Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Août 2006

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

Stéphane ST-PIERRE, François-Albert Angers et la nation confessionnelle (1937-1960), Mémoire de M.A. (histoire), Université de Montréal, 2006, 181p.

 

SECONDE PARTIE: Le projet de nation confessionnelle

 

Chapitre premier

La nation confessionnelle et la personne humaine

Comme nous l’avons brièvement esquissé dans la première partie, la nation confessionnelle incarne le milieu idéalisé et le milieu concret par lequel la personne humaine parvient à atteindre ses aspirations spirituelles, intellectuelles et morales.Dans le présent chapitre, nous accorderons de l’importance à la notion de personne humaine et nous dégagerons l’intérêt de la doctrine sociale de l’Église dans la pensée d’Angers. Cette doctrine est un des fondements sur lesquels il estime nécessaire de s’appuyer pour examiner la validité des réformes à appliquer à la nation canadienne-française. Ensuite, nous enchaînerons avec une définition de la personne humaine et de l’organisation sociale. Cela nous mènera à définir les principes de responsabilité et de liberté, principes indispensables au projet de nation confessionnelle. Nous terminerons en indiquant le rôle de la société et de la famille dans l’encadrement de la personne humaine. Dans l’ensemble, ce chapitre servira à témoigner de la place fondamentale occupée par la personne dans la pensée d’Angers et, par le fait même, dans son projet de nation confessionnelle.

1) La doctrine sociale de l’Église                     

La doctrine sociale de l’Église est essentiellement construite à partir des encycliques papales. Les deux principales sont Rerum Novarum de Léon XIII (1891) et Quadragesimo Anno de Pie XI (1931). Dans ses écrits, Angers se réfère fréquemment à ces deux encycliques afin de fournir des réponses aux problèmes du monde moderne (industrialisation et urbanisation). Pour lui, la doctrine sociale de l’Église est une voie chrétienne. Elle ne correspond pas à une voie entre le libéralisme et le socialisme, mais à une voie distincte. En fait, ce sont les excès du libéralisme et du socialisme qui laissent une place pour une conception à la fois individualiste et communautaire de la propriété, de la liberté et de l’organisation économique et sociale.

Angers s’est intéressé à la doctrine sociale de l’Église en raison de sa foi, mais il s’en est fait le défenseur puisqu’elle constituait la formule la plus efficace (1). L’efficacité de cette doctrine repose sur la vision complète de la personne, la primauté de la dimension spirituelle et l’inviolabilité de la dignité de la personne humaine. Elle ordonne toute l’activité humaine (2) au salut des hommes. La doctrine sociale de l’Église, précise Jean-Luc Chabot, «ne propose pas des systèmes ou des programmes économiques et politiques, elle ne manifeste pas de préférence pour les uns ou pour les autres, pourvu que la dignité de l’homme soit dûment respectée et promue et qu’elle-même se voit laisser l’espace nécessaire pour accomplir son ministère dans le monde (3) ». Selon Angers, le message de la doctrine sociale de l’Église est de traiter humainement la personne, ne pas l’exploiter et ne pas entraver sa quête du salut. Il présente cette doctrine comme une idéologie chrétienne visant à transformer le monde moderne pour le rendre respectueux de la personne humaine. Par conséquent, elle possède une valeur inestimable pour les Canadiens français. Cette doctrine accorde aux Canadiens français la possibilité de construire et de façonner un projet et une nation selon leur conception de la vie terrestre et spirituelle. D’ailleurs, la doctrine sociale de l’Église demande la mise en place d’études pour créer des programmes concrets s’accordant, en l’occurrence, avec les besoins des Canadiens français. 

[La doctrine sociale de l’Église] c’est un instrument que l’Église utilise; elle constitue une catégorie en soi; elle est la formule précise des résultats d’une réflexion attentive sur les réalités complexes de l’existence de l’homme dans la société et dans le contexte international, à la lumière de la foi et de la tradition ecclésiale. Son but principal est d’interpréter ces réalités en examinant leur conformité ou leurs divergences avec les orientations de l’enseignement de l’Évangile sur l’homme et sur sa vocation à la fois terrestre et transcendante; elle a donc pour but d’orienter le comportement chrétien (4).

D’autre part, la doctrine sociale de l’Église s’articule principalement par l’entremise du principe de subsidiarité. Il revient à la personne d’exécuter par elle-même ce qu’elle est en mesure de réaliser. Elle doit s’acquitter de ses devoirs et de ses obligations envers elle-même, mais également envers la société.

 

On ne saurait ni changer, ni ébranler ce principe si grave de philosophie sociale; de même qu’on ne peut enlever aux particuliers, pour les transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s’acquitter de leur seule initiative et par leurs seuls moyens, ainsi ce serait commettre une injustice en même temps que troubler d’une manière très dommageable l’ordre social, que de retirer aux groupements d’ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d’un rang plus élevé, les fonctions qu’ils sont en mesure de remplir eux-mêmes. L’objet naturel de toute intervention en matière sociale est d’aider les membres du corps social, et non pas de les détruire ou de les absorber (5).

 

De plus, la subsidiarité favorise la création d’un esprit de solidarité qui se nourrit par la base. Elle encourage une répartition des compétences allant de bas en haut à l’intérieur de la société. Les institutions responsables des besoins de la personne sont celles situées à proximité. Nous constaterons dans la section suivante que la subsidiarité complète le principe de responsabilité. Il est ainsi possible d’affirmer que la pensée d’Angers s’inscrit en continuité avec le mouvement du catholicisme social. Elle n’est ni libérale, ni socialisante, elle est «une recherche d’équilibre entre ce qui est nécessaire dans les deux positions comme tendance (6)». Toutefois, il qualifie sa pensée de droite étant donné l’importance qu’il confère aux notions d’ordre et de justice ainsi qu’à la recherche de l’égalité et de la liberté dans le sens social (7).

 

La fidélité d’Angers envers la religion catholique et plus particulièrement envers la doctrine sociale de l’Église lui voudront des critiques de la part de certains intellectuels. À ce titre relevons les propos de Léon Dion :

 

Ce dont la société a besoin c’est des chercheurs désintéressés et pourtant enracinés et non pas des pontifes comme François-Albert Angers, pontifes qui ne cherchent plus les vérités persuadés qu’ils sont  de les posséder toutes et qui, s’ils continuent à être écoutés, peuvent accomplir un mal incalculable. […] Je note avec inquiétude que François-Albert Angers est de plus en plus actif que jamais (8).

 

Toutefois, Léon Dion nuance son propos à l’égard d’Angers dans son ouvrage Les Intellectuels au temps de Duplessis (9) . Celui-ci montre que ce dernier ne s’appuyait pas seulement sur les encycliques, mais se basait également sur l’observation et l’analyse des faits économiques et sociaux pour édifier sa pensée. Sa participation aux Études sur notre milieu d’Esdras Minville en témoigne.

 

2) La personne humaine

 

La conception de la personne proposée par Angers rejoint la conception de la personne d’Emmanuel Mounier qui estime que «la personne est un absolu à l’égard de toute autre réalité matérielle ou sociale (10)». Toutefois, le personnalisme de Mounier diffère puisqu’il est un anticonfessionnalisme socialisant. Pour Angers, la personne doit chercher à dépasser les espérances purement matérielles et poursuivre des espérances intellectuelles, morales et spirituelles. Elle constitue le point de départ à partir duquel il juge la valeur des différentes idéologies et de l’application des réformes nécessaires au perfectionnement de la nation canadienne-française. Aucune position n’autorise d’aller à l’encontre du respect de la dignité de la personne. Par conséquent, la personne incarne le fondement et la raison d’être du projet de nation confessionnelle. Ce point souligne l’importance de bien distinguer entre les notions de personne et d’individu. À ce titre, Jacques Maritain résume cette distinction par sa formule «l’individu pour la société, la société pour la personne (11)». Il ajoute «en chacun de nous l’individu est pour la cité, et doit se sacrifier pour elle, comme il arrive dans une juste guerre. Mais la personne est pour Dieu; et la cité pour la personne […]. Disons que la Cité chrétienne est aussi foncièrement anti-individualiste que foncièrement personnaliste (12).»Angers partage cette différenciation entre la personne et l’individu.

 

a) Pour servir la personne humaine

 

En 1944, dans Pour servir la personne humaine, Angers expose sa conception de l’organisation économique et sociale. Servir la personne humaine signifie «lui permettre d’atteindre son plein épanouissement à la fois dans l’ordre des choses matérielles et, surtout, dans l’ordre des choses spirituelles (13)». On ne doit pas dissocier les dimensions temporelles et spirituelles de la personne humaine. Cette définition, «loin d’ouvrir la porte à toutes les réformes si généreuses d’esprit qu’elles soient, la ferme au contraire à un grand nombre (14)». Elle oblige le réformateur à respecter toutes les caractéristiques de la personne. Servir la personne humaine signifie façonner l’environnement à partir de son caractère, de son histoire, de sa culture et de ses traditions. La vie terrestre constitue un moyen pour la personne d’atteindre son salut.

Par ailleurs, la personne ne doit pas chercher à améliorer sa condition seulement dans l’immédiat. Il faut réfuter le pragmatisme qui subordonne tout idéal à la norme des résultats immédiats (15). Les réformes qui améliorent les conditions instantanément, mais qui négligent de tenir compte de leurs répercussions dans le long terme sont extrêmement dangereuses pour la personne. Ces réformes risquent d’aliéner la personne humaine et la nation.La nouveauté n’est pas nécessairement synonyme d’innovation bienfaisante. La nation doit se développer en continuité avec le passé. Selon Angers, devant les fantaisies du modernisme, il faut privilégier une dose de conservatisme, de prudence et de résistance dans la pensée (16).

En outre, la personne doit respecter l’ordre et l’autorité qui constituent les principaux guides de l’aventure humaine. Cette aventure se définit «comme civilisatrice, c’est-à-dire comme une réalisation de l’esprit en lutte contre la matière (17)». La valeur humaine est supérieure à la valeur technique: « Humanisme et technique sont deux ordres qui ne relèvent ni des mêmes principes, ni des mêmes disciplines. […] Celui qui opte toujours et nécessairement pour ce qui est techniquement supérieur est ainsi fatalement amené à prendre parti contre l’humain. Le respect de l’humain, qui est à la base même de la conception canadienne-française de la vie, peut donc exiger éventuellement certains sacrifices techniques (18)» L’ordre chrétien propose à la personne de satisfaire les besoins propres à l’esprit en y ordonnant tous les biens matériels et tous les progrès techniques. Pour Angers, les sacrifices au niveau de l’efficacité technique peuvent être nécessaires pour assurer l’épanouissement humain. Cet élément souligne la primauté du spirituel sur le temporel dans sa pensée.

 

b) Responsabilité et liberté

 

La définition de la personne humaine intègre les principes de responsabilité et de liberté qui le guident dans la recherche d’un modèle de pensée conforme au «génie canadien-français (19)». Aussi, les réformes qui nuisent directement ou indirectement à l’un de ces principes sont-elles automatiquement rejetées? Servir la personne signifie lui garantir la responsabilité de son destin. Aucun substitut social ne peut suppléer, sur le plan de l’éternel, à l’action personnelle. Citant Louis Lachance, Angers écrit: «N’oppose pas le temps à la vie éternelle, mais conçois-le comme le prélude de celle-ci, prélude qui est de rigueur pour l’homme tout entier (20)». L’homme est jugé à partir de ses actes, d’où l’importance pour lui d’assurer le respect des principes de responsabilité et de liberté. Dépouiller la personne de sa responsabilité, c’est l’aliéner profondément. 

 

Les principes de responsabilité et de liberté supposent pour la personne un certain nombre de droits: droit de choisir librement son état de vie; de fonder une famille; d’être éduqué; de travailler; d’être respecté; d’agir selon sa conscience; droit à sa vie privée; à une juste liberté; au développement de sa vie intellectuelle et morale. Ces droits permettent à la personne d’agir de manière responsable et libre. Toutefois, la notion de droit implique certains devoirs envers les ancêtres, la nation, la civilisation, la société et la personne humaine.

 

La responsabilité correspond au droit de choisir ce que l’homme estime le plus apte à pourvoir à son bien-être présent et futur; l’obligation par suite de supporter les risques, les souffrances, les ennuis qui peuvent découler de ses erreurs, de ses insuffisances et de ses imprévoyances. Détruire le sens de la responsabilité avec les risques qu’il comporte, c’est détruire la personne humaine dans ses éléments spirituels vitaux. Autrement, le matériel n’est réussi qu’au prix d’une dégradation morale de l’individu qui aboutit à l’écrasement du spirituel (21).

La pleine responsabilité est irréalisable sans le respect du principe de liberté. La personne est responsable parce qu’elle possède la liberté d’agir. La liberté doit être entendue dans son acception catholique. Utilisant la terminologie de Jacques Maritain, Angers écrit qu’il existe deux formes de liberté conduisant l’homme à sa perfection, soit la liberté initiale (liberté de choix) et la liberté terminale (liberté d’autonomie) (22). La liberté initiale correspond au « pouvoir de faire ce que l’on doit faire (23) ». Cette liberté de choix disparaît lorsque la liberté d’autonomie est réalisée. Une personne qui atteint la béatitude parfaite ne peut plus choisir autre chose, car elle ne peut en vouloir davantage (24). Il est nécessaire de signaler que la liberté catholique possède certaines similitudes avec la conception libérale au niveau du libre arbitre. Par contre, ces libertés s’opposent, car la liberté libérale est orientée vers une fin subjective, c’est-à-dire vers une fin empirique alors que la liberté catholique est dirigée vers une fin objective, c’est-à-dire une fin inconditionnelle (25). La liberté catholique n’est pas seulement le résultat de l’effort et des choix personnels.

La substitution de l’État au libre arbitre prônée par l’idéologie socialiste est inconcevable puisque l’action humaine est indispensable au perfectionnement et au succès ultime de la personne. La société et l’État doivent demeurer au servicede la personne et non les asservir. Il ne faut «pas oublier que l’action sur le plan économique et social se situe au dernier plan dans la hiérarchie des valeurs; que la destinée de la personne dépasse de beaucoup l’ordre économique, même si celui-ci peut s’imposer plus impérieusement à l’attention (26) ». Le bien-être matériel doit être soumis aux valeurs spirituelles de la personne humaine. 

Cette vision limitée de la responsabilité et de la liberté dans les idéologies du libéralisme et du socialisme amène Angers à rejeter et à condamner ces positions comme des solutions valables pour le développement du Canada français. Selon lui, le libéralisme, soumis aux impulsions des besoins individuels, néglige les responsabilités envers la société alors que le socialisme veut substituer le contrôle étatique à la responsabilité et à la liberté de l’homme. L’erreur du libéralisme n’est pas dans la libre concurrence, mais dans son refus de la contenir en fonction du principe de justice (27). Quant aux mesures socialisantes, elles représentent des théories nuisant à la réalisation d’un monde chrétien puisqu’elles attaquent et méprisent les notions de responsabilité et de liberté (28). La liberté catholique constitue la liberté la plus conforme au génie canadien-français puisqu’elle propose une fin spirituelle à la personne humaine.

Servir la personne humaine signifie supprimer toutes les entraves empêchant le catholique de voir en catholique. De plus, servir la personne correspond au respect de l’éminente dignité de la personne qui se traduit par un respect de la vie humaine et par un refus de sacrifier l’homme à d’autres fins que sa finalité spirituelle. Il s’agit d’instaurer un ordre qui stimule et dirige les activités de la personne: «c’est établir un ordre où la personne elle-même verra supprimer les entraves qui l’empêchent d’agir, et non un ordre où la société se propose d’agir pour la personne (29) ». La personne s’accomplit par l’exercice de sa personnalité, c’est-à-dire par ses responsabilités. Selon Angers, dispenser l’homme de ses responsabilités ne constitue pas une solution pour construire une véritable société humaine. Le principe de responsabilité est une des clés de la compréhension de la personne. Il est l’aboutissement de la reconnaissance de l’existence d’une liberté d’action pour l’homme. Les luttes pour la décentralisation, l’autonomie provinciale, l’instauration du corporatisme et du coopératisme, pour la mise en valeur personnaliste du travail et de la propriété privée constituent des exemples concrets démontrant l’importance des principes de responsabilité et de liberté. Nous analyserons dans les prochains chapitres chacun de ces éléments. Donc, les principales assises du projet de nation confessionnelle se situent dans le respect et la sauvegarde des principes de responsabilité et de liberté. Ceux-ci permettent à la personne de faire le pont entre le monde temporel et le monde spirituel. Ce sont les actes temporels de chacun qui, par les mérites ou démérites, déterminent le destin éternel de l’homme (30).

 

c) La personne humaine et la société

 

Comme nous venons de le constater, pour Angers la personne est au centre de la vie terrestre. En fait, «l’homme est un être libre destiné à des réalisations surnaturelles, mais obligé de compter sur la société pour atteindre sa perfection (31)». Le rôle de la société est d’assurer l’ordre et la justice dans les relations individuelles et, conformément au principe de subsidiarité, d’aider l’individu à accomplir ce qu’il ne peut pas réaliser par lui-même (32). Il revient à la société de créer des conditions facilitant l’action de l’homme. Par ailleurs, la société n’est pas un simple contrat social, ni un simple accessoire (33). Il est ainsi nécessaire de considérer le social comme étant intégré à la personne humaine. L’homme est un animal raisonnable, mais aussi un animal social dans ses rapports avec le monde (34). La société constitue un des moyens naturels dont l’homme dispose pour atteindre sa finalité: «la société est ce monde où la personne trouve de quoi reconnaître l’autre comme personne assurant ainsi à sa propre richesse intérieure une extériorisation adéquate à elle (35) ». Citant Jacques Maritain, Angers affirme que la société politique «a pour office de conduire la personne humaine à sa perfection spirituelle (36)». Elle «est destinée essentiellement, à raison de la fin terrestre elle-même qui la spécifie, au développement de conditions de milieu qui portent de telle sorte la multitude à un degré de vie naturelle matérielle, intellectuelle et morale convenable au bien et à la paix de tous, que chaque personne s’y trouve aidée positivement à la conquête progressive de sa pleine vie de personne et de sa liberté spirituelle (37)». Cette conception expose la fonction temporelle et spirituelle de la société. Il semble donc que pour Angers le catholicisme est un «personnalisme communautaire (38)», c’est-à-dire que la personne est en mesure par l’entremise de la communauté de trouver un moyen de s’accomplir.

 

Finalement, la vie sociale est nécessaire à la pratique de la vertu et à la mise en valeur de la personne humaine.La subordination de la société au service de la personne est essentielle. Elle est un moyen naturel dans la poursuite du destin surnaturel de l’homme (39). L’organisation de la société doit être spontanée et reposer sur la solidarité naturelle des membres. Pour cette raison, Angers confère un rôle prépondérant aux structures dites naturelles dont la principale est la famille. Dans le point suivant, nous présenterons les caractéristiques de la famille canadienne-française. 

 

d) Le rôle de la famille

 

Comme nous l’avons constaté préalablement, le principe de subsidiarité mène à la création d’une société s’articulant de bas en haut. En lien avec ce principe, Angers estime que la famille possède un rôle indispensable et irremplaçable pour la personne et la nation. La famille est à la base de la vie sociale et de la civilisation (40). Elle représente une organisation naturelle et un des premiers prolongements de la personne dans la vie sociale, elle est la gardienne de la personne humaine et de la nation. La famille constitue le point d’appui sur lequel l’homme doit construire la nation afin de demeurer fidèle à l’ordre naturel. 

 

L’élargissement du cadre familial, de la famille vers les tribus et les cités est la première série de phénomènes de l’histoire sociale (41). Ce constat témoigne du fait que la famille est à la base des sociétés humaines. À cet effet, la nation peut être définie comme un regroupement de familles lié par des traditions communes (42). Cette définition expose le rôle fondamental de la famille dans le projet de la nation confessionnelle. L’immense majorité des familles canadiennes-françaises étant catholiques, la nation doit confesser la foi catholique, dans le respect des minorités.

 

Les principaux objectifs de la famille sont d’éduquer, de transmettre les valeurs et les traditions de la civilisation et de la nation ainsi que d’assurer le caractère vertueux de l’individu. D’ailleurs, la famille en transmettant des valeurs morales héritées de la religion catholique et en protestant contre les valeurs défaillantes surmonte les contradictions du monde moderne et construit ainsi une nation canadienne-française moderne en toute conformité avec son génie. À ce titre, Angers estime nécessaire de créer un «cartel de familles (43) » pour défendre les intérêts économiques et sociaux des Canadiens français. Dans ce contexte, le rôle de l’État provincial est d’organiser la vie économique et sociale afin de faciliter l’autonomie des familles. Citant les propos de Pie XII, Angers écrit: «unir entre elles les familles en un front solide, conscient de sa force, permettre à la famille de faire entendre sa voix dans les affaires de chaque pays, comme toutes sociétés (44)». Le rôle conféré à la famille canadienne-française excède les simples considérations morales. En fait, la famille répond aux besoins économiques et sociaux des personnes. Bref, elle est le milieu dans lequel le chrétien peut s’épanouir et s’accomplir. Selon lui, «notre expérience de peuple conquis et dispersé nous a appris que la défaite et la dispersion ne peuvent rien contre un peuple qui a conservé son esprit et ses traditions familiales dans son cœur (45) ». Ces caractères de la nation confessionnelle canadienne-française démontre que confessionnalité et nationalisme vont de pair. La famille doit donc être protégée de toutes les contagions morales.

 

À la lumière de ces faits, toucher à la famille signifie détruire le cœur de la civilisation (46). Une destruction de la famille traditionnelle aurait pour conséquence de créer une aliénation de la nation canadienne-française par la base étant donné les liens étroits et naturels de la famille avec le reste de la société. Les idées qui ébranlent la famille sont considérées comme des idées subversives et dangereuses pour la nation canadienne-française.

 

e) Le rôle de la femme

 

Comme nous venons de le constater, les idées qui attaquent la famille constituent une grave agression à l’endroit de la nation canadienne-française. Il en est de même pour les idées qui ébranlent le rôle de la femme dans la famille et la société. Toutefois, précisons que la femme est peu présente dans les écrits d’Angers. Ce constat s’explique notamment par le fait que le rôle traditionnel de la femme n’est pratiquement jamais attaqué au cours des années trente, quarante et cinquante. À partir de la Seconde Guerre mondiale, le principal danger auquel elle sera soumise est sa présence de plus en plus fréquente dans les usines. Ce danger qui guette la femme mènera Angers à aborder la question de la place de la femme au sein de la nation (47).

 

La femme est le pivot moral de la famille et par le fait même de la nation. Le travail des femmes à l’extérieur du foyer risque de causer une destruction de l’esprit familial et une profonde mutation au sein de la société. Selon lui, en travaillant chacun de leur côté, les époux ne se rencontreront que de manière épisodique et «ne tireront du mariage que les satisfactions les plus immédiates et les plus passagères, et abandonneront entièrement à des étrangers le soin de s’occuper de leurs enfants – quand ils n’auront pu s’empêcher d’en avoir (48) ». Angers critique la position défendue par les Canadiens anglais qui sont prêts à sacrifier la famille afin de conserver un minimum de liberté (49). Les succès terrestres ne doivent pas être considérés comme le principal facteur décisionnel. L’adoption par les Canadiens français d’un esprit matérialiste causera une destruction progressive de la famille et par conséquent une aliénation de la civilisation par sa base (50). Il faut sauvegarder les principes d’une société chrétienne (51) et ce, aux dépens d’un matérialisme avoué. La guerre ne doit pas mettre en péril les bases de la société, même temporairement. Les Canadiens français doivent agir selon leur propre conscience. Si pour les Canadiens français la Seconde Guerre mondiale prétend défendre les valeurs de la civilisation (52), ceux-ci doivent être conséquents envers eux-mêmes et défendre les principes pour lesquels ils se battent et non pas les détruire. Pour ces raisons, selon Angers, les catholiques doivent refuser d’opter pour des conceptions mathématiques et matérialistes de la vie économico-sociale (53).

 

Non seulement nous ne voulons pas la conscription des femmes, mais en face de votre désir de procéder systématiquement à une campagne visant à amener volontairement les femmes mariées à l’usine – ce qui peut être votre droit si les élites des autres races et des autres religions n’y ont pas d’objection – nous réclamons le droit de faire publiquement toute la propagande, d’exercer toutes les pressions nécessaires, pour empêcher que nos femmes ne se laissent convaincre de quitter volontairement leurs foyers pour aller travailler dans les usines de guerre. Et si nous réclamons cela, c’est que la question est mille fois plus grave que la conscription des hommes. C’est que ce qui est en jeu, pour nous, ce ne sont plus seulement des motifs politiques de haute inspiration, mais les valeurs fondamentales même de la civilisation qui nous intéresse. C’est que, disons-le tout net, il y a pour nous quelque chose de plus précieux que la liberté et le haut standard de vie; et ce quelque chose, c’est le salut éternel de chacun de nous et les institutions, avec au premier plan la famille, qui sont à la base même de notre conception de l’ordre social chrétien, route unique vers ce salut éternel (54).

 

D’ailleurs, dans le bilan de la Seconde Guerre mondiale, Angers pose un regard sombre sur cette période de l’histoire canadienne marquée par le travail des femmes:

 

Parmi toutes ces femmes, tirées du foyer ou de la maison close, par la propagande et l’appât de hauts salaires, il s’en est trouvé de toutes sortes. Des femmes mariées qui abandonnèrent virtuellement leurs foyers, laissèrent leurs enfants à des étrangères dans les garderies, aux voisines… ou trop souvent à la rue. Des jeunes filles aussi et … des filles. Ce déracinement massif de personnes de milieux trop différents, toutes mal préparées à leur nouvelles fonctions et jetées ensemble dans une promiscuité dangereuse ne pouvait qu’avoir des effets désastreux au point de vue moral. Les nombreuses scènes disgracieuses dont tout le monde a entendu parler sont là pour témoigner que cette politique du travail féminin de notre gouvernement a engendré des résultats moraux dont les dirigeants chrétiens n’ont qu’à rougir. Mais comment apprécier le dommage social considérable qui en est sorti, dans de nombreux foyers désorganisés et vidés de leur signification proprement familiale?(55)

 

Selon lui, l’augmentation de 37,9% du taux de criminalité au cours de la guerre est une preuve de l’importance de la femme et des dommages que cause l’absence de celle-ci du foyer familial (56). Cette absence de la part de la mère a des conséquences directes sur la conduite des jeunes qui sont abandonnés à eux-mêmes. Saboter l’esprit familial représente une défaite pour les Canadiens français et ce, peu importe les résultats matériels que cette guerre aura engendrés. Citant Esdras Minville, il écrit: «Les seuls victorieux seront non pas les peuples qui disposeront de la puissante machine de guerre, mais ceux qui pourront puiser dans leur trésor traditionnel, conservé ou renouvelé, assez de vigueur morale et de forces spirituelles pour surmonter le chaos successif de la guerre et de l’après-guerre (57).» Bref, sacrifier l’esprit familial au nom de la victoire matérielle est inadmissible.

 

En résumé, la femme au foyer est la gardienne des vertus, des traditions et de l’esprit familial. D’ailleurs, c’est à elle que revient le soin d’éduquer les enfants et d’assurer la transmission des valeurs chrétiennes. Le maintien du caractère vertueux de la nation canadienne-française passe par la femme qui préserve la famille des influences malsaines. La famille est la cellule fondamentale dans la préservation de la nation confessionnelle. Un projet qui néglige la place de la famille et de la femme est voué à l’échec et mènera immanquablement à l’aliénation de la nation canadienne-française par sa propre base.

* * *

 

Dans ce chapitre nous avons constaté que la définition d’Angers de la personne humaine montre une interdépendance et un équilibre des différentes notions défendues. Chaque composante possède un rôle particulier assurant la survivance de la nation confessionnelle. Pour cette raison, il opte pour la doctrine sociale de l’Église qui propose une troisième voie aux dépens du libéralisme et du socialisme afin de répondre aux problèmes de la vie moderne. De plus, en proposant une vision complète de la personne, cette doctrine défend les principes de responsabilité, de liberté et de dignité. L’intérêt de cette doctrine réside dans l’idée que, pour servir la personne humaine, il faut lui fournir les conditions qui lui permettent de vivre comme elle pense. Selon Angers, sans le respect du caractère de ses membres, la nation canadienne-française s’aliénera. Cet aspect soulève l’importance du principe de subsidiarité. La société se crée naturellement de bas en haut. Les liens établis entre les personnes permettent de créer un esprit de solidarité facilitant la constitution et la perpétuation d’une société fidèle au caractère français et catholique. Les structures naturelles sont donc privilégiées par Angers. Cet élément dénote l’importance et le rôle conférés à la famille et à la femme dans sa conception de la nation confessionnelle, car elles sont à la base de la société et de la civilisation. Bref, ce chapitre a permis d’observer les principales articulations concernant son projet de nation confessionnelle en ce qui concerne la personne humaine.  

 

En continuité avec le présent chapitre, nous exposerons, dans le chapitre suivant, le rôle des instances intermédiaires et de l’État. Nous verrons que ces structures sont essentielles à l’existence humaine. La principale fonction de l’État est de faire converger la vie collective vers la justice sociale et le bien commun. Pour ce faire, l’État doit fournir la liberté d’agir à la personne. Également, nous développerons les notions de décentralisation et d’autonomie qui constituent des thèmes récurrents dans les écrits d’Angers. En plus, dans ce chapitre nous d’approfondirons l’importance des principes de responsabilité, de liberté et de dignité.

 

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(1) Jean-Marc Léger, «Oublier l’histoire et mettre en cause l’identité nationale, c’est courir à sa perte. Entretien avec François-Albert Angers», Les Cahiers d’histoire au XXe, 5, 1 (printemps 1996), p. 51.

(2) François-Albert Angers, La sécurité sociale et les problèmes constitutionnels, Québec, Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels, 1955, annexe 3, vol. 1,  p. 88.

(3) Jean-Luc Chabot, La doctrine sociale de l’Église, Paris, Presses universitaires de France, 1992, p. 9-10.

(4) Ibid., p. 10.

(5) Jean-Yves Clavez, Eglise et société économique. L’enseignement social des Papes de Léon XIII à Pie XII, Paris, Aubier, 1961, p. 414.

(6) Jean-Marc Léger, «Oublier l’histoire et mettre en cause l’identité nationale, c’est courir à sa perte. Entretien avec François-Albert Angers»…, p. 51.

(7) Ibid., p. 52.

(8) Léon Dion, «De l’ancien au nouveau régime», Cité libre, 23, 1 (Juin-Juillet 1961), p. 14.

(9) Léon Dion, Les intellectuels et le temps de Duplessis, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 1993,         p. 174.

(10) Emmanuel Mounier, Le personnalisme, Paris, Presses universitaires de France, 2001 [1949], 127 pages.

(11) Roger Benjamin, Notion de la personne et personnalisme chrétien, Paris et La Haye, Mouton Éditeur, 1972 [1971], p. 114.

(12) Jacques Maritain, Trois réformateurs, Paris, Librairie Plon, 1925, p. 31-32.

(13) François-Albert Angers, «Pour servir la personne humaine», L’Action nationale, 24, 2 (octobre 1944),       p. 81-82.

(14) Ibidem.

(15) François-Albert Angers, «Les défauts de notre société (Pierre-Elliot Trudeau et la Grève de l’Amiante III)», L’Action nationale, 47, 3 (novembre 1957), p. 296-297. 

(16) Ibid., p. 296.

(17) Ibid., p. 295.

(18) François-Albert Angers, La sécurité sociale et les problèmes constitutionnels, Québec, Commission Royale d’Enquête sur les problèmes constitutionnels, 1955, [vol. II],  p. 235.

(19) François-Albert Angers, «Un problème mal posé», L’Action nationale, 39, 1 (janvier-février 1952), p. 93.

(20) François-Albert Angers, La sécurité sociale et les problèmes constitutionnels [vol. 1]…,  p. 125.

(21) François-Albert Angers, «Pour servir la personne humaine»…, p. 82.

(22) François-Albert Angers, La sécurité sociale et les problèmes constitutionnels [vol. 1]…, p. 132.

(23) Ibidem.

(24) Ibidem.

(25) Ibid., p. 133.

(26) François-Albert Angers, «Pour servir la personne humaine»…, p. 83.

(27) François-Albert Angers, «Soixante ans de doctrine sociale catholique», L’Actualité économique, 27, 2 (juillet-septembre 1952), p. 243.

(28) François-Albert Angers, «Où trouver la sécurité sociale», Tirons franc, 61, 6 (juin-juillet 1950), p. 13.  

(29) François-Albert Angers, «Pour servir la personne humaine»…, p. 84.

(30) François-Albert Angers, La sécurité sociale et les problèmes constitutionnels [vol.1]…,  p. 125.

(31) Ibid.,  p. 126. 

(32) François-Albert Angers, «Pour servir la personne humaine»…, p. 90.

(33) François-Albert Angers, La sécurité sociale et les problèmes constitutionnels [vol.1]…,  p. 125.

(34) Ibid., p. 126.

(35) Jean-Yves Clavez, Eglise et société économique. L’enseignement social des Papes de Léon XIII à Pie XII, Paris, Aubier, 1961, p. 157.

(36) François-Albert Angers, La sécurité sociale et les problèmes constitutionnels [vol.1]…, p. 126.

(37) Ibid., p. 135.

(38) Ibid., p. 126.

(39) Ibid., p. 125.

(40) François-Albert Angers, Est-ce ainsi qu’on fait la guerre sainte? Montréal, Édition de l’Action nationale, 1942. p. 12.

(41) François-Albert Angers, Essai sur la centralisation. Analyse des principes et perspectives canadiennes, Montréal, Éditions de la libraire Beauchemin, 1960, p. 46.

(42) François-Albert Angers, «Un problème mal posé»…, p. 91.

(43) François-Albert Angers, «La famille a besoin de se défendre», Notre temps, (21 octobre 1950), p. 138.

(44) Ibidem.

(45) François-Albert Angers, Est-ce ainsi qu’on fait la guerre sainte?..., p. 13

(46) François-Albert Angers, «Secours direct familial», L’Action nationale,  25, 5 (mai 1945), p. 332.

(47) Angers considère que ses textes traitant de la Seconde Guerre mondiale sont ses plus politisés. Ceux-ci sont très révélateurs de ses valeurs et de sa conception de la nation: «Le combat devient extrêmement passionné. C’est même le seul combat où j’ai adopté un ton très politique partisane, ce que je ne souhaitais pas pratiquer comme universitaire. Mais la question en jeu n’était pas celle devant laquelle on peut s’enfoncer dans les nuances, ni même dans la grande modération». Jean-Marc Léger, «Oublier l’histoire et mettre en cause l’identité nationale, c’est courir à sa perte. Entretien avec François-Albert Angers»…, p. 59-60.

(48) Ce texte des années quarante dénote la lucidité et la perspicacité d’Angers en ce qui à trait à l’évolution de la famille canadienne-française des années soixante à aujourd’hui. La situation décrite par Angers correspond pratiquement en tout point à la situation actuelle de la famille québécoise. François-Albert Angers, «Est-ce ainsi qu’on fait la guerre sainte?» L’Action nationale, 20, 2 (octobre 1942) p. 96. 

(49) François-Albert Angers, «Est-ce ainsi qu’on fait la guerre sainte?»… p. 85. 

(50) Ibid., p. 86.

(51) Ibid., p. 97.

(52) Ibid., p. 102.

(53) Ibid., 97.

(54) Ibid., p. 102.

(55) François-Albert Angers, «Le bilan canadien d’un conflit», L’Action nationale, 26, 4 (décembre 1944),        p. 258.

(56) Ibid., p. 260.

(57) François-Albert Angers, «Est-ce ainsi qu’on fait la guerre sainte?»…, p. 103.

 

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Source : Stéphane St.-Pierre, Francois-Albert Angers et la nation confessionnelle (1937-1960), Mémoire de M.A. (histoire), Université de Montréal, 2006, 181p., pp. 44-58.

 

 
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