, elle me paraît être un non-sens. » Un appel sera vraisemblablement porté à la Cour suprême en son entier et, au besoin, au Conseil privé.
Trois membres éminents de la Ligue du gouvernement responsable portèrent à Londres la pétition, que sir A.-P. Herbert, qui avait été de la mission de bonne entente à Terre-Neuve en 1943, présenta à la Chambre des Communes le 23 novembre 1948. Trois jours plus tard, une motion conjointe de tous les partis priait le gouvernement de « présenter sans délai un projet de loi abrogeant l'Acte de Terre-Neuve de 1933 et de restaurer le gouvernement autonome à Terre-Neuve ». Les requérants sollicitaient en outre la tenue d'élections en mai 1949, « après lesquelles la population de l'île, par l'entremise de son gouvernement et de sa législature dûment élus, déciderait de son avenir, soit en entrant dans la Confédération canadienne, soit autrement ».
A leur retour de Londres, les délégués tinrent, le 10 décembre au soir, une assemblée populaire pour rendre compte de leur voyage. Après l'assemblée, l'on marcha sur l'Hôtel du Gouvernement pour réclamer « que le gouverneur de la Commission gouvernementale avise immédiatement les délégués à Ottawa de ne rien signer vu qu'ils n'avaient aucun pouvoir à cet effet, vu aussi que la signature serait préjudiciable à la position constitutionnelle de Terre-Neuve en Angleterre ».
Une réunion spéciale de la Commission fut convoquée le lendemain matin, mais l'accord fut signé, tel que prévu, quelques heures plus tard.
Quels conflits d'opinion, quels efforts de propagande, quelles menées politiques dissimule ce bref aperçu des événements des trois dernières années ? Si les grands initiés seuls savent exactement à quoi s'en tenir, le citoyen moyen n'en a pas moins ses propres convictions, qu'il ne se gêne pas d'exprimer. Sans renseignements de première main, impossible de connaître le fond de l'affaire; cependant les simples résultats du dernier plébiscite montrent clairement que le pays se partageait en deux camps. Les deux partis accablèrent les votants de leur propagande, et ni l'un ni l'autre ne furent irréprochables. Reconnaissons que la stratégie des partisans de la Confédération fut plus habile.
Cette campagne et les délibérations de la Convention eurent ceci de déplorable que Terre-Neuve disposait d'une merveilleuse occasion politique, et que nous ne sûmes pas en profiter. Nous jouissions depuis douze ans d'une trêve des luttes politiques et de leur séquelle de troubles et de dissensions. Quoi qu'on puisse avancer contre la Commission administrative (on pourrait en dire long en sa faveur), nous fûmes sous son régime relativement à l'abri du sectarisme, plaie rongeante de notre vie politique antérieure. Nous disposions donc d'un répit qui nous permettait d'étudier nos problèmes objectivement, d'examiner toutes les formes connues de gouvernement et de juger chacune d'elles à sa valeur, enfin de scruter nos propre fautes et de noter en quoi nous avions erré. Il ne s'agissait plus de se débattre pour voir clair au beau milieu de la tourmente politique: le passé était derrière nous, et nous étions libres de recommencer en neuf, de laisser à jamais enterrés nos vieilles animosités et nos divers particularismes. Nous avions fait du chemin depuis le temps des émeutes confessionnelles, mais nous nous rapprochâmes dangereusement de son esprit quand des extrémistes (avec qui aucun homme sensé ne saurait sympathiser) posèrent aux portes des églises des affiches dénonçant l' « Union britannique avec le Canada français ». Le sectarisme revenait chez nous.
Ceux chez qui la passion politique était la plus violente ne reconnaissaient à personne la bonne foi de son vote et attribuaient à chacun des motifs inavouables: les partisans de la Confédération n'étaient que des Quislings et des Judas prêts à vendre leur pays pour des allocations familiales et des pensions de vieillesse et à recevoir l'école neutre, le divorce et le communisme. Aux yeux de leurs adversaires, les tenants du gouvernement responsable étaient liés à de vieux intérêts et tâchaient d'éviter à leurs affaires les lourds impôts canadiens ou la menace de la compétition. Les nouveaux cris de guerre politiques étaient les descendants directs des anciens, et l'on exploitait délibérément les animosités pour des fins politiques. Les Terre-Neuviens n'ont pas lieu d'être fiers de certains aspects de la campagne.
La division de l'opinion demeure-t-elle aussi tranchée que l'exprime le referendum ? Est-il exact de dire que la Confédération a presque autant d'adversaires que de partisans ? S'il est difficile de délimiter précisément les deux camps, l'interprétation des chiffres doit prendre en considération plus d'un facteur.
En premier lieu on a vivement critiqué la forme des questions posées, dont les termes causèrent la confusion et, en bien des cas, l'indécision. S'il ne s'était agi que de voter sur le principe -gouvernement responsable ou Confédération -, le vote eût été plus décisif, et chacun aurait eu moins de peine à choisir la solution qu'il croyait plus avantageuse à Terre-Neuve. La tournure des discussions donne une idée du dilemme qui nous mettait aux prises.
« En principe, disait l'un, je suis en faveur de la Confédération. C'est la solution logique pour Terre-Neuve, car dans le monde actuel la formation d'agglomérations politiques de plus en plus vastes est inévitable. Après tout, notre indépendance n'est que nominale. Je me demande quand même pourquoi nous serions obligés d'accepter la Confédération au Canada. C'est une affaire à régler entre gouvernements, et nous devrions d'abord avoir le gouvernement responsable pour élire ensuite des délégués chargés de négocier avec le Canada.»
« En théorie, répondait un autre, je suis d'accord avec vous. Mais, à mon avis, si nous voulons la Confédération nous devons voter pour elle dès maintenant, afin de profiter de ce qu'il s'agit d'un referendum et non d'une affaire de politique partisane; autrement nous courons le risque de la voir écartée comme elle le fut au moment de la Confédération, en dépit des avantages que lui attribuaient des hommes tels que Carter et Shea. La cabale du temps ne manqua pas son coup. »
« Quant à moi, déclarait un troisième, je n'ai aucun doute sur le mode de gouvernement qui nous convient le mieux: être maître chez soi; rien ne peut remplacer cela. Mais quelle raison avaient-ils d'insérer la qualification: « tel qu'en 1933 », au sujet du gouvernement responsable ? Cela va porter les gens à associer l'idée du gouvernement responsable avec l'état de choses qui amena le régime de la Commission. Je pense que beaucoup voteraient pour le gouvernement responsable qui opteront pour la Confédération, rien que pour prévenir le retour de la corruption tant dénoncée alors. »
« La corruption! Comme si nos politiciens n'étaient pas des amateurs à côté des professionnels de certains pays! s'écriait un autre. Si nous pensons nous débarrasser de la politicaillerie en entrant dans la Confédération, nous aurons la surprise de notre vie. Nous en absorberons à double dose, au provincial et au fédéral, et il y aura deux fois plus de partis qu'avant. »
« Sans doute, reprenait quelqu'un, mais quel que soit notre choix, que nous ayons seulement deux partis, ou trois, ou quatre, nous n'échapperons jamais à la politique. Vous admettrez tout de même que les petites gens et les pauvres, qui sont la majorité, bénéficieront de la Confédération. Les allocations familiales et les pensions de vieillesse ne sont pas à dédaigner quand on se demande avec quoi payer les épiceries de la semaine prochaine. »
Ainsi discutaient interminablement d'honnêtes gens. La question était loin d'être simple. En dehors des thèmes de la propagande, on pouvait avancer de part et d'autre tant d'arguments valides! Nous connaissons plus d'une personne intelligente et sage qui, après. étude sérieuse, hésitait à prendre parti au moment de voter.
Les votes comptés, où en sommes-nous ? Des extrémistes surnagent des deux côtés. Un dur entre les durs est allé jusqu'à suggérer que la péninsule d'Avalon, où le gouvernement responsable l'a emporté, haut la main, se constitue en « État libre d'Avalon »! D'autre part, des enthousiastes aveugles considèrent la Confédération comme la réponse à tous nos problèmes, ce qu'aucune forme de gouvernement ne saurait être. Quant à la vaste majorité comprise entre les deux extrêmes, les uns appuient la Confédération sans la tenir pour une panacée; les autres, qui préféraient le gouvernement responsable, sont prêts à accepter l'union à son heure et à collaborer de leur mieux pour la rendre profitable.
Voyons un peu les objections des Terre-Neuviens à la manière de procéder mise en oeuvre. Un plus grand nombre auraient voté pour la Confédération ou seraient demeurés neutres, selon des voies .plus régulières. La plupart s'inquiètent de ce que les résultats des entretiens d'Ottawa soient sujets à l'approbation du peuple canadien et non à la nôtre, ce qui nous met en une position désagréablement inférieure. De plus, le fait que l'Acte de l'Amérique britannique du Nord devra être amendé pour permettre l'entrée de Terre-Neuve, et que les stipulations des Lettres patentes devront être abrogées, gêne beaucoup de gens, et parmi ceux-ci plusieurs partisans de la Confédération. Cela relève trop de l'esprit d'une époque qui fait bon marché des traités dès qu'ils ne conviennent plus au groupe dominant. La clause 146 de l'Acte de l'Amérique britannique du Nord stipule que « sur l'avis du Conseil privé de Sa Majesté et à la demande du parlement canadien et des législatures respectives des colonies ou provinces de Terre-Neuve, de l'Île-du-Prince-Edouard et de la Colombie canadienne, le souverain pourra admettre ces colonies ou provinces toutes ensemble ou isolément dans la Confédération canadienne ». Et on lit dans le rapport Amulree, dont les propositions furent incorporées aux Lettres patentes, qu' « il serait entendu que, aussitôt l'île sortie de ses difficultés et de nouveau en état de subvenir à ses besoins, le gouvernement responsable sera restauré à la requête de la population terre-neuvienne ».
Au sujet des Lettres patentes, reconnaissons qu'on n'a pas sollicité le retour à l'autonomie; il n'en reste pas moins que la Convention nationale a recommandé par une substantielle majorité que le peuple ait à choisir entre le gouvernement responsable et la Commission administrative. Bien que le gouvernement britannique ne se fût pas engagé à agréer sans amendement les recommandations de la Convention, plusieurs crurent voir la main de l'Angleterre dans l'inclusion subséquente de la Confédération. Le bruit courut que Londres, Washington et Ottawa avaient réglé notre sort à l'occasion de l'entente de 1941 concernant les bases américaines. Personne n'a jamais mis en doute la loyauté de Terre-Neuve envers la mère-patrie, mais quand on découvrit après coup que les États-Unis avaient obtenu un bail de quatre-vingt-dix-neuf ans sur une portion du territoire sans consultation ni compensation de Terre-Neuve, l'indignation fut grande. Comme aujourd'hui, c'est la manière de procéder qui indisposa les Terre-Neuviens, et non pas un sentiment d'hostilité à l'égard des États-Unis, avec qui l'île entretient les rapports les plus cordiaux. En fait, une des objections à la Confédération envisage l'effet de celle-ci sur le commerce avec les États-Unis. Et durant la campagne d'avant le referendum, une faction dont le chef était un des délégués à Ottawa opposa vigoureusement à la Confédération l'union économique avec les États-Unis.
On crut en certains milieux que les résultats du referendum engageaient formellement l'île à accepter les conditions de M. Mackenzie King. Des Terre-Neuviens soucieux de l'état financier futur affirmèrent cependant que les chiffres proposés contenaient de graves erreurs et que sans rectifications Terre-Neuve ne pourrait jamais équilibrer son budget provincial. Qui peut considérer de sang-froid un déficit annuel évalué à 10 millions ? Même si des subventions provisoires du trésor fédéral allégeaient durant quelques années le fardeau, au fur et à mesure de la diminution des octrois il deviendrait vite intolérable.
En passant disons un mot de l'opinion répandue en une partie de la presse canadienne que Terre-Neuve constituerait pour le Canada une charge financière en raison de ses « déficits chroniques ». Ceux qui partagent cet avis ne sont évidemment pas au courant des six ou sept derniers budgets, qui accusent tous des surplus formant une somme globale de 28 millions nets. Si le budget de l'année financière 1948-1949 est déficitaire, ce sera surtout à cause de la décroissance des importations entraînée par les incertitudes de la situation politique. Les perspectives d'avenir sont loin d'être aussi sombres qu'on voudrait nous le faire croire. L'industrie de la pulpe et du papier est prospère et dispose de commandes pour des années à venir. Corner-Brook, dont la production quotidienne est d'environ 800 tonnes, agrandit son usine en vue d'atteindre une capacité de 1,200 tonnes. Le commerce du poisson frais se développe rapidement; on évalue à 30 millions de livres, chiffre sans précédent, le volume des exportations de 1948. Au cours des deux dernières années, un ingénieur hautement compétent a fait pour le gouvernement un relevé des ressources naturelles du Labrador terre-neuvien; son rapport mentionne la prodigieuse énergie hydraulique des Grandes Chutes de la rivière Hamilton et les vastes forêts de bois de pulpe. Quoique le public de la province de Québec soit bien au fait des gisements de fer, on ne lira pas sans intérêt une citation du journaliste canadien bien connu Leslie Roberts: « Que leur exploitation fasse des dépôts ferreux du Labrador et du Nouveau-Québec la source la plus importante de l'Amérique du Nord, ce qui semble chaque jour plus probable, l'entente par laquelle Terre-Neuve deviendra la dixième province du Canada signifiera l'acquisition, non pas d'un passif (dont les Canadiens devront faire les frais, ainsi que le prétendent les adversaires de la Confédération), mais de ce qui s'avérera peut-être d'emblée le principal actif naturel du pays. »
Revenons au déficit prévu, advenant l'union. Ce déficit provoquerait soit la réduction de services essentiels, soit l'imposition d'intolérables contributions directes. Ce serait déplorable au double point de vue pratique et psychologique. Seuls ceux qui ont déjà tenté quelque chose du genre peuvent mesurer la difficulté d'organiser efficacement la perception des impôts en un pays où une population de 320,000 âmes - moins que le tiers de celle de Montréal - s'éparpille sur plus de 6,000 milles de côtes.
Alors que la Confédération n'était encore qu'une lointaine possibilité, l'on se demandait comment, même en admettant le caractère avantageux de la Confédération, la province de Terre-Neuve ferait face à ses dépenses si le gouvernement fédéral s'emparait de la plupart des sources de revenus, tels que les douanes, l'impôt sur le revenu, les postes, en laissant au gouvernement provincial le soin de faire les frais de services dispendieux comme la santé publique et l'éducation ? L'on répondait: par le moyen de subventions fédérales. Mais, il s'agissait de fixer le revenu recouvrable par Ottawa et les subventions payables en retour à la province. On a eu l'impression que les stipulations financières ne font pas suffisamment état de la valeur de la position stratégique de Terre-Neuve et des ressources potentielles du Labrador terre-neuvien.
Psychologiquement l'alternative formulée plus haut - réduction des services ou imposition de fortes contributions directes - aurait pour effet de confirmer dans leur refus les adversaires de l'union et de désillusionner ceux en qui la campagne politique a suscité de vifs espoirs. Le mécontentement des deux groupes ferait une province mécontente, ce qui ne bénéficierait ni à Terre-Neuve ni au Canada. Les Terre-Neuviens, dira-t-on, ont l'habitude des taxes élevées. Rappelons à ce sujet que, sauf l'impôt sur le revenu, qui ne frappe qu'une proportion assez faible de la population, il s'agit de contributions indirectes. Il est certes dur de payer le beurre $1.05 la livre (tellement que nous mangeons de la margarine pour la plupart) alors qu'on le paie 82 sous au Canada; mais il serait encore plus dur d'épargner sous rien que pour les remettre au fisc le lendemain. Les Terre-Neuviens ne sont pas du tout habitués à cela.
Une chose reste claire: si la Confédération devient un fait accompli, nous n'avons qu'à nous mettre résolument à l'oeuvre ensemble comme une seule nation afin que l'union réussisse. Si Terre-Neuve se donne au Canada, le Canada à son tour devient nôtre a mari usque ad mare, depuis la frontière sans défense du sud jusqu'au vaste Nord, de l'île de Vancouver au Cap-Breton. Il nous sera peut-être difficile de nous sentir Canadiens, de chanter O Canada comme nous chantons l'Ode à Terre-Neuve; qu'importe ? une nouvelle génération sera sans doute canadienne dès le début. Que les Canadiens se mettent à notre place pour nous comprendre: trouveraient-ils aisé de se faire Américains du jour au lendemain ? Le sentiment national est ici vivace; nous sommes très attachés à la vie que nous avons toujours connue, et les jours à venir seront parfois assombris de la nostalgie du temps où notre petite patrie jouissait d'une identité bien à elle. Que les choses tournent mal, on entendra plus d'un « je vous l'avais bien dit! » mais nous nous garderons toujours d'oublier que notre prospérité en tant que province dépendra en dernier ressort de l'effort individuel de chacun de nous. Nous ne tirerons de cette union, comme de tout mariage, que ce que nous y aurons mis. Malgré les vagues violentes des opinions politiques ou les aveuglantes rafales internationales, il nous faut consacrer notre volonté entière à réaliser une nation forte et unie dans un monde en paix.
Source : Helena M. FRECKER, « Vers la Confédération », dans Relations , Vol. 9, No 97 (janvier 1949) 5-9.
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l'opinion canadienne sur l'entrée de Terre-Neuve dans la Confédération
© 2004 Claude Bélanger, Marianopolis College |