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L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia
Stéphane ST-PIERRE, François-Albert Angers et la nation confessionnelle (1937-1960), Mémoire de M.A. (histoire), Université de Montréal, 2006, 181p.
Chapitre deuxLa nation confessionnelle et l’État démocratique
Pour Angers, un des principaux problèmes de la nation canadienne-française est son organisation politique, sociale et économique. Cette organisation doit être au service de la personne et proposer une modernisation de la société en tenant compte de ses besoins temporels et spirituels. La doctrine sociale de l’Église incarne le guide auquel les Canadiens français doivent se référer afin de développer un modèle de pensée fidèle à leurs croyances. Un tel réaménagement exige le respect des principes de responsabilité, de liberté et de dignité humaine. La période allant de 1933 à 1956 est conçue comme une transition dans l’histoire de la nation canadienne-française. Cette période débute par l’instauration du programme de restauration sociale et se termine par la publication, en 1956, du rapport de la commission Tremblay. Cette commission présente une conception précise du fédéralisme canadien et de l’autonomie des provinces.
Datant de 1942, ce texte traduit l’interprétation que fait Angers de cette étape de l’histoire canadienne-française: une période de transition. D’ailleurs, ses textes abordant le réaménagement social sont teintés d’un optimisme à l’égard de l’avenir du Canada français. À l’inverse, à partir de 1960, on note dans ses écrits un certain pessimisme à l’égard de l’avenir de la nation canadienne-française. Ce pessimisme semble principalement attribuable au recul du catholicisme dans l’espace public (déconfessionnalisation) et à l’avancement du socialisme, ces deux éléments étant inconciliables avec son projet de nation confessionnelle.
Dans le présent chapitre, nous exposerons comment Angers parvient à concilier la modernisation de l’État et la conservation des principes constituants l’identité canadienne-française. Comme nous l’avons observé dans la première partie de notre mémoire, la diversité des formes de modernité nous incite à considérer sa pensée à la lumière de la modernité concrète et non pas seulement théorique ou radicale. Pour ce faire, nous analyserons la place occupée par les notions de fédéralisme, de décentralisation et d’autonomie dans l’établissement du projet de nation confessionnelle. De plus, nous observerons le rôle de l’État, de l’Église et de la paroisse au sein de ce projet. Nous terminerons par l’analyse de la notion de démocratie en ciblant les moyens nécessaires à la création d’un véritable État démocratique.Cette partie de notre analyse permettra de montrer comment le corporatisme parvient à démocratiser la vie économique canadienne-française et ainsi éviter la création d’une dictature économique. Signalons que la notion d’État démocratique constitue le fil conducteur de ce chapitre.
1. Le fédéralisme
Dans cette recherche d’un modèle correspondant à l’identité canadienne-française, le fédéralisme représente, dans l’esprit d’Angers à cette époque, le système politique le plus avantageux pour les Canadiens français et les Canadiens anglais. L’avantage du fédéralisme est sa capacité d’ajustement aux différents contextes politiques, sociaux et culturels.
Au Canada, l’association de la culture anglaise et française au sein d’un même État exige un modèle correspondant aux volontés et aux besoins des deux nations. Cette particularité de l’État doit mener les Canadiens à ne pas imiter ce qui se passe en Angleterre ni simplement à copier les expériences fédéralistes provenant d’ailleurs puisque la répartition des fonctions dans les fédérations est différente selon la mentalité et le milieu dans lequel elles s’insèrent (2). Par conséquent, le fédéralisme proposé par Angers vise à permettre aux Canadiens français de conserver la maîtrise de leurs institutions sociales et ce, afin d’ériger une société conforme à leur caractère français et catholique. Selon lui, laisser «à d’autres mains que les siennes le soin de régir l’enseignement et les institutions sociales diverses où se forge l’âme d’un peuple (3)» constitue une véritable menace pour la survie de la nation. Ces institutions transmettent un idéal s’accordant avec les valeurs fondamentales de la nation canadienne-française. La mise en place d’une structure fédérative originale respectant le caractère des deux nations est donc indispensable.
Sa conception du fédéralisme exige de réfuter toutes les thèses centralisatrices étant donné leur caractère aliénant pour les Canadiens français. Le titre de son article de 1948 «Catholicisme et centralisation» est révélateur de sa position. Dans un pays composé d’éléments religieux hétéroclites, la centralisation est une menace aux intérêts des catholiques étant donné leur position minoritaire au sein de la fédération canadienne (4). Selon lui, les membres des autres confessions ne comprennent pas la nécessité des institutions confessionnelles et le rôle de la religion dans l’éducation, les soins aux malades, la charité et l’assistance aux nécessiteux. La différence de mentalité entre les protestants et les catholiques doit empêcher ces derniers d’accepter toutes formes de centralisation et d’ingérence de la part du gouvernement fédéral.
Une philosophie implique nécessairement une idée religieuse au sens large. À titre d’exemple, la philosophie protestante est de tendance laïque, c’est-à-dire que les confessions religieuses n’ont pas à être représentées au sein des institutions politiques et sociales. Quant au socialisme pur, celui-ci postule l’athéisme (5). Par conséquent, l’autonomie des provinces est nécessaire afin de développer un système politique correspondant aux intérêts et aux besoins de chacun des groupes religieux composant le Canada (6). Cette autonomie évite l’intrusion du gouvernement fédéral dans les questions confessionnelles. Les Canadiens français peuvent ainsi vivre pleinement leur «vie chrétienne conformément aux directives de l’Église, non seulement dans le sanctuaire, mais dans nos institutions particulières (7)». Cet élément souligne l’importance d’orienter le fédéralisme canadien vers le respect de la diversité et de l’originalité des deux peuples fondateurs du Canada et non pas vers l’uniformisation des caractères nationaux.
Dans sa conception du fédéralisme, la culture constitue l’une des particularités et l’un des fondements de l’État canadien. Ce fédéralisme cherche à favoriser la survie et le développement de la nation confessionnelle et ainsi faciliter l’atteinte des aspirations spirituelles, intellectuelles et morales des Canadiens français. Les propositions d’Angers concernant le fédéralisme cherchent donc à consolider les pouvoirs de la majorité canadienne-française au Québec et à défendre la minorité canadienne-française dans le reste du Canada. Pour lui, il est inconcevable d’abandonner les intérêts de la minorité canadienne-française et de limiter les conditions favorisant sa survie. Le nationalisme canadien-français ne peut se limiter aux données territoriales et aux caractéristiques civiques de la nation. Un tel nationalisme, observera-t-il en 1956, représente une véritable menace pour les Canadiens français puisqu’il dissocie nationalisme et catholicisme (9). D’ailleurs, la minorité canadienne-française vivant à l’extérieur du Québec doit refuser toutes les réformes qui affaiblissent les pouvoirs du Québec et ce, même si cette minorité en retire un avantage quelconque. Le Canada français ne peut subsister sans un Québec fort et autonome.
Toutefois, l’analyse de la pensée d’Angers soulève certaines interrogations concernant cette minorité. Il ne souligne pas le rôle concret du Québec à l’égard de celle-ci. Contrairement à la majorité canadienne-française résidant au Québec, cette minorité n’est majoritaire nulle part ailleurs à l’échelle provinciale, ce qui rend son projet pratiquement inapplicable. Le projet de nation confessionnelle est de façon plénière seulement applicable à la province de Québec, même s’il n’exclut pas les droits minoritaires au Québec et au Canada. Il tente de protéger les droits de la famille et de la paroisse pour permettre aux Canadiens français de s’épanouir dans le Canada.
Dans le même ordre d’idées, il convient de noter que sa définition de la nation est essentiellement la même au cours de la période allant de 1937 à 1960. Toutefois, son nationalisme subira plusieurs transformations passant successivement de l’autonomie provinciale, aux États associés (1964) et à l’indépendance du Québec (1970). Ces transformations s’inscrivent en réaction contre les offensives centralisatrices du gouvernement fédéral. L’ingérence du gouvernement dans les champs de compétences provinciaux rend le fédéralisme inadapté aux besoins des Canadiens français. L’hypothèse selon laquelle Angers serait devenu indépendantiste par opposition à l’État-providence serait à considérer afin de saisir l’évolution de son nationalisme. De plus, il serait intéressant de constater comment il justifie l’abandon de cette minorité canadienne-française, si abandon il y a eu.
b) La décentralisation et l’autonomie
Comme nous venons de l’observer, le fédéralisme canadien exige une organisation originale répondant aux besoins des deux peuples fondateurs du Canada. Dans cette perspective, la conception de l’État d’Angers s’appuie sur la notion de décentralisation. Concrètement, la décentralisation signifie «la remise aux cellules extérieures d’une partie des fonctions assumées par le centre (10)». Une décentralisation complétée par le principe d’autonomie permet d’édifier un système politique, social et économique viable du point de vue de la nation confessionnelle.
Dans le cas du Canada français, l’autonomie culturelle est une liberté essentielle à protéger et à développer afin de construire un État correspondant au caractère de ses membres (12). Pour cette raison, Angers s’oppose aux propositions du Rapport Massey-Lévesque concernant le financement par le gouvernement fédéral des universités québécoises. L’éducation universitaire oriente la culture et l’esprit national et il est inadmissible de concéder au gouvernement fédéral la responsabilité de façonner l’esprit national des Canadiens français (13). La centralisation vers le gouvernement fédéral entre en contradiction avec les intérêts des Canadiens français. Cette opposition à la centralisation est en lien avec l’idée que l’efficacité et la résistance ne correspondent pas exclusivement aux organismes de grande taille.
L’infiniment petit apparaît comme la forme la plus résistante étant plus près de son principe même (15). Une petite entité implique une organisation plus simple, moins susceptible de se décomposer et de se désorganiser. Toutefois, la dimension des organismes, petits ou grands, ne constitue pas le coeur du problème. En fait, la personne doit rechercher l’optimum et non le maximum (16). Cette quête de l’optimum dans le fédéralisme signifie la recherche d’un état de développement jugé le plus favorable en regard des différences culturelles existantes au Canada.
Angers réfute ainsi l’idée que les politiques centralisatrices correspondent à l’aspiration ultime de l’humanitéqui est celle de l’unité. L’unité ne saurait se réaliser sans le respect de la diversité. Les politiques de centralisation forcée aboutissent souvent «à la rupture du degré d’unité» (17). Le phénomène de régionalisation des problèmes humains et des cultures s’est imposé à la science comme une réalité essentielle à la compréhension de la vie des sociétés humaines (18). Un gouvernement régional paraît plus apte à assurer une meilleure exploitation du territoire étant donné sa connaissance du caractère des populations et des conditions locales (19).
En outre, le respect de la diversité canadienne dans le fédéralisme demeure le meilleur moyen d’assurer le caractère catholique et français des membres de la nation canadienne-française. Le fédéralisme n’a de sens que s’il défend une politique de souplesse, capable de tenir compte de la diversité et des exigences décentralisatrices. L’idée que les sociétés humaines se sont développées à partir de leurs cellules constituantes est à la base de la conception d’Angers de la décentralisation. Il est possible en respectant l’ordre naturel de développer un projet conforme au principe de subsidiarité et à l’idéal chrétien.
Par conséquent, au-delà de la famille qui constitue une base naturelle et fondamentale de la vie humaine, les autres éléments de la société (corps intermédiaires et État) s’imposent comme des nécessités extérieures permettant à la personne de s’accomplir. Ces éléments deviennent des moyens d’assurer à l’homme la protection contre les familles plus puissantes et la recherche d’avantages matériels par des techniques plus productives. Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, la personne humaine, malgré son individualité, a besoin de se socialiser afin de s’accomplir totalement et pour enrichir son individualité. Dans le portrait proposé par Angers du fédéralisme, les institutions politiques et sociales deviennent, par l’entremise des thèses décentralisatrices et autonomistes, le reflet de la culture canadienne-française.
En 1949, le premier ministre Louis Saint-Laurent institue la Commission royale Massey-Lévesque. Cette commission est consacrée à la situation des arts, des lettres et des sciences au Canada. Publié en 1951, le rapport de cette commission émet des thèses en faveur d’une centralisation. Pour Angers, ces thèses vont à l’encontre de l’autodétermination du Québec. Le Québec doit refuser les subventions fédérales aux universités québécoises puisqu’elles créent une dépendance du Québec à l’égard du gouvernement fédéral. Par la promotion de l’unité canadienne, cette commission vise l’instauration d’un système d’instruction publique (20). Le système d’enseignement défendu fait la promotion «d’un même idéal, d’un même patriotisme (21)». Il mène à l’aliénation des Canadiens français. La critique d’Angers à l’endroit du père Lévesque est virulente, ce dernier est présenté comme un traître à la nation canadienne-française:
Le rapport Massey-Lévesque pose donc les premiers jalons permettant à la centralisation de s’étendre à tout le domaine culturel (23). À ce titre, selon Angers, l’enseignement universitaire dépasse le domaine professionnel et scientifique, l’enseignement affecte l’ensemble de l’orientation donnée à la culture et à l’esprit national (24).
2. Le rôle de l’État
Le rôle de l’État dépend de la philosophie à laquelle les membres de la nation adhèrent et de la définition qu’ils donnent aux relations entre l’individu et la société qui l’encadre (25). Comme nous l’avons vu précédemment, dans le cas de la nation canadienne-française, la philosophie sociale correspondant le mieux aux besoins et aux intérêts s’avère être la doctrine sociale de l’Église. Cette doctrine érige entre les gouvernants et les gouvernés une série de barrières morales nécessaires au bon fonctionnement de l’État (26). La personne doit éviter d’entrer en relation avec l’État de façon directe et isolée afin d’empêcher la tyrannie des gouvernants. Il est ainsi nécessaire de créer des organismes de contrôle entre l’individu et l’État.
De plus, la doctrine sociale de l’Église se démarque par son intervention éclairée (27). Il faut éviter de centraliser la prise de décision entre les mains de l’État. Les décisions administratives doivent être sous la responsabilité de la plus petite unité concernée, celle située à proximité de la personne. Pour Angers, «s’emparer des attributions qui sont le propre des personnes, c’est attenter au sens des responsabilités de celles-ci (28)». L’État ne doit intervenir que «si la chose est nécessaire et ne pas s’avancer ni rien entreprendre au-delà de ce qui est nécessaire pour réprimer les abus et écarter les dangers (29)». Toutefois, l’État possède le devoir de s’assurer qu’il était impossible pour l’initiative privée d’agir seule ou avec son aide (30).
Par conséquent, l’État est fédéral et provincial et les États-membres sont souverains dans leurs champs de compétences. Toutefois, l’État est investi de fonctions restreintes puisque la responsabilité des activités économiques, sociales et culturelles revient d’abord à l’individu, à la famille, aux corps intermédiaires, et seulement en dernier lieu à l’État. L’État ne doit pas asservir la personne pour s’y substituer, mais doit l’aider à accomplir son rôle. La personne humaine doit être protégée contre les empiétements possibles des sociétés organisées. Pour appuyer son propos, Angers cite un extrait de l’encyclique Quadragesimo Anno de Pie XI:
Un État s’inspirant de la conception catholique sait où, quand et comment intervenir (32). En lien avec le principe de subsidiarité, le rôle de l’État est de placer les personnes en position d’agir (33). Il s’agit pour l’État de remplir les tâches que les particuliers ou les groupements privés ne peuvent accomplir; réprimer les abus et sauvegarder l’initiative et la liberté d’action des personnes; et donner une politique d’équilibre économique et de répartition convenable des richesses. Le rôle de l’État est donc de surveiller, diriger, stimuler et contenir (34). Il ne doit en aucun temps se substituer aux individus ou aux communautés naturelles. Une dérogation à ce principe est lourde de conséquence pour la personne humaine puisqu’elle mène à une diminution de la liberté. Comme nous l’avons vu au chapitre précédent, la liberté et la responsabilité sont des outils indispensables à la personne afin d’assurer son épanouissement temporel et spirituel. Malgré que le rôle de l’État soit supplétif, il demeure non-négligeable au sein du projet de nation confessionnelle puisqu’il aide la personne à conquérir sa pleine liberté et sa pleine responsabilité.
Le problème de la sécurité sociale constitue un des thèmes récurrents dans les écrits d’Angers. En fait, la forte présence de ce thème s’explique par le fait que la sécurité sociale affecte la personne humaine dans ses prérogatives et par l’actualité du projet d’édification de l’État-provindence. Ce thème permet de comprendre comment s’articule sa pensée ainsi que le rôle et les responsabilités qu’il confère aux différents corps sociaux au sein de la nation confessionnelle.
S’appuyant sur la conception de Pie XII, la sécurité sociale est présentée comme une «sécurité dans une société et avec une société qui regarde la vie naturelle de l’homme et l’origine et le développement de la famille comme le fondement sur lequel s’appuie la société elle-même (35)». Pour Angers, la sécurité sociale est «un état d’esprit et une situation de fait tels que chaque citoyen se considère en sécurité en face de certains risques de la vie susceptibles d’avoir une répercussion sur son bien-être matériel tels le chômage, l’invalidité, la maladie et la vieillesse» (36) . Le système de sécurité sociale privilégié par les Canadiens français doit s’accorder avec la philosophie catholique. Il s’agit de savoir si les Canadiens français peuvent par le type de sécurité imposé se servir de leur intelligence et exercer leur liberté afin de choisir ce qui est conforme à leur idéal culturel. Un plan de sécurité sociale fondé exclusivement sur l’amélioration de certaines conditions et qui néglige de tenir compte de l’influence exercée sur l’organisation et l’évolution de la vie nationale, politique, culturelle et religieuse est à proscrire (37).
La sécurité sociale est conçue comme un ensemble d’institutions hiérarchisées de bas en haut en ce qui a trait à l’ordre des responsabilités (famille, profession, institutions commerciales ou philanthropiques d’assurances) (38). La règle pour l’État en matière économique et sociale est de ne rien entreprendre au-delà de ce qui est nécessaire pour réprimer les abus (39). Son intervention vise à assurer le minimum de biens nécessaires à la pratique de la vertu et le droit individuel à la propriété et à la libre initiative des individus et des groupes librement constitués (40). Il s’agit de protéger le travailleur dans l’exercice de son activité. Sa conception de la sécurité sociale s’appuie sur l’idée que «la douleur et la souffrance sont l’apanage de l’humanité et [que] les hommes auront beau tout essayer, tout tenter pour les bannir, ils ne réussiront jamais (41)».
Par ailleurs, la sécurité sociale dans la conception socialiste fait de la personne une esclave en l’insérant dans un carcan qui nuit à sa recherche de progrès. La société n’est pas en mesure d’offrir un substitut complet à l’action individuelle. Cette substitution est inconcevable sur le plan spirituel puisqu’elle ne peut procurer que des biens matériels. Elle néglige le progrès spirituel que la personne aurait trouvé en agissant par elle-même (42). Une sécurité sociale s’inspirant de la conception de l’État-providence a pour conséquence de réduire le niveau mental des populations à l’infantilisme : «L’homme qui n’exerce pas ses muscles ne peut jamais être fort physiquement, il s’atrophie; l’homme qui n’a plus de responsabilité ou de moins en moins ne peut que s’atrophier également du côté du cœur et de la volonté (43).» L’idée de secours direct est antisociale étant donné qu’elle mène la personne vers une déresponsabilisation. Cette assistance constitue un «encouragement à la paresse et devient une cause de désagrégation morale et sociale (44)». L’aspect moral concernant les politiques de sécurité sociale est déterminant. Une société ne saurait survivre en pratiquant une «charité collective qui emplit l’estomac, mais dégrade le moral et qui érige en système une vie oisive» (45). Selon Angers, comme dans toutes les gratuités, il y aura destruction graduelle de l’esprit de travail dans les populations avec les inconvénients que cette situation implique matériellement pour la société et moralement pour les individus (46). Cet attrait inconditionnel pour l’argent détruit les valeurs spirituelles de la nation (47). D’ailleurs, les peuples assoiffés de distribution d’argent sont des peuples mûrs pour la servitude (48).
La sauvegarde de la liberté de la personne humaine face à l’État est essentielle afin de construire un modèle de société où chaque individu assure son existence par ses propres expériences. L’homme doit couvrir les risques par des formes d’assurances et par des convictions raisonnées (49). La sécurité sociale doit s’appliquer par l’entreprise et la corporation professionnelle puisque c’est au niveau de la propriété que les responsabilités économiques et sociales se fixent (50). Toutefois, pour assumer ses responsabilités, l’homme doit bénéficier d’un salaire juste. La conception du salaire s’insère en continuité avec celle de la sécurité sociale. Nous analyserons en détail la question du salaire dans le chapitre traitant de la pensée économique d’Angers. La question de la sécurité sociale montre donc que la responsabilité de l’État est de mettre en place une politique sociale qui assure «un travail à tous ceux qui ont du coeur au ventreet […] la rémunération à laquelle ils ont le droit (51)». Bref, il est préférable que l’assistance soit directe par la charité privée, par des assurances d’entreprises et de corporation plutôt que par le biais de l’État afin que la nation maintienne un sentiment de fierté qui amène les gens à faire un effort pour régler leurs problèmes eux-mêmes. Ce système cause moins d’abus, des coûts administratifs moins élevés et permet d’assurer à la personne les conditions nécessaires à la sauvegarde de son caractère et de sa nature humaine.
3. Le rôle de l’Église et de la paroisse
Comme nous l’avons constaté précédemment, le principe de subsidiarité conduit Angers à accorder un rôle prépondérant à la personne humaine et aux corps intermédiaires dans son organisation de la société. L’Église et la paroisse répondent au besoin de décentralisation et aux problèmes soulevés par la sécurité sociale au niveau de la société. Malgré que le rôle premier de l’Église soit spirituel, son influence est notable dans le domaine temporel, la majorité des activités humaines ayant une incidence directe ou indirecte sur le plan moral et religieux. L’Église est la gardienne des libertés individuelles contre l’État et des droits de l’État contre les tentatives anarchisantes (52).
Par ailleurs, bien que la charité ne puisse pas régler tous les problèmes sociaux, ce n’est pas la responsabilité de l’État de transformer la société en une vaste organisation de charité. La première intention de l’Église est de remettre la vérité dans la charité, sans quoi, selon la formule de l’abbé Finet, «faute de charité suffisante, selon la totalité de cette riche formation, la vérité dans le passé avait peut-être durci trop de choses, mais dans l’excès contraire le pourrissement risque de s’introduire dans l’Église (53)». La défense de la charité et de la justice constitue un des objectifs de l’Église au sein de la nation canadienne-française.
Le projet de nation confessionnelle est adapté aux nouvelles réalités sociales et économiques. Le monde moderne soulève de nouveaux problèmes qui exigent de la part de l’Église certains ajustements. Citant le Père Poulin, Angers cible les trois principaux problèmes concernant l’insertion de l’Église dans la société: premièrement, les changements dans la situation économique des individus et des familles attribuables au régime industriel; deuxièmement, la désorganisation des paroisses urbaines; et troisièmement, l’avènement des pouvoirs fédéraux dans l’assistance à l’invalidité (54). Pour combler les lacunes, l’Église doit exiger des prêtres de consacrer une aide financière aux plus pauvres de la société, des paroissiens les plus riches d’aider les paroissiens les plus pauvres à subvenir à leurs besoins et des forces religieuses une mobilisation générale afin de surmonter les situations graves.
De plus, pour parvenir à agir efficacement la paroisse doit redevenir le centre de l’organisation de la sécurité sociale. La sécurité sociale «constitue peut-être le grand moyen de recréer une vie paroissiale urbaine, de regrouper les fidèles autour de l’Église et d’y ramener ceux qui s’en sont éloignés. La sécurité sociale a été l’un, sinon le plus grand des moyens humains qui ont assuré la pénétration de l’Église dans la société romaine; elle a toutes les raisons d’être le grand moyen de l’heure pour garder les fidèles à l’Église (55).» L’action sociale vise à christianiser la société et à créer un mouvement de solidarité au niveau du peuple. D’ailleurs, il est essentiel pour la paroisse de posséder des chefs actifs et généreux capables de se donner et de mobiliser les énergies et l’argent nécessaires. Sur cette base les Canadiens français seront en mesure d’établir des superstructures et ce, «sans risquer de perdre leur âme (56)». La nation canadienne-française doit s’édifier en conformité avec les exigences de la paroisse et de la philosophie catholique. Contrairement à la municipalité qui est une construction artificielle, la paroisse est une construction naturelle (57). Répondant au principe de subsidiarité, le rôle de la paroisse est d’humaniser les relations entre les citoyens et l’État. La charité est alors organisée par l’entremise d’âmes charitables et non par des techniciens.Les taxes ne peuvent créer au sein de la société la même conscience et la même solidarité puisqu’elles déplaisent par leur caractère obligatoire. L’esprit de charité permet ainsi aux riches de disposer avec joie de leur argent tout en incluant un sens spirituel à leur geste (58). Il estime qu’en cas d’absence de générosité de la part des paroissiens les plus riches, l’homme assurera sa protection par l’adhésion à un système d’assurance privée. Les problèmes sociaux doivent donc être résolus à même l’action des hommes d’affaires, du patronat et de la charité publique. Il s’agit de favoriser un détachement à l’égard des biens matériels et un mouvement de charité volontaire envers les pauvres. Toutefois, comme nous l’observerons dans le chapitre suivant, le premier rôle de l’État est de faire une politique sociale qui assure du travail à tous ceux qui le veulent et qui assure à chaque travailleur la rémunération à laquelle il a droit pour son travail. La personne se procure ainsi la protection nécessaire contre les risques de la vie. Le gouvernement oriente l’activité privée par l’éducation et par un régime légal approprié vers la création d’organismes de secours mutuels qui s’occupent des assurances.
Le rôle de la personne humaine, de la famille, de l’Église, de la paroisse et de l’État indique que le projet de nation confessionnelle se conçoit comme une organisation cohérente de la société. Celle-ci permet aux Canadiens français de structurer leur environnement en fonction de la philosophie catholique. D’ailleurs, comme nous l’avons observé, il est préférable de proposer des solutions conformes à la doctrine sociale de l’Église afin de combler les lacunes engendrées par le passage au monde moderne. Les formes socialistes ne s’accordent pas avec l’idéal catholique. En outre, cette structure décentralisée nous éclaire sur les raisons de l’adoption du fédéralisme par Angers. On constate qu’un système respectant le principe de décentralisation et d’autonomie crée un environnement où les Canadiens français n’entretiennent pratiquement aucune relation individuelle directe avec l’État fédéral. Ceux-ci ne risquent donc pas d’être aliénés par le contact de l’État fédéral. Ce réaménagement assure une certaine forme d’indépendance de la part du Québec dans son organisation sociale.
4. À la recherche d’une démocratie fonctionnelle
La démocratie est une notion indispensable à l’édification de la nation confessionnelle. Elle constitue le moyen par excellence pour les Canadiens français de réaliser une nation conforme à leur propre idéal. La démocratie organise la vie politique et économique de manière à encadrer et représenter efficacement les Canadiens français. D’ailleurs, l’importance de la notion de démocratie dans la pensée d’Angers tient au fait que les relations entre les individus se regroupent sous deux catégories: les relations d’ordre politique et les relations d’ordre économique. Son projet s’appuie sur un État qui privilégie une démocratie politique et économique.
La démocratie est conforme aux exigences et aux intérêts de la personne humaine et ce, contrairement à l’anarchie et à la dictature. Ces deux derniers types d’organisation sont incapables de s’ajuster adéquatement à la philosophie catholique. Ils représentent une menace pour le développement du projet de nation confessionnelle. Pour cerner la pensée d’Angers, il convient d’exposer les raisons du rejet de l’anarchie et de la dictature comme régimes viables pour les Canadiens français.
Premièrement, il définit l’anarchie comme un régime où l’individu possède la responsabilité d’assurer seul ses obligations sociales envers les autres étant donné l’absence d’État (59). Ce régime est fonctionnel seulement en présence d’hommes parfaits. L’homme étant de nature un être faible et faillible, il est irréaliste de croire qu’il est en mesure de vivre collectivement sans autorité ou sans ordre (60). Cet élément souligne l’importance pour Angers des notions d’ordre et d’autorité au sein de la société. En fait, l’autorité permet de gérer les conflits et, du même fait, limite l’apparition de domination ou de violence. D’ailleurs, la désorganisation et le désordre créés par l’anarchie conduisent directement à la dictature, c’est-à-dire à la «domination de la force brutale (61) ». La dictature est définie comme le règne du plus fort. On entend habituellement par ce terme, un régime dirigé par un homme ou par un groupe d’hommes en prenant la forme d’une aristocratie, d’une oligarchie ou d’une ploutocratie (62). La dictature est caractérisée par le droit exclusif d’imposer, par le dictateur ou un groupe d’hommes, le caractère des relations sociales sans consulter les membres de la société. Selon Angers, ce régime peut être avantageux si le dictateur est «bon», favorisant ainsi une plus grande stabilité et une direction éclairée. De plus, la dictature est moins soumise aux influences démagogiques que la démocratie (63). Toutefois, il nuance ses propos en soutenant qu’il est dangereux de confier un pouvoir absolu à un être imparfait puisqu’il pourrait être tenté d’abuser de ce pouvoir et d’instaurer un état d’oppression. Malgré certains avantages possibles, la dictature représente un régime politique dangereux pour la personne humaine. Donc, la démocratie demeure le seul régime viable pour les Canadiens français et ce étant donné leur caractère catholique.
Ce passage illustre bien que la démocratie s’appuie sur une conception pessimiste de la nature humaine. Toutefois, précisons que le lien entre la conception pessimiste de la nature humaine et la démocratie n’est pas naturel. Certains penseurs s’appuient sur les avantages que nous avons mentionnés précédemment pour justifier l’instauration d’une dictature. D’autre part, selon Angers, à l’exception des séparatistes, il est inconcevable qu’un Canadien français soit à la fois nationaliste ou autonomiste et favorable à une dictature: «À quelle enseigne en effet pourrait loger une dictature dans la Confédération canadienne ailleurs qu’à Ottawa (65)?» Les politiques qui émaneraient de ce dictateur ne correspondraient pas au caractère des Canadiens français et mettraient ainsi en péril la survie de la nation.
L’anarchie est donc synonyme de désordre alors que la dictature est synonyme d’oppression (66) . L’analyse de ces régimes politiques souligne l’impossibilité de concilier l’anarchie ou la dictature et les notions défendues dans le projet de nation confessionnelle. Pour cette raison, la démocratie représente le régime le plus apte à satisfaire les besoins des Canadiens français. Pour beaucoup, la démocratie est la forme politique de la modernité.
La démocratie défendue par Angers n’existe pas dans les faits, elle est une construction imaginaire d’un idéal démocratique vers lequel les Canadiens français doivent tendre.
La démocratie des années trente, quarante et cinquante est incomplète et souffre de nombreux vices affectant directement le caractère démocratique de l’État. À ce titre, Angers souligne les problèmes d’incompétence, de corruption, d’électoralisme, de démagogie et de propagande au sein de la démocratie canadienne. Toutefois, selon lui, «parce que nos démocraties sont pourries de défauts, n’allons donc pas lever trop vite l’étendard de la révolte contre le principe démocratique de gouvernement. Restons fidèle à la démocratie, à la vraie, à celle qui n’a peut-être pas encore vue le jour, mais que nous devons travailler de toutes nos forces à instaurer (68).» Ces défauts ne peuvent donc pas justifier le rejet de la démocratie comme le régime le plus conforme à la philosophie catholique.
La démocratie atteint son efficacité maximale au sein d’un régime qui privilégie la liberté des initiatives privées et dans lequel l’État intervient exclusivement pour suppléer aux faiblesses et aux déficiences de l’organisation. La véritable essence de la démocratie s’inscrit dans le contrôle efficace des gouvernants par les gouvernés en permettant d’éviter les abus de pouvoir des gouvernants. Une telle démocratie crée un équilibre entre les notions d’ordre, d’autorité, de liberté et d’égalité.
Également, la démocratie demeure incomplète sans une vie économique démocratique. La vie politique et la vie économique présentent l’une et l’autre autant de danger d’exploitation du plus faible par le plus fort. L’absence d’organisation démocratique au niveau économique constitue un des principaux problèmes de la démocratie au Canada. En fait, le libéralisme économique est par «définition une absence d’une autorité qui dirige et un abandon du gouvernement des relations humaines à la sagesse qu’engendrent l’expérience de la lutte et l’équilibre des forces individuelles (69)». En exigeant du gouvernement de s’abstenir d’intervenir dans la vie économique, celle-ci acquiert une autonomie dans l’organisation des relations sociales. Une telle organisation économique est de nature anarchique, c’est-à-dire qu’elle est incapable d’établir un ordre et un équilibre au sein de la vie sociale de sorte que l’économie se transforme graduellement en une forme dictatoriale (70).
D’ailleurs, les progrès techniques, l’organisation scientifique du travail et la production en série accélèrent le développement de cette dictature. Les entreprises les plus puissantes contrôlent une part de plus en plus appréciable du marché, les dirigeants d’entreprises voient augmenter leur puissance alors que les travailleurs perdent considérablement de leur pouvoir étant donné que seule l’organisation syndicale parvient à assurer la défense de leurs intérêts. La concentration industrielle mène au développement de caractères dictatoriaux (71). Selon Angers, certaines grandes entreprises ont acquis suffisamment de pouvoir et d’influence sur le marché pour constituer des cartels ou des trusts et ainsi détenir un pouvoir direct ou indirect sur la vie économique. La puissance financière de ces entreprises a donné à cette organisation dictatoriale une figure «oligarchico-ploutocratique (72)».
L’établissement d’une véritable démocratie passe donc par une réorganisation de la vie économique. Une dictature économique cohabitant avec une démocratie politique aura pour conséquence de corrompre cette dernière en essayant de s’y substituer. L’organisation économique doit donc être démocratique afin de ne pas pervertir la démocratie politique. Cette dernière n’a guère de sens puisqu’elle est seulement conservée pour satisfaire le peuple en créant une illusion de pouvoir. Celle-ci devient un moyen d’assurer les intérêts de ceux qui détiennent le pouvoir économique. Par conséquent, l’influence sur la législation n’est plus démocratique, mais celle d’une classe sociale.
Pour répondre à ces problèmes, Angers suggère de laisser une autonomie à la vie économique au sein d’un État politique démocratique. Dans cette organisation, la primauté du politique sur l’économique est défendue. Les fins politiques d’une société doivent l’emporter sur les fins économiques (73). L’important est de «juger les systèmes en fonction de leurs valeurs propres et de leur convenance à l’homme tel qu’il est et non tel qu’il devrait être (74)». Le projet de nation confessionnelle vise à éviter la création d’une vie économique anarchique ou dictatoriale en démocratisant l’organisation économique. Toutefois, la fusion de l’économique et du politique dans un État démocratique ne suffit pas à rétablir l’équilibre altéré par la dictature économique. Il est indispensable de redonner les leviers économiques aux Canadiens français. Dans cette recherche de la vraie démocratie, Angers propose d’établir le mode démocratique par l’entremise du corporatisme social.
Comme nous l’avons observé précédemment, tout ce qui est un abus de la force physique ou intellectuelle va à l’encontre de la liberté démocratique. «La liberté pour le plus grand nombre suppose donc nécessairement l’existence d’une autorité qui exclura du domaine des actes libres tout ce qui résulte de l’abus de la force et tout ce qui peut en assurer le triomphe (75).» Le corporatisme se conforme à cette définition de la liberté et permet à chacun de faire valoir ses droits et «de prendre les mesures nécessaires pour empêcher les plus forts de lui imposer, avec le silence, l’obligation de sacrifier ses intérêts aux leurs, de lui enlever la possibilité de jouir librement des fruits de son travail sous la protection de lois qu’il se sera données lui-même (76)». Le corporatisme répond à cette recherche difficile d’équilibre entre les notions d’autorité, de liberté et d’égalité raisonnable.
Le moyen de réaliser la démocratie est de laisser à la vie économique son autonomie dans l’État, qui en garde la haute surveillance, et d’organiser cette vie économique selon le mode démocratique par l’entremise du corporatisme social (77). Le corporatisme proposé par Angers s’intègre aux structures capitalistes et à l’État démocratique. Il permet de résoudre de manière humaine les problèmes soulevés par le capitalisme libéral (78). D’ailleurs, Angers ne comprend pas la réticence des Canadiens français à reconnaître la valeur du corporatisme dans l’établissement d’une société démocratique:
Les préjugés anticorporatistes constituent les principales entraves empêchant les Canadiens français d’évaluer convenablement la valeur du corporatisme dans la restauration de l’ordre social et, du même fait, dans l’atteinte d’une vraie démocratie. Pour Angers, il faut rejeter l’idée que le corporatisme conduit au fascisme. Bien que les régimes fascistes aient assujetti l’organisation corporative à leur idéal, le lien entre les deux n’est pas naturel et direct (80). Également, il est important pour les non-catholiques de ne pas déconsidérer le corporatisme social parce que celui-ci est associé à l’idéal catholique. Le corporatisme ne vise pas à discriminer ou à limiter l’accès de certains groupes au pouvoir, mais davantage à créer un environnement propice à l’épanouissement de la personne humaine selon les normes démocratiques. Finalement, Angers tient à signaler que l’établissement de corporations ne signifie pas la mort du syndicalisme et des conventions collectives. Les corporations choisissent elles-mêmes les politiques qui apparaissent les plus conformes aux exigences du bien commun de la profession. Celles-ci peuvent imposer les salaires minimums, conserver une place pour les conventions collectives et arbitrer les conflits (81).
La corporation est une association qui regroupe toutes les parties intéressées à un même métier ou à une industrie en vue de permettre à la profession ou à l’industrie de se gouverner elle-même. L’organisation de la société autour de l’idée de corporation s’inscrit dans l’ordre naturel puisque la profession est une organisation qui préexiste à la corporation et dont celle-ci ne fait qu’institutionnaliser le droit. Elle est un cadre d’organisation sociale conforme à la nature des choses comme la famille ou l’État. La valeur de la corporation professionnelle correspond à la reconnaissance d’une communauté d’intérêts entre tous les gens oeuvrant dans le même métier ou dans la même industrie. Elle est plus compétente pour régir le bien commun du groupe (82). Elle accorde une primauté à la concertation plutôt qu’à la confrontation. La corporation est une structure essentielle à l’ordre social étant donné qu’elle se situe entre la personne humaine et l’État (83). Le corporatisme correspond aux principes de la doctrine sociale de l’Église par la décentralisation des activités, par la création de corps intermédiaires et par le rôle supplétif qu’il confère à l’État. En fait, le rôle de l’État est d’assurer aux corporations des pouvoirs limités et un équilibre du marché. Ce régime est le mieux adapté à l’exercice des responsabilités.
De plus, afin de s’assurer que la corporation soit démocratique, il est nécessaire de mettre en place des structures permettant à tous les membres de participer d’une façon appropriée au choix des chefs et de garantir un renouvellement des mandats régulièrement (84). Les membres de la corporation doivent élire au suffrage universel des représentants qualifiés pour surveiller et prescrire les règlements nécessaires à la sauvegarde de leurs intérêts professionnels (85). Le corporatisme social recherche une plus grande participation des citoyens aux processus de décision et de gestion dans le domaine économique. Le corporatisme, en émanant du peuple et par l’éducation des masses, devient donc le moyen par excellence d’effectuer des changements en profondeur au sein de la société. Il permet une émancipation des Canadiens français correspondant au génie français et catholique.
Ce cadre d’organisation économique et social doit être mis au service de la doctrine sociale de l’Église. Le corporatisme social doit chercher à servir le bien commun en humanisant le domaine économique et en subordonnant ce dernier aux exigences de la vie en société. Le corporatisme combiné au coopératisme peut contribuer à résoudre l’infériorité économique des Canadiens français. Les coopératives ne peuvent exister seules, il faut l’instauration d’un mode d’organisation démocratique. La faiblesse des capitaux canadiens-français est considérée par Angers comme étant la principale cause de l’infériorité économique du Canada français et le frein à son émancipation. Par l’intermédiaire du corporatisme social et du coopératisme, les Canadiens français peuvent se libérer du joug économique dans lequel la haute finance anglo-américaine les maintient. Ce sont autant les raisons morales que les exigences économiques qui ramènent la nécessité d’un ordre social d’inspiration chrétienne.
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Comme nous venons de l’observer, le fédéralisme représente pour Angers, dans les années cinquante, le système politique le plus avantageux à l’établissement de son projet de nation confessionnelle. Cette organisation de la société permet un respect du principe de subsidiarité. Par conséquent, la décentralisation et l’autonomie des corps locaux deviennent des conditions au succès de ce projet. L’objectif de cette organisation est d’assurer par l’entremise de l’Église, de la paroisse, de l’État et des corporations un respect de la responsabilité et de la liberté de la personne humaine. Ces corps intermédiaires doivent mener à la création d’un État où les intérêts politiques et économiques des Canadiens français sont représentés et servis. Cette structure démontre que la nation confessionnelle prend racine et s’édifie à la base de la société et vise la création d’une «cité chrétienne» conforme à l’idéal catholique. Toutefois, comme nous l’avons brièvement esquissé lors de ce chapitre, le projet d’Angers est incomplet sans ses propositions concernant la vie économique. À ce titre, signalons l’importance d’une sécurité sociale complétée par une conception du salaire juste ou encore du corporatisme complété par le coopératisme.Sa pensée politique et sociale est incomplète sans la compréhension de sa pensée économique. L’interdépendance des notions structure sa pensée
(1) François-Albert Angers, «Pour servir la personne humaine»…, p. 100. (2) François-Albert Angers, Essai sur la centralisation. Analyse des principes et perspectives canadiennes, Montréal, Les Éditions de la librairie Beauchemin, 1960, p. 140. (3) Ibid., p. 143. (4) François-Albert Angers, «Catholicisme et centralisation», L’Action nationale, 31, 6 (juin 1948), p. 434. (5) Ibidem. (6) Ibid., p. 427. (7) Ibid., p. 427-428. (8) François-Albert Angers, Essai sur la centralisation.., p. 144. (9) Jean-Marc Léger,«Oublier l’histoire mettre en cause l’identité nationale, c’est courir à sa perte»…, p. 65. (10) François-Albert Angers, Essai sur la centralisation.., p. 139. (11) Ibid., p. 141. (12) François-Albert Angers, «Les raisonnements fallacieux du Rapport Massey 1- éducation et culture», L’Action nationale, 38, 4 (décembre 1951), p. 231. (13) François-Albert Angers, «Les arguments fallacieux du Rapport Massey. II- Le fédéral et les universités», L’Action nationale, 39, 1 (janvier-février 1952), p. 17. (14) François-Albert Angers, Essai sur la centralisation…, p. 16. (15) Ibid., p. 16-17. (16) Ibid., p. 17. (17) Ibid., p. 27. (18) Ibid., p. 40. (19) Ibid., p. 69. (20) François-Albert Angers, «Deux modèles d’inconscience: le Premier ministre Saint-Laurent et le Commissaire Lévesque», L’Action nationale, 38, 3 (novembre 1951), p. 190. (21) Ibid., p. 43. (22) François-Albert Angers, «Deux modèles d’inconscience: le Premier ministre Saint-Laurent et le Commissaire Lévesque», L’Action nationale, 38, 3 (novembre 1951), p. 207 à 210. (23) François-Albert Angers, «Les raisonnements fallacieux du Rapport Massey –II, Le fédéral et les universités, L’Action nationale, 39, 1 (janvier-février 1952), p. 17. (24) Ibidem. (25) François-Albert Angers, «Le rôle de l’État dans la vie économique de la nation», L’Action nationale, 23, 3 (novembre 1943), p. 196. (26) Ibid., p. 196-197. (27) François-Albert Angers, «Le rôle de l’État dans la vie économique de la nation»…, p. 199. (28) François-Albert Angers, «Pour servir la personne humaine»…, p. 83. (29) François-Albert Angers, «Le rôle de l’État dans la vie économique de la nation»…, p.198. (30) François-Albert Angers, La sécurité sociale et les problèmes constitutionnels [vol. 1]…, p. 139. (31) François-Albert Angers, «Le rôle de l’État dans la vie économique de la nation»…, p. 199. (32) Ibid., p. 200. (33) François-Albert Angers, «Pour servir la personne humaine»…, p. 83. (34) François-Albert Angers, «Le rôle de l’État dans la vie économique de la nation»…, p. 198. (35) François-Albert Angers, La sécurité sociale et les problèmes constitutionnels [vol. I]…, p. 146. (36) François-Albert Angers, «Les Canadiens français et la sécurité sociale», L’Action nationale, 22, 6 (juin-juillet 1944), p. 352. (37) François-Albert Angers, «Soixante années de doctrine sociale catholique», L’Actualité économique, 27, 3 (octobre-décembre 1951), p. 419. (38) François-Albert Angers, La sécurité sociale et les problèmes constitutionnels…, p. 145. (39) François-Albert Angers, «Réflexions préliminaires sur l’étatisation de la Montréal, light, Heat and Power», L’Action nationale, 23, 5 (mai 1945), p. 41. (40) François-Albert Angers, La sécurité sociale et les problèmes constitutionnels…, p. 137. (41)François-Albert Angers, «De l’utopie au réel», L’Action nationale, 29, 6 (juin 1947), p. 447. (42) François-Albert Angers, «Soixante années de doctrine sociale catholique»…, p. 422. (43) Ibid., p. 424. (44) François-Albert Angers, «Les chômeurs au travail», L’Actualité économique, 16, 2 (avril 1940), p. 164. (45) Ibidem. (46) François-Albert Angers, «Secours direct familial», L’Action nationale, 25, 5 (mai 1945), p. 331-332. (47) Ibid., p. 341. (48) Ibid., p, 353. (49) François-Albert Angers, La sécurité sociale et les problèmes constitutionnels [vol. I]…, p. 143. (50) François-Albert Angers, «Commentaires: Réformes sociales et catholicisme», L’Actualité économique, 27, 4 (janvier-mars 1952), p. 762. (51) François-Albert Angers, «De la sécurité sociale», Notre Temps (30 juillet 1949), p. 114. (52) François-Albert Angers, La sécurité sociale et les problèmes constitutionnels [vol. I]…, p. 134. (53) François-Albert Angers, «L’heure de la foi!»…, p. 33. (54) François-Albert Angers, La sécurité sociale et les problèmes constitutionnels [vol. II]…, p. 306. (55) Ibid., p. 308. (56) Ibidem. (57)Ibidem. (58) François-Albert Angers, «Soixante années de doctrine sociale catholique»…, p. 432. (59) François-Albert Angers, «Le corporatisme devant la démocratie et le problème de la liberté», L’Action nationale, 20, 3 (novembre 1942), p, 178. (60) François-Albert Angers, «Ne jouons pas les grenouilles de la fable», L’Action nationale, 18, 1 (septembre 1941), p. 9. (61) François-Albert Angers, «Le corporatisme devant la démocratie et le problème de la liberté»…, p. 178. (62) Ibidem. (63) Ibid., p. 179. (64) François-Albert Angers, «Ne jouons pas les grenouilles de la fable»…, p. 9. (65) Ibid., p. 18. (66) François-albert Angers, «Le corporatisme devant la démocratie et le problème de la liberté», L’Action nationale, 20, 3 (novembre 1942), p. 179. (67) Ibid., p. 176. (68) François-Albert Angers, «Ne jouons pas les grenouilles de la fable»…, p. 16-17. (69) François-Albert Angers, «Le corporatisme devant la démocratie et le problème de la liberté»…, p. 180. (70) François-Albert Angers, «Coopération et démocratie», Semaines sociales du Canada, 19 (1942), p. 109. (71) Ibid., p. 111. (72) Ibid., p. 112. (73) François-Albert Angers, «Le corporatisme devant la démocratie et le problème de la liberté» …, p. 189. (74) Ibid. p. 195. (75) Ibid., p. 194. (76) Ibid., p. 195. (77) François-Albert Angers, « Coopération et démocratie»…, p. 43 (78) François-Albert Angers, «Le chef social et l’organisation professionnelle», Semaines sociales du Canada, 35 (1958), p. 148. (79) François-Albert Angers, «Commentaires: le préjugé anticorporatif», L’Actualité économique, 30, 4 (janvier-mars 1955), p. 712. (80) Ibid., p. 710. (81)Ibid., p. 712. (82)François-Albert Angers, «Le chef social et l’organisation professionnelle»…, p. 140. (83) François-Albert Angers, «Commentaires: le préjugé anticorporatif»…, p. 710. (84) François-Albert Angers, «Organisation corporative et démocratie», L’Actualité économique, 15, 2 (décembre 1939), p. 155. (85) Ibid., p. 155-156. (86) Ibid., p. 155.
Retour à la Table des Matières du mémoire Retour à la page sur François-Albert Angers Source : Stéphane St.-Pierre, Francois-Albert Angers et la nation confessionnelle (1937-1960), Mémoire de M.A. (histoire), Université de Montréal, 2006, 181p., pp. 59-83. |
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