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L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia
L’Abbé Henri Raymond Casgrain.La formation de son esprit; l’historien;le poète et le critique littérairePremier chapitre
[Ce texte a été publié en 1913 par Camille Roy. Pour la référence bibliographique précise, voir la fin du document.]
Bien des causes peuvent expliquer l'originalité d'un auteur, son état d'âme habituel, ou, comme l'on dit aujourd'hui, sa mentalité. Les influences de milieu, d'éducation, de lectures et d'études pèsent de tout leur poids, qui n'est pas léger, sur nos esprits, les font si divers, parfois si opposés ou si contraires. Et pour revenir tout de suite à l'écrivain que nous avons perdu, nous croyons qu'il ne fut pas indifférent à l'esprit, à l'imagination de l'auteur des Légendes et du Pèlerinage au pays d'Evangéline, que l'abbé Casgrain soit né à la Rivière-Ouelle, en pleine et large campagne, qu'il y ait vu le jour en 1831, à l'époque où nos paroisses rurales, isolées dans leur calme solitude, non entamées encore par ces moeurs étranges, nouvelles, cosmopolites que les chemins de fer, les journaux et l'américanisme envahisseur devaient plus tard y introduire, avaient gardé intactes leurs habitudes, leur physionomie, et comme leur virginité primitive ; qu'il ait été élevé dans ce vieux manoir d'Airvault, lequel avait encore au milieu du siècle dernier ses apparences de grand et bon seigneur, et où l'on menait une vie heureuse, paisible et enjouée, simple et aristocratique, faite tout entière de traditions pieusement conservées, de dignité et de vertus soigneusement acquises.
C'est la vie de famille dans la plus belle et la plus saine acception du mot que l'on vivait au bord de la Rivière-Ouelle. Et il y avait au manoir, pour présider à cette fête, un père et une mère tels que Dieu s'est plu souvent à en donner aux foyers de nos demeures seigneuriales. L'abbé Casgrain a tracé lui-même, dans ses Mémoires, qu'il décore du titre de Souvenances canadiennes, le portrait de ceux qui firent sa première éducation ; et pour que l'on ne pût soupçonner sa piété filiale de complaisantes exagérations, il a raconté avec toute la tendresse et toute la sincérité du souvenir les soins diligents, les conseils utiles, les exemples bienfaisants dont fut entourée et comme enveloppée son enfance. C'est l'éducation chrétienne la plus attentive, la plus complète et la plus solide, qui façonna, dès ses premières années, l'esprit du jeune enfant, et nul doute qu'elle y ait imprimé dès lors ces habitudes de piété, de travail, d'ordre, de régularité que l'enfant devenu homme ne devait jamais abandonner ; nul doute surtout que le jeune Casgrain ait trouvé dans cette atmosphère de vie patriarcale et religieuse les premiers germes de sa vocation sacerdotale.
Aussi bien, la foi, appuyée et soutenue par les surnaturelles espérances, était-elle dans cette maison le principe et la règle de toutes les actions ; elle y était la raison première de toutes les joies. Les pieuses fêtes de l'Eglise étaient, au manoir, les meilleures fêtes de la famille. Noël, la Toussaint, le jour des morts, la Fête-Dieu : que de bonheur, ou que de consolantes pensées ces jours-là apportaient au foyer ! et comme l'on s'empressait à l'église paroissiale, dans ce temple modeste auquel la liturgie prêtait alors ses grâces, qu'elle ornait de ses fleurs, et qu'elle remplissait des parfums de l'encens. Le retour de la Fête-Dieu intéressait surtout la piété du jeune enfant, parce que souvent la procession solennelle du Saint-Sacrement déroulait jusqu'au portique du manoir la file toujours longue des clercs et des fidèles.
« C'était un honneur et une bénédiction hautement appréciés par la famille, a-t-il écrit plus tard. Avec quel empressement et quelle pieuse joie nous dressions le reposoir sous le portique, en l'ornant de guirlandes de lilas, de branches fleuries de merisier ou d'autres arbustes à floraison hâtive, que nous allions cueillir dans les bois voisins (1) ».
L'enfant avait-il alors les impressions que le vieillard a si nettement analysées et consignées dans ses Mémoires ? Comprenait-il déjà l'harmonie secrète que de si radieuses journées laissaient apercevoir entre le rite liturgique et la nature en fête ? « Ces matinées printanières, encore embaumées des fraîcheurs de la nuit et des senteurs des bourgeons entr'ouverts » lui paraissaient-elles vraiment comme « la jeunesse de l'été qui sourit à Dieu ? Nous ne pouvons l'assurer. Il est si facile au vieillard qui raconte de prendre pour des souvenirs ce qu'il voudrait avoir éprouvé, et tous ces beaux sentiments que lui suggère sa sensibilité plus réfléchie. Mais ce que nous savons, c'est que de bonne heure le jeune Casgrain offrit toute grande son imagination et sa conscience aux impressions et aux voix du monde extérieur, à l’action pénétrante de la grande nature.
Au reste, il n'avait qu'à ouvrir les yeux pour les remplir de pittoresques et puissantes visions, et pour y fixer à jamais l'image de la beauté. Sous ses regards, autour du manoir, la plaine, la plaine assez grande pour ouvrir largement l'horizon, pas assez étendue pour donner l'impression de la monotonie ; tantôt quadrillée de champs enclos où poussent abondamment les foins verts et les blés, tantôt s'étalant inculte et sauvage comme une lande bretonne ; se développant à l'ouest jusqu'à cette anse profonde de Sainte-Anne où le fleuve vient endormir ses flots, fuyant vers l'est jusqu'aux rivages et aux rochers de Kamouraska ; au nord gracieusement ourlée par les coteaux de Saint-Denis, et vigoureusement relevée au sud par les hautes collines de Saint-Pacôme et du Mont-Carmel. A travers cette plaine où la brise promène librement l'âcre parfum du terroir, la rivière Quelle, tour à tour lente ou rapide, charrie ses eaux, et décrit en de longs replis la courbe capricieuse de ses sinuosités. Partout, le long des routes qui circulent à travers champs, ou groupées autour des églises qui dressent dans la plaine ou sur les hauteurs leurs flèches d'argent, les maisons blanches et proprettes du cultivateur ou de l'ouvrier font miroiter au grand soleil leurs fenêtres à volets verts.
Dans les beaux soirs d'été, cette longue plaine enchante et séduit par toutes les grâces dont elle se couvre et se pare, l'âme de ses habitants. La lumière y descend chargée d'une très fine buée, et se pose doucement comme une gaze légère, violette ou bleuâtre, sur le vert des prairies et sur l'or des moissons, ou bien s'accroche et se déchire en rampant sur les coudriers et les aulnes de la savane. Puis elle va se répandre en un dernier et clair rayonnement sur le flanc des montagnes boisées de sapins et d'érables qu'elle teinte de mille et fugitives nuances ; elle s'étale là-bas sur les vagues grises que, bien loin, à chaque extrémité de la vaste étendue, elle fait briller sur la plage ; elle dégage en relief, recueillis au fond des vallées montantes que séparent des collines, ou gracieusement campés sur les terrasses des coteaux, les villages paisibles qui se reposent dans le calme des longs crépuscules, et s'endorment en caressant d'un dernier regard la plaine nourricière.
C'est au milieu de ce pays où la nature a tempéré la monotonie des champs par la saillie imprévue des montagnes, où l'oeil peut s'offrir à la fois tous les spectacles, et ceux de la terre et ceux de la mer, que s'est écoulée l'enfance et la jeunesse de l'abbé Casgrain. La maison paternelle s'élevait à deux pas de la large et profonde rivière ; elle était entourée de jolis parterres où l'enfant trottine « en jaquette rouge et en petit tablier de toile blanche (2) » ; de grands arbres, des ormes, des érables, des cormiers balancent au-dessus du toit le panache de leur ramure, et répandent autour du manoir l'ombre bienfaisante. On s'amuse en famille sur les gazons du jardin ou sur le sable de l'avenue ; on fait la pêche dans la rivière, ou bien l'on va, montés tous ensemble dans la vieille et grande barouche, se récréer à la pointe de la Rivière-Ouelle, sur le rivage du fleuve, près de cette nappe d'eau incommensurable, sur laquelle tombe à quatre lieues de distance, comme une draperie d'azur, le rideau des Laurentides (3).
Comment l'abbé Casgrain qui a grandi en présence de ces spectacles, et qui eut dès ses plus jeunes années le regard et l'imagination remplis de cette poésie, n'aurait-il pas aimé la nature ? Lui qui était doué d'une faculté si grande de sentir et de s'émouvoir, comment n'aurait-il pas appris de bonne heure à méditer sous le ciel, à l'heure où le soleil disparaissant derrière les montagnes qui bornent l'horizon, laisse flotter sur toutes choses le magique et subtil réseau de sa mourante lumière ? Aussi l'adolescent se prit-il tôt à rêver, s'ingéniant à développer en son âme la douce joie de vivre. Souvent, dans la grand'chambre où les enfants avaient leur lit, le jeune Raymond, qui couchait près de la fenêtre, s'amusait à regarder les étoiles en attendant le sommeil il aurait voulu, comme une fée, s'élancer sur leurs rayons ; il interrogeait avec son imagination plus encore qu'avec son esprit ces astres qui faisaient à ses yeux une fête si splendide, et sa piété enfantine, s'exaltant sous le scintillement des nuits brillantes, faisait vite monter à ses lèvres le Stellæ coeli, benedicite Domino.
« Je commençais, a-t-il écrit lui-même, à comprendre le langage de la nature ; je communiais avec elle, et elle avec moi ». Il se hâte d'ajouter : « Heureux celui qui dès l'enfance a appris à lire dans l'alphabet divin de la création ; il n'a jamais été seul. Il a acquis la science qui prépare à toutes les autres, et il a doublé le bonheur de son existence (4) ».
Plus tard l'abbé Casgrain faisant un retour sur les premières années de sa vie, et essayant de démêler dans l'écheveau des vieux souvenirs les origines de sa vocation littéraire et de ses habitudes de descriptif intempérant, a retrouvé et reconnu en sa mémoire la trace non effacée de ces rêveries nocturnes où l'adolescent peuplait la grand'chambre de ses visions ardentes, de ses innombrables fantaisies, ou bien encore de ses tristesses mélancoliques quand la tempête d'hiver secouait les fenêtres et le toit du manoir.
« Si j'ai dans le coeur le sentiment de la solitude, de l'inconnu ; si j'ai saisi quelques secrets de la nature canadienne, si j'ai mis de la vérité et du coloris dans les descriptions que j'en ai faites, en un mot, si j'ai eu quelque vocation littéraire, toute petite qu'elle puisse être, je le dois à ces méditations nocturnes. Je le dois aussi à d'autres nuits que j'ai passées au fond de nos forêts vierges à écouter les bruits mystérieux qui s'éveillent quand la nature s'endort (5) ».
Cette page des Souvenances, cette confidence un peu solennelle du vieillard, nous donne, semble-t-il, avec le secret de sa prédestination d'écrivain et de sa manière, une explication suffisante de tout ce qu'il y eut parfois de purement imaginé, de convenu et de factice dans plus d'une de ces descriptions dont il aimait tant semer, émailler ses livres, et encore la preuve que la réalité nettement aperçue, et modérément idéalisée, prépare mieux que les rêves nocturnes à l'art si difficile de décrire avec sincérité.
Avec cette réalité, d'ailleurs, je veux dire avec la nature belle, et grande, et suggestive, le jeune Casgrain devait longtemps rester en contact, puisque c'est au Collège de Sainte-Anne qu'il fit ses études classiques, et qu'il serait difficile de trouver pour l'amusement et le plaisir de l'imagination un site qui soit plus pittoresque, des bocages plus gracieux, une montagne couverte de bois plus mystérieux ou percée de grottes plus sauvages, et partout à l'entour des paysages plus variés, des promenades plus champêtres, des prairies plus vertes, des horizons plus étendus. Il a comparé plus tard son cher collège assis au bord de la montagne, étendant entre des massifs d'arbres ses larges ailes « à un aigle géant qui ouvre sa puissante envergure pour prendre sou vol, ou qui vient de s'y poser (6) ». C'est sous le regard de cet aigle, et comme à l'abri de ses larges ailes, ou, pour parler sans métaphore, c'est à travers ces cours pleines d'ombre et de lumière, dans ces bois où l'écolier pouvait sans doute aller muser, dans cette campagne où l'on flânait les jours de congé, que le jeune Casgrain continua d'aimer la nature, et essaya de se préciser à lui-même la beauté que partout et sous des formes si diverses elle laisse apercevoir. Et c'est pourquoi, assurément, l'écrivain a su plus tard mêler à un peu de fantaisie descriptive des couleurs si vraies, empruntées avec tant de sûreté aux tableaux que l'artiste divin plaçait sous son regard.
Cette éducation de l'oeil que procure la vision sans cesse renouvelée des spectacles de la nature, et qui contribue si largement à l'éducation de l'esprit, le jeune Casgrain devait la compléter — si l'on peut dire qu'elle puisse jamais être complète — vers la fin de ses études classiques, par un long voyage qu'il fit dans la région inexplorée du Saguenay, pendant les vacances de 1850. Il accompagnait M. Pilote, l'un des directeurs du Collège, chargé de visiter les fermes que les colons commençaient alors à se tailler au mi-lieu des grands bois. Ce voyage dans le pays encore inhabité du Saguenay et du Lac-Saint-Jean « donna pour la première fois au jeune étudiant, il nous en avertit lui-même, la sensation de la solitude des forêts ».
« La vie que nous faisions au camp avait pour moi d'autant plus de charme et de saveur que mon imagination était hantée par les rêveries de Bernardin de Saint-Pierre sur l'homme de la nature et la félicité de la vie sauvage, que j'avais tout frais dans la mémoire, le Voyage en Amérique de Chateaubriand avec ses éblouissantes descriptions de forêts vierges (7) ».
Et ceci nous laisse deviner, ou plutôt nous indique assez clairement quelle éducation livresque s'était déjà superposé à l'autre, quelles lectures avaient ébranlé davantage toutes les puissances sensibles du jeune homme, quelles études avaient pris leur large part dans la formation intellectuelle de ce touriste.
De très bonne heure l'enfant avait commencé à dévorer les livres. A une époque où les bibliothèques étaient dans ce pays choses si rares, et partant si précieuses, M. Casgrain, le père de l'abbé, en possédait une où l'on comptait plus de trois cents volumes. Non pas certes qu'elle fût précisément au point du mouvement littéraire contemporain ; l'enfant n'y trouvait guère que des livres du dix-septième et du dix-huitième siècles. Mais, pourtant, avec quelle curiosité naïve il lisait les contes de Perrault, et comme il aimait indistinctement les fables de La Fontaine et celles de Florian ! Avec quelle espièglerie il allait se cacher au fond du jardin pour lire les romans de Madame Cottin, celui de Mathilde surtout, si intéressant « avec son héros Maleck Adel, et l'évêque Guillaume de Tyr, et Saladin, et tout le tremblement des croisades (8) ».
Mais il faut le reconnaître, ces lectures n'ont guère eu d'autre effet que de satisfaire un moment l'avidité extrême de ce jeune esprit. Doué comme il était d'une imagination si active, et d'une sensibilité si rêveuse, l'étudiant ne pouvait rencontrer son idéal et se retrouver lui-même que dans les livres de Bernardin de Saint-Pierre, de Chateaubriand et dans les recueils de Lamartine. Il les lut au collège, ceux de Chateaubriand et de Lamartine surtout ; il les relut, il en apprit par coeur les passages qui le ravissaient le plus ; il y revint ensui-te, il les reprit: plus tard, il y retourna toujours, et quelques semailles avant sa mort il nous disait à peu près ceci que nous avons retrouvé dans ses Mémoires :
« J'ai un culte pour certains auteurs qui ont semé sur ma vie des jouissances innommées. Chateaubriand et Lamartine ont été dans ma jeunesse et sont restés mes dieux littéraires... Ce sont ces deux auteurs qui ont exercé sur moi la plus grande influence (9) ».
Le romantisme qui, au moment où nous voyons le jeune Casgrain courbé sur le Voyage en Amérique, le Génie du Christianisme ou sur les Méditations, allait bientôt en France céder la place à une école nouvelle, éveillait alors, à Québec, les plus juvéniles enthousiasmes. Crémazie ne jurait en ce temps-là que par Lamartine et Musset, cependant que la phrase sonore, chatoyante, nombreuse et solennelle de Chateaubriand berçait dans ses molles cadences l'imagination de ceux qui ne savaient faire que de la prose. Ces auteurs étaient les plus lus et les plus goûtés, à une époque où les livres de France ne nous arrivaient encore que très difficilement. On n'avait alors que peu de chefs-d'oeuvre sous la main, et c'est pourquoi on les relisait si consciencieusement, on en savourait tout le charme, et c'est pourquoi aussi on demeurait plus longtemps et plus exclusivement fidèle à ses amitiés intellectuelles.
Que si, d'ailleurs, Casgrain se fixa dès lors et pour toujours dans son admiration, dans sa religion littéraire, c'est sans doute, d'abord, que l'école romantique fournissait à toutes ses facultés de comprendre et de s'émouvoir l'aliment le plus convenable qu'elles pouvaient souhaiter, et comme la flamme d'inspiration qui pouvait le mieux les échauffer ; c'est aussi qu'il trouva sur sa route, au moment où il faisait ses belles-lettres, un maître qui était capable d'éprouver lui-même tout ce qu'il y avait de souverainement beau dans une page de Chateaubriand ou dans une strophe de Lamartine, capable surtout d'exprimer du texte, et d'en faire jaillir tout ce qu'il enferme d'idées grandes et de notes harmonieuses. L'abbé Bouchy fut ce maître rare. Venu de France pour se livrer au ministère de l'enseignement, éloigné du. Séminaire de Québec après une année de professorat, il exerça au Collège de Sainte-Anne, sur toute une génération d'écoliers, l'influence la plus heureuse. Esprit très cultivé, largement ouvert à toutes les manifestations de l'art, il sut inspirer à ses élèves le goût de l'étude, la curiosité intellectuelle, et le sentiment très vif de la beauté littéraire. L'abbé Casgrain, plus que tout autre, devait subir son ascendant, et recueillir avec soin ses conseils et ses leçons. Or, l'abbé Bouchy était romantique, ou, pour parler plus exactement, tenait en sa plus haute estime les littérateurs de l'école de Chateaubriand et de Lamartine. Il excellait à analyser et à expliquer à ses élèves les meilleures pages de ces écrivains, et, à l'heure où la révolution de 1848 faisait retentir la tribune française de si vigoureuses harangues, il lisait et commentait en classe, ou les jours de congé, dans la salle élémentaire, après l'ode à Napoléon, les discours des grands orateurs politiques. L'éloquence française se ressentait alors beaucoup des habitudes d'esprit que le romantisme avait créées ou développées ; elle était belle, sans doute, en ses larges mouvements, en ses gestes héroïques, mais elle était aussi emphatique et ronflante, et ceci même n'était pas pour déplaire aux jeunes gens qui se serraient autour de l'abbé Bouchy.
Casgrain a gardé de ces longues heures vécues dans le commerce d'un maître si éminent, et consacrées à l'étude, à l'admiration des plus puissants écrivains de la France romantique, un souvenir impérissable. Il crut avoir surpris dans ces lectures méditées et approfondies, tout l'art de penser et de s'exprimer. Il en sortit plus que jamais amoureux de la nature, des belles formes, et des lyriques sentiments, bien décidé d'imiter ce que de si grands génies avaient pratiqué, et d'écrire... comme ils avaient écrit.
Est-il, après cela, étonnant que le touriste du Saguenay ait prêté aux brises et aux murmures caressants de la forêt vierge une oreille si complaisante ? qu'il se soit imaginé, un peu bien pédantesquement, qu'il recommençait en petit, et à son profit, le pèlerinage du chantre d'Atala, et qu'il ait, au pied de la cascade de la Belle-Rivière, « assis sur un quartier de roche où la mousse grise et verte se pressait en coussins moelleux (10) », entrepris de refaire le roman de la jeune indienne ? L'étudiant était, en effet, à ce point exalté et comme fasciné par la lecture assidue de l'auteur préféré, qu'il eut la fantaisie, pendant ce voyage de 1850, de tracer le plan, et d'écrire, sous le grand ciel bleu, près du petit lac creusé par la cascade, là où venait s'ébattre une couvée de sarcelles, les premières pages de son premier poème.
Rien ne nous peut donner une idée plus exacte de l'état d'esprit du jeune Casgrain, au sortir de ses études classiques, que le seul canevas de cette idylle en prose qui ne fut jamais publiée, et dont l'auteur assure dans ses Mémoires « qu' il a du style, mais trop peu d'action pour un intérêt soutenu ».
« Kéloutseh est une jeune sauvagesse de la famille d'Atala, ardente et rêveuse comme elle, comme elle éprise, non pas d'un être humain, mais d'un sylphe, d'un fantôme aérien qu'elle voit la nuit dans ses songes, qu'elle croit voir le jour dans les objets les plus séduisants de la nature- C'est lui qui se cache derrière la draperie des nuages dorés par le. soleil couchant, ou argentés par les rayons de la lune. Les franges d'or et de satin blanc de leurs bordures sont les boucles de sa chevelure ondulant au souffle des vents. Il court invisible sous les feuilles vertes des aulnes et des coudriers qui se penchent au bord des eaux, qui fleurissent au pied des hautes futaies d'érables et de pins. Quand soufflent les brises tièdes des beaux jours, leur soupir mystérieux est sa voix confuse qui chante pour sa fiancée, la jeune Kéloutseh. La feuillée d'automne colorée de mille teintes par les gelées précoces, est la couronne qu'il se tresse et qu'il fait briller là-bas sur les montagnes. Elle le poursuit à travers les savanes, les bruyères, au bord des lacs solitaires, sur les rochers des grèves.
A l'heure du crépuscule, quand la vesprée, cette vestale du temple infini, allume les cierges dans l'azur du firmament, Kéloutseh est assise au-dessus des chutes de la Belle-Rivière sur le châle soyeux de mousse qui recouvre un rocher. A travers le grondement des flots, elle entend la voix du fantôme qui la hante. « Viens, soupire là-bas cette voix, de l'autre côté du torrent ; devant nous est le bonheur ».
« Kéloutseh, éperdue, s'élance ; elle se jette à la nage, mais l'onde rapide l'entraîne. Elle va tomber dans la cataracte. Un instant elle s'accroche à une pointe de rocher qui la domine. Un nuage d'écume blanchâtre l'enveloppe. Enfin, épuisée, elle laisse échapper la roche où elle s'est arrêtée, et elle disparaît dans l'abîme (11).
Ce thème, que l'abbé Casgrain a consigné dans ses Mémoires, qui ressemble étrangement à un canevas de narration de seconde, mais où l'écolier essaie naïvement de se hausser à l'épaule du maître, indique dans une mesure suffisante ce qu'il avait retenu de ses lectures de Chateaubriand et de Lamartine, quelles grandes ambitions et quelles rêveries il en avait rapportées, et quels pourraient être à brève échéance, au moins quant à leur couleur et au style qu'il y saurait employer, les premiers essais littéraires de l'écrivain.
Cependant, nous n'aurions faitvoir encore qu'un côté de cet esprit inquiet et entreprenant, nous n'aurions surtout montré qu'une moitié des influences « livresques » qui se sont exercées sur lui, si nous n'ajoutions pas qu'à cette même époque où le collégien romantique, épris des formes nouvelles de la pensée, élevait en son âme d'adolescent un autel à ses « dieux », d'autres livres, d'autres lectures achevaient d'orienter son esprit, ouvraient large devant lui le champ d'expérience où s'exercerait son activité.
Aussi bien, l'apparition de l'Histoire du Canada de Garneau ne venait-elle pas de jeter tous les esprits dans le plus grand émoi ? N'avait-elle pas du coup et pour jamais fait sortir de leur indifférence pour l'histoire nationale les Canadiens français ? Si longtemps on les avait traités de peuple impuissant et de peuple conquis ; depuis si longtemps surtout on luttait sans succès pour la conquête des libertés politiques, que le courage de plusieurs, et des meilleurs, en était ébranlé, abattu, et que l'on n'osait pas étudier, pour les étaler au grand jour, sous le regard du vainqueur intolérant, les vicissitudes de notre vie historique. Personne encore ne s'était risqué à raconter l'épopée canadienne, du moins à en décrire les derniers et les plus beaux chants. Aussi un long cri de surprise, puis d'enthousiasme avait-il salué l'oeuvre de Garneau, qui constituait pour les lecteurs de ce temps une véritable révélation. Jamais la patrie n'avait paru si grande, si héroïque, si belle avec tant de blessures qui saignaient encore ! L'année 1845, où fut publié le premier volume de l'Histoire, fut donc pour notre nationalisme découragé l'occasion de se reprendre fièrement à des espérances qui surgissaient plus fortes du fond mieux connu de notre passé. Au récit de tant de combats vaillamment soutenus, de tant de douleurs ignorées, on se sentait capable de plus d'endurance et de luttes nouvelles. L'avenir se reconstruisait dans nos rêves sous les formes les plus propres à séduire toutes les volontés, et la jeunesse surtout croyait voir se lever, avec l'espérance, l'aurore des temps nouveaux.
On se prenait à regretter de n'avoir pas plus tôt mis en lumière Tout ce monde de gloire où vivaient nos aïeux, et c'est sans doute sous le coup de ces remords tardifs qu'éveillait en sa conscience la lecture de l'Histoire, que de Gaspé, qui fut toujours le plus sensible et le plus jeune de son temps, s'écriait avec une indiscrétion parfaite :
« Honte à nous qui, au lieu de fouiller les anciennes chroniques si glorieuses pour notre race, nous contentions de baisser la tête sous le reproche humiliant de peuple conquis qu'on nous jetait à la face à tout propos ! Honte à nous qui étions presque humiliés d'être canadiens, et pour qui l'histoire de notre pays était lettre close (12) » !
Les étudiants ne furent pas, assurément, les moins fervents admirateurs du passé reconquis et de l'oeuvre de Garneau. Au Collège de Sainte-Anne, où les élèves n'aimaient guère la prose de Charlevoix, et boudaient le préfet des études quand il leur en imposait la lecture, on se disputa, à mesure qu'ils étaient publiés, les volumes de celui qu'on appelait déjà l'historien national. L'abbé Casgrain a rappelé plus tard cette fièvre patriotique qui s'empara de la gent écolière quand on la mit en contact avec l'éloquence entraînante, souvent passionnée, qui circule à travers les pages de l'Histoire du Canada (13). Lui-même, il ne pouvait, certes, manquer de prendre une large part de cette admiration, de ces enthousiasmes nouveaux. Il lut toute l'oeuvre de Garneau, et il comprit bien vite quel parti l'on pouvait tirer, pour la littérature canadienne, d'une histoire si féconde en drames héroïques. C'était un filon merveilleux que venait de frapper et d'ouvrir l'historien national, et qu'il rêvait déjà d'exploiter à son tour.
Au surplus, un simple incident de la vie de collège, la lecture en communauté de l'histoire des martyrs du Canada, par Bressani, traduite de l'italien et publiée depuis peu par le Père Martin, acheva de préciser aux yeux de l'étudiant sa vocation littéraire.
Avec une hardiesse qu'excuse à peine sa sincérité, il compare l'effet que produisit sur lui cette lecture aux impressions qu'Augustin Thierry rapporta de la lecture des Martyrs de Chateaubriand.
« J'ose dire qu'un enthousiasme semblable s'empara de moi, et ne fut pas moins décisif sur ma destinée à venir que le jour où j'entendis lire en communauté l'histoire des martyrs du Canada, de Bressani... Les sublimes figures de Jogues, de Bréboeuf, de Lalemant, m'apparurent dans une auréole de gloire qui fit pâlir celle des héros de l'antiquité, dont j'étais pourtant bien épris- Pour théâtre des sanglantes tragédies qui me faisaient frémir, les forêts vierges de l'Amérique chantées par Chateaubriand ; pour bourreaux des martyrs, ces mêmes sauvages dont il avait fait le portrait idéalisé dans Chiadas. Tout ce qu'il y avait d'écoliers intelligents au Collège partagea mon enthousiasme (14) ».
Cette page des Souvenances où se mêlent étrangement les noms de Chateaubriand, de Jogues, de Chactas, de Bréboeuf, où le romantique éperdu et le patriote se trahissent tour à tour, nous dit assez comment l'attention de Casgrain fut dès lors et pour toujours attirée vers l'histoire du Canada. Ces sympathies nouvelles devaient prendre bientôt d'autant plus de consistance que plusieurs des nôtres s'inquiétaient à cette heure de développer et d'étendre la littérature canadienne. Pendant l'hiver de 1852, M. l'abbé Charles Trudelle, le vénérable doyen de notre clergé de Québec, publiait dans les colonnes de l'Abeille ses études sur les Bois-francs. Il se dégageait de ces pages nouvelles un charme si pénétrant, une saveur si originale que le jeune Casgrain, qui était en dernière année de philosophie et qui lisait assidûment l'Abeille, sentit « augmenter en lui la passion dont il était pris pour notre histoire ». Les Bois-francs eurent d'ailleurs un vif succès d'estime auprès de tous les étudiants.
« Aujourd'hui, écrit vers 1900 l'abbé Casgrain, qu'il se fait tant de publications de toutes sortes en notre pays, on réalise difficilement l'état d'esprit où nous vivions, la curiosité qu'excitait un écrit canadien tant soit peu remarquable qui paraissait soit dans les journaux ou revues, soit sous forme de livre. Ces fleurs hâtives de notre littérature font penser aux perce-neige qui annoncent le printemps. Ceux qui comme moi les ont vu naître, qui les ont admirées et en ont respiré les parfums, leur gardent une place qui ne leur sera pas ôtée (15) ».
Des influences littéraires canadiennes et toutes patriotiques s'ajoutaient donc aux influences classiques, se faisaient de plus en plus nombreuses et de plus en plus fortes autour de Casgrain, au moment même où il allait quitter le collège, et choisir sa vie. Elles devaient se multiplier encore bientôt, et atteindre le lévite jusque dans cette cellule où, à partir de 1853, on le voit se préparer au sacerdoce. Crémazie, en effet, publiait en 1854 ses premières poésies et le chant du barde alla remuer jusqu'en sa solitude l'âme du séminariste.
Sur les grandioses réalités qu'avait dévoilées Garneau, les brillantes strophes du poète jetaient par intervalle leur manteau de gloire ; et les jeunes applaudissaient, et tous ceux qui se sentaient des ailes ou du talent rêvaient de mêler bientôt leurs envolées à celles du chantre canadien (16) ».
L'abbé Casgrain devait plus tard se lier d'une solide et fidèle amitié avec Crémazie, et nul doute qu'il n'ait souvent rapporté de ce commerce utile un plus vif désir de travailler, et d'accroître, s'il lui était possible, le patrimoine de notre littérature nationale.
Chose curieuse, c'est presque au lendemain de sa sortie du collège, et c'est au moment précis où commençaient à se manifester avec le plus d'indiscrétion les ambitions littéraires du jeune Casgrain, que l'on songea à faire de cet amoureux des forêts vierges, de ce lecteur insatiable de Chateaubriand, de ce dévôt [sic] de Lamartine un professeur de chimie ! En vérité, donner à cet esprit, pour horizon, les murs d'un laboratoire, c'était étrangement méconnaître, avec son goût pour les lettres, ses tendances quelque peu excentriques, et ses aptitudes à s'égarer vers le nuage. Etait-ce plutôt pour le guérir de ces intempérances coupables, ou bien avait-on pris au sérieux le séjour de quelques mois que dans l'automne de 1852 l'étudiant avait fait, sans qu'il sût jamais trop pourquoi, dans la pharmacie de son oncle Beaubien, à Montréal ? Quoi qu'il en soit, M. Casault, qui enseignait la chimie au Séminaire de Québec, s'adjoignit l'abbé Casgrain, lorsque celui-ci, après une retraite faite chez les jésuites, passa sans transition, dans l'hiver de 1853, de la médecine à la théologie. M. Casault, qui fondait alors l'Université, et ne rêvait pour elle que des professeurs qui eussent été formés en Europe, eut quelque velléité d'y envoyer l'abbé Casgrain étudier la chimie. Ce projet d'ailleurs n'eut pas de suite, et la chimie ne retint que quelques mois en ses positives et inflexibles formules le séminariste que hantait un autre idéal. Professeur de lettres au Collège de Sainte-Anne dès l'année 1854, il y continuait, après son ordination sacerdotale qui eut lieu le 5 octobre 1856, ses travaux d'enseignement, lorsque la maladie vint l'obliger à descendre de sa chaire, à prendre du repos d'abord, à voyager ensuite pour compléter le rétablissement de sa santé.
C'est vers l'Italie que se dirigeait, le 24 février 1858, l'abbé Casgrain ; c'est à ce pays du soleil, des paysages lumineux et des brises tièdes qu'il allait demander la vie. L'Italie la lui rendit plus abondante, et par surcroît elle lui procura les plus délicates jouissances de l'imagination et de l'esprit. Sous ce ciel où l'art, aussi bien que la nature, a multiplié les chefs-d'oeuvre, l'abbé Casgrain sentit toutes ses facultés s'enrichir de formes nouvelles et merveilleuses, son expérience s'élargir, son goût se rectifier et s'affiner. Sur la terre de France qu'il traversa lentement, à petites journées, il lui sembla prendre un plus large contact avec l'âme ancestrale, avec tout ce qu'elle enferme de généreux, d'impérissable, et il y fortifia sa foi et ses espérances patriotiques.
Ce pèlerinage aux sources premières de notre vie nationale et au pays des grands spectacles de la vie artistique et religieuse, termina la formation intellectuelle de l'abbé Casgrain, celle du moins qu'il pouvait ici recevoir à cette époque de sa vie. Désormais il va se livrer, en même temps qu'aux travaux du ministère sacerdotal, aux méditations et aux recherches qui prépareront ses premières oeuvres littéraires. L'éducation familiale, les paysages aimés où s'est épanouie l'enfance, puis la jeunesse, les lectures du collège, les leçons des maîtres, l'exemple séduisant de nos écrivains patriotes, et enfin les fortes émotions et les enseignements des voyages : toutes ces influences diverses se sont mêlées et comme fondues ensemble pour former l'historien, le poète, le critique littéraire que fut tour à tour l'abbé Casgrain.
(1) Souvenances canadiennes, I, 153. (2) Souvenances canadiennes, I, 34. (3) Souvenances canadiennes, II, 4 (4) Souvenances canadiennes, I, ch. 2 passim. (5) Souvenances canadiennes, I, 55. (6) Notre passé littéraire, cf. Œuvres complètes, I, 401. (7) Souvenances canadiennes, II, 125. (8) Souvenances canadiennes, I, 37. (9) Souvenances canadiennes, I, 126. (10) Souvenances canadiennes, II, 125. (11) Souvenances canadiennes, II, 117-118. (12) Souvenances canadiennes, II, 81. Et aussi les Anciens Canadiens, de Gaspé, p. 201, 1re édition. (13) Le mouvement littéraire au Canada, cf. Œuvres, I, 356, et Souvenances, II, 83. (14) Souvenances canadiennes, II, 82-83. (15) Souvenances, II, 84 (16) Le mouvement littéraire au Canada, cf. OEuvres complètes, I, 356-359, passim.
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Source: Camille ROY, L’Abbé Raymond Casgrain. La formation de son esprit; l’historien; le poète et le critique littéraire, Montréal, Beauchemin, 1913, 141p., pp. 17-58. Ce texte fut d'abord publié dans Nouvelle France, Vol. III, No 6 (juin 1904): 257-276. |
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Claude Bélanger, Marianopolis College |