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Et puis le matin, le loup l'a mangée

 

Terre-Neuve et l'étrange comportement de M. Saint-Laurent - Être « correct » - Hypocrisie juridique - Comme dans le conte d'Alphonse Daudet

 

[Pour la source de ce texte, voir la fin du document.]

M. le chanoine Lionel Groulx racontait l'an dernier, au Quartier Latin, les débuts de la Confédération canadienne. Et il représentait, pour son titre, une formule de l'historien Trotter : BATTLE FOR ACCEPTANCE. Le fait est patent, ajoutait-il : « de 1864 à 1873 il fallut rien de moins qu'une bataille pour fédérer les provinces ». Rien de moins qu'une bataille! Et s'il faut préciser : une bataille avec le peuple, pour le forcer d'accepter un régime dont la majorité ne voulait pas.

 

L'histoire se continue. Terre-Neuve connaît depuis 1946 sa battle for acceptance. L'île s'est défendue vaillamment; et puis, comme la chèvre de M. Séguin qui s'était battue toute la nuit contre le loup, et puis le matin le loup l'a mangée - e piei lou matin lu loup la mangié. Le « loup », c'est-à-dire en l'espèce le Canada, avec la collaboration empressée de l'Angleterre.

 

Je n'entends pas reprendre toute la question, que mes camarades Pierre Vigeant et Paul Sauriol ont fort bien étudiée. Il s'agira plutôt de surprendre, de la part du premier ministre du Canada, M. Louis Saint-Laurent, une attitude déconcertante chez un esprit qui nous avait habitués à l'honnêteté.

 

*      *      *      *      *

 

Il faut d'abord se remettre les faits en mémoire.

 

En 1933, à la suite de difficultés financières, Terre-Neuve remet à Londres son autonomie politique. Il est entendu dans le New-Foundland Act-1933 qu'une fois la banqueroute écartée, « le gouvernement responsable, sur demande du peuple de Terre-Neuve, sera rétabli ».

 

Notez bien la formule : sur demande du peuple de Terre-Neuve . De là sort l'équivoque dont on jouera à merveille.

 

En 1943, M. Emerys Evans, sous-secrétaire d'État, renouvelle l'engagement au nom de la Grande Bretagne.

 

Entre-temps, le pays est   administré par une commission gouvernementale, dont les membres sont nommés par Londres

 

Ladite commission décrète en 1946 l'élection d'une convention nationale de 45 membres, qui étudiera la situation (enfin rétablie) et suggérera le texte des questions qu'on posera au peuple dans un prochain plébiscite.

 

La convention est élue par les citoyens de Terre-Neuve. Elle envoie un comité enquêter à Ottawa sur les possibilités d'entente avec le Canada. Ensuite par un vote de 29 à 16, elle écarte une motion incluant, parmi les questions à poser, celle de l'union avec le Canada. Puis, à l'unanimité, ce corps démocratiquement élu énonce l'alternative : Terre-Neuve choisira entre le maintien de la tutelle britannique et le rétablissement du gouvernement responsable.

 

Cela ne fait pas le bonheur de la Commission gouvernementale (nommée par Londres), qui passe outre à la volonté des élus, et décide qu'il y aura trois questions. Le plébiscite du 3 juin 1948 donne le résultat suivant :

pour la formule coloniale : 22,311

pour l'union avec le Canada : 64,066

pour le gouvernement responsable :  69,400

 

Apparemment, la Commission (Londres) avait prévu ce qui allait arriver. Elle avait décrété qu'il fallait une majorité absolue. Elle imposa donc un nouveau plébiscite, entre les deux formules qui avaient obtenu le plus de votes.

 

Il se fit alors une propagande intense. M. Nicholson, député C.C.F., rapporte que les « unionistes » en minorité à ce moment purent utiliser la radio d'État, tandis que les partisans du gouvernement responsable en furent privés - ce qui réveille chez nous le souvenir du plébiscite! - De fortes sommes d'argent auraient été apportées de l'extérieur pour alimenter la caisse des unionistes. Les membres de la commission gouvernementale (Londres) sortirent de leur rôle d'arbitre pour prendre part à la lutte. Mgr M. O'Neil, évêque de Harbour [Grace], se plaint que l'on ait mené une campagne de préjugés et de mensonges.

 

Ainsi Lord Sydenham, gouverneur de la Province du Canada, descendait-il dans l'arène au début de l'Union, pour écraser Louis-Hippolyte La Fontaine .

 

*      *      *      *      *

 

Le second plébiscite a lieu le 22 juillet dernier. Sur 176,297 inscrits,

71,334 (47½% des votants) optent pour le gouvernement responsable;

78,323 (52½% des votants) choisissent de s'unir avec le Canada.

 

Là-dessus la Commission gouvernementale (Londres) et M. King (Londres et Ottawa) estiment qu'une majorité de 7,000, c'est décisif.

 

La Commission envoie une délégation négocier l'entente avec lke gouvernement canadien. Ottawa ratifie l'entente. C'est fini : et puis le matin, le loup l'a mangée.

 

Mgr O'Neil conclut :

Pour bien des Terre-Neuviens il est devenu manifeste que le gouvernement du Canada, de connivence avec le gouvernement du Royaume-Uni, avait depuis longtemps décidé d'annexer Terre-Neuve indépendamment du résultat du referendum.

 

Le député C.C.F., M. Nicholson (dont le parti accepte pourtant l'odieux procédé), se trouvait à Terre-Neuve en fin décembre, et constatait là-bas l'amertume de tous, le sentiment général d'avoir été « victime de l'injustice ». Il ajoute qu'il a déjà voyagé de par le monde, mais « c'est la première fois que mon titre de Canadien me plaçait dans une position gênante et je me suis trouvé embarrassé en de très nombreuses occasions ».

 

Bref, à Terre-Neuve, M. Nicholson avait presque honte d'être Canadien.

 

*      *      *      *      *

 

C'est ici qu'intervient le gouvernement canadien.

 

Le voilà en face d'une violation de promesse par l'Angleterre vis-à-vis de Terre-Neuve, d'un contrat brisé, d'une moquerie où les Terre-Neuviens paraissent immolés sur l'autel de la Mère-Patrie.

 

Quel est le souci de M. Saint-Laurent? Être correct.

 

M. Saint-Laurent ignore volontairement le contrat qui liait d'honneur la Grande Bretagne à Terre-Neuve. Il oublie le vote unanime de la Convention nationale, le résultat du premier plébiscite, les manouvres auxquelles s'est livrée la Commission gouvernementale (Londres). Ce n'est pas son rôle, dit-il, de « compter les bulletins de vote ». Que la majorité pour l'Union ne soit qu'à peine de 5% des électeurs qui ont votés, qu'il n'y ait pas de majorité sur l'ensemble des votes inscrits, que la « majorité » de 7,000 ait été obtenue de manière irrégulière, qu'enfin les plénipotentiaires de Terre-Neuves n'aient reçu aucun mandat des Terre-Neuviens : cela ne le regarde pas, dit-il. Il se réfugie dans l'hypocrisie légale. Il est « correct », comme il le déclare lui-même à trois reprises.

 

La constitution canadienne permet au gouvernement canadien d'accueillir Terre-Neuve dans la Confédération, pourvu qu'il ait reçu une « adresse » de la LÉGISLATURE de Terre-Neuve. Mais il n'y a plus de législature dans l'île. Qu'à cela ne tienne : on fera amender la constitution (sans consulter nos provinces bien entendu, a fortiori sans obtenir leur consentement préalable). On fera amender la Constitution par Londres aux fins de pouvoir reconnaître les plénipotentiaires nommés . par Londres.

 

M. Saint-Laurent appelle cela agir suivant « la plus stricte neutralité ». Toutes les questions étaient à régler entre « le gouvernement du Royaume-Uni et le gouvernement de Terre-Neuve » appointé par le Royaume-Uni. Il fallait laisser Londres en tête-à-tête avec Londres.

 

Ainsi, même si Londres a violé ses promesses, brisé la volonté de la Convention nationale librement élue, refusé le résultat du premier plébiscite, organisé le second par ses agents et peut-être son argent, usurpé le rôle de négociateur et de plénipotentiaire : cela ne regarde pas le premier ministre du Canada. Il n'avait pas à examiner les lettres de créance de ceux qui venaient traiter avec lui. Il lui suffisait de dire : « Vous êtes l'autorité officielle » - c'est-à-dire vous êtes l'autorité occupante, pour avoir le droit de s'entendre avec les gauleiter de la Grande-Bretagne. Il lui suffisait d'être « correct ».

 

. Mais à bien y penser, Ponce Pilate fut, lui aussi, un personnage assez correct.

 

*      *      *      *      *

 

M. Saint-Laurent a une grande réputation de franchise et d'honnêteté, non seulement comme homme privé, mais comme homme politique. On se demande comment il arrange cela avec lui-même, et comment la sanction de pareilles manouvres peut se concilier avec la bonne foi.

 

Si telle est la manière d'un grand honnête homme, en politique, on se demande comment un fourbe se serait comporté.

 

Source  : André Laurendeau, « Et puis le matin, le loup l'a mangée », éditorial, Le Devoir, le 18 février, 1949, p. 1.

 

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© 2004 Claude Bélanger, Marianopolis College