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Terre-Neuve, un actif ou un passif ?

 

 

[Pour la source de ce texte, voir la fin du document.]

Un retour à l'histoire nous apprend vite que l'entrée de Terre-Neuve dans la Confédération canadienne ne participe pas de ces actualités qui apportent quelque chose de nouveau sous le soleil. Le problème s'est posé, en effet, à la genèse même de l'entreprise politique qu'a constituée la formation du Canada. Des délégués de Terre-Neuve assistèrent à la Conférence de Québec (1864), s'y montrèrent enthousiastes pour le projet, le firent accepter à la population aux élections de 1865, puis se refroidirent devant une opposition croissante et ne participèrent pas à la Conférence de Londres (1866). Pendant tout le reste du XIXe siècle, des tractations se poursuivront, à des intervalles irréguliers, en vue d'assurer l'adhésion terreneuvienne. L'A.A.B.N. la prévoyait à l'article 146, au même titre que celles de l'Ile-du-Prince-Édouard, de la Colombie-Britannique et des Terres de Rupert et du Nord-Ouest. La rupture finale des négociations se produira. en 1895: l'île passait alors par une de ses mauvaises périodes financières et le gouvernement canadien ne lui parut pas suffisamment en veine de générosité. (1)

 

A diverses reprises depuis lors, l'opinion canadienne a éprouvé quelque mélancolie d'avoir laissé passer une « occasion » peut-être inespérée d'arrondir notre territoire. Sur la carte géographique, l'oeil est choqué de voir Terre-Neuve séparée du tout canadien. Dans l'opinion canadienne-française, s'est plus ou moins accréditée l'idée que Terre-Neuve n'est pas entrée dans la Confédération parce que Londres tenait à conserver cette enclave dans notre chair, cette sentinelle à la porte de notre pays, histoire de perpétuer sa domination sous l'apparente indépendance qui s'esquissait. La décision du Conseil privé sur le Labrador, au moment où commençaient à y apparaître les visions d'une richesse éventuelle, ajoutèrent la séduction du trésor retrouvé au problème de l'annexion.

 

Au moment pourtant où l'opération semble devoir se conclure, l'opinion hésite. Elle se demande maintenant si Londres n'est pas tout simplement en train de nous refiler son éléphant blanc. Elle voit que l'intérêt des Terreneuviens pour la Confédération prend corps à un moment où leur adhésion leur vaudra à chacun un revenu personnel de 60 à 96 dollars par enfant. Elle se dit: «En retour de tout ce que nous allons payer, qu'allons-nous recevoir?»

 

Le fait est que dans sa donnée économique, le problème n'est pas particulièrement rose. Les enthousiasmes du 19e siècle sur les possibilités immenses de Terre-Neuve ne sont plus guère de mise, du moins en ce qui concerne l'île même. D'abord, l'établissement agricole n'y est pas plus avantageux que dans notre Gaspésie: sur une population active de 90,000 personnes, 4,339 sont agriculteurs et les perspectives d'extension sont «sévèrement limitées» par le manque de terres arables. Comme en Gaspésie, l'exploitation agricole dans son ensemble n'apparaît concevable qu'en fonction d'une autre ressource et sur une base strictement vivrière (2). Or les autres ressources ne sont pas plus prometteuses que cela.

 

La grande industrie de Terre-Neuve est aujourd'hui appuyée sur la forêt (scieries et surtout pâte et papier). Cinquante pour cent des exportations du pays en sont constitués; et Terre-Neuve exporte, dans tous les domaines, la presque totalité de sa production. En tout et partout, c'est une affaire d'une vingtaine de millions de dollars; pour la plus grande part, du papier-journal. Et l'on n'est pas d'accord, à Terre-Neuve, sur la question de savoir s'il y aurait de la place pour un troisième moulin à papier. Les étendues forestières, moins rares que la terre arable, sont, en définitive, faibles: à peine un quart de la superficie. Une bonne partie de l'île se partage en effet entre des hauteurs rocheuses dénudées par l'action glaciaire, des toundras au niveau intermédiaire et des bas-fonds marécageux où la tourbe s'est accumulée jusqu'à des épaisseurs atteignant vingt pieds (3).

 

Les mines offrent plus de variété: du cuivre, du fer, du plomb, du zinc. Elle occupent le deuxième rang dans les exportations et en constituent le quart. Ce n'est tout de même qu'une dizaine de millions de dollars. De ce qui est connu à date de la géologie de Terre-Neuve (et sur ce point il resterait encore beaucoup de travail à effectuer), les mines de fer seraient de loin celles qui offriraient le plus de perspectives. La mine Wabana est, en effet, célèbre pour la richesse de son minerai en fer, bien que la teneur en silice et en phosphore rende le traitement difficile. L'annexion au Canada ne changerait toutefois pas grand-chose à la situation: la mine est déjà propriété de la Nova Scotia Steel, qui en tire tout ce qu'elle peut pour le traiter à ses hauts-fourneaux de Sydney.

 

Plus que dans tout autre domaine intervient ici le Labrador, actuellement associé aux découvertes du minerai de fer de l'Ungava. Mais de part et d'autre de la frontière, les concessions sont également aux mains d'un même groupe de financiers canadiens: celui de la Hollinger. Reste le problème de la chute Hamilton, la plus puissante et l'une des rares sources de force hydro-électrique de la région. Mais y a-t-il vraiment là un problème pour le Canada ? La concurrence pour l'usage de cette richesse aura peu de motifs de s'exercer dans cette région éloignée et Terre-Neuve est aussi intéressée que le Canada à la voir mise au service d'une industrie sidérurgique ungavienne et labradorienne.

 

Vient en troisième heu, la grande ressource d'autrefois, la pêche, qui ne conserve plus aujourd'hui que l'autre quart des exportations. Les pêcheries de Terre-Neuve comptent parmi les plus riches au monde sous l'angle de l'abondance. Les conditions mondiales ordinaires du marché de poisson ne rendent toutefois pas très brillantes les perspectives de cette industrie, sauf en cas de guerre; après la prospérité relative que vient d'y engendrer la seconde guerre mondiale, une aggravation de la situation est plus à prévoir que de nouveaux progrès ou que, même, le maintien de la situation actuelle. Par ailleurs, le Canada possède déjà toutes les ressources piscicoles nécessaires au ravitaillement de son marché intérieur, si bien que l'annexion de Terre-Neuve pourrait revêtir l'allure d'un désastre pour nos pêcheurs de la Gaspésie et des Maritimes.

 

Terre-Neuve n'est donc pas un pays de cocagne. Le fait est qu'elle a traversé, au cours de son histoire, de nombreuses crises financières. La dernière notamment, celle des années 1930-1934, a placé les Terreneuviens dans l'obligation d'abandonner le statut de Dominion pour revenir au statut colonial et c'est afin d'en sortir qu'elle se tourne aujourd'hui du côté du Canada. Elle peut actuellement avoir l'air de traiter avec nous d'égal à égal, puisque ses finances sont restaurées et son budget équilibré. Mais cette restauration et cet équilibre ne sont en réalité qu'un fait accidentel, résultant de l'argent que Canadiens, Anglais et Américains ont dépensé sur l'île au cours de la guerre, en l'utilisant comme base indispensable de la circulation aérienne et maritime (protection des convois) entre l'Europe et l'Amérique (4).

 

Après l'inventaire que nous venons de tracer, la chose n'a pas de quoi nous surprendre. Une nation moderne ne peut pas vivre et prospérer autrement qu'en s'appuyant sur la fortune de ses citoyens, assiette de son pouvoir de percevoir des impôts. A partir de ce que nous venons de voir des ressources du pays, nous pouvons prévoir que cette population de pêcheurs, de mineurs et de bûcherons ne peut être qu'extrêmement pauvre, à tout le moins d'argent. Les conditions y sont peu assimilables à ce que nous estimons être le cours ordinaire des choses. Au point que le spécialiste à qui l'éditeur du Newfoundland déjà cité demandait une évaluation du revenu national terreneuvien explique la difficulté et la valeur limité de son travail en nous avertissant « qu'une très forte partie de l'île n'est pas vraiment au stade de l'économie monétaire, et qu'il serait dangereux d'attribuer une valeur monétaire aux moyens qu'on y prend de gagner sa vie (5) ».

 

De gens ainsi placés, l'État ne peut à peu près rien tirer - et ce sera également vrai de l'État canadien, une fois l'annexion effectuée - que ce soit sous forme de taxes directes ou indirectes. Les taxes de vente et les impôts douaniers ne peuvent pas donner grand-chose là où les gens n'ont pas d'argent pour acheter. Le percepteur de l'impôt sur le revenu peut encore moins les rejoindre. Quant aux 74 établissements manufacturiers, une très faible proportion est constituée en compagnies par actions; la majorité, par suite, n'est pas sujette aux impôts sur les « corporations » (sic). En dehors des compagnies de mines et de papier, les entreprises assujetties à cet impôt sont des institutions financières canadiennes (banques et assurances), anglaises ou américaines pour les assurances tous risques autres que vie (6).

 

Le gouvernement de l'île ayant toujours été démuni de ressources financières, le pays est sensiblement en bas de la normale pour tout ce qui concerne les services économiques et sociaux aujourd'hui attendus de l'État dans les pays plus avancés, qu'il s'agisse de transport et communication, d'éducation ou de santé publique et de bien-être. L'entrée dans la Confédération mettrait le tout à la charge du reste du pays ou, pour être plus précis, de la Colombie-Britannique, de l'Ontario et du Québec, qui sont les seules provinces à contribuer plus au Trésor fédéral qu'elles n'en reçoivent. Soit dit en passant, les seules allocations familiales représenteront la fortune pour ces gens qui n'ont guère l'habitude de voir beaucoup d'argent; songeront-ils encore à travailler ensuite ou ne se considéreront-ils pas définitivement comme des rentiers du Trésor fédéral?

 

Tout bien compté, l'acceptation de Terre-Neuve dans la Confédération n'est pas une affaire. L'opération ressemble plutôt à un acte de charité. Étant donné la faible population de l'île, l'opinion canadienne pourrait cependant à bon droit estimer léger le fardeau des quelques dizaines de millions, peut-être de la centaine de millions que nous coûtera l'intégration de l'économie terreneuvienne dans l'économie canadienne. Dans l'ensemble de nos finances publiques, qui ne roulent plus que sur les milliards, ils pourraient paraître valoir la sécurité que nous obtiendrions relativement aux dépôts miniers de l'Ungava et à l'exploitation des chutes de la rivière Hamilton. Seulement, le point de vue économique n'est pas le seul à considérer; il n'est même pas le plus important!

 

L'aspect le plus important de la question est surtout militaire, stratégique. A la suite des développements de la dernière guerre, Terre-Neuve a en effet pris une place considérable dans les plans de défense anglo-américain. Si bien qu'il apparaît à peine concevable qu'une prochaine guerre puisse se développer sans que Terre-Neuve y soit profondément engagée. Déjà, les Américains y possèdent, depuis le dernier conflit, des bases louées pour 99 ans, qui posent à elles seules toute une série de problèmes d'envergure au point de vue national canadien.

 

Il est clair, par exemple, que l'Angleterre n'aurait jamais consenti à ce que le même régime de location puisse être valable pour une portion quelconque du territoire britannique. Ils n'ont concédé de tels privilèges que dans leurs colonies: Terre-Neuve, Bermudes, Antilles. Serait-il déplacé que nous montrions à l'égard de notre pays la même fierté que les Anglais montrent à l'égard du leur ? Pouvons-nous accepter sans déchoir dans notre prestige de nation libre, cette concession qui rend un gouvernement étranger, fût-ce le gouvernement américain, libre d'agir sur certaines parties de notre territoire comme s'il était en terre américaine, d'y appliquer les lois de son pays et de traduire devant ses tribunaux les nationaux canadiens ?

 

Mais ce petit problème spécifique ne constitue qu'un développement plus explicite de difficultés d'un ordre beaucoup plus vaste et de nature à modifier l'angle sous lequel nous avons abordé jusqu'ici le problème de l'annexion de Terre-Neuve. L'aspect stratégique, en fait, n'a jamais été absent de nos vues sur l'île. Même les milieux nationalistes entretenaient facilement l'idée qu'inclure Terre-Neuve dans le Canada, en assurer nous-mêmes   la défense, pouvait en définitive s'imposer afin même d'alléger la pression britannique sur le continent américain en cas de guerre.

 

Le transfert de l'influence britannique à l'influence américaine dans le déchaînement des conflits à venir peut nous commander de changer complètement notre point de vue à ce sujet. A cause de sa valeur stratégique, Terre-Neuve au Canada est maintenant susceptible de nous entraîner dans tous les conflits à venir sous le règne de la prédominance américaine, au lieu de nous en éloigner. Par ailleurs, voir les Américains installés dans Terre-Neuve indépendante ou rattachée à l'Union peut nous être indifférent. Que les États-Unis contrôlent ou ne contrôlent pas, par Terre-Neuve, l'entrée du golfe Saint-Laurent, voilà qui peut nous laisser assez froids étant donné les quelques mille milles de frontières communes que nous avons déjà en une infinité de lieux beaucoup plus difficiles à défendre que ne le serait l'estuaire. Autrement dit, autant l'annexion de Terre-Neuve à la Confédé­ration aurait pu hier nous apparaître sous le jour d'une mesure d'autonomie plus grande, autant elle risque aujourd'hui de devenir synonyme d'un nouvel assujettissement. L'abandon de l'île aux États-Unis avec négociations pour la rétrocession du Labrador au domaine québécois paraîtrait plus conforme à l'intérêt canadien.

 

Du point de vue canadien, d'autres inconvénients sont à envi­sager. D'abord quant à l'unité intérieure de notre pays. Tout le monde l'a vu par les journaux: la majorité en faveur de l'annexion à la Confédération a été minime; seulement 52 pour cent du vote. C'est une très faible marge sur un sujet aussi vital pour un pays que de savoir s'il conservera son indépendance ou acceptera une alliance qui l'attachera définitivement. Ainsi que le faisait remar­quer le président de la Chambre de Commerce de la Province, dans son discours inaugural du Congrès de septembre dernier, la plupart des pays exigent un vote des deux-tiers ou des trois-­quarts pour tout changement, même le plus ordinaire, à la Consti­tution du pays. L'aliénation de l'indépendance ne devrait pas être traitée avec moins de respect. Et d'autant plus ici que les adver­saires de la Confédération, à Terre-Neuve, attribuent la marge favorable à la présence sur l'île d'éléments étrangers nouveaux, venus d'Angleterre au cours du dernier conflit et ne représentant pas la véritable mentalité des populations plus autochtones d'avant­-guerre.

 

Depuis que les tractations actuellement en cours ont été com­mencées, les représentants du groupe minoritaire ont multiplié les protestations et les requêtes auprès du gouvernement canadien. Ils s'opposent à ce que les négociations soient continuées par les délégués actuels, qui ne sont que des représentants de la Commission administrative nommée par l'Angleterre en 1933, et demandent l'élection d'un gouvernement terreneuvien responsable. La manoeuvre est habile, car à l'occasion de cette élection, les adversaires de la Confédération auraient une nouvelle chance de bloquer le projet en faisant battre, s'ils le pouvaient, les candidats qui le soutiendraient; y réussiraient-ils que ce ne serait qu'une sorte de répétition des événements qui ont empêché l'annexion dès 1869. D'un autre côté, n'est-elle pas raisonnable ? Si la population de Terre-Neuve est assez peu déterminée à la Confédération qu'elle puisse battre à quelques mois d'intervalle le gouvernement qui soutiendrait la politique approuvée au plébiscite, antérieur, est-il vraiment désirable que l'annexion se fasse, même sous l'angle des intérêts canadiens ? Je ne puis m'empêcher de penser qu'en écartant toutes ces revendications et en acceptant d'engager les pourparlers, le gouvernement canadien se conduit, soit avec une singulière légèreté, soit avec un commencement d'esprit impérialiste qui ne serait guère à l'honneur du Canada.

 

Du point de vue extérieur au surplus, les Terreneuviens pourraient bien faire de très mauvais citoyens canadiens. Tous les auteurs qui connaissent l'île y ont trouvé le sentiment pro-anglais porté à un degré d'intensité assez proche parent de celui des Loyalistes. Dans ces conditions, ces 300,000 nouveaux Canadiens vont venir contrecarrer la tendance de plus en plus nette, même chez les Canadiens anglais, à se détacher du lien britannique. Ils vont constituer un renfort important (ce sera une province sur dix) à l'esprit colonial et à la propension aux générosités envers l'Angleterre, avec d'autant plus d'intensité peut être que précisément ils n'en paieront pas une très grosse partie.

 

Nous ferions donc bien sans doute de suivre attentivement le déroulement des pourparlers entre la délégation terreneuvienne et notre gouvernement. Ils peuvent avoir plus d'importance qu'il n'y paraît, au premier abord, sur l'avenir du Canada et mériteraient sans doute aussi que les neuf provinces actuelles et même les citoyens canadiens fussent consultés avant que l'opération ne s'accomplisse.

 

1. Newfoundland , édité par R.-A. Mackay, Oxford University Press, 1946, pp. 411-459.

 

2. Op. cit ., pp. 102-106.

 

3. Op. cit ., pp. 43-45 et 96-102.

 

4. Op. cit ., pp. 19, 190 et 210-212.

 

5. Op. cit ., p. 528.

 

6. Op. cit.,   p. 207.

 

Source: François-Albert ANGERS, « Terre-Neuve : un actif ou un passif ?», dans l'Actualité économique, 1948, pp. 531-538.

 

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© 2004 Claude Bélanger, Marianopolis College