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L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia
L’Abbé Henri Raymond CasgrainLa formation de son esprit; l’historien;le poète et le critique littéraire
Deuxième chapitre
[Ce texte a été publié en 1913 par Camille Roy. Pour la référence bibliographique précise, voir la fin du document.] L'histoire fut la première passion littéraire de l'abbé Casgrain. Elle devait, au surplus, déterminer toutes les autres qui plus tard s'éveillèrent en lui, et leur survivre. Il fut avant tout un historien.
Mais l'histoire peut de bien diverses façons solliciter l'esprit, selon les multiples aspects qu'elle présente au regard de celui qui la veut écrire. Il y a dans la vie publique d'une nation de grandes choses accomplies; il y en a aussi des petites. L'histoire est faite des événements considérables, politiques ou militaires, qui bouleversent ou affermissent la société, marquent les étapes principales de son évolution et de ses progrès ; elle est faite aussi de ces menus détails dont est remplie la destinée d'un chacun, de ces coutumes, de ces moeurs, de ces habitudes qui donnent aux individus leur physionomie, et aux foyers leur particulière et originale beauté. Celles-là, les grandes choses, se développent sur un théâtre où d'ordinaire l'oeil du citoyen les peut apercevoir dans leur pleine réalité, et l'historien a le devoir d'en écrire le récit impartial et fidèle ; celles-ci, les petites, constituent la trame plus ou moins ténue, plus ou moins visible des traditions populaires, et le plus souvent, à mesure que sur elles s'accumulent les années, elles perdent de la netteté de leur contour, elles se déforment, elles se mêlent aux légendes, elles s'enveloppent d'ombre et de mystère, elles se prêtent à tous les caprices de l'imagination et de la poésie.
L'abbé Casgrain avait à choisir entre tous ces objets variés d'un genre littéraire, le plus fécond qui soit. Et l'on devine bien sans peine lesquels devaient tout d'abord retenir et absorber son attention. L'histoire qui remonte le plus loin possible dans le passé pour s'y confondre avec la fiction ; l'histoire qui fait revivre les scènes de la vie familiale, raconte les moeurs des bonnes gens, et remet aux lèvres des grand'mères les récits fantastiques ou plaisants dont elles amusent le cerveau des tout petits ; l'histoire qui se drape de toutes les couleurs de l'imagination et de la nature : voilà bien celle qui convenait surtout à l'esprit de l'abbé Casgrain, qui lui fournirait du moins l'occasion d'exercer tous ces dons brillants que la naissance et l'éducation avaient mis en lui et développés.
Aussi bien, le domaine de nos légendes et de nos traditions populaires était-il jusque-là resté à peu près inexploré. Et l'abbé Casgrain, qui eut toujours le culte de ces choses, le regrettait plus que tout autre. Garneau venait bien de publier une Histoire où il s'était appliqué à faire connaître tout notre passé politique et militaire, mais il avait oublié d'introduire le lecteur dans cette vie plus intime de la nation où se trahissent les habitudes et les caractères, où l'on assiste aux tout petits événements qui manifestent aussi bien que les plus grands l'âme du peuple. Il avait consacré de longs chapitres à l'étude des moeurs et coutumes des sauvages ; il n'avait pas songé à nous dire assez les moeurs et les coutumes des Canadiens. Garneau comprenait l'histoire comme faisaient encore les professeurs d'il y a cinquante ans : un récit des grandes batailles, des hauts faits, de toutes ces grandes luttes et de toutes ces grandes agitations qui ne sont que la moitié de la vie nationale.
L'abbé Casgrain pensa donc qu'il fallait se hâter de combler cette lacune, et de raconter ce que déjà l'on commençait à oublier. Il voulut être le premier à sonner le réveil des légendes endormies, et c'est à cela que songeait le jeune vicaire de Beauport, quand, pendant les beaux jours d'automne de 1859, il allait promener ses loisirs et ses rêveries tout au bord du fleuve, sur le sable durci de la grève (1). Volontiers il évoquait alors dans son esprit les luttes que sur ces plages historiques s'étaient livrées le colon français et l'indien farouche ; il emplissait son regard de la vision sanglante desmassacres dont ces lieux avaient été les témoins ; il se rappelait les longues histoires que sa mère racontait le soir aux enfants attentifs quand ils avaient été bons et qu'ils avaient bien prié (2). C'est pendant une de ces courses solitaires et méditatives qu'il commença un jour à crayonner sa première légende, le Tableau de la Rivière-Ouelle.
Au mois de janvier 1860, il publiait cette légende, qui devait être suivie de deux autres, les Pionniers canadiens et la Jongleuse.
Ces légendes, — comme d'ailleurs toutes les légendes, — sont un mélange de fictions et de réalités, et c'est par là que précisément elles intéressaient l'esprit inventif de l'abbé Casgrain. C'est surtout à la tradition orale que celui-ci voulut les emprunter, comme autrefois les frères Grimm avaient recueilli sur les lèvres des paysans les récits dont ils ont doté leur Allemagne. Certes, l'abbé avait raison puisque nulle part ailleurs que dans les causeries familières les légendes ne se retrouvent plus merveilleuses, plus enrichies de toutes les broderies qu'y ajoutent la bonne foi et la crédulité des vieilles gens. « Les légendes, comme les définissait un jour l'abbé Casgrain, c'est le mirage du passé dans le flot impressionnable de l'imagination populaire (3) ». Or, nul flot, assurément, avant qu'il ne soit fixé par l'effort des écrivains, n'est plus mobile, ni plus capricieux, et ne renvoie en de plus fantastiques images les objets qui s'y reflètent.
Toutefois, l'abbé Casgrain eut soin de donner pour base à ses récits un fond considérable d'histoire. Et telle légende, comme les Pionniers canadiens, n'est guère autre chose qu'une page de nos annales, un tableau vrai de la vie des premiers colons du Détroit. Ce sont, d'ailleurs, des études de moeurs que voulait avant tout faire l'abbé Casgrain, et on le voit bien quand, violentant un peu le cadre ou le plan de sa légende, il y introduit des digressions toutes remplies de la vie canadienne, et auxquelles, pour cela, l'on pardonne de se présenter comme de véritables hors-d'oeuvres.
Voyez, par exemple, cette longue description de la maison canadienne qui occupe tout un chapitre de la légende du Tableau de la Rivière-Ouelle. L'auteur oublie un moment son sujet, le groupe de personnages qu'il a fait se rencontrer dans la forêt, pour dessiner sous les yeux du lecteur la maison blanche et proprette qui, sur son coteau, « du haut de son piédestal de gazon, sourit au grand fleuve ». Puis il s'attarde avec complaisance à décrire tout l'intérieur de cette chaumière. Il en donne d'ailleurs une image fidèle et très précise. Il la veut montrer telle qu'elle existait partout dans ce pays au temps de son enfance, et telle que déjà on ne la voit plus dans bon nombre de nos paroisses rurales que le luxe envahit et transforme : si bien que cette page des Légendes, comme beaucoup d'autres, devient avec les années un très curieux document historique.
Document historique, en effet, pour plus d'un lecteur, que cette scène des brayeuses à laquelle nous assistons un jour d'octobre, un jour de l'été des sauvages (4). George Sand n'a guère mieux décrit ce que font pendant les tièdes et claires nuits de septembre les broyeurs de chanvre de la campagne berrichonne. L'on croit voir s'élever à la lisière de la forêt, ou entre les arbres du petit bois, la fumée bleue qui s'échappe du foyer où l'on chauffe le lin ; on croit entendre les rires et les moqueries des femmes quand par malheur la chauffeuse a laissé s'enflammer une gerbe et fait une grillade ; et surtout l'on entend encore « le bruit sec et éclatant des brayes qui frappent, se relèvent et tombent en cadence au milieu des cris et des joyeux éclats de rire des enfants qui folâtrent sous la colonnade du bocage».
Les Légendes sont remplies de ces petits tableaux où se trouvent fixés et peints à merveille les menus détails de la vie des gens du peuple, et ces pages sont sans doute les plus belles et les plus durables de toute l'oeuvre. Qu'il s'agisse de décrire les moeurs de la vie coloniale ou de la vie indienne, le costume du chasseur (5) ou du guerrier sauvage (6); qu'il s'agisse de bien mettre en lumière la foi et la piété de l'ancien Canadien, du laboureur qui au son de l'Angelus se tourne vers l'église paroissiale, ôte son bonnet (le laine, et récite avec ses enfants la. prière accoutumée (7), c'est toujours le même soin de recueillir avec une religieuse attention tous ces vestiges des antiques traditions qui malheureusement s'effacent ou tendent à disparaître.
Et l'abbé Casgrain employait à ce ministère du souvenir tout le zèle d'un apôtre. Il fut un fervent des vieilles choses, des choses que l'on oublie et des habitudes que l'on délaisse (8). Ce très moderne romantique était à ses heures un archaïsant fanatique. Il ne souffrait pas que l'on discutât l'à-propos de telle ou telle coutume qui s'en allait, de telle autre qu'il aurait voulu voir rétablie, et il mettait à les défendre l'ardeur qu'un jour il employait à chercher le tombeau de Champlain, tout le courage qui lui fit prendre avec Laverdière le pic et la pelle pour retrouver au pied de la falaise de Sillery, sur l'emplacement de la vieille église, la tombe et les ossements du Père Ennemond Massé (9). C'est qu'il estimait que rien n'est à perdre de tout ce qui fut notre histoire, et qu'un peuple n'est fort que dans la mesure où il reste fidèle à ses bonnes traditions. Les vieilles coutumes des ancêtres sont, aussi bien que leurs ossements, le trésor qu'il faut garder avec un soin jaloux. L'on doit voir dans ces restes, et à travers tous ces éléments de la vie d'autrefois, tout ce qui peut donner à la vie présente son sens véritable, et à l'avenir son orientation légitime. Les frères Grimm s'encourageaient à publier leurs contes en songeant que la plus sûre garantie de prospérité pour une nation était la connaissance et le respect de son passé. N'est-ce pas ce que pensait lui-même, et ce qu'exprimait dans une langue un peu prétentieuse l'abbé Casgrain ? « Essayons de réunir en faisceaux les purs rayons de notre matin pour eu illuminer les ans qui viennent (10) ». C'est donc par l’étude du passé que l'on éclaire et prépare l'avenir, et c'est pour cela que l'abbé Casgrain faisait à cette étude une part si large dans ses Légendes.
Au surplus, n'y avait-il pas, dans toutes ces vieilles choses auxquelles il tenait avec passion, une beauté singulière que le recul même des années faisait plus mystérieuse et plus attendrissante ? Ne s'échappait-il pas, de toutes ces lointaines traditions et de toutes ces légendes où elles prenaient vie et corps, un charme irrésistible, et ce qu'il a si bien nommé la poésie de l'histoire ? L'éducation familiale, et plus tard l'éducation classique de l'abbé Casgrain le rendaient plus que tout autre sensible à cette poésie, et il n'est pas étonnant qu'il ait par tant d'efforts plus ou moins heureux essayé de la faire valoir en son œuvre.
La poésie de l'histoire, c'était bien pour l'abbé tout ce monde de choses anciennes et aimées des aïeux que l'on n'aperçoit plus guère qu'à travers le voile transparent des souvenirs et des fictions. Ce pouvait être aussi le grandissement héroïque que le temps fait prendre aux personnages, et tous ces artifices dont le poète se sert pour mystifier le lecteur. Aussi imagina-t-il, pour donner davantage à ses récits toutes les allures de l'épopée, des titres apocalyptiques : Apparition, Silhouette, Mort, Hallucinations, Le Mirage du lac, L'écho de la montagne, Comme un luth d'ivoire, L'orchestre infernal, etc., etc., que d'un geste superbe il laisse tomber en tête des chapitres, oubliant assurément que c'est à d'autres signes que l'on reconnaît les vrais poèmes, et que ces moyens qu'il emploie ne sauraient remplacer le souffle homérique qu'il n'a pas.
La poésie de l'histoire, ce peut être encore ces paysages merveilleux, ces décors féeriques qui encadrent et mettent en belle lumière les héros. C'est pourquoi, sur les vieilles légendes qu'il raconte, l'abbé Casgrain concentre tout ce que son imagination exubérante, tout ce que la nature canadienne lui pouvaient fournir d'images et de couleurs. La jeunesse et l'inexpérience de l'auteur se montrent ici à découvert, et nulle part l'abbé n'est apparu plus fervent admirateur des aubes blanchissantes et des printemps verdoyants, plus dévôt [sic] adorateur des soleils d'or, des lunes d'argent, des nuits constellées, des étoiles qu'il compare à des larmes, pleurs d'allégresse que l'éclat du Soleil de justice arrache aux yeux éblouis des bienheureux (11) !
Il y a pourtant dans ces pages toutes descriptives, il y a souvent l'indication d'un talent réel qui n'aurait besoin que d'être réglé pour devenir vraiment supérieur ; il y a dans certaines peintures de nos paysages canadiens une grande vérité de détails, et une fraîcheur délicieuse de coloris. Il est rare sans doute que l'auteur ne gâte par quelque maladresse un tableau qu'il a voulu trop charger ; mais c'est aussi parce qu'il y avait en tout cet étalage une grande richesse d'invention et une variété suffisante de dessins, que les lecteurs de 1860 ont accordé tant d'estime aux Légendes. C'est même, nous assure l'auteur devenu un peu plus sage, à ce style chargé de paillettes et de clinquants que ce livre, qu'il estimait le moins digne d'être lu de tous ceux qu'il avait écrits, dut une bonne part du vif succès qu'il obtint.
Pourquoi ce succès, et tous les éloges que les journaux et les revues décernèrent à l'abbé Casgrain (12), ne l'ont-ils pas engagé à continuer d'exploiter le domaine des légendes ? Il est regrettable, croyons-nous, qu'il n'ait pas donné une suite à son premier recueil. Outre que l'imagination si active dont il était doué, et ses tendances à transformer dans le rêve toutes les réalités qu'il apercevait, le rendaient plus propre à ce genre de littérature qu'à celui de la grande histoire, l'abbé Casgrain, auteur de toute une série de contes et de légendes du pays, aurait doté notre jeune littérature d'un travail original et infiniment précieux qui reste toujours à faire.
Mais les recherches auxquelles avait dû se livrer l'abbé pour écrire ses premiers récits l'avaient inévitablement mis en contact avec de plus considérables événements ; elles lui avaient aussi peu à peu donné un goût plus vif de la précision et des faits. Une certaine transformation se faisait donc déjà dans son esprit, et c'est pourquoi il songeait maintenant à réaliser d'une autre façon, en donnant à ses compatriotes une série d'études sur la période française de notre histoire, le rêve de sa jeunesse.
En 1864, l'abbé Casgrain publiait donc l'Histoire de la Mère Marie de l'Incarnation, qu'il avait commencée en 1861. Puis vinrent successivement, avec des intervalles plus ou moins longs, selon les difficultés de l'entreprise et les exigences de la maladie, des Biographies canadiennes, l'Histoire de l'Hôtel-Dieu de Québec (1878), le Pèlerinage au pays d'Evangéline (1885), Montcalm et Lévis (1891), Une seconde Acadie (1894), l'Histoire de l'Asile du Bon-Pasteur de Québec (1896), Les Sulpiciens et les prêtres des Missions-Etrangères en Acadie (1897), et enfin la publication (13) d'une collection très importante de documents se rattachant à l'histoire de nos dernières guerres françaises, manuscrits dont M. le comte de Nicolay, héritier du dernier duc de Lévis, avait bien voulu, sur la demande de l'abbé Casgrain, donner une copie au gouvernement de la province de Québec.
Nous n'avons, certes, pas l'intention d'analyser, ni d'apprécier par le menu ces ouvrages qui constituent l'oeuvre capitale que nous a laissée l'abbé Casgrain. Trop de questions à discuter et à résoudre se poseraient à chaque instant sous notre regard et nous entraîneraient dans des développements que nous ne pouvons nous permettre ici.
Qu'il nous suffise d'observer d'abord que l'auteur de la Jongleuse allait pénétrer toute son oeuvre nouvelle de l'esprit, des sentiments qui avaient rempli les Légendes. Et, par exemple, comme c'est un beau mouvement patriotique qui le fit écrire celles-ci, c'est le même désir d'être utile à ses concitoyens, et de grandir à leurs yeux la patrie aimée qui l'engagea à préparer et à publier ses autres livres.
Historien patriote ! Ces deux mots qualifient très justement l'abbé Casgrain, et ils renferment aussi tout le secret des éloges et des reproches que l'on a pu lui faire. Si nous ne craignions d'écraser ici l'abbé de toute la majesté d'un grand nom classique, nous dirions volontiers que Tite-Live ne fut pas plus que lui enthousiaste admirateur de la grandeur nationale, et ne chercha pas par plus d'efforts à la faire valoir aux yeux de ses contemporains. Nul n'a mieux compris que l'abbé Casgrain tout ce qu'il y eut d'héroïque dans les premiers temps de notre histoire, tout ce qu'il y eut de merveilleusement fécond dans ces sueurs et ce sang versés pour arroser le sol de la Nouvelle-France, et cimenter les assises de noire édifice colonial.
Aussi, comme l'historien de Rome s'est plu à entourer de tous les prestiges de la gloire le berceau du peuple latin et les premiers mouvements de sa vie, c'est quelques-uns des plus lointains événements de notre passé que l'abbé Casgrain a voulu surtout raconter et faire par tous admirer. « L'origine, le développement et la décadence de l'influence française en Amérique, a-t-il écrit lui-même, offrent une suite de scènes d'une beauté sans rivale dans l'histoire moderne (14) ». Et c'est parce que la décadente même et la ruine de cette influence politique coïncidaient avec le grandissement de nos vertus nationales qu'il s'est pieusement attardé, dans Montcalm et Lévis et dans le Pèlerinage au pays d'Evangéline, à en décrire toutes les péripéties. Quelles luttes plus désespérées, et aussi quelles souffrances plus pitoyables que toutes celles qui ont marqué les jours néfastes de la dispersion acadienne ! Et comme avec toutes ces larmes répandues et ces espoirs trompés, il était beau d'écrire l'histoire d'un « peuple aussi étonnant par ses vertus que par ses malheurs »! D'autre part, pouvait-on mettre sous le regard du lecteur canadien des actions plus glorieuses que toutes celles qui furent nos immortelles résistances de 1756-1760 ? Et de pareils spectacles n'étaient-ils pas bien propres à justifier les enthousiasmes de l'historien ?
D'ailleurs, l'établissement des colons dans la Nouvelle-France, la création sur les bords du Saint-Laurent des centres de vie canadienne, et surtout le soin que l'on apporta à les pénétrer de foi religieuse et de vertus, intéressèrent toujours vivement le prêtre qui ne disparaissait jamais derrière l'écrivain. Volontiers l'abbé Casgrain comparait nos premiers colons à ces Hellènes qui transportaient, au pays nouveaux où ils allaient fonder leur puissance, ce qui pouvait leur rappeler l'image et aussi la grandeur de la patrie absente : croyances, moeurs, traditions et dieux du foyer. C'est la cité antique qui émigrait tout entière sur d'autres rivages ; c'est aussi la cité chrétienne, telle qu'elle existait alors dans les bonnes provinces de France, que nos pères avaient soin de reconstruire ici et d'asseoir sur la base solide des croyances traditionnelles (15). Et c'est à ce laborieux travail d'édification et d'évangélisation que l'abbé a consacré de si nombreuses pages dans ses histoires de la Mère Marie de l'Incarnation, de l'Hôtel-Dieu de Québec, des Sulpiciens et prêtres des Missions-Etrangères en Acadie, et dans sa monographie d'une Paroisse canadienne au XVIle siècle. Avec quelle pieuse attention s'est-il efforcé surtout de fixer le portrait de notre Thérèse du Canada, de la Mère Catherine de Saint-Augustin, de toutes ces figures de femmes et de missionnaires qui ont entouré comme de la plus douce auréole le berceau de la colonie !
Tout pénétré de la pensée religieuse qui avait inspiré les fondateurs de la nation, il estimait que c'est à la vivacité de notre foi chrétienne qu'est lié tout l'avenir de notre vie nationale. Il identifiait l'une et l'autre, et il expliquait un jour « par un certain manque de fermeté dans ses croyances religieuses » ce fait que Garneau, au moment même où il écrivait son Histoire du Canada, désespérait presque de voir le peuple canadien résister plus longtemps aux orages qui s'annonçaient sur tous les points de l'horizon. Il ajoutait en ce style qui lui est propre : « L'Espérance et la Foi sont deux angéliques soeurs, deux filles du ciel, qui, bien mieux que les Grâces antiques, se tiennent par la main (16) ».
Faut-il s'étonner maintenant que l'abbé Casgrain se soit parfois montré bien sévère pour ceux qui ne partageaient pas ses admirations politiques ou religieuses ! Certes, il ne souffrait guère que l'on méconnût les grandeurs de notre peuple et les sublimités de sa foi. L'on peut dire que ce sont telles fausses assertions ou telles vues trop étroites de Parkman qui lui ont inspiré quelques-unes des meilleures pages du Pèlerinage au pays d'Evangéline et de Montcalm et Lévis. L'historien américain, auquel l'abbé Casgrain fut lié d'une étroite amitié, et qui a si puissamment contribué par ses ouvrages sur la domination française au Canada à nous faire connaître des Américains, ne pouvait, à cause de certains préjugés de race et aussi à cause de son protestantisme très mêlé de rationalisme sceptique, comprendre toute l'organisation de notre ancien régime, et l'apostolat si utile de nos missionnaires et de notre clergé ; d'autre part, des documents incomplets à qui il avait accordé trop de confiance l'avaient empêché d'apercevoir toute la duplicité des Anglais à l'endroit des Acadiens, et l'abbé Casgrain s'employa à rétablir ce qu'il croyait être la vérité.
Il est possible que l'historien de Montcalm et Lévis, si vivement épris du courage héroïque de nos milices canadiennes, ait trop rudement malmené certains officiers français, Bougainville surtout, qui n'avaient pas pour le Canada et les Canadiens l'admiration toujours prête. On le lui a très amèrement reproché (17). Était-ce donc un si grand crime de n'aimer pas notre pays et de trouver ici des moeurs étranges ? Les officiers des armées régulières d'Angleterre aussi bien que de France n'ont-ils pas toujours eu quelque mépris pour les milices des colonies ? et Bougainville n'a-t-il pas eu seulement le tort de dire tout haut ce qu'autour de lui l'on pensait et disait plus bas ? D'autre part, l'abbé Casgrain n'a-t-il pas lui-même jugé avec quelque mauvaise humeur certaines actions et démarches de Bougainville ? et n'a-t-il pas été vraiment trop canadien quand il s'est agi de définir et d'apprécier la conduite du gouverneur assez faible que fut souvent M. de Vaudreuil ?
Nous ne pouvons résoudre ici ces problèmes un peu complexes. Qu'il nous suffise de dégager au moins la sincérité de l'abbé Casgrain, et d'affirmer qu'il eut toujours trop le respect de son métier d'historien pour ne pas aimer par dessus tout la vérité. Seulement, sa passion patriotique l'a quelquefois mal servi, et l'exposait à voir trop facilement dans les archives qu'il consultait ce qu'il y voulait trouver.
D'ailleurs, l'abbé Casgrain a toujours cherché à s'entourer des lumières qui pouvaient l'éclairer, et des documents qui pouvaient donner à son oeuvre une réelle valeur scientifique. Ce n'est pas lui qui aurait pensé comme Pline le jeune que le principal avantage qu'il y a d'écrire l'histone du passé, c'est qu’on trouve les recherches toutes faites. Il voulut aller lui-même aux sources ; il usa ses yeux à lire les vieux papiers. Malgré la cécité presque complète dont il fut frappé pendant qu'il travaillait à son Histoire de l'Hôtel-Dieu, il étudia toujours avec soin, à l'aide d'un secrétaire, les pièces qu'il pouvait rassembler autour d'un sujet choisi. S’il n'eut pas la bonne fortune de pouvoir s'initier sous la direction des maîtres aux plus sûres méthodes historiques, il eut du moins pour le guider dans ses premiers travaux deux amis, deux savants qui jouissaient alors d'une grande autorité, les abbés Ferland et Laverdière. Il s'est plu à raconter lui-même comment ces deux illustres professeurs de l'Université Laval ont exercé sur lui une profonde et salutaire influence (18).
Ajoutons toutefois, pour préciser davantage ce que fut l'esprit scientifique de l'historien, que l'abbé Casgrain, à cause peut-être d'un certain défaut de formation, et aussi de l'infirmité dont il souffrait et qui lui rendait le travail plus pénible, n'a pas toujours poussé aussi loin qu'il l'aurait dû faire les longues et patientes recherches. Et ceci est manifeste dans l'édition qu'il nous a donné des manuscrits que lui confia M. le comte de Nicolay. Cette édition n'est pas très satisfaisante pour l'ordre qui n'y est pas assez rigoureusement établi, et les annotations surtout qui y sont trop pauvres ou trop rares.
Au reste, on le soupçonne bien, ce n'est pas dans les travaux d'érudition que devait triompher le talent de l'abbé Casgrain. C'est plutôt dans la peinture des grandes scènes de l'histoire qu'il avait à reconstituer, et dans l'art de donner aux hommes et aux choses qu'il faisait surgir du passé lointain une vie nouvelle, que pouvait le mieux s'exercer l'imagination si brillante qui fut la faculté maîtresse de cet historien.
Aussi, l'abbé Casgrain a-t-il mis à écrire les oeuvres dont nous venons de parler tout l'entrain, tout le mouvement et toute la jeunesse d'esprit que l'on avait d'abord aperçus dans les Légendes. Et c'est cette vie circulante et débordante qui fait que l'on lit toujours avec le plus vif intérêt ces livres d'histoire. L'écrivain se plaît encore à émailler de fleurs ses récits, et il manque rarement l'occasion d'en faire voir toutes les nuances, parfois un peu vieillies.
Souvent les couleurs sont distribuées avec trop de profusion sur les tableaux que l'artiste a voulu peindre, et inévitablement on se souvient, en les voyant passer sous le regard, de l'auteur de la Jongleuse.
Pourtant, il n'est que juste d'observer que le talent et l'imagination de l'abbé Casgrain se sont singulièrement modifiés au cours de ses études historiques. Et si l'on aperçoit très nettement toutes les intempérances de la première heure dans l'Histoire de la Mère Marie de l'Incarnation, l'on constate bientôt, dans les oeuvres qui suivent, comme un apaisement des facultés sensibles, et cette relative sobriété dont Camille Doucet félicitait à l'Académie française l'auteur du Pèlerinage au pays d'Evangéline (19).
Mais, jusque dans ses derniers ouvrages, l'abbé Casgrain conservera toujours ce don inestimable de communiquer une flamme de vie à tout ce qu'il touche, d'animer ses récits, de les faire rapides, de leur donner du relief ou de la perspective, et de les éclairer du rayon de la poésie. Par quoi, d'ailleurs, il ressemble étonnamment à son ami Parkman, dont il admirait le style si souple et si chatoyant ; par quoi aussi on le pourrait facilement rattacher, sans trop y insister cependant, à l'école de Thierry.
Salluste se plaisait à choisir dans l'histoire de son pays quelques épisodes, quelques drames qu'il savait habilement découper pour en composer les merveilleux tableaux que sa plume d'artiste a si ingénieusement dessinés et caressés. Il estimait, avec Cicéron, que l'histoire doit être avant tout une oeuvre d'art. L'abbé Casgrain n'était pas éloigné de penser comme l'auteur de Jugurtha. Et s'il a emprunté la plupart de ses sujets à la période française de notre vie nationale, c'est qu'elle lui apparaissait sans doute plus propre à tous les enchantements du rêve et de la poésie. N'est-ce pas lui qui, comparant un jour ces deux colonies anglaise et française qui avant 1760 ont si longtemps rivalisé en Amérique, écrivait :
« Chacune de ces deux colonies avait sa force ; chacune avait sa faiblesse... L'histoire de la première est l'inventaire d'un riche marchand; celle de la seconde est la légende d'un soldat blessé. L'une possède le réel, l'autre l'idéal ; l'une est le prosaïsme, l'autre la poésie (20) ».
C'est pour faire rayonner bien loin cet idéal et pour faire briller cette poésie, que l'abbé Casgrain a écrit les livres qu'il nous a laissés. Ceci même explique sans doute la haute portée de son oeuvre, et sa bienfaisante influence ; mais ceci nous laisse assez entendre aussi pourquoi l'auteur y a toujours voulu employer toutes les ressources de sa jeune imagination, pourquoi il y a mis parfois trop d'éloquence, et pourquoi enfin, dans un siècle où l'histoire est devenue avant tout une science, elle est bien restée pour l'abbé Casgrain l'opus oratorium des anciens.
(1) Souvenances, III, 19 et suiv. (2) Le Tableau de la Rivière-Ouelle, Œuvres, I, 14. (3) Préface des Légendes, Oeuvres, I, 9. (4) La Jongleuse, Œuvres, I, 137 et suiv. (5) La Jongleuse, Œuvres, I, 94-96. (6) Idem, Œuvres, I, 96-97. (7) La Jongleuse, Œuvres, I, 141. (8) On se souvient avec quelle joyeuse sympathie l'abbé Casgrain salua la fondation de la Société du Parler français au Canada, et l'apparition de son Bulletin. Il y défendait avec âpreté les bonnes vieilles expressions des gens du peuple. (9) Souvenances, IV, dernière partie du chap. 32. (10) Préface des Légendes, Œuvres, I, 11. (11) Tableau de la Rivière-Ouelle, Oeuvres, I, 17. (12) Voir à ce sujet Souvenances, III, 24-28, 40-42. (13) Faite pendant les années 1888-1895. (14) Francis Parkman, dans Oeuvres, II, 301. (15) Souvenances, I, 28. (16) F.-X. Garneau, dans Œuvres, II, 135. (17) On lira avec intérêt, sur ce sujet, la brochure publiée par M. René de Kérallain sur la Jeunesse de Bougainville, Paris, 1896. L'auteur y répond, avec beaucoup de science et aussi beaucoup de passion, aux affirmations de l'abbé Casgrain. (18) Souvenances, III, 39-40 ; IV, 26-43. (19) Souvenances, III, 26. (20) Francis Parkman, dans Œuvres, II, 303.
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Source: Camille ROY, L’Abbé Henri-Raymond Casgrain. La formation de son esprit; l’historien; le poète et le critique littéraire, Montréal, Librairie Beauchemin, 1913, 141p., pp. 58-92. Ce texte fut d'abord publié dans Nouvelle France, Vol. III, No. 9 (septembre 1904): 408-423.
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Claude Bélanger, Marianopolis College |