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revised: 23 August 2000 | Les
Québécois, le clergé catholique et l'affaire des écoles du Manitoba / Quebecers,
the Catholic Clergy and the Manitoba School Question, 1890-1916
Lettre
pastorale de Mgr Emard sur le devoir électoral [5
avril 1896] [Note de l'éditeur
: L'attitude de Mgr. Joseph-Médard Émard [1853-1927] contraste fortement avec
celle du reste de l'épiscopat du Québec. Ancien du Séminaire de Ste.-Thérèse,
ayant poursuivi des études théologiques à Rome de 1876-1880, il fut nommé le premier
évêque de Valleyfield (1892-1922) et devint ensuite le troisième archevêque d'Ottawa
(1922-1927). Mgr. Émard était bien connu pour son ouverture d'esprit et son libéralisme
politique. Contrairement au reste de l'épiscopat québécois, il désirait garder
la neutralité pour les élections de 1896. Néanmoins, les droits des catholiques
du Manitoba lui tenaient à cur et il fut persuadé de joindre le reste de
l'épiscopat en signant la Lettre pastorale collective qui était beaucoup plus
dirigiste que le document ci-dessous le suggère. Cependant, il semble certain
que le Parti libéral ne fut pas nommément condamné dans la Lettre pastorale collective
grâce à l'opposition de Mgr. Émard pour une telle mesure.] Nos
Très Chers Frères, Nous approchons de
l'époque, redoutable des élections générales. Bientôt vous serez appelés aux urnes
pour déposer votre bulletin en faveur du candidat que vous aurez jugé plus digne
de votre confiance, et plus apte à prendre le soin de vos intérêts moraux et matériels. Avant
que la lutte ne soit engagée, et pendant que l'effervescence des passions politiques
n'empêche pas la voix de votre premier Pasteur d'arriver jusqu'à vous, nous venons
vous adresser quelques paroles destinées uniquement, d'une part, à sauvegarder
vos âmes contre les dangers très grands devenus presque inséparables des élections
; de l'autre, à vous rappeler, avec toute l'autorité que nous confère notre charge,
les grandes responsabilités attachées pour vous au devoir électoral, et la manière
dont vous devez vous en acquitter si vous voulez à la fois pourvoir à vos intérêts
spirituels et au bien général du pays. De
la période électorale, si grave en elle-même, et si sérieuse, découlent des conséquences
très étendues non seulement à cause de son résultat direct, du caractère de ceux
qui en sortent vainqueurs, et des principes qui triomphent avec eux, mais encore
parce que les élections, la manière dont elles sont conduites et surtout la tenue
générale du peuple tendent à établir au loin le renom d'intelligence et d'honnêteté,
ou d'abaissement intellectuel et moral suivant le cas. Pour
une population au milieu de laquelle les principes chrétiens toujours en honneur,
sont la base de toute la vie privée et sociale, une élection désignant un homme
pour l'élever au-dessus de tous, et en faire l'un des représentants et des chefs
de la nation, doit être l'expression libre, directe, intime et absolue de la conscience
des électeurs. C'est un acte religieux avant tout ; pour l'accomplir dignement
vous avez droit de compter sur une direction formelle et précise par laquelle
vos pasteurs vous feront connaître les moyens de donner un vote aussi méritoire
pour vous-mêmes qu'utile à votre pays. Notez
bien, N. T. C. F., que nous ne voulons pas intervenir dans les divisions et les
querelles de partis. Ce n'est pas que
nous consentions à abdiquer le droit que possède tout citoyen, de faire connaître
loyalement sa pensée sur les choses qui intéressent le bien public. Le
sacerdoce ni la charge pastorale n'ont l'effet d'abaisser le niveau ou de rétrécir
les horizons de la pensée et de l'action. Bien que par la vertu de notre vocation
du ministère auquel nous sommes appliqué, nous travaillions surtout et constamment
dans l'intérêt éternel de vos âmes, nous n'avons pas pour cela étouffé dans notre
coeur tout patriotisme ; nous ne sommes pas devenu étranger dans notre patrie
; et nous le proclamons aujourd'hui : c'est toujours notre droit, c'est quelquefois
notre devoir, à titre de citoyen, de nous prononcer formellement dans des questions
de l'ordre temporel qui mettent en jeu le bonheur et l'avenir du pays. Et personne
ne saurait nier que l'intervention d'un citoyen dans les affaires publiques emprunte
beaucoup de valeur à sa position sociale, à son indépendance personnelle, à son
dévouement reconnu, et à son désintéressement. De
plus, il est bien rare que des élections parlementaires se fassent sans que l'on
soulève des discussions sur des sujets mixtes, c'est-à-dire à la fois politiques
et religieux, touchant aux droits de l'Eglise ou à la moralité publique, aussi
bien qu'à l'administration fiscale et au progrès matériel. Dans
ce cas, comment pourrait-on refuser à vos Pasteurs spirituels la compétence voulue
pour déclarer, d'une manière authentique, et par voie d'autorité s'imposant aux
fidèles, ce qu'il faut croire et pratiquer en matière religieuses ? Et,
grâces en soient rendues à Dieu, vous nous avez jusqu'à ce jour donné des preuves
assez fortes et assez nombreuses de votre attachement sincère à l'Eglise, pour
nous permettre de croire que, le cas échéant, vous suivriez fidèlement la direction
qui vous serait donnée. Mais pour le
moment, désirant observer dans tout le cours de la présente Lettre une neutralité
complète, et remettant chacun de vous aux dictées de sa conscience, nous déclarons
ne vouloir, ni par voie de conseils, comme notre qualité civile nous y autorise,
ni par voie de direction épiscopale, influencer votre vote en faveur d'aucun parti
ou d'aucun homme. Nous nous élevons à la région supérieure des principes généraux,
vous abandonnant le soin de les appliquer à votre meilleur escient, dans toutes
les élections à venir, comme de bons citoyens et de bons chrétiens. Donc,
une fois pour toutes, nous répudions dès maintenant, toute interprétation que
l'on prétendrait faire de nos paroles en faveur ou à l'encontre d'un parti ou
d'un candidat quel qu'il puisse être. Nous espérons d'ailleurs employer un langage
assez clair pour qu'aucune ambiguité ne soit possible, et que nos avis soient
acceptés de tous avec le même empressement, et suivis avec la même docilité dans
le cours de la lutte, et la distribution finale des suffrages. Le
vote, N. T. C. F., est loin d'être une chose quelconque ou banale. C'est un acte
officiel et raisonné par lequel un citoyen, ayant à cet effet les qualités légales
voulues, désigne un de ses concitoyens et le choisit pour lui confier le soin
de gérer les intérêts généraux de la nation. L'élu,
celui sur qui se trouvent réunis le plus grand nombre de votes, et qui sera, grâce
au choix de la majorité, proclamé membre du Parlement, aura pour fonction spéciale
de travailler, de concert avec ses collègues, à la confection des lois, à l'administration
des finances publiques, au développement normal des ressources et des institutions
du pays ; de coopérer à la juste distribution des charges et des honneurs ; de
promouvoir la libre expansion de toutes les énergies physiques, intellectuelles
et morales, en un mot d'aider efficacement, par le concours assuré de son talent,
à donner à son pays toute la prospérité possible, jointe aux assurances les plus
complètes pour son avenir. Dans une élection
parlementaire, il s'agit donc pour le peuple, de livrer, au plus digne et au plus
capable, le mandat qui, l'investissant des fonctions les plus élevées, le fera
connaître en outre comme celui en qui se réflètent le plus complètement les idées,
les tendances, les principes de ses électeurs. Il est évident, dès lors que non
seulement vous devez exclure de votre choix tout homme que vous en sauriez indigne
; mais encore que votre devoir vous oblige à chercher dans le candidat qui brigue
vos suffrages, l'honorabilité de la vie, la fermeté du caractère, la droiture
des intentions, le talent, les connaissances, en un mot, un ensemble au moins
suffisant de qualités et de vertus qui le mettent à même d'exercer, pour votre
avantage, une influence d'autant plus grande que son désintéressement sera plus
complet. En déposant votre vote, vous
exercez une prérogative de souverain, conquise au prix de luttes longues, ardentes,
pénibles. Vous vous acquittez surtout d'un devoir délicat, important, étroitement
lié aux destinées du pays. Plus encore, vous faites un acte dont vous répondrez
à Dieu même, à qui chacun devra rendre de toute sa vie un compte sévère, dont
la rigueur sera mesurée sur la portée des oeuvres accomplies. Sous
l'ancienne Loi, ainsi que nous le voyons par la Sainte Ecriture, le Seigneur élisait
directement, et faisait connaître par des voies surnaturelles, les chefs de son
peuple. A l'origine du christianisme,
nous assistons à l'élection d'un apôtre, faite régulièrement sous l'oeil de Dieu,
dans le recueillement et la prière, et remise en dernier ressort au jugement divin
qui désigne l'un des deux hommes justes, présentés aux suffrages, et également
dignes d'être choisis. Les élections
auxquelles vous prenez part, et qui nomment par le vote du plus grand nombre,
vos députés, vos représentants dans le grand conseil de la nation, sont le moyen
spécial, constitutionnel admis par la divine Providence pour arriver à un but
semblable : la transmission authentique des pouvoirs nécessaires pour remplir
la mission qui incombe à l'élu. Dans,
une élection, vous donnez votre concours légitime à une opération solennelle par
laquelle sera confié, à une personne déterminée, l'exercice régulier de cette
autorité temporelle dont Dieu est l'unique source, et dont vous tenez de Lui-même,
et gardez en permanence au milieu de vous, le dépôt substantiel, inaliénable et
sacré. Jugez par là, N. T. C. F., de la haute idée que vous devez avoir de votre
qualité d'électeurs, et du prix qui s'attache à votre vote, s'il est donné selon
toutes les conditions qu'il demande. Le
vote doit être avant tout, pour des chrétiens qui en comprennent l'importance,
un acte de religion, pour lequel il faut demander la lumière et la force du Saint-Esprit. Chose
étrange. On recourt à Dieu chaque jour pour ses intérêts personnels. On lui demande
aide et protection pour tout ce qui touche directement le bonheur de sa famille
; mais dès qu'il s'agit de la chose publique, de la prospérité générale de son
pays, on omet de demander le secours divin ; on se fie uniquement à soi-même ;
on fait de son vote une chose purement profane, comme si l'avenir national sous
toutes ses formes, méritait moins d'attention que les intérêts individuels. Bien
au contraire, trop de conséquences très sérieuses ainsi que nous l'avons dit,
découlent d'une élection, même dans l'ordre moral, pour que les électeurs puissent
se croire dispensés d'employer le grand moyen de la prière, afin de connaître,
dans l'intimité de leur âme et le calme de leur jugement, l'élu de Dieu. Tout
suffrage comporte un jugement, prononcé en connaissance de cause, sur le mérite
relatif des candidats, en même temps que sur celui des partis auxquels ils disent
appartenir. Pour que ce jugement soit
raisonnable, il faut bien, par une étude sérieuse, vous rendre compte des principes,
des tendances, des promesses, des programmes énoncés par chacun ; il vous est
très utile de lire les écrits, d'écouter les discours, de peser les arguments,
de suivre les discussions ; puis, après avoir démêlé le mieux possible la vérité
du milieu de tant de paroles captieuses, acerbes, contradictoires, vous en venez,
librement, dégagés de toute entrave, comme des citoyens dignes de ce nom, à une
conclusion pratique, inspirée par le patriotisme, dictée par la conscience et
exprimée finalement dans le bulletin. C'est
afin de vous renseigner avec plus de facilité et d'exactitude que les candidats
et les chefs des divers partis politiques convoquent des assemblées quelque temps
avant les élections. Ces réunions sont tout à fait légitimes, et, pourvu qu'elles
se fassent sans désordre, elles sont un moyen efficace de vous instruire sur les
questions que vous devez connaître pour bien voter. Vous
avez droit, de la part des orateurs, à une parole sincère, courtoise ; et alors
même qu'elle tombe des lèvres d'un partisan convaincu, elle devrait être complètement
exempte de tout ce qui blesse la vérité, la justice et même la charité. A quoi
bon employer le mensonge dans l'exposé des principes, la discussion des faits
; pourquoi user de la calomnie contre son adversaire qui possède encore le droit
à l'estime et à la considération. Puis désirant pour soi-même une liberté entière,
pourquoi emploierait-on ces menaces et ces violences de langage qui produisent
souvent au milieu même de l'assemblée, parmi des citoyens d'ordinaire paisibles
et respectables, des querelles, des rixes dans lesquelles les coups et les injures
alternent avec d'épouvantables blasphèmes. En
dehors des assemblées politiques, et faisant partie de la campagne électorale,
il y a la propagande faite activement par chacun des candidats et leurs agents
respectifs. Tant que cette tactique ne consiste qu'à employer des moyens avouables
pour produire la conviction dans l'esprit des électeurs, nous n'y trouvons rien
à reprendre. Mais là où la cabale devient
odieuse et criminelle, c'est quand on cherche à influencer des citoyens libres
de manière à les entraîner, à les river à un parti par la chaîne honteuse de la
corruption. Nous ne craignons pas de
l'affirmer ; le candidat qui, par lui-même ou par l'intermédiaire d'un agent autorisé,
s'applique, d'une manière ou d'une autre, à extorquer des votes au moyen de la
corruption, soit en employant des liqueurs enivrantes pour réduire un homme à
l'état de machine inconsciente et le faire voter en cet état, soit en abusant
de la pauvreté d'un autre pour lui donner de l'argent en échange de son vote,
perd par le fait tout droit à la confiance et à l'estime. Un marchand de consciences
ne saurait être un législateur compétent, ni un digne représentant du peuple. Qu'on
le sache bien. La première et la plus lourde responsabilité, en matière de corruption
électorale, pèse avant tout sur ceux qui tendent aux faibles des embûches, qui
les induisent en tentation par l'appât d'un gain sordide, et jettent ainsi dans
un abîme d'ignominie des gens qui, sans eux, seraient restés des citoyens honnêtes,
et sont désormais désignés par leurs amis et bienfaiteurs d'occasion sous les
noms les plus méprisables. O vous qui venez briguer les suffrages du peuple ;
qui aspirez à l'honneur de le représenter au Parlement, songez à ce que vous faites
et à ce que vous devenez lorsque, perdant tout respect pour vous-mêmes, et ne
songeant qu'à emporter les élections coûte que coûte, et par tous les moyens,
vous ne craignez pas de vous abaisser et d'abaisser avec vous les électeurs au
point de mettre leur conscience à vil prix. Songez
aussi, législateurs de l'avenir, que vous ébranlez les bases de la moralité publique
lorsque détruisant jusqu'au sentiment même de leur dignité, par une corruption
effrénée, aidée souvent par le vice dégradant de l'intempérance, vous poussez
des hommes raisonnables à renoncer à leur jugement pour vous livrer un vote acheté,
payé et que leur conscience réprouve. En
dénonçant ici ce fléau de la corruption, nous parlons avec une liberté d'autant
plus grande que la date des élections n'étant pas encore indiquée, nous ignorons
même les noms de ceux qui viendront solliciter votre confiance. Pour
vous, N. T. C. F., nous vous en conjurons par tout ce que vous avez de plus cher
et de plus sacré, repoussez avec indignation toute offre qui vous serait faite
pour obtenir votre suffrage, ou vous faire abstenir de voter. Vendre ainsi un
acte que le pays a le droit d'obtenir de vous en parfaite indépendance, ce serait
trahir sa patrie, prostituer son intelligence, et par conséquent se rendre gravement
coupable envers Dieu. Ce serait se ravaler au rang des choses vénales étalées
autour d'un marché public et offertes au plus haut enchérisseur ; se livrer par
avarice au mépris de tous, même de ceux qui paient, et qui une fois la marchandise,
c'est-à-dire la parole livrée, regardent avec dégoût l'électeur vendu, comme un
homme déshonoré, et ne consentiront jamais à lui accorder aucune estime ni aucune
confiance. Ce serait faire un contrat malhonnête, qui ne doit pas être exécuté,
ou dont le produit, sous quelque forme qu'il se présente, est illégitime ; c'est
un bien acquis d'une manière criminelle et qui ne saurait jamais profiter. Rappelez-vous
l'excellence du droit que vous possédez de choisir vos mandataires et vos députés
; n'allez pas vous rendre indignes et incapables de l'exercer en en faisant l'objet
d'une infâme convention. Gardez intacte votre liberté d'action, et n'acceptez,
sous aucun prétexte, rien qui puisse être considéré comme le denier de la trahison. Nous
savons que le trafic des suffrages peut se déguiser sous bien des formes ; toutes
sont mauvaises, indignes d'un citoyen honnête et respecté. Qu'il
s'agisse d'une somme d'argent payée directement ou en sous-main ; de l'achat fictif,
pour un prix exhorbitant, d'une chose superflue ; de l'acquit des taxes au profit
d'un électeur qui sans cela ne serait pas admis à voter ; de présents faits à
la femme ou aux enfants d'un électeur douteux ou récalcitrant ; de sommes versées
pour l'usage de sa voiture, de sa maison ou pour divers travaux, mais sans proportion
avec les services rendus, afin de l'amener à donner un bulletin favorable, ou
au moins de le réduire à l'abstention ; la menace de lui faire perdre une situation
honorable et lucrative, ou la promesse de faveurs personnelles en échange et comme
récompense de son vote, voilà autant de manières de pratiquer la corruption, de
rendre les élections mauvaises, d'abaisser le caractère du peuple, de l'accoutumer
peu à peu à perdre jusqu'à la notion du devoir et du sentiment de sa propre dignité. Honneur
donc aux candidats qui, respectant la conscience des citoyens dont ils sollicitent
les suffrages, font appel à leur raison, à leurs nobles sentiments, se souvenant
qu'ils s'adressent à des hommes libres, à des chrétiens, et les respectent assez
pour ne vouloir en obtenir qu'un appui sincère et libre, dégagé de tout ce qui
pourrait diminuer la valeur morale de leur mandat. Honneur
au citoyen qui, sachant qu'il accomplit un devoir et non un acte mercenaire, va
de lui-même, sans rien attendre ni rien accepter en retour, déposer avec dignité
un verdict, dont la valeur peut être humainement contestée, mais que Dieu ratifie
dans le ciel pour le mérite de son auteur. Le
vote libre et consciencieux honore autant celui qui en est l'objet que celui qui
le donne, tandis que le suffrage vendu n'abaisse pas moins celui qui l'achète
que l'électeur qui en reçoit le prix, toujours trop élevé pour une pareille dégradation. L'un
des désordres les plus fréquents et les plus funestes, en temps d'élection, consiste
dans un abus épouvantable de serment. Le nom de Dieu, saint et terrible,
ne devrait jamais être prononcé qu'avec le plus profond respect. On ne devrait
le prendre à témoin que lorsque la chose est nécessaire pour le bien public. L'affirmation
positive et solennelle doit suffire dans le cours ordinaire des choses ; la parole
d'honneur d'un citoyen devrait pouvoir être acceptée sans discussion, comme exprimant
la vérité franche et sincère, et c'est l'indice d'une dépression notable de la
morale publique que l'on se croie obligé, dans les élections, de recourir au serment
pour empêcher la fraude et protéger les droits de chacun. Mais au moins devrions-nous
pouvoir compter sur assez de discrétion et de sens chrétien, de la part des intéressés,
pour n'exiger la prestation du serment que lorsqu'il est vraiment indispensable,
pour dissiper des doutes réels et sérieux, et jamais dans le seul but de gêner
ou de terroriser les électeurs. Quant
au voteur auquel on impose la rigoureuse obligation de faire serment sous peine
d'être privé de son droit de vote, il ne doit s'y soumettre qu'après avoir pris
connaissance complète de la formule du serment, et s'être parfaitement assuré
de l'exactitude des faits qu'il va appuyer sur le nom de Dieu appelé solennellement
en témoignage, ce qui est, dit saint Paul, la plus grande assurance qu'on puisse
donner de la vérité d'une parole. Le
parjure est un outrage abominable envers Dieu, dont on profane le nom sacré pour
le citer à l'appui du mensonge et de l'injustice ; Dieu déclare, dans l'Ecriture,
qu'il ne tiendra pas pour innocent celui qui aura pris en vain son nom. Ayez donc
pour le parjure toute l'horreur que mérite un crime affreux qui non seulement
offense la Majesté divine et cause la mort spirituelle du coupable, mais encore
tend à ébranler les fondements de toute l'ordre moral, en attaquant ce qui seul
peut assurer à la société entière son fonctionnement et sa stabilité. Les
lois humaines punissent le faux serment avec une grande et légitime sévérité.
Les Pères du cinquième concile de Québec, justement alarmés de l'invasion croissante
du parjure, surtout durant les élections, ont fait de ce crime un cas spécialement
réservé à l'Ordinaire de chaque diocèse, de manière que ceux qui ont eu le malheur
de faire un faux serment sont obligés, pour en obtenir le pardon, de s'adresser
à l'évêque lui-même ou à son vicaire général. Nous
voulons encore, N. T. C. F., ainsi que nous y sommes porté par l'affection toute
paternelle dont notre coeur est rempli pour vous tous sans distinction, vous prémunir
contre ce que nous pourrions appeler familièrement la fièvre électorale. En
temps d'élections, l'esprit de parti, quand il a dépassé certaines limites, donne
une sorte de vertige qui dégénère bientôt en maladie véritable très aiguë, très
ardente, et qui atteignant l'âme elle-même dans ce qu'elle a de plus élevé et
de plus sympathique, cause de grands ravages au milieu de la population même la
plus calme et la plus chrétienne. On
dirait alors, pour ceux qui sont atteints de ce mal, que tout ce qui fait le charme
ordinaire des relations intimes ou sociales doive être suspendue, pour ne laisser
place qu'à la passion, aux tourments politiques, dépourvus de tout égard et de
tout sentiment. Les rapports entre voisins
ne sont plus que ce que permet l'intérêt des politiciens ; les amis se séparent
et se font ennemis pour servir leur parti respectif ; souvent même la discorde
pénètre jusque dans les familles, pour jeter les uns contre les autres des parents
qui deviennent des adversaires d'autant plus acharnés qu'ils sont d'ailleurs unis
par les liens du sang ; et, ce qui est plus regrettable encore, c'est que ces
haines, ces divisions, après avoir pris naissance dans une tourmente électorale,
accentuées encore par les délires de la victoire ou les colères de la défaite,
demeurent souvent la cause permanente de troubles profonds et irrémédiables, qui
se manifestent ensuite toutes les fois que les mêmes personnes se retrouvent en
contact pour traiter les affairés publiques. L'esprit
de parti, en politique, absorbe tout l'homme qui ne sait pas lui résister ; il
l'emporte sur le travailleur ordinairement rangé, laborieux, économe, mais qui,
une fois la campagne ouverte, laisse là son travail pour se jeter éperdument dans
la mêlée. Il l'emporte sur le père de famille, dévoué, sobre, paisible, et que
la fièvre politique entraîne loin de sa maison pour en faire un cabaleur
actif, inquiet, irritable. Désormais sa société, ce ne sont plus sa femme et ses
enfants ; il se donne tout entier à son parti ; il lui livre la paix de
son foyer, le bonheur et la douce sécurité de son épouse, l'affection et quelquefois
l'avenir de sa famille. Par esprit de parti, soutenu par la fièvre électorale,
il passe les jours et les nuits dans les comités, les clubs, et les auberges où
l'on fait de la propagande ; il use sa santé, dépense son argent, risque parfois
de fortes sommes dans des paris ridicules sur son candidat favori ; heureux s'il
ne ruine même son âme en prenant dans l'effervescence incontrôlable de la fièvre,
les germes fatals d'habitudes vicieuses qui feront le malheur de sa vie et le
désespoir de sa famille. De même le respect
traditionnel pour l'autorité, l'obéissance à l'Eglise tout est amoindri, subordonné
aux préventions irréfléchies de l'esprit partisan. Nous
vous le demandons, N. T. C. F., tout cela est-il raisonnable? Tout cela est-il
chrétien ? Est-ce béni de Dieu ? N'allez
pas, N. T. C. F., tomber dans de pareils écarts. Que le temps des élections ne
soit pas pour vous un temps de trouble, de vaine excitation. Conservez,
tout le temps des élections, le calme et la dignité qui conviennent à des hommes
qui n'ont pas d'autre préoccupation que celle de remplir un devoir. Que
les élections ne vous soient pas une occasion de désordre, par l'intempérance,
les réunions tapageuses, les excès de langage. Soyez prudents dans vos paroles
; évitez de blesser la vérité, la justice et la charité. Ne
perdez pas en courses inutiles, frivoles, dispendieuses, sans profit, un temps
qui serait bien mieux employé au sein de votre famille. Votez
librement, selon votre conscience, éclairée par la prière et la réflexion, et
laissez à votre prochain l'entière liberté que vous réclamez pour vous-mêmes. Montrez-vous
fidèles et minutieux observateurs des lois civiles qui régissent les élections
; mais par dessus tout, n'oubliez pas que vous êtes responsables à Dieu du vote
que vous aurez donné, et souvenez-vous de Lui demander la grâce de bien connaître
ce qu'il vous faut faire pour remplir pleinement vos obligations de citoyens et
de fidèles enfants de l'Eglise. Si, N.
T. C. F., vous suivez fidèlement les conseils que nous vous adressons aujourd'hui,
et qui sont dictés uniquement pour le désir de procurer votre plus grand bien
spirituel et temporel, nous pouvons espérer que les élections se feront bien ;
sans tumulte, sans division trop profonde, sans scandales ; puis une fois les
élections terminées, après que chacun de vous aura voté de son mieux, sans garder
dans votre coeur aucune haine, aucun mauvais vouloir contre vos adversaires vaincus
ou triomphants, vous resterez unis, couvrant d'un voile vos divergences politiques,
pour continuer à travailler dans la concorde et la paix, à tout ce qui intéresse
le bonheur de vos familles, la prospérité de vos paroisses et le bien général
du pays. Tels sont, N. T. C. F., les
voeux que nous formons pour vous, dans la sincérité de notre âme et dont nous
demandons à Jésus-Christ, par l'intercession de sa sainte Mère, la complète réalisation. Source
: uvres pastorales de Mgr. J.-M. Émard, 1er
Évêque de Valleyfield. Tome premier, (1892-1900), Paris, Pierre Téqui,
1921, 348p., pp. 139-153. ©
2000 Claude Bélanger, Marianopolis College |