Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Août 2007

Études de l’histoire du Québec / Quebec History Studies

 

Yves BÉGIN, Raison et sentiment: nationalisme et antinationalisme dans le Québec des années 1935-1939, Mémoire de maîtrise, département d’histoire, Université de Montréal, 2001.

 

Introduction

 

Depuis le XIXe siècle, l’idéologie nationaliste est probablement un des phénomènes politiques et culturels ayant marqué l’histoire du Québec de la façon la plus constante. Il est difficile de situer avec précision le moment historique qui a vu naître ici cette idéologie fondée sur l’idée qu’il existe une nation canadienne-française qu’il importe de perpétuer. Toutefois, il apparaît clairement que le nationalisme continue de s’imposer aujourd’hui comme une donnée culturelle et politique fondamentale. L’intérêt pour les concepts de nation et de nationalisme apparaît même à ce point important que les études se sont multipliées à leur sujet depuis quelques années. D’intérêt et de qualité variables, ce sont des ouvrages d’anthropologues, de sociologues, de politologues, de philosophes et d’historiens qui se questionnent sur la place de la nation et du nationalisme dans le monde d’aujourd’hui. Mais ce questionnement très contemporain peut-il se passer d’une connaissance précise de l’évolution du phénomène? Il nous semble que non, et c’est ici qu’intervient le rôle de l’historien qui s’intéresse au domaine des idées.

Nous nous proposons d’étudier le nationalisme canadien-français tel qu’il s’est exprimé dans les années trente, période durant laquelle de nombreux auteurs s’accordent à dire qu’il connaît une recrudescence. Mais il n’y a pas que le nationalisme qui nous intéresse. S’il semble avoir marqué la période, on oublie trop souvent qu’un autre courant de pensée lui était directement et ouvertement opposé, courant principalement soutenu par des intellectuels libéraux : l’antinationalisme. Peu connu mais important (entre autres parce qu’il a influencé le développement du discours nationaliste), nous croyons qu’il mérite qu’on l’étudie. Ce  mémoire porte donc sur les rapports entre nationalisme et antinationalisme dans le Québec des années trente. Plus précisément, nous étudions ces discours qui s’opposent parfois violemment sous cet angle : quelle y est la part faite à la raison et au sentiment? Concrètement, nous analysons la pensée de trois intellectuels actifs dans les années trente : Lionel Groulx (prêtre, écrivain historien et professeur, figure de proue du nationalisme canadien-français durant la période) ainsi que Louis Lachance (dominicain et philosophe) du côté nationaliste, et Jean-Charles Harvey (écrivain et journaliste) du côté antinationaliste. Il s’agit donc d’une étude comparative.

1. REGARD SUR L’HISTORIOGRAPHIE

Bien que la question de la raison et du sentiment ait pu être abordée ici et là, un bref regard sur l’historiographie consacrée au nationalisme et à l’antinationalisme nous montre que la perspective que nous adoptons constitue une piste relativement nouvelle.

a) Nationalisme et antinationalisme

Des nombreux ouvrages qui ont été consacrés à l’étude de la nation et du nationalisme au cours des dernières années, il ressort que les auteurs éprouvent toujours une certaine difficulté à définir les  concepts théoriques de nation et de nationalisme en des modèles réellement opératoires. S’il l’on doit reconnaître les efforts de compréhension et d’analyse d’une question qui s’avère en effet complexe à saisir, nous ne désirons pas entrer ici dans ces discussions trop théoriques et bien souvent stériles. Étudier la nation et le nationalisme sans en observer les exemples historiques concrets et y chercher les éléments d’une théorisation possible constitue une voie qui, à long terme, risque de ne mener qu’à l’essoufflement et à la stérilisation de la recherche. De plus, dans le cas particulier des réflexions récentes sur la nation canadienne-française ou québécoise (1), il apparaît assez clairement que plusieurs auteurs sont davantage préoccupés d’assurer la cohérence et la faisabilité d’un projet national inclusif que d’étudier la nation en elle-même, pour ce qu’elle a été en réalité dans l’histoire, c’est-à-dire dans l’esprit des gens qui se la sont imaginée.

Si la nation et le nationalisme semblent être actuellement des préoccupations importantes chez plusieurs chercheurs de nombreux domaines, il n’en est pas de même pour l’antinationalisme. En effet, il ne semble pas que ce courant idéologique soit l’objet d’une véritable attention de la part des chercheurs. Cela peut étonner si l’on considère qu’une idéologie, le nationalisme en l’occurrence, n’est pas un système stable et clos, mais bien une chose mouvante, en constante évolution sous l’effet des relations (conflictuelles ou consensuelles) qu’elle entretient avec d’autres idéologies, chacune influençant et étant influencée à son tour. Il est vrai que par définition, l’antinationalisme ne peut exister qu’en présence du nationalisme, mais y a-t-il une seule idéologie qui soit d’abord née du néant, et non en opposition avec une autre? Peut-on alors expliquer ce peu d’intérêt pour l’antinationalisme par le fait que contrairement au nationalisme, qui semble être chez plusieurs intellectuels canadiens-français une idéologie en soi, la pièce maîtresse de leur vision du monde, l’antinationalisme ne serait souvent chez d’autres intellectuels qu’une attitude d’esprit liée à une idéologie plus fondamentale (libéralisme ou communisme, par exemple), ou encore à une religion (comme le christianisme)? Peut-être bien. Néanmoins, la présence continue de ce discours au cours du siècle et la qualité intellectuelle de certains de ses défenseurs nous obligent à considérer l’antinationalisme comme un discours important qui mérite l’attention des chercheurs. Selon les époques et en s’opposant à diverses formes de nationalisme, l’antinationalisme aura ainsi pris lui aussi des couleurs différentes. L’étude de la pensée de Jean-Charles Harvey sur ce plan pourrait constituer une étape dans un projet de recherche sur l’antinationalisme au Québec. Comment s’articule le discours antinationaliste? Quels sont ses fondements? Au delà de ses variantes possibles, y a-t-il des constantes dans l’argumentation? Voilà le type de questions auxquelles il pourrait être intéressant d’apporter une réponse.

Nous n’avons trouvé que deux articles qui traitent spécifiquement de l’antinationalisme et qui offrent une ébauche d’approche théorique. Le politologue français Pierre-André Taguieff  tente d’identifier quelques constantes du discours antinationaliste en France. Sans entrer ici dans le détail de cet article, soulignons que Taguieff amène un élément intéressant pour la perspective qui nous occupe. Il remarque entre autres caractéristiques récurrentes de ce discours que «le dernier mot, ou l’ultime argument, de l’antinationaliste radical [est d’identifier chez l’adversaire nationaliste] le manque de cohérence et [de] systématicité, sacrifiés à l’intensité (2)». En d’autres termes, l’antinationaliste refuserait de reconnaître à l’adversaire l’aspect rationnel de sa pensée pour n’y voir que de l’intensité (émotivité?).

Au Québec, Guy Laforest s’est intéressé aux sources d’inspiration de deux représentants d’un certain antinationalisme au Canada, Pierre Elliott Trudeau et Ramsay Cook. Il montre entre autres que les deux intellectuels ont largement emprunté à Elie Kedourie son analyse négative du nationalisme. La question de l’opposition entre raison et sentiment est d’ailleurs un des facteurs qui déterminerait leur analyse antinationaliste. Résumant la pensée de Cook sur ce point, Laforest écrit : «Cook reprend cette idée de Kedourie selon laquelle le nationalisme est incapable d’affronter le réel. Faisant appel à l’émotion plus qu’à la raison, cette idéologie occulterait le réel à l’aide d’abstractions (3).» Il y aurait bien d’autres éléments à dégager de cet article, mais nous nous limitons pour l’instant à ce bref aperçu, qui nous rassure déjà sur la pertinence de notre cadre d’analyse. Si l’on regarde maintenant du côté des travaux portant spécifiquement sur Lachance, Groulx et Harvey, on constate que quelques auteurs ont soulevé la question de la raison et du sentiment.

b) Louis Lachance (1899-1963)

Prêtre et philosophe thomiste, il a enseigné à l’Angelicum de Rome, au Séminaire des Saints-Apôtres de Sherbrooke, à l’Institut d’études médiévales d’Ottawa et de 1943 à sa mort en 1963 à l’Université de Montréal. Jusqu’à présent, aucune étude ne lui a été consacrée, à l’exception d’une notice biographique ici et là, de quelques comptes rendus de ses livres et de courts passages dans certains ouvrages de philosophie. Notre étude viendra donc combler en partie cette lacune.

Signe d’un certain statut, malgré qu’il soit peu connu, une notice biographique lui est consacrée par Leslie Armour dans la première édition française de L’encyclopédie du Canada (1987). C’est d’ailleurs cette notice qui nous a suggéré le sujet de ce mémoire. En effet, nous avons été étonné de la comparaison faite dans cette notice entre la pensée de Louis Lachance et celle de Lionel Groulx. Armour y affirme que l’ouvrage de Lachance, Nationalisme et religion (4) «jette les bases d’un nationalisme fondé sur la raison, et différent de celui de Lionel Groulx essentiellement fondé sur les sentiments (5) ». À la lecture de Nationalisme et religion on ne peut que constater l’effort de rationalisation déployé par le philosophe pour fonder la légitimité du nationalisme (en position précaire depuis la condamnation par le pape Pie XI du nationalisme outrancier dans l’affaire de L’Action française de Paris en 1926). Mais on comprend mal le fait qu’Armour qualifie le nationalisme de Groulx «d’essentiellement fondé sur les sentiments» (1987), ou que le nationalisme préconisé par Groulx «s’appuie surtout sur l’émotion» (2000), sans plus d’explication. Bien sûr, essentiellement n’est pas exclusivement, et surtout n’est pas uniquement, mais Armour, en plaçant en opposition ces deux «types» de nationalisme, semble suggérer de façon implicite l’absence de raison dans le nationalisme de Lionel Groulx. Nous croyons qu’il s’agit là d’une erreur. Si Lachance étudie effectivement le nationalisme en philosophe rationnel, on se rend bien compte, à travers d’autres sources, que le sentiment nationaliste est aussi vécu chez lui de façon relativement intense, et qu’il pouvait l’évoquer avec un certain lyrisme, semblable à celui que l’on retrouve dans plusieurs des conférences de Groulx. D’un autre côté, nous verrons dans ce mémoire que Groulx insistait sur la nécessité de fournir aux siens une réelle doctrine nationaliste, plutôt qu’un «vague sentiment». Nous verrons aussi qu’il était, particulièrement au cours des années trente, à la recherche de fondements inattaquables pour son nationalisme. Contrairement à ce que laisse entendre Armour, et peut-être Jean-Charles Harvey, la pensée des deux intellectuels pourrait donc ne pas être aussi éloignée.

c) Lionel Groulx (1878-1967)

Pour quiconque désire étudier le nationalisme au Québec dans les années trente, Groulx apparaît comme un incontournable. Chef de file du nationalisme canadien-français entre le milieu des années vingt et le début des années cinquante, le prêtre historien a déjà fait l’objet de nombreuses études. Toutefois, une analyse des principaux écrits sur lui démontre qu’il a eu droit à des ouvrages solides, mais aussi à d’autres radicalement mauvais, à des témoignages apologétiques comme à des condamnations arbitraires et sans appel. Dans cet aperçu qui ne pourra être que partiel, nous laissons de côté les témoignages (6), pour nous concentrer sur les études les plus importantes.

Le seul ouvrage universitaire exclusivement consacré à la pensée de Lionel Groulx est celui de Jean-Pierre Gaboury, Le nationalisme de Lionel Groulx. Aspects idéologiques (1970). Gaboury nous y livre une analyse juste et nuancée qui a le mérite de couvrir toute la vie de Groulx et cela sur de nombreux aspects de sa pensée. Rapidement toutefois, on remarque le caractère superficiel de l’attention accordée à certains éléments (ce qui pourtant, règle générale, n’enlève rien ou peu à la justesse des conclusions), ainsi que le manque de nuance quant à l’évolution de sa pensée, implicitement présentée comme plutôt invariable à travers le temps. Au sujet de la question qui nous intéresse, Gaboury  remarque le caractère émotif de Groulx, sans toutefois suggérer que ce dernier soit étranger à la pensée rationnelle (7).

Susan Mann Trofimenkoff, qui s’est intéressée à L’Action française de Montréal (8) et à l’abbé Groulx plus particulièrement (9), nous présente pour sa part une analyse sensible mais sans complaisance, critique mais sans animosité. Elle considère que plusieurs jugements à son égard ont été excessifs, particulièrement en ce qui concerne l’étiquette fasciste qui lui a été attachée (10). Sur le plan de la raison et du sentiment, Trofimenkoff voit en Groulx un être à la fois émotif et rationnel, toujours occupé à fournir des leçons de fierté et travaillant sans cesse à l’élaboration d’une doctrine. Ses ouvrages nous offrent l’exemple d’analyses étonnamment sereines étant donné le caractère (relativement) controversé du personnage.

Paradoxalement, le pire ouvrage traitant de la pensée de Groulx est probablement celui qui nous a été le plus utile dans l’élaboration de notre projet de recherche. Esther Delisle, dans Le Traître et le Juif. Lionel Groulx, Le Devoir et le délire du nationalisme d’extrême-droite dans la province de Québec, 1929-1939, brosse un portrait peu reluisant de la pensée de Groulx dans les années trente. Essentiellement, l’auteure affirme  que le nationalisme de Groulx se caractérise à l’époque par une volonté de protéger la pureté du sang de la «race» (11) et de prémunir la nation contre l’action corrosive du «traître» d’une part (en passant celui-ci «au laminoir de la rééducation») et du Juif d’autre part (par son «parcage dans des ghettos») (12). Pour Delisle, Groulx est un nationaliste en proie au délire. Elle ne lui reconnaît, de fait, aucune rationalité et considère son idéologie comme une déviance d’un sentiment dangereux ayant un fort potentiel destructeur. Elle rejoint ainsi le camp antinationaliste, mais d’une manière qui contraste avec l’intelligence du discours d’un Trudeau ou d’un Harvey. Tout de même, le fait que son analyse nous ramène à l’idée que le nationalisme est exclusivement une affaire de sentiment  nous confirme encore la justesse du choix de notre angle d’analyse sur le nationalisme et l’antinationalisme. 

d) Jean-Charles Harvey (1891-1967)

Bien que son nom évoque surtout le romancier qui a publié en 1934 Les Demi-civilisés (13),  Jean-Charles Harvey a connu une longue carrière journalistique dont l’un des points forts fut la fondation en 1937 et la publication durant neuf ans de l’hebdomadaire Le Jour. Cet intellectuel au parcours singulier fut nationaliste puis antinationaliste, eut des sympathies communistes malgré son libéralisme qui s’affirme au cours des années trente, et fut un réformiste qui deviendra davantage conservateur avec le temps, notamment sur la question ouvrière. La période du Jour nous intéresse particulièrement parce qu’avec la fondation de cet hebdomadaire, l’un des principaux objectifs de Harvey était la «lutte contre le cri de race et contre toute forme de nationalisme démagogique» et «l’opposition nette et énergique au séparatisme [...] (14)». En fait, il est raisonnable de penser qu’Harvey fut l’un des antinationalistes les plus actifs au cours des années trente (15). Ce sont d’ailleurs les articles de Harvey dans Le Jour qui constituent l’essentiel de nos sources sur l’antinationalisme.

Bien que cela ne constitue pas son seul argument contre le nationalisme, Harvey accuse les nationalistes de manquer de raison : il les traite sans réserve de crétins, de fanatiques et d’illuminés, de promoteurs du «mysticisme racial». Selon M.-A. Gagnon, qui remarque lui aussi l’idée de Harvey selon laquelle le «“national (16)” a diminué les saines données de la raison humaine (17)», Harvey ne serait pourtant pas nécessairement toujours du côté de la raison. En effet, Gagnon affirme :

Il y aurait une étude intéressante à faire sur l’aspect mythique de sa psychose constitutionnelle. D’ailleurs, Harvey ne semble pas être le seul à avoir souffert de cette affection. L’abbé Groulx aussi en a été atteint. Je ne puis faire autrement que de comparer, sur le plan psychologique, nos excès périodiques de délire nationaliste et antinationaliste à ceux des peuplades primitives qui, n’ayant pas de héros humains à adorer, sont partis de vagues traditions populaires pour fabriquer des monstres imaginaires qu’ils idolâtrent dans le seul but de satisfaire leur instinct collectif du merveilleux (18). 

Nous ne partageons pas cette affirmation un peu grossière, mais elle a le mérite de faire écho à la question qui nous occupe : la raison et le sentiment (ici: délire) constituerait aussi chez Harvey un objet pertinent d’analyse. Le dernier ouvrage en date à être paru sur Harvey est celui d’Yves Lavertu : Jean-Charles Harvey. Le combattant. Bien que l’ouvrage soit très intéressant, nous n’y avons pas trouvé de commentaires sur cette question, sauf peut-être dans une lettre de Jean-Charles Harvey à sa compagne  que cite Lavertu. Harvey y esquisse, selon les mots de Lavertu, «un court traité d’art oratoire (19)». Il y critiquerait le lyrisme oratoire qui permet aux Mussolini et Hitler de ce monde d’entraîner les foules dans une folie collective. Malheureusement, cette lettre, qui n’est citée que partiellement, ne fait pas partie du fonds d’archives d’Harvey et n’est pas accessible aux chercheurs.

* * *

Comme nous le soulignions plus haut, l’historiographie n’a pas privilégié notre problématique comme orientation de recherche. Toutefois, cette brève revue de la littérature nous suggère qu’on pourra éclaircir une question soulevée à des degrés divers par plusieurs auteurs qui ont étudié la pensée de l’un ou l’autre des trois intellectuels qui nous intéressent. Cette problématique, voilà ce qui nous reste à préciser, ainsi que nos principales hypothèses.

2. PROBLÉMATIQUE ET HYPOTHÈSES DE RECHERCHE

a) Quelques concepts-clés

Quelle est la part faite à la raison et au sentiment dans le nationalisme et l’antinationalisme dans la deuxième moitié des années trente, voilà la question qui sous-tend notre démarche. Cette problématique, nous venons de le voir, rejoint des préoccupations réelles de l’historiographie et nous pensons qu’elle constitue un angle d’approche pertinent dans l’étude du nationalisme et de l’antinationalisme. Avant d’aller plus loin toutefois, nous pensons devoir préciser quelques concepts centraux de notre analyse. Quel sens et quelle portée donnerons-nous aux termes nation, nationalisme, antinationalisme, raison et sentiment dans ce mémoire? Tel est l’objet de cette section.

 

Nation: Définir la nation s’avère un exercice particulièrement difficile. Les approches strictement théoriques nous éloignent des réalités concrètes et offrent des modèles attrayants certes, mais qui ne correspondent souvent pas à grand chose  d’un point de vue historique. Les approches empiriques, quant à elles, ont ce défaut qu’étant basée sur l’analyse d’une ou de plusieurs situations particulières, la définition qu’on en tirera ne vaudra parfaitement que pour le cas étudié.

Ce qui rend particulièrement difficile la définition du concept de nation est le fait que la nation ne semble pas être une réalité objective, un fait tangible, «observable en laboratoire». Elle est une évidence pour plusieurs, mais tous ne s’entendent pas sur ses limites, ni même sur ses caractéristiques. On aurait beau nier son existence, on ne saurait nier qu’elle a été l’une des données socio-politiques les plus importantes des XIXe et XXe siècles. Comment alors l’historien s’en sortira-il? Il s’agit seulement d’adopter la bonne perspective. Nous devons accepter que la nation existe bel et bien, mais que sa seule réalité incontestable réside dans le domaine des idées. Ce n’est donc pas tant la nation que l’idée de nation que l’historien étudiera. En faisant passer notre objet d’étude de la nation à la conception de la nation, non seulement nous facilitons-nous le travail de définition, mais nous nous plaçons aussi dans une réelle perspective d’histoire intellectuelle.

Il semble exister un consensus de base autour de l’idée qu’il existe deux grands types de conceptions de la nation : les conceptions ethnique et civique. Nous reprenons à notre compte l’essentiel de cette catégorisation devenue classique, mais en y ajoutant une nuance de taille que nous jugeons pertinente, à savoir qu’il existe aussi une conception biologique de la nation.

Il y a d’abord la nation ethnique. Une conception ethnique de la nation se base sur l’idée qu’il existe une communauté humaine relativement homogène sur le plan de la culture (langue, foi religieuse ou autre), communauté partageant une origine, une histoire et une mémoire communes, souvent associée à un territoire plus ou moins défini. On y accède généralement par la naissance, mais rien n’empêche, théoriquement, qu’une personne de l’extérieur en vienne à partager la plupart de ces mêmes caractéristiques après un certain temps.

Il y a ensuite la nation biologique. Une conception biologique de la nation se base sur l’idée qu’il existe une communauté humaine homogène sur le plan biologique. Elle affirme que la valeur de la nation tient aux traits physiologiques héréditaires partagés par ce groupe et conditionnant la valeur des traits psychologiques, eux aussi héréditaires. Dans les faits, si elle semble souvent se confondre avec la conception ethnique de la nation,  la différence réside dans l’insistance particulière de cette conception sur la pureté des origines et la nécessité de la conserver. Elle n’autorise donc pas l’assimilation des gens d’origines différentes.

Enfin, il y aurait la nation civique. Cette conception de la nation se base sur l’idée qu’une nation digne de ce nom n’existe qu’à partir du moment où des individus, par intérêt, décident de s’associer sous la forme d’un contrat social entre chacun et tous les autres. La nation serait donc basée sur la volonté et l’adhésion contractuelle d’individus ou de groupes qui peuvent très bien ne partager ni les mêmes origines, ni la même langue, ni la même religion. Il s’agit ici de la conception généralement associée au libéralisme  issu des Lumières.

Simplificatrice, cette catégorisation? Assurément : c’est à la fois son avantage et son inconvénient.  Il s’agira de la décloisonner en temps et lieu, en apportant les nuances nécessaires.

Nationalisme: Dans le cadre de ce mémoire, le nationalisme qui nous intéresse est le nationalisme en tant qu’idéologie (20). Sur le plan strictement théorique, les définitions du dictionnaire Le Robert (1977, p.1257) ne s’avèrent pas satisfaisantes et leur caractère normatif nous rebute:

1. Exaltation du sentiment national; attachement passionné à la nation à laquelle on appartient, accompagné parfois de xénophobie et d’une volonté d’isolement;

2. Doctrine fondée sur ce sentiment, subordonnant toute la politique intérieure au développement de la puissance nationale et revendiquant le droit d’affirmer à l’extérieur cette puissance sans limitation de la souveraineté;

3. Doctrine, mouvement politique qui revendique pour une nationalité le droit de former une nation.

Dans notre mémoire, nous utilisons plutôt cette définition du nationalisme, qui est la nôtre et que nous croyons davantage opératoire (21):

Le nationalisme est une idéologie se fondant sur la conviction qu’il existe une nation (et peu importe la conception qu’on en a) dont on vise à défendre (par quelque moyen que ce soit) les intérêts (quels qu’ils soient) contre toute menace (de quelque nature que ce soit), intérieure ou extérieure à la nation ou à l’État dans lequel la nation se trouve.

Voilà donc une définition opératoire du nationalisme comme idéologie. Mais le terme nationalisme prend parfois des acceptions différentes auxquelles il faut être attentif. En effet, le terme nationalisme peut parfois désigner une réaction ponctuelle à une situation jugée dangereuse pour la nation ou pour l’État politique associé à cette nation. Cette réaction nationaliste est à distinguer selon nous de l’idéologie nationaliste en ce sens qu’elle n’oriente pas nécessairement toute la pensée de ceux qui l’expriment. Ensuite, l’idéologie nationaliste est aussi à distinguer du sentiment national, qui ne serait que la reconnaissance (généralement positive) pour un individu ou un groupe du fait d’appartenir à une nation. Enfin, on remarquera que cette définition du nationalisme  n’entre en opposition avec aucune des conceptions de la nation que l’on rapportait plus haut. Comprenons ici que selon nous, le nationalisme peut très bien s’accorder avec une conception civique de la nation.

Antinationalisme: L’antinationalisme, qui constitue notre autre principal objet d’étude, se définit plus facilement, car il n’est, fondamentalement, qu’une attitude d’esprit considérant le nationalisme en général ou un nationalisme en particulier comme relativement ou essentiellement inacceptable. Encore une fois ici une distinction doit être faite. Si l’antinationaliste nie parfois la réalité même de l’existence de la nation telle que la définissent les nationalistes, et s’il peut aller jusqu’à combattre la simple expression du sentiment national, il n’est pas vrai qu’un antinationaliste soit toujours et nécessairement exempt de sentiment national, que devant une menace extérieure à la nation, il soit incapable d’exprimer une réaction nationaliste ou encore, chose plus étonnante, qu’il ne puisse lui-même professer un nationalisme en opposition à un autre nationalisme, jugé mauvais (le Canada nous offre un exemple de situation possible où celui qui combat le nationalisme canadien-français peut en venir en quelque sorte  à professer un nationalisme canadien). En Occident, il semble qu’au moins deux idéologies et une religion ont à certains moments présenté un discours antinationaliste : le libéralisme, le marxisme et le christianisme. L’idéologie libérale, au nom de la primauté accordée à l’individu et à ses droits (par opposition à ceux du groupe, de la nation); l’idéologie marxiste, qui considère le nationalisme comme une idéologie bourgeoise servant à masquer les enjeux et l’universalité de la condition prolétarienne; et enfin le catholicisme, au nom d’une volonté universaliste fondamentale (22). C’est surtout l’antinationalisme libéral qui nous intéresse ici, bien que l’antinationalisme catholique devra aussi être abordé (23) .

Raison: Le terme «raison» peut être défini différemment selon le sens précis qu’on veut lui donner.  Les trois intellectuels dont nous étudierons la pensée dans ce mémoire accordent généralement trois sens différents au terme raison (24).

           

1) Ils l’utilisent d’abord au sens d’entendement («Faculté propre à l’homme, par laquelle il peut connaître, juger et se conduire selon des principes»). Il s’agit ici de la raison qu’on oppose généralement au sentiment, à l’instinct, à la passion.

           

2) Le terme raison est  aussi utilisé comme synonyme de bon sens, de discernement («Ensemble des principes, des manières de penser permettant de bien agir et de bien juger»). Bien qu’en leur sens strict ces deux définitions recouvrent des notions différentes, nous avons remarqué que ces deux notions se confondent généralement à l’usage. Quand on dit de quelqu’un qu’il n’écoute pas la voix de la raison, le terme raison est rarement axiologiquement neutre. C’est-à-dire qu’on s’attend à ce que de l’utilisation de la faculté (première acception) résulte la découverte de la vérité (deuxième acception).

     

3) Enfin, ils emploient souvent ce terme au sens de lucidité («Ensemble des facultés intellectuelles, considérées dans leur état ou leur fonctionnement normal».). Dans un contexte polémique, si on reprochera le plus souvent à son adversaire de manquer de raison pour signifier son manque de discernement (deuxième acception) on peut, plus gravement, l’accuser  d’être en proie à un dérèglement psychologique. Voilà le sens de cette troisième acception.

Sentiment (25) : Dans ce mémoire, nous opposerons souvent le sentiment à la raison.

     

1) La définition du sentiment qui s’oppose le plus directement à celle de la raison (première acception) est le sentiment entendu comme une disposition à être facilement ému. On accusera ainsi son adversaire de se laisser guider par le sentiment (première acception) plutôt que par la raison (première acception).

     

2) Mais le sentiment ne s’oppose pas à la raison si on l’entend au sens «d’état affectif complexe et durable lié à certaines émotions ou représentations» (deuxième acception). Par exemple, on parlera souvent de «sentiment national», ou de «sentiment patriotique», comme on pourrait parler de «sentiment religieux». Dans le cas du nationalisme, on voit bien que ce n’est pas la raison qui dicte l’amour de la patrie, mais on constate aussi qu’elle ne s’y oppose pas.

b) Hypothèses de recherche

     

Notre problématique est issue d’un raisonnement sur la nature du nationalisme au Québec dans les années trente. Plus particulièrement, la vision très négative du nationalisme de Lionel Groulx proposée par quelques chercheurs, par exemple E. Delisle, nous paraît digne d’être réévaluée. La vision qui fait de Groulx ni plus ni moins qu’un personnage dangereux, raciste, au nationalisme délirant, devra être grandement nuancée. Cette accusation d’un trop grand sentimentalisme, voire de déraison, portée à l’encontre du nationalisme n’est pas nouvelle par ailleurs. Au Québec, Jean-Charles Harvey la lançait sans cesse à la face de ses adversaires nationalistes (26). L’étude de la pensée de Louis Lachance nous permettra peut-être d’éclairer d’une lumière nouvelle l’idéologie nationaliste telle qu’elle s’est exprimée dans les années trente. Enfin, l’étude de la pensée d’Harvey nous permettra d’esquisser dans leurs grandes lignes les fondements de l’antinationalisme, qui sont  méconnus.

     

La présence du sentiment et de la raison dans les discours nationaliste et antinationaliste a soulevé au cours de nos recherches quelques interrogations auxquelles nous aimerions répondre dans ce mémoire. En voici un échantillon: si le nationalisme est à la base une affaire de sentiment (première acception, dans la mesure où il tire son origine d’un amour de la nation, ou de la «patrie»), n’est-il que cela? Le discours nationaliste des années trente est-il construit rationnellement ou n’est-il que l’expression passionnée d’un sentiment? Le recours à la raison (première et deuxième acception) est-il l’apanage des antinationalistes? Le discours antinationaliste, pour convaincre, évite-t-il systématiquement le recours au sentiment (première acception)? L’antinationalisme fédéraliste est-il dénué de sentiment, à savoir par exemple un amour de la «nation canadienne» (première acception)? Ne devient-il pas lui-même un nationalisme canadien, fondé sur un sentiment national (deuxième acception)?

     

Toutes ces questions, et quelques autres, nous pouvons les résumer dans un jeu d’hypothèses qui nous guideront à travers nos analyses. Voici ce que nous pensons pouvoir démontrer. D’abord, dans les années trente, que le nationalisme de Groulx est essentiellement le même que celui de Lachance. Il n’est pas seulement fondé sur des considérations sentimentales et a fait l’objet d’un effort de rationalisation. Ensuite, que l’antinationalisme de Harvey est loin d’être absolu, et que le nationalisme «rationnel» proposé par Louis Lachance semble acceptable à ses yeux. Enfin, malgré ce qui oppose Groulx et Harvey, nous pensons que le nationalisme «rationnel» de Lachance constitue un point de convergence entre la pensée de Groulx et celle d’Harvey.

3. MÉTHODOLOGIE

a) Sources

     

Tout d’abord, rappelons que notre étude se limite aux années 1935-1939 inclusivement. Ce choix, nous le justifions par le fait que le nationalisme de ces années aurait été exacerbé par la situation économique ainsi que par l'influence de certains nationalismes européens. Nous avons donc pensé que s’il est une période où les nationalistes ont pu faire montre de sentimentalité excessive (jusqu'à la déraison), ce doit bien être les années trente. Pour étudier la question de la raison et du sentiment dans le nationalisme et l’antinationalisme, n’avons-nous pas là un terrain de recherche tout indiqué? Quant au choix de nous limiter à la deuxième moitié de la décennie, il se justifie par des raisons plus terre à terre, notamment la nécessité de limiter l’étendue du corpus de sources.

     

Pour mener à bien notre projet,  nous utilisons principalement les ouvrages publiés par Groulx au cours de la période: les recueils d’articles et de conférences intitulés Orientations (1935) et Directives (1937), et quelques articles publiés dans l'Action nationale. Nous disposons en outre de quelques brochures et d’autres textes de conférences. Enfin, nous utilisons à l'occasion certains manuscrits inédits de Groulx ainsi que sa correspondance, qui constitue un matériau d'une grande richesse et qui permet d'observer sa pensée libérée des contraintes de l'édition.

     

Pour Louis Lachance, c'est essentiellement son ouvrage Nationalisme et religion (1936) qui nous intéresse. Il ne s'agit pas du seul de ses ouvrage publiés au cours des années trente, mais il est le seul qui traite spécifiquement du nationalisme. Nous disposons aussi de quelques manuscrits, qui fournissent un aperçu de sa pensée sur quelques questions importantes. Les sources étant relativement limitées sur cet intellectuel pour la période qui nous occupe, nous devrons à l’occasion utiliser des textes qui dépassent légèrement le cadre chronologique de notre étude. Toutefois, cela n’est vrai que dans un nombre limité d’occasions et nous le préciserons le cas échéant.

     

Pour Jean-Charles Harvey enfin, ses articles publiés dans l’hebdomadaire Le Jour de 1937 à 1939 nous fournissent l'essentiel du matériel soumis à l’analyse. Comme dans le cas de Groulx et de Lachance, nous utilisons quelques manuscrits et correspondances tirées de son fonds d’archives conservé à l’Université de Sherbrooke. Enfin, d’autre articles rédigés pour d’autres quotidiens complètent notre corpus.

b) Méthode d’analyse

     

L’histoire intellectuelle ne possède pas ses règles de procédure codifiées. Est-il suffisant de dire qu’on demande surtout à l’historien des idées une lecture rigoureuse et approfondie des textes, une connaissance de leur contexte de production, une attention constante aux mots choisis par les auteurs, à leur récurrence, à leur disparition, à leur signification selon le contexte ou selon l'auteur (le «travail des notions»), aux omissions volontaires ou involontaires, à l’évolution des idées, des préoccupations, etc.? Disons plutôt qu’il s’agit là des règles de base de l’analyse qualitative.

     

Quant au cas précis qui nous occupe, nous tenons à avertir le lecteur qu’on ne retrouvera pas dans cette étude une analyse de la pensée de Harvey comme variante du  libéralisme ou de la pensée de  Groulx et de Lachance comme traditionalismes. Bien que nous pourrons souligner à l’occasion certains liens intéressants sur ce plan, il s’agit bel et bien d’une étude sur le nationalisme et l’antinationalisme. On  ne doit pas non plus s’attendre à trouver dans ce mémoire des conclusions quantifiées sur le degré de rationalité ou de sentimentalité de la pensée des trois intellectuels nationalistes et antinationaliste. Évaluée de cette façon, la part de raison et de sentiment des discours n'aurait que peu d'intérêt et de sens. Nous ne poserons donc pas nécessairement page après page la question de la raison et du sentiment, mais il faudra néanmoins la garder à l’esprit car elle sous-tend toute notre démarche. Il faudra voir cette question d’abord et avant tout comme une façon originale d’aborder l’idéologie nationaliste et le discours qui s’y oppose, l’antinationalisme.

     

Ce n’est pas une chose évidente que d’analyser concurremment la pensée de trois intellectuels et de les comparer entre elles, et l’effort de synthèse que cela suppose doit être reflété dans la construction des chapitres. Nous avons ainsi voulu bâtir ce mémoire selon le plan le plus simple possible. Avant d’aller plus loin, regardons le résumé de chacun des quatre chapitres que comprend ce mémoire.

     

Dans le chapitre premier, nous analyserons principalement l’idée que se font les Groulx, Lachance et Harvey de la nation canadienne-française. Nous verrons que les trois intellectuels reconnaissent l’existence de cette nation et qu’ils en partagent une conception que nous pouvons qualifier d’ethnique. Nous profiterons aussi de ce chapitre pour observer leur pensée au sujet de l’individu ou de la personne humaine (en rapport à la nation) et leur position à l’égard de la Confédération canadienne. À la fin de ce chapitre, nous devrions être mieux en mesure de comprendre les positions nationaliste et antinationaliste de nos protagonistes qui feront l’objet des chapitres suivants.

     

Dans le chapitre II, nous analyserons la pensée de Jean-Charles Harvey. Nous verrons dans un premier temps les limites de son discours antinationaliste. Harvey n’est pas un antinationaliste radical ou absolu et il partage avec ses adversaires certaines valeurs nationalistes. Dans un deuxième temps, nous observerons les quatre principales catégories d’arguments et d’attaques d’Harvey contre le nationalisme: (1) primauté à l’individu par rapport à la nation, à l’universalité de la condition humaine par rapport aux particularismes; (2) association du nationalisme à une attitude passéiste et antiprogressiste;  (3) association du nationalisme à une attitude de haine et au racisme; (4) enfin, critiques sur le caractère sentimental et irraisonné du nationalisme. Enfin, dans un troisième temps, nous analyserons les fondements de son nationalisme canadien, soit d’un côté une attitude «négative», caractérisée par un antiséparatisme lié au rejet du «projet de société» nationaliste; et de l’autre côté, une attitude positive, issue d’un amour sincère du Canada.

     

Dans le chapitre III, nous analyserons la pensée nationaliste de Lionel Groulx. Nous verrons que Groulx était convaincu de la nécessité de fournir aux siens un nationalisme qui ne serait pas que sentimental, et qu’il a tenté de lui donner une légitimité en le présentant comme justifiable aux yeux de la raison. Plus concrètement, nous verrons d’abord la volonté de Groulx de s’assurer de l’orthodoxie de sa pensée sur le plan catholique. Nous le verrons ensuite tenter de démontrer la légitimité fondamentale du nationalisme par l’argument du droit naturel. Enfin, nous le verrons fonder la légitimité du nationalisme canadien-français sur la base du droit positif, c’est-à-dire les différentes «constitutions» qui ont jalonné l’histoire du Québec, de la Proclamation royale de 1763 à l’Acte de l’Amérique du Nord britannique (1867), en passant par l’Acte de Québec (1774), l’Acte constitutionnel (1791) et l’Acte d’Union (1840). À la fin de ce chapitre, nous serons en mesure de mieux comprendre ce qui éloigne Harvey de Groulx au cours de ces années, soit à notre avis le séparatisme et la déraison, ainsi peut-être que le racisme qu’Harvey attribue à Groulx et aux nationalistes.

     

Le dernier chapitre de ce mémoire sera consacré à l’analyse de la pensée de Louis Lachance au sujet du nationalisme. Nous tenterons d’abord d’offrir une synthèse des principales idées que Lachance développe dans son ouvrage Nationalisme et religion. Ensuite, nous nous attarderons à comparer la pensée de Groulx avec celle de Lachance. Nous verrons à cette occasion que si la forme semble différente, le fond du nationalisme des deux prêtres est essentiellement le même et qu’on ne peut réellement les opposer. Opérant aussi ce travail de comparaison avec la pensée d’Harvey au sujet du nationalisme, nous verrons qu’étonnamment Harvey juge très positivement le nationalisme tel que l’entend Lachance. Nous pensons donc pouvoir faire de la pensée de ce dernier un point de convergence entre Groulx et Harvey.

(1) Certains ouvrages récents, dont ceux de Gérard BOUCHARD, La nation québécoise au futur et au passé, Montréal, VLB, 1999, 157 pages et Michel SEYMOUR, La nation en question, Montréal, L’Hexagone, 1999, 206 pages, en sont des exemples.

(2) Pierre-André TAGUIEFF, «Le nationalisme des “nationalistes”, un problème pour l’histoire des idées politiques en France», dans G. DELANNOI et P.-A. TAGUIEFF, Théories du nationalisme Paris, Kimé, 1991, pp. 47-124.

(3) Guy LAFOREST, «Herder, Kedourie et les errements de l’antinationalisme au Canada», dans R. HUDON et R. PELLETIER (dir.), L’engagement intellectuel. Mélanges en l’honneur de Léon Dion, Québec, Presses de l’Université Laval, 1991, p. 325. Notons que Laforest souligne la parenté presque parfaite entre la pensée de Trudeau et de Cook au sujet du nationalisme.

(4) Louis LACHANCE, Nationalisme et religion, Ottawa, Collège dominicain, 1936, 191 pages.

(5) Leslie ARMOUR, «Louis Lachance», L’Encyclopédie du Canada, Montréal, Stanké, 1987 [1985], tome II, p. 1064. Dans l’édition 2000, Armour écrit maintenant : «L’ouvrage de Lachance Nationalisme et religion (1936) sert de base au nationalisme fondé sur la raison, par opposition au nationalisme préconisé par Lionel Groulx, qui s’appuie surtout sur l’émotion», L. ARMOUR, «Louis Lachance», dans L’Encyclopédie du Canada 2000, Montréal/Paris/New-York, Stanké, 2000, p. 1364.

(6) Nous rangeons entre autres dans cette catégorie la conférence d’Olivar ASSELIN, L’oeuvre de l’abbé Groulx, Montréal L’Action française, 1923, 96 pages, les textes de l’ouvrage collectif dirigé par Maurice FILLION, Hommage à l’abbé Groulx, Montréal, Leméac, 1978, 224 pages, l’ouvrage de Jean ÉTHIER-BLAIS, Le siècle de l’abbé Groulx,  Montréal, Leméac, 1993, 261 pages et enfin celui de Juliette LALONDE-RÉMILLARD, Lionel Groulx. L’homme que j’ai connu, Montréal, Fides, 2000, 59 pages.

(7) GABOURY affirme en effet: «Il vouait au Canada français un véritable culte et l’effusion de son patriotisme ruisselle de chacune des lignes qu’il écrivit et de chacun des propos qu’il tint. Cette indéfectible dévotion, qu’il n’a d’ailleurs jamais cherché à dissimuler, donna à son style ce caractère émotif bien connu qui parfois se révèle inopportun et que d’aucuns ne peuvent supporter», J.-P. GABOURY, Le nationalisme de Lionel Groulx. Aspects idéologiques, Montréal, Éditions de l’Université d’Ottawa, 1970, p. 41.

(8) Susan MANN TROFIMENKOFF, Action Française. French Canadian Nationalism in the Twenties, Toronto, University of Toronto Press, 1975, 157 pages.

(9) Voir S. MANN TROFIMENKOFF, Abbé Groulx. Variations on a Nationalist Theme, Toronto, Copp Clark, 1973,  256 pages et Visions nationales. Une histoire du Québec, Montréal, Trécarré, 1986 [1983, The Dream of Nation], pp. 295-314. Un chapitre de ce livre lui est consacré.

(10) S. MANN TROFIMENKOFF, Abbé Groulx..., p. 7.

(11) Esther DELISLE, Le Traître et le Juif. Lionel Groulx, Le Devoir et le délire du nationalisme d’extrême-droite dans la province de Québec, 1929-1939, Montréal, L’Étincelle, 1993, p. 62.

(12) Ibid., p. 47.

(13) Ce roman, très critique envers la bourgeoisie locale et jugé dangereux pour les bonnes moeurs de la population fut aussitôt condamné par l’archevêque de Québec, Monseigneur Villeneuve. Cela coûta à Harvey son poste de rédacteur en chef du Soleil qu’il occupait depuis 1927. Le Parti libéral provincial, sous la direction de Taschereau, ne pouvait se permettre de garder aux commandes de l’organe officiel du Parti un journaliste aussi «dangereux» pour le maintien des bonnes relations entre le gouvernement et l’épiscopat catholique de la province.

(14) J.-C. HARVEY, «Notre programme», Le Jour, 6 novembre 1937, p. 8. Ce programme (dont une version  précédente et légèrement différente fut distribuée au public en guise de présentation du projet de journal) contenait dix points, dont deux font référence au nationalisme.

(15) C’est un avis partagé par un des biographes de Harvey, Marcel-Aimé GAGNON, qui écrit à ce sujet «qu’aucun journaliste, aucun écrivain n’a lutté avec autant d’ardeur et de ténacité que Jean-Charles Harvey contre le séparatisme ou toute autre forme de nationalisme». M.-A GAGNON, Jean-Charles Harvey, précurseur de la Révolution tranquille, Montréal, Beauchemin, 1970, p. 158.

(16) Par «national», Harvey entend l’insistance mise sur ce qui est national par opposition à ce qui est humain. C’est-à-dire que pour Harvey, le nationaliste regarde la société à travers le prisme de la nation, et oriente ses actions en fonction du bien ou du mal qui pourrait lui être fait, alors qu’il faudrait plutôt considérer le sort de l’individu, qui seul compte vraiment. On retrouve ici le fond libéral de la pensée harveyenne des années trente. 

(17) M.-A. GAGNON, Jean-Charles Harvey..., p. 161.

(18) M.-A. GAGNON, Jean-Charles Harvey..., p. 158.

(19) Yves LAVERTU, Jean-Charles Harvey. Le combattant, Montréal, Boréal, 2000, p. 86.

(20) Nous entendons l’idéologie comme un système de pensée ordonné et hiérarchisé servant pour un individu, ou un groupe dans une société, de schéma d’interprétation de la réalité sociale et de tremplin à l’action (défense ou promotion d’un intérêt). Il se différencie du mouvement, qui est le véhicule porteur de cette idéologie. 

 

(21) Opératoire, car elle permet à notre humble avis de rendre compte en une seule formule d’une plus grande variété de types de nationalisme. La première définition du Robert se réfère essentiellement au sentiment national et à son exaltation, et charrie un sens négatif, lié au fanatisme national. La deuxième souligne la volonté «d’affirmer à l’extérieur cette puissance sans limitation de souveraineté». On parle donc ici d’impérialisme, alors que ce n’est certainement pas le cas de tous les nationalismes. Enfin, la troisième définition n’est guère plus satisfaisante car elle implique une définition de la nation qui se rapporte davantage à l’idée d’État souverain.

(22) P.-A. TAGUIEFF parle à ce sujet d’une «transcendance d’ordre religieux (la “catholicité” supra-nationale et méta-nationaliste du christianisme)». P.-A. TAGUIEFF, loc. cit., p. 54.

(23) En effet, difficile de passer sous silence la condamnation papale de L’Action française de Paris en 1927 et le retentissement de cet événement sur le discours nationaliste canadien-français, chez Groulx et Lachance en particulier.

(24) Veuillez noter que les définitions du terme «raison» qui suivent sont inspirées de celles du Grand dictionnaire encyclopédique Larousse, t. 8, Paris, Librairie Larousse, 1984, p. 8709.

(25) Veuillez noter que les définitions du terme «sentiment» qui suivent sont inspirées de celles du Grand dictionnaire encyclopédique Larousse, t. 9, Paris, Librairie Larousse, 1985, p. 9496.

(26) Pierre Elliott TRUDEAU n’est pas en reste sur cette question. À ce sujet, consulter son article très révélateur «Nationalisme, fédéralisme et raison» dans P.E. TRUDEAU, Le fédéralisme et la société canadienne-française, Montréal, HMH, 1967 [1964], pp.193-215. Trudeau y affirme, en guise de conclusion : «[Contre le nationalisme], la froide raison pourrait encore nous sauver.»

 

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© 2007 Claude Bélanger, Marianopolis College