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L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia
L’Abbé Henri Raymond CasgrainLa formation de son esprit; l’historien;le poète et le critique littéraire
Troisième chapitre
[Ce texte a été publié en 1913 par Camille Roy. Pour la référence bibliographique précise, voir la fin du document.]
L’abbé Casgrain aimait trop la poésie, où qu’elle se trouve et qu’on la rencontre, dans la nature ou dans les livres, pour qu’il ne fût pas un jour tenté d’écrire des vers. Il avait trop souvent jeté sur de la prose le manteau brillant et un peu bariolé de ses métaphores et de ses images, pour qu’il n’essayât par une fois d’en envelopper et décorer quelques hémistiches. L’auteur des Légendes fut donc poète à ses heures, à quelques heures seulement de sa vie, et qui laissèrent dans la mémoire de l’homme et du prêtre la trace de bien douloureux, mais chers souvenirs.
C’était pendant l’année 1869. Le mal d’yeux dont l’abbé souffrait depuis quelques années, mal qu’il avait contracté en travaillant à son Histoire de la Mère Marie de l’Incarnation, et beaucoup aggravé en préparant l’Histoire de l’Hôtel-Dieu, avait pris au retour d’un voyage qu’il fit en Europe, en 1867, des proportions alarmantes. L’historien fut obligé de renoncer pour quelque temps à ses études, à son ministère sacerdotal, et il quitta le presbytère de la Haute-Ville pour aller s’enfermer au manoir d’Airvault, à la Rivière-Ouelle. « La fatigue et l’irritabilité de sa vue avaient fini par produire une congestion de la rétine qui lui causa pendant plusieurs mois d’intolérables douleurs. Le moindre rayon de lumière était comme un dard qu’on lui eût enfoncé dans les yeux », et le pauvre malade en fut donc réduit à cette extrémité de passer ses journées dans le salon familial transformé en chambre obscure (1).
On s’imagine facilement combien cette réclusion devait peser à une nature aussi active que l’était celle de l’abbé Casgrain. Le pieux dévouement de sa mère, l’affection tendre d’une soeur que nous avons souvent retrouvée aussi assidue et aussi compatissante près du frère devenu vieux et aveugle, contribuaient sans doute à soulager sa souffrance et à lui faire paraître moins longues les heures d’isolement; des amis intimes, M. Letellier de Saint-Just, M. le docteur Têtu, venaient aussi causer avec le malade qui avait, malgré tout, conservé la confiance et la gaieté de sa jeunesse, et les journées lui semblaient alors mieux remplies et moins obscures. D’autre part, ce prêtre comprit bien vite quelle action bienfaisante peut exercer sur nos vies la bonne souffrance, et il accepta sans hésiter, il embrassa, avec une résignation courageuse qui ne se démentit jamais, la croix qu’il devait si longtemps et par une si longue route porter au calvaire.
Mais, pourtant, quel vide encore dans une vie nécessairement si inoccupée, et quelle place pour les songeries silencieuses ! L’abbé Casgrain s’ingénia à combler ce vide, et à donner aux longues méditations quelqu’utile [sic] aliment. Quand la prière avait assez longtemps absorbé et fortifié son esprit, il essayait encore d’oublier l’heure présente en faisant revivre les heures passées. Volontiers il se reportait alors vers les années lointaines où, jeune étudiant, il enflammait sa vive imagination aux spectacles de la nature ou au contact des auteurs préférés ; il se rappela surtout ces strophes aimées de Lamartine qui avaient bercé dans leur cadence ses juvéniles enthousiasmes ; il se mit à se réciter à lui-même ces vers qu’il avait si avidement appris ; il les fit doucement et souvent chanter à ses oreilles et dans sa mémoire. A cet exercice sans cesse recommencé, la sensibilité si ardente du rêveur s’exalta davantage ; tout son être frémit sous la touche caressante des souvenirs ; le prosateur se sentit pousser d’autres ailes ; il lui sembla qu’il devenait poète, ou du moins, qu’il le pouvait devenir ; il saisit au passage ce qu’il croyait être l’inspiration, le mens divinior, et un jour l’on s’aperçut, au manoir, que l’abbé malade faisait des vers !
Que chantait-il, ce poète d’occasion que la solitude avait mis en verve ? Il chantait la maison paternelle, et les grands ormes du jardin, et tout cet essaim des réminiscences qui s’éveillent en nos âmes et s’agitent, quand elles reprennent contact avec les choses dont fut entourée et protégée notre enfance.
Vieux manoir où vécut tant d’heureux jours mon père Séjour béni, Où je retrouve encore et ma soeur et ma mère, Couple chéri ; Redis-moi du passé la douce souvenance : L’éclat vermeil De l’aurore où brilla de ma première enfance Le beau soleil.
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Grands ormes du jardin, ombreuses avenues Que tant de fois, Durant cet âge d’or, mes pas ont parcourues ; Céleste voix Des zéphyrs, des oiseaux cachés parmi les roses Ou dans les lis, Me disiez-vous alors les merveilleuses choses Du Paradis ?
Assis à un bout du sofa, dans cette demi-obscurité du salon où il fut longtemps obligé de vivre, le pauvre malade levait souvent son regard vers le portrait de son père qui était attaché au mur ; il aimait à voir se dessiner dans l’ombre la figure « calme, mais austère » du cher disparu, et sa piété lui fit dicter à sa mémoire, à laquelle il confiait alors toutes ses compositions, quelques couplets qui sont, de toutes les poésies qu’il écrivit, celle qu’il se plaisait davantage à réciter :
Il est là dans son cadre, au vieux mur suspendu, Le front large et pensif, l’air calme, mais austère Le regard plein de feu, dans l’espace perdu ; Toujours je l’ai vu là, le portrait de mon père.
Quand l’ombre de la nuit descend sur le manoir, Que tout devient obscur au salon solitaire, Un rayon toujours brille et paraît se mouvoir : C’est l’oeil étincelant du portrait de mon père.
Mais le poète ne pouvait oublier qu’il avait été l’historien de nos légendes et des périlleuses aventures de nos premiers colons. Il voulut doue célébrer maintenant tant de choses et de héros obscurs ; il en fit le sujet et le thème de nouvelles strophes, et son vers se remplit alors, jusqu’à déborder, des essences de la vie canadienne. Secouant un moment la mélancolie des effusions lyriques, et le prenant sur un mode plus vit et plus léger, il entonna la chanson du Canotier, et celle du Coureur des bois. Crémazie avait déjà donné le ton de ces gais refrains dans une pièce intitulée Le chant des voyageurs :
A nous les bois et leurs mystères, Qui pour nous n’ont plus de secret ! A nous le fleuve aux ondes claires Où se reflète la forêt !
Casgrain, avec un peu moins de mouvement et d’entrain, met aux lèvres de ces rudes promeneurs des accents où passe tout entière leur vie errante et vagabonde, où s’exprime leur fidélité au léger canot d’écorce, au fleuve, aux grands bois.
Le canotier décrit ainsi sa frêle et très agile petite barque :
Ses flancs sont faits d’écorces fines Que je prends sur le bouleau blanc ;
instant arrêtés sur cette partie de l’oeuvre de l’abbé Casgrain, c’est moins à cause de son mérite artistique pour signaler une fois pour toutes quelques pages que l’on ignore assez généralement, et qu’il y aurait injustice à oublier tout à fait. Ce n’est pas, croyons-nous, ce ne sera jamais dans les vers de l’abbé Casgrain qu’il faudra surtout étudier sa poésie. C’est dans la prose que l’abbé a versé le plus de lyrisme, et le plus prodigué de couleurs et d’images indiscrètes. La poésie de l’abbé Casgrain ne pouvait, en effet, souffrir qu’on la réglât. Elle ressemblait à ces cascades et à ces torrents qui avaient tant réjoui le jeune touriste du Saguenay. Les exigences du vers déconcertaient donc cette force indomptée, et ce n’est que dans la phrase libre du prosateur que le flot sacré pouvait à son aise circuler, tout envahir, tout imprégner de son pénétrant parfum, et parfois aussi tout gâter.
L’abbé Casgrain ne fut pas, et d’ailleurs ne se piqua jamais d’être un grand poète; en revanche, il pensa bien et il voulut très consciemment devenir, pour nos écrivains canadiens, un aviseur judicieux; et, assurément, après son oeuvre d’historien, il n’en est pas dans sa carrière qui soit plus considérable que son oeuvre de critique littéraire.
Si d’ailleurs l’abbé Casgrain s’arrogea volontiers la tâche plutôt agréable, quoique souvent dangereuse, de juger les livres et les esprits, et de distribuer tour à tour nos auteurs canadiens l’éloge et le blâme, c’est pour deux ou trois raisons sans doute. Le succès considérable et inespéré qu’avaient obtenu auprès de ses compatriotes ses premières études de légende et d’histoire, le plaçait d’emblée au premier rang des écrivains de son temps. Il recevait donc de cette situation littéraire une autorité, et comme un prestige qui lui permettaient de se constituer juge et critique. D’autre part, l’abbé Casgrain a toujours aimé répandre autour de lui des idées et des conseils. Il eut la passion de l’enseignement, et, pour mieux dire, la passion de la direction intellectuelle. Un désir très vif et très noble, qui est celui de faire rayonner sa pensée et son influence, le pressait sans cesse de parler ou d’écrire. Il lui plaisait singulièrement d’exprimer sur toutes choses et sur autrui son propre sentiment, et de laisser déborder en d’autres âmes le trop-plein de la sienne. Or, précisément, la critique littéraire, quand elle est loyale et sincère, est un enseignement, et de toutes les formes de l’enseignement l’une des plus efficaces, et de celles qui peuvent le mieux séduire et engager l’esprit ; elle disperse aux quatre vents de la publicité des jugements et des doctrines que l’on croit bon et utile de semer en la conscience des autres. Enseigner par la plume devient clone facilement un besoin pour celui qui est né professeur, et l’abbé Casgrain, que la mauvaise santé avait fait descendre de sa chaire, voulut continuer au journal et dans la revue le ministère qu’il ne pouvait autrement remplir.
Au reste, l’abbé Casgrain commençait son métier d’écrivain à une époque où Québec était devenu le centre d’un mouvement littéraire fort considérable, et l’un des plus curieux de tous ceux qui constituent les principales étapes de l’histoire de la littérature canadienne. Il importait, pour mener à bien l’oeuvre entreprise, et pour que les auteurs tendissent toujours vers une perfection plus grande, que la critique vigilante signalât leurs qualités ou leurs défauts, encourageât tous les efforts, et détruisit toutes les dangereuses illusions.
L’abbé a lui-même et souvent raconté en quel état se trouvaient, vers l’année 1860, nos lettres canadiennes, et comment il fallait qu’en un tel milieu naquit une sage et courageuse critique. C’est jusqu’à 1840 qu’il fait remonter l’origine de l’activité littéraire qui aboutit à ce mouvement de 1860. L’Acte d’union des deux Canadas ne fut donc pas étranger à ce développement de nos forces intellectuelles, s’il est vrai que ce fut précisément pour s’affirmer avec une autorité plus grande en face des Anglais, oppresseurs et dédaigneux, que l’on voulut constituer au plus tôt, ou fortifier par tant d’efforts, une littérature nationale.
Cet Acte de haine fit se grouper ensemble, et en rangs serrés, tous ceux qui avaient alors des idées, et une parole ou une plume pour les traduire et les répandre. Ils organisèrent donc ce mouvement de pacifique réaction où se pouvait exprimer toute la vitalité de l’âme canadienne ; ils y travaillèrent avec l’entrain et toute l’allégresse des tâches patriotiques. Les publicistes, les poètes et, les historiens méditaient et écrivaient dans le silence des cabinets d’étude, pendant que les députés bataillaient à la tribune. Chaque jour ils sentaient s’affirmer en eux et autour d’eux des énergies nouvelles ; et le zèle et l’enthousiasme furent à leur comble quand notre très grand Lafontaine — le plus grand peut-être de nos hommes politiques, et qui aurait mérité bien mieux qu’un groupe d’Indiens d’être coulé en bronze et mis en pleine lumière sur la place de notre Chambre des députés, — eut achevé à notre profit la conquête si laborieuse du gouvernement responsable. C’est l’époque où Parent, Garneau, Ferland, Crémazie, Taché, Gérin-Lajoie, Holmes, unissent leurs forces et leurs talent pour produire quelques-unes des plus belles oeuvres que l’on ait ici écrites.
En 1860, la plupart de ces travailleurs étaient encore en pleine vie. Bientôt se joignirent à eux de nouveaux artisans de notre fortune littéraire, et l’on projeta d’élargir encore et de fortifier le mouvement d’études qui emportait tous cos esprits. On se concertait, et l’on se rencontrait alors par petits groupes de trois ou quatre, un peu au hasard des circonstances, tantôt à la bibliothèque du Parlement, autour du bureau de Gérin-Lajoie, tantôt rue Buade, au Courrier du Canada, tantôt au presbytère, à la chambre de M. Casgrain, et tantôt enfin, et le plus souvent, dans la librairie de ce pauvre Crémazie, rue de la Fabrique. C’est ici surtout, dans une sorte d’arrière-boutique mal éclairée par une petite fenêtre percée du côté de la cour, que l’on se réunissait volontiers autour du poète, parmi les bouquins de tous âges et de toutes formes qui encombraient négligemment le cénacle (2). On y discutait toutes questions, et l’on y devisait de l’avenir de notre littérature. De ces causeries, de ces échanges de vues et d’idées, de ces espoirs confondus et agrandis sortit un jour et bientôt le projet de lancer une revue qui mettrait en relation avec le grand public ces travailleurs, stimulerait de nouvelles ardeurs, et intéresserait à nos lettres et à notre histoire les lecteurs canadiens. Le docteur LaRue, Joseph-Charles Taché et l’abbé Casgrain tentèrent la réalisation de ce projet, et dès le mois de février 1861 les Soirées canadiennes étaient fondées. Le succès fut grand, et les recettes si considérables qu’une querelle survint entre l’éditeur et les directeurs (3). Taché prit pour Brousseau, l’éditeur, et se sépara de ses collègues, qui allèrent, coin des rues Desjardins et Sainte-Anne, faire imprimer, au mois de janvier 1863, une nouvelle revue, le Foyer canadien. Le mot de Charles Nodier qui servait d’épigraphe aux Soirées canadiennes : « Hâtons-nous de raconter les délicieuses histoires du peuple avant qu’il les ait oubliées », fit éclore, en ce temps-là, et fleurir tout un bouquet de légendes et de contes populaires qui donnèrent aux deux recueils ce parfum du terroir qu’aujourd’hui, en ces feuilles un peu vieillies, l’on se plaît encore à respirer. Bref ! l’enthousiasme que soulevaient tant d’efforts généreux ne pouvait guère monter plus haut, et cela devait bien durer trois ou quatre ans : après quoi l’on vit — res non miranda — disparaître l’un après l’autre les Soirées et le Foyer (4).
Mais le mouvement que ces deux périodiques avaient imprimé aux lettres canadiennes devait plus longtemps durer, et avec des chances variées de progrès et de succès il importait seulement d’en favoriser par tous les moyens, et d’en assurer l’heureux prolongement. La critique littéraire parut à plusieurs esprits l’un des stimulants les plus énergiques et les plus sûrs dont on pourrait sans cesse ranimer l’ardeur des écrivains. Et l’abbé Casgrain, qui ne fut jamais le moins enthousiaste de ses contemporains, et qui se sentait à ce moment-là, avec des sollicitudes et des joies profondes, devenir père de la littérature canadienne, entreprit de créer hardiment ce que Crémazie, qui l’en félicitait, appelait « la vraie critique ».
C’est au mois de janvier 1866, dans le Foyer canadien lui-même — qui, pressentant sans doute sa fin prochaine, était tout à coup devenu gros de quatre-vingt-seize pages, au lieu de trente-deux, — que l’abbé Casgrain inaugura la série de ses études critiques. Son article sur le Mouvement littéraire au Canada couvrait trente et une pages du recueil. Comme l’indique suffisamment le titre même de ce premier travail, l’auteur se contentait d’ouvrir sous le regard du lecteur quelques aperçus généraux, et d’esquisser à grands traits la situation de notre littérature canadienne. Après avoir dit quelles causes avaient ici déterminé la renaissance des lettres, et salué en Garneau et Crémazie les initiateurs et les modèles dont l’influence éveillait les jeunes ambitions, il traçait à la critique qui doit guider et secourir les talents, les règles dont il faut qu’elle ne s’écarte pas, et il définissait les caractères essentiels qui devraient distinguer entre toutes notre littérature nationale.
« Si, comme cela est incontestable, écrit-il, la littérature est le reflet des moeurs, du caractère, des aptitudes, du génie d’une nation, si elle garde aussi l’empreinte des lieux, des divers aspects de la nature, des sites, des perspectives, des horizons, la nôtre sera grave, méditative, spiritualiste, religieuse, évangélisatrice comme nos missionnaires, généreuse comme nos martyrs, énergique et persévérante comme nos pionniers d’autrefois ; et en même temps elle sera largement découpée, comme nos vastes fleuves, nos larges horizons, notre grandiose nature, mystérieuse comme les échos de nos immenses et impénétrables forêts, comme les éclairs de nos aurores boréales, mélancolique comme nos pâles soirs d’automne enveloppés d’ombres vaporeuses, comme l’azur profond, un peu sévère de notre ciel, chaste et pure comme le manteau virginal de nos longs hivers ».
Voilà donc en quel sens il voulait que se développât notre littérature, et sous cette phraséologie un peu creuse, il n’est pas difficile de découvrir que l’abbé Casgrain souhaitait pour nous une littérature qui fût essentiellement croyante et canadienne. Il n’a pas jugé bon d’y insister, puisqu’aussi bien toute son oeuvre, et celle qu’il avait accomplie déjà, et celle qu’il se proposait de réaliser, devait être le commentaire logique et, très éloquent de cette théorie.
L’abbé Casgrain s’est plus attardé à préciser les lois de la critique, et si encore, à ce propos, il ne présente aucune doctrine qui soit bien originale, ce lui est, du moins, un grand mérite d’avoir compris de quel esprit doivent être animés nos Boileaux.
«La critique, dit-il, a un double écueil, également dangereux, également fatal, à éviter. D’un côté, une fade flatterie, des éloges prodigués sans discernement, la plupart du temps dans le but de se débarrasser du fardeau d’une critique sérieuse, et qui peuvent perdre les plus beaux talents en les enivrant par de faciles succès. D’un autre côté, le persiflage, qui n’est qu’une forme de, l’impuissance, et qui peut jeter le découragement dans certaines intelligences d’autant plus faciles à froisser qu’elIes ont toujours le défaut de leurs qualités, une sensibilité exquise inhérente à leur talent...
« Une étude attentive, un examen sérieux des ouvrages qui surgissent, de sobres encouragements, mêlés de conseils graves, telles sont les qualités d’une saine critique, propre, à la fois, à fortifier le talent et à le diriger, à réprimer ses excès et à favoriser son essor ».
De cette critique judicieuse et utile, M. Chauveau se faisait déjà dans son Journal de l’Instruction publique l’organe bienveillant, et l’abbé Casgrain s’empressait de signaler à ses lecteurs un aussi bel exemple. Il se plaisait à apposer « ce censeur éclairé » à tant d’autres qu’il y avait ici, délicats mais dédaigneux, qui réservaient tous leurs applaudissements pour ce qui se publiait en France, et méprisaient volontiers, par des parallèles injustes, nos meilleures oeuvres canadiennes.
Vouloir, en effet, que nos écrivains s’élèvent tout d’un coup jusqu’au niveau des meilleurs écrivains français, c’est simplement chimère ; et attendre pour les lire et les encourager qu’ils aient réalisé cet idéal, c’est antipatriotisme. La perfection de notre littérature ne pourra jamais que correspondre au degré de notre culture intellectuelle, et puisque pour nous tous, et à raison précisément de notre jeunesse comme peuple, des préoccupations ou des nonchalances qui nous dépriment, et aussi des imperfections de notre enseignement, ce degré est bien au-dessous de celui où s’est établi depuis longtemps l’esprit français, nous ne pouvons exiger que nos écrivains rivalisent dès maintenant avec les écrivains de France. Ils en sont empêchés le plus souvent par toutes les circonstances de milieu, d’influence et de formation dont ils sont les victimes bien plutôt que les maîtres, et la critique qui ne saurait pas faire la part de tous ces accidents de notre vie littéraire serait aussi peu clairvoyante que maladroite.
D’autre part, il ne faut pas, sous prétexte de bienveillance, fermer les yeux sur les défauts d’autrui, et faire croire aux auteurs, par des louanges excessives, qu’ils ont atteint la perfection de leur genre.
« Le temps est passé des panégyriques littéraires, écrira plus tard, en 1872, l’abbé Casgrain, qui reprenait ce jour-là les idées qu’il avait exprimées six ans auparavant. Ces ménagements, ces critiques à l’eau de rose qui avaient leur utilité, qui étaient même nécessaires il y a quelques années, quand les lettres canadiennes étaient à leur début, seraient fatales aujourd’hui. Ils n’auraient pour effet que d’endormir nos hommes de lettres dans une fausse sécurité, de les faire reposer sur des lauriers éphémères trop facilement conquis ; tandis qu’une vigoureuse critique qui signalerait bravement leurs faiblesses aussi bien que leurs qualités, stimulerait leur ardeur, épurerait leur goût, élargirait leurs idées, en éclairant le jugement des lecteurs (5). »
On ne saurait mieux raisonner des choses, ni mieux dire. Les éloges indiscrets dont on accable le mérite sont aussi funestes aux écrivains que le peut être la critique mesquine, étroite, visiblement malveillante. Et il était bon que l’on posât dès le commencement d’aussi sages principes. Les peuples jeunes ont, comme les jeunes personnes, l’admiration aussi prompte et aussi démesurée que vives et impitoyables deviennent leurs jalousies : et l’on peut constater souvent encore en cette province que nous n’avons pas dépassé l’âge des jeunes peuples, ni non plus tout à fait renoncé aux habitudes des personnes qui sont jeunes.
L’abbé Casgrain avait donc tracé d’une main sûre les lois essentielles de la critique littéraire au Canada. Crémazie, qui n’avait pas sur l’avenir de notre littérature nationale les belles illusions et les faciles emballements de son ami, écrivit de Paris, où le poète exilé devenait un peu pessimiste, pour dire à l’abbé combien son article l’avait réjoui et consolé. Convaincu, ou à peu près persuadé qu’une littérature serait ici impossible aussi longtemps que notre société dirigeante serait composée d’épiciers, c’est-à-dire de gens qui sont incapables de s’élever au-dessus de leur besogne quotidienne, politiques, avocats, médecins, notaires et professeurs qui ne veulent acquérir d’autre savoir que celui qui est nécessaire pour faire leur métier ou gagner leur vie, et qui n’ont pas même l’instinct ou la volonté d’encourager de leurs deniers ceux qui travaillent. Crémazie estimait pourtant que la critique littéraire, telle que la concevait l’abbé Casgrain, pouvait très efficacement contribuer à orienter et affermir notre littérature naissante, à régler ce qu’ailleurs il nommait la « petite république littéraire de Québec ». Il exhortait aussi l’abbé Casgrain à donner lui-même, après les préceptes, l’exemple, à continuer son « travail plus en détail, en louant ce qui est beau, et flagellant ce qui est mauvais ». Il voulait bien ajouter : « Personne n’est mieux cloué que vous pour créer au Canada la critique littéraire (6) ». L’abbé Casgrain, qui n’aurait pu résister à de si flatteuses et engageantes invitations, sut prévenir les désirs du poète et du public, et,’ dès le mois de février 1866, paraissait dans le Foyer canadien une très longue étude sur Garneau qui venait de mourir, et dont la patrie canadienne portait si justement le deuil.
L’oeuvre critique de l’abbé Casgrain est contenue à peu près tout entière dans quelques autres articles et biographies qu’il écrivit au fur et à mesure qu’il en avait l’occasion, et comme pour se reposer de ses grands travaux d’histoire : Biographie de M. de Gaspé, 1871 ; Silhouettes littéraires, publiées en collaboration avec Joseph Marmette, sous le pseudonyme de Placide Lépine, 1872 ; Critique littéraire, Première livraison, Chauveau, petit travail qui devait servir d’introduction, à une série d’études dont l’auteur n’a donné que la première, 1872 ; Biographie de Crémazie, 1881 ; Notre passé littéraire et nos deux historiens, 1882, étude présentée et lue dans une séance de la Société Royale du Canada, que venait de fonder M. le marquis de Lorne ; Étude sur Angéline de Montbrun, par Laure Conan, 1883 ; Biographie de Gérin-Laioie, 1884 ; Biographie de Francis Parkman, écrite d’abord en 1872, revue et augmentée en 1885.
Pas plus dans ces études que dans l’article-programme qu’il publiait en 1866, l’abbé Casgrain n’a émis un grand nombre d’idées littéraires. Il essaie pourtant de rattacher sa manière à celle que Sainte-Beuve avait fondée et tant illustrée en France. Il n’entreprend pas d’apprécier les livres en les rapprochant seulement de ces lois, de ces principes théoriques qui constituent tout le code de la critique classique, et tous ses moyens de juger, mais il cherche encore dans la vie des auteurs et dans toutes les circonstances qui entourent et enveloppent de leur influence les esprits et les oeuvres, l’explication de leurs travaux. Remarquons pourtant que, là aussi, ses observations ne sont pas toujours assez pénétrantes, et qu’il ne tire pas de la biographie qu’il esquisse tout ce que la critique en pourrait recevoir. Il raconte souvent les faits pour le seul plaisir de les raconter, sans marquer suffisamment quels rapports ils soutiennent avec l’oeuvre littéraire ; il s’expose ainsi à faire entrer dans son étude une foule de choses qui n’y paraissent pas nécessaires, qui constituent donc des longueurs, des bavardages ou des hors-d’oeuvres, à moins qu’elles ne soient plutôt le fait d’un biographe qui veut dire de son personnage tout ce qu’il en sait. Aussi bien, convient-il d’observer qu’en l’abbé Casgrain, l’historien souvent absorbe le critique, à moins qu’il ne soit plus juste d’affirmer que l’écrivain se dédouble et devient tour à tour, selon qu’il lui aggrée, [sic] historien et critique. Et c’est sans doute ce qu’il faut retenir quand on lit les longues biographies qu’il a si complaisamment écrites de ses amis de Gaspé, Crémazie, Gérin-Lajoie, Parkman. Ce sont des études historiques qu’il veut faire en même temps que des études littéraires, et, dès lors qu’on le prend ainsi, l’on pardonne à l’auteur, qui serait vite épuisé s’il se renfermait dans le rôle de critique, de chercher ailleurs, dans les détails de la vie, dans les anecdotes, dans ces citations trop copieuses qui dispensent toujours celui qui écrit ou qui parle de penser par lui-même, tous les éléments de son travail.
A la vérité, il manquait à l’abbé Casgrain, pour qu’il devint un critique littéraire au sens strict et complet de ce mot, une science assez étendue de l’histoire des littératures classiques, un certain entraînement dans l’examen et la discussion des textes, une pratique suffisante des doctrines littéraires. Il faut connaître avec quelle précision l’histoire de l’esprit humain, tel qu’il apparaît à travers les oeuvres qui sont les manifestations successives de sa force et de sa vie, il faut aussi bien connaître les lois constitutives des genres littéraires et les conditions de leurs développements et de leurs évolutions, pour avoir quelque chance d’exceller dans la critique : et ce sont des études auxquelles l’abbé Casgrain n’eut ni l’occasion, ni peut-être le temps de suffisamment s’appliquer. Aussi, y eut-il toujours quelque chose de superficiel, et qui rappelait volontiers le jeune rhétoricien, dans ses appréciations et ses jugements littéraires. Comme beaucoup de gens qui font consister la littérature surtout dans l’art de construire des périodes, et qui définissent le littérateur par ce don et cette facilité qu’il peut avoir de jouer avec les mots et les phrases, il attachait lui-même une importance souveraine aux effets de composition et de style, et c’est à ces parties secondaires d’une oeuvre qu’il s’arrêtait le plus volontiers. Il décrète que cela est beau, ou que cela est faible, il cite abondamment pour que le lecteur le constate lui-même, et il ne se soucie pas assez d’introduire en ses conclusions quelques idées générales qui les pourraient élargir et féconder. Qu’on lise cette étude sur Chauveau, que l’abbé fait précéder d’une introduction où il annonce modestement son dessein de donner désormais aux lecteurs canadiens des modèles de véritable critique, et l’on sera déçu de voir à quoi, et à quel très petit nombre d’idées substantielles se peuvent réduire toutes ces pages.
Que si, d’ailleurs, l’abbé Casgrain ne peut ouvrir à sa critique des horizons assez larges, ni non plus assez pénétrer ses études littéraires des principes dont se déduit la philosophie des choses, il n’en reste pas moins certain qu’il fait souvent preuve en ses jugements d’une grande finesse et délicatesse d’esprit- Il a le sentiment vif de la beauté ; il l’aperçoit, il la retient, il s’y abandonne, il s’enivre de sa vision splendide, et il trouve pour exprimer sa joie et ses transports des phrases très jolies où passe tout entière l’âme vibrante de l’artiste. Voyez, par exemple, cette étude sur Angéline de Montbrun, qui est, à coup sûr, une de celles où se révèle le mieux l’exquise sensibilité du critique. L’abbé Casgrain a fait une appréciation très aimable et très juste de cette oeuvre, et de la femme travailleuse, si bonne, d’une tendresse très douce, et d’un esprit si distingué, qui l’a écrite. Fauvette ou papillon, comme il l’appelle, Laure Conan ne pouvait trouver une âme qui comprit mieux la sienne, qui renvoyât son chant mélancolique en de plus fidèles échos, ou qui vît avec plus d’émotion trembler à sa paupière les larmes que la souffrance y faisait monter.
L’abbé Casgrain s’est efforcé, d’ailleurs, de donner à sa critique ce caractère de bienveillance, et aussi d’impartialité qu’il avait lui-même défini. Une fois seulement, ou à peu près, il a secoué son propre joug, et suivi d’autres règles, quand, en 1872, il entreprit avec Marmette de dessiner dans l’Opinion publique la silhouette des écrivains canadiens. Etait-ce bien de la critique que l’on voulait faire, et ne cherchait-on pas plutôt à flatter la vanité de quelques-uns, à irriter la sensibilité de quelques autres en les faisant poser tous, avec des attitudes on ne peut plus vivantes, — nuda veritas, — devant la galerie des lecteurs ? En réalité, on s’occupait beaucoup plus de peindre, et pour ainsi parler, de photographier nos hommes de lettres, que d’étudier leurs oeuvres. Et selon que le personnage était plus ou moins sympathique au petit cercle d’admirateurs qui encourageaient et applaudissaient le turbulent Placide Lépine, on flattait un peu beaucoup ses traits ou l’on accentuait sa grimace. « Je crayonnai la silhouette de Gérin-Lajoie, déclare l’abbé dans ses Mémoires, et je la fis avec amour, car Gérin-Lajoie était pour moi l’idéal de l’homme parfait (7) ». Il y avait un clair rayon qui mettait en relief chacune de ses aspérités, dit-il aussi de la silhouette de Taché, « homme charmant et détestable, qu’on aime et qu’on fuit : en deux mots, coeur d’or, tête de mulet (8) ». Ces prédilections et cette désinvolture déterminaient alors des accès de joie et de colères dont retentissaient tous les salons de Québec et de Montréal. Placide Lépine, qui n’était déjà plus un pseudonyme pour personne, se gaudissait, et se frottait les quatre mains derrière le rideau transparent qui ne le cachait pas ; l’abbé Casgrain, pour un, riait aux éclats et montrait au public toutes ses dents si belles, très belles, qui eurent même quelque réputation parce que Marmette eut l’imprudence d’en faire briller l’émail dans la silhouette de son collègue.
Il paraît que nous, qui sommes venus tard et dans une société blasée déjà de toute la littérature bonne ou médiocre qui l’inonde, nous ne pouvons imaginer quel intérêt et quelle curiosité éveillait alors partout dans cette province la publication des Silhouettes, ni non plus avec quel entrain se ranimèrent les discussions et combien vite applaudissements et sifflets changèrent de camp, lorsque quelques mois plus tard, Jean Piquefort, — dont le nom d’emprunt ne masquait pas plus en ce temps-là M. le juge Routhier que celui de Placide Lépine n’avait protégé Casgrain et Marmette, — publia dans le Courrier du Canada ses Pastels et Portraits. Avec beaucoup plus de tenue littéraire, avec plus d’esprit, mais aussi avec non moins de malice que n’en avait montré Placide Lépine, Jean Piquefort déclara la guerre au comité des Silhouetteurs-Silhouettés, et il planta vivement son dard aigu dans le flanc sensible des hommes de lettres. LaRue régimba, et riposta à son tour dans l’Evénement avec une série de Profils et Grimaces, à laquelle collabora Casgrain lui-même ; la politique s’en mêla, dit-on, et tout cela, comme l’avoue l’abbé, toute cette prétendue critique littéraire se termina par des coups d’assommoir qui ne pouvaient faire que du mal.
Il ne faut donc pas chercher là, dans ces exercices de littérateurs qui veulent s’amuser eux-mêmes et amuser le public beaucoup plus qu’ils ne visent à l’instruire, l’oeuvre principale du critique que fut l’abbé Casgrain. Peut-être même ne faudrait-il pas la chercher non plus dans les autres articles et biographies que nous avons signalés, mais bien plutôt dans l’action très efficace que par son travail, son exemple et ses conseils l’abbé exerçait sur tous ceux qui le voulaient approcher. Et si, en effet, nous rattachons à son oeuvre de critique le rôle qu’en ce temps-là tenait parmi nos écrivains l’abbé Casgrain, la place très considérable qu’il s’était fait au milieu d’eux, les directions et les encouragements que dans ses relations sociales il distribuait autour de lui, il faudra bien reconnaître que c’est tout cela qui constitue l’influence principale que cet homme aura exercée sur le développement de nos lettres canadiennes.
Placé à Québec au centre même du mouvement intellectuel, doué d’une activité prodigieuse, mis en relation par ses fonctions et par ses études avec tous ceux qui vivaient au premier rang de la société, gentilhomme accompli, avec des manières et des façons de parler plutôt originales qui le faisaient rechercher de tous, au surplus très soucieux de faire briller partout son mérite et son esprit, l’abbé Casgrain devint bientôt, après 1860, l’ami et le conseiller des publicistes, des poètes, des politiques qui travaillaient alors à créer, c’est leur expression favorite, une littérature nationale.
Au lendemain de la publication du Tableau de la Rivière-Ouelle, en 1860, M. Chauveau écrivait à l’auteur pour le féliciter et lui demander sa collaboration au Journal de l’Instruction publique. Les autres Légendes achevèrent de révéler aux littérateurs canadiens tout ce qu’il y avait de fécond et d’original dans ce talent nouveau. Si quelques âmes timorées se scandalisaient, en ces temps de virginale pruderie, de voir un prêtre étudier si amoureusement les écrivains de l’école romantique et chercher à surprendre leur secret, si quelques moralistes maladroits estimaient alors qu’il vaut mieux ignorer les courants nouveaux qui portent tour à tour la pensée humaine que de chercher à les orienter et à les purifier (9), tous ceux qui étaient alors capables de contribuer au progrès de nos lettres encouragèrent de leurs applaudissements le jeune et extravagant abbé. Les anciens lui firent très bon accueil, et les jeunes se lièrent étroitement d’amitié avec lui. Tous se sentaient ranimés et stimulés par le seul spectacle de cette activité fiévreuse et débordante, et bientôt ils laissaient ce nouveau venu prendre au milieu d’eux la première place. C’est Casgrain déjà qui excitait toutes les ardeurs et qui mettait en branle toutes les bonnes volontés, à l’époque de la fondation des Soirées et du Foyer ; c’est à Casgrain qu’en 1862 M. de Gaspé, qui se faisait auteur à soixante-quinze ans, soumettait son manuscrit des Anciens Canadiens, et demandait ingénument s’il valait la peine qu’on le publiât ; c’est à lui aussi qu’il voulut d’abord en faire la dédicace par une lettre où il le proclamait « littérateur distingué, et, malgré sa jeunesse, protecteur dévoué de la bonne littérature canadienne (10) ». C’est l’abbé Casgrain que M. Hector Fabre proclamait, en 1866, devant la Société littéraire et historique de Québec, « l’âme de ce groupe d’élite auquel nous devons le mouvement littéraire qui s’est développé en ces dernières années (11) ». « Il est un des Pères de l’église littéraire », dira enfin de la moitié de lui-même le très modeste Placide Lépine.
Et l’abbé Casgrain, tout ému et conscient des devoirs d’une paternité si douce, ne laissa pas de considérer quelquefois la littérature canadienne comme sa fille. Tour à tour, il fut pour elle sévère et indulgent, et il n’épargna aucun soin pour qu’elle fût par-dessus tout bien élevée. La vieillesse même ne lui fut jamais un prétexte pour se désintéresser de sa fortune. Il regrettait sans doute de ne sentir plus à ses côtés les camarades disparus, ceux qui l’avaient aidé à lécher ou à morigéner le nourrisson ; il pleurait l’absence des compagnons de la première et de la meilleure heure, de ceux-là surtout dont il a si pieusement enguirlandé les tombes ; le vieillard se sentait parfois isolé dans son labeur et dans sa souffrance ; et aussi, comme Ruskin ou Veuillot, il fut dur pour ces temps nouveaux et ces moeurs utilitaires qui ont enlevé à la vie le plus suave parfum de sa poésie ; mais, pourtant, jusque dans ses dernières années, l’abbé Casgrain aima à travailler pour les lettres canadiennes (12) ; jusqu’à ses derniers jours il se plut à encourager de ses conseils et de ses approbations tous les jeunes qui s’essayaient à écrire. Nous nous souviendrons toujours nous-même avec reconnaissance de la très vive sympathie avec laquelle il accueillait nos premiers essais, avec quelle cordialité il nous ouvrait sa porte, et combien abondamment il versait dans notre esprit le trésor précieux de ses souvenirs.
C’est donc cette sollicitude attentive dont l’abbé Casgrain entourait les hommes de lettres, c’est cet empressement à approuver, à redresser, à applaudir, à prodiguer sa parole et son action qui ont, dans la plus grande mesure, déterminé l’influence du critique. Et puisque c’est à cela même qu’il consacrait volontiers les dernières heures de sa vie, c’est par cette louange que nous terminerons cette étude.
Définir ici l’esprit et l’oeuvre de l’abbé Casgrain, tel était notre dessein ; et nous voulions par ce moyen payer, nous aussi, à ce maître regretté notre tribut d’hommage. Si nous avons dit très loyalement quelles impressions nous avons rapportées d’un assez long commerce avec ses livres, et quelles raisons les avaient déterminées, c’est qu’il nous a paru que c’était la meilleure façon d’honorer cet écrivain, et que l’abbé Casgrain lui-même eût applaudi à la franchise de nos réserves.
Nous ne nous dissimulons pas toutes les lacunes de ce travail, et qu’il reste beaucoup à dire d’un tel homme et d’une telle vie. Mais notre ambition n’était pas autre que de dégager de l’ensemble d’une si longue carrière littéraire quelques lignes essentielles ; et nous serions en quelque mesure satisfait si nous avions démontré que l’abbé Casgrain fut par-dessus tout une âme ardente et belle, que la génération qui nous a précédés n’en produisit pas de plus active ni de plus entreprenante, que la patrie canadienne perdit en l’auteur de Montcalm et Lévis l’un de ses citoyens qui l’ont le plus aimée et le plus grandie aux yeux de l’étranger, que notre littérature enfin fut enrichie par lui de quelques-unes de ces oeuvres très durables où se révèle un talent réel, et un grand talent, s’il est vrai, comme le dit quelque part Paul Bourget, que « tout grand talent commence et finit par l’amour et l’enthousiasme ».
(1) Souvenances, IV, 2 et 3. (2) Souvenances, III, 42-44 ; Œuvres de Crémazie, préface, 9-12. (3) Les directeurs et les collaborateurs, désintéressés jusqu’à fournir gratuitement la copie et jusqu’à payer eux-mêmes chaque année le prix de leur abonnement, auraient voulu consacrer les surplus à développer leur oeuvre, et à augmenter le nombre des livraisons. L’éditeur se récria par la voix de Taché, et voulut garder pour lui les bénéfices, très maigres à son avis, d’une revue qu’il imprimait à ses risques et périls. M. Taché, au nom de la maison Brousseau, écrivit un long et très vif mémoire qui fut répandu dans le public, et auquel répondit avec non moins de vivacité le docteur LaRue. (4) Les Soirées canadiennes cessèrent de paraître à la fin de l’année 1865, et le Foyer Canadien à la fin de l’année 1866. (5) Cf. Critique littéraire, 1re livraison, p. 9-10, chez Darveau, 1872. (6) Voir les deux lettres de Crémazie à l’abbé Casgrain, qui sont datées de 1866, Elles comptent parmi les plus intéressantes qu’il ait écrites, et l’on y peut voir et étudier quelques-unes des principales doctrines littéraires de ce poète malheureux. On trouvera ces lettres dans l’étude qui sert de préface aux Œuvres de Crémazie. (7) Souvenances, IV, 80. (8) Les Guêpes canadiennes, silhouette de Joseph-Charles Taché, I, p. 206. (9) Voir à ce sujet la préface des Légendes, où l’auteur se croit obligé de répondre à de très naïves observations qu’on lui a faites. (10) L’abbé Casgrain ne voulut pas accepter cette dédicace, moins par modestie que par la répugnance invincible que j’éprouve à paraître me mettre en avant », dit-il dans ses Souvenances. (11) Cf. Transactions of the Literary and Historical Society of Quebec, 1865-1866, p. 97. (12) Quelques semaines seulement avant sa mort, il déposait sa plume, et laissait inachevé une étude de moeurs canadiennes qu’il intitula : La vie de famille.
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Source: Camille ROY, L’Abbé Henri Raymond Casgrain. La formation de son esprit; l’historien; le poète et le critique littéraire, Montréal, Librairie Beauchemin, 1913, 141p., pp. 92-141. Quelques erreurs typographiques ont été corrigées. Ce texte fut d'abord publié dans Nouvelle France, Vol. III, No 11 (novembre 1904): 511-532. |
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Claude Bélanger, Marianopolis College |