Newfoundland History |
L'Annexion de Terre-Neuve :
Allons-nous commettre un coup de force ?
[Pour la source de ce texte, voir la fin du document.]
Dans les articles publiés par notre journal au sujet de l'annexion de Terre-Neuve au Canada, nous nous en sommes toujours tenus au point de vue canadien; c'est-à-dire au rôle et aux intérêts du Canada dans ces négociations, comme aussi à ce qui concerne les pouvoirs limités dont dispose Ottawa dans ce domaine, et à l'intérêt des diverses provinces pour l'intégrité de leur autonomie. Nous avons laissé de côté, comme ne nous regardant pas, la part qui revient aux citoyens de Terre-Neuve dans une telle décision.
Toutefois, la tournure que prend le débat à Terre-Neuve, nous incite à formuler quelques observations en marge des arguments invoqués par les adversaires de l'entrée dans la Confédération. Car cela révèle certains dessous du marché qu'on est en train de conclure. Ces objections aident d'ailleurs à comprendre la ténacité des partisans de l'autonomie terre-neuvienne; joints aux accusations de manouvres déloyales et d'irrégularités formulées au sujet du plébiscite, et au fait que l'annexion l'a emporté par une majorité de l'ordre de 4% des votes, ces arguments doivent nous avertir que si l'annexion était brusquée, il en résulterait un mécontentement tel que l'unité du pays en souffrirait, et que le conflit aurait à Terre-Neuve même des effets déplorables.
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Les partisans au retour au gouvernement responsable prétendent, entre autres griefs, que si Ottawa manifeste un si grand empressement pour l'annexion, c'est à cause de pressions de Londres, parce que le gouvernement anglais veut éviter un règlement de comptes avec Terre-Neuve.
Voici comment l'on explique cette attitude de l'Angleterre. En 1857, Londres avait pris l'engagement - par le Labouchere pledge , du nom du diplomate anglais de l'époque - de ne jamais céder de droits maritimes ou territoriaux de Terre-Neuve, sans le consentement de la population. Or, en 1941, le gouvernement Churchill a violé cette promesse quand, sans consulter Terre-Neuve, il a loué des bases aériennes et navales de l'île aux Etats-Unis pour 99 ans; en retour de cette cession - et d'autres semblables d'ailleurs l'Angleterre a reçu pour $150,000,000 de vivres et de munitions, ainsi que 55 destroyers.
Les partisans du gouvernement responsable réclament pour leur pays le statut de Dominion. Ils prétendent que Terre-Neuve pourrait subvenir à ses besoins et qu'elle est en état de se gouverner sans difficultés financières. Cette autonomie économique serait possible, disent-ils, grâce aux richesses minières du Labrador dont la mise en valeur rapporterait des revenus au gouvernement, et aussi grâce à une réparation qu'ils exigeraient pour l'injustice commise par l'Angleterre en 1941.
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L'Angleterre a profité de la guerre et du fait que l'île était administrée par une commission représentant le gouvernement anglais, pour disposer de droits terre-neuviens à son propre profit. Il serait juste, disent les partisans de l'autonomie, que la dette de Terre-Neuve envers l'Angleterre soit annulée en compensation pour les avantages reçus.
Depuis 1886, Terre-Neuve a payé à l'Angleterre quelque $125,000,000 en intérêts; il est vrai que pendant la tutelle, c'est-à-dire depuis 1933, l'Angleterre a fourni $18,000,000 à l'île, mais pendant la même période elle en a tiré $26,000,000 en capital et intérêts. Il ne serait nullement exagéré d'exiger l'annulation de la dette de $86,000,000.
D'autre part, Terre-Neuve pourrait négocier avec les Etats-Unis et le Canada un nouveau règlement pour les bases que ces deux pays possèdent chez elle; elle pourrait obtenir un loyer raisonnable qui l'aiderait à rétablir ses finances. Enfin le statut de Dominion lui donnerait toute la latitude voulue pour conclure avec ses voisins les accords nécessaires au point de vue du commerce, des transports, de la défense, etc.
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En somme, ce qui ressort de ces arguments, c'est que par l'annexion l'Angleterre éviterait la reddition de comptes que les autonomistes terre-neuviens veulent lui demander. Dans le marché en voie de réalisation, le Canada assumerait une dette de $86,000,000, alors que les gens de Terre-Neuve sont d'avis que cette dette devrait être rayée purement et simplement, en retours des avantages que les autorités anglaises ont tirés de leurs abus de pouvoir à Terre-Neuve. Nul doute que l'Angleterre favorise un règlement aussi avantageux pour elle. Pour une créance contestée, elle recevrait paiement intégral en dollars canadiens.
Est-ce là l'intérêt du Canada ? et ici la question nous concerne au moins autant que les gens de Terre-Neuve. Sans doute, il est intéressant pour notre pays d'arrondir notre territoire, d'y inclure les riches gisements du Labrador qu'Ottawa s'est laissé enlever. Mais cette histoire est tout de même curieuse et montre jusqu'où va l'impérialisme de nos gouvernants fédéraux.
Quand le Conseil privé a enlevé le Labrador au Canada pour l'adjuger à Terre-Neuve, Ottawa a laissé faire. Or il s'agissait de valider par ces territoires miniers la créance de l'Angleterre sur Terre-Neuve. Pendant la guerre, il aurait été bien facile pour le Canada d'obtenir le retour du Labrador, au moment où nous donnions les milliards à Londres. Nos gouvernants auraient pu alors offrir à Terre-Neuve un accord pour son entrée dans la Confédération. Ils n'ont pas bougé.
Mais voici que l'Angleterre travailliste veut jeter du lest, se débarrasser de l'administration de Terre-Neuve, cependant que Londres ne veut pas donner à l'île le statut de Dominion parce que les autonomistes voudraient faire annuler leur dette envers l'Angleterre. Et tout de suite Ottawa est prodigieusement intéressé; l'on fait des offres de sécurité sociale qui dépassent largement les limites des pouvoirs constitutionnels fédéraux; l'on accepte, comme la volonté populaire évidente de Terre-Neuve, une majorité minime dans un plébiscite dénoncé comme irrégulier. C'est qu'aujourd'hui comme en 1927, il s'agit de sauver encore une fois la créance de l'Angleterre, même en la faisant payer par le trésor canadien.
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Sans doute l'on dira, qu'en regard de l'expansion territoriale et des richesses du Labrador, cette addition de $86,000,000 à notre dette nationale est une bagatelle; que le marché vaut cela et les autres offres ajoutées en plus. Mais ce qui ne doit pas être indifférent à un pays qui se pique de principes démocratiques, c'est de savoir si, en faisant le jeu de l'Angleterre et en assumant une dette devenue fictive, nous ne nous rendons pas complices d'une injustice, d'une quasi-agression contre les droits politiques des Terre-Neuviens ?
Il y a le plébiscite. Mais la Ligue du Gouvernement responsable le conteste. Elle affirme qu'il a été faussé par des manouvres orangistes dirigées contre la minorité catholique; que la faible majorité ne veut rien dire pour deux autres raisons. D'abord pace que quelque 3,000 épouses anglaises et canadiennes de jeunes Terre-Neuviens, nouvellement arrivées au pays, ont voté vraisemblablement pour la Confédération, et qu'elles sont depuis trop peu de temps dans l'île pour que leur vote - environ la moitié de la majorité par laquelle la Confédération l'a emporté - puisse jouer un rôle aussi prépondérant sur l'avenir politique du pays. De plus on a constaté que certaines personnes à Saint-Jean ont voté deux ou trois fois; la Ligue prépare des procédures pour faire invalider le résultat du plébiscite par les tribunaux.
Ce n'est pas encore tout. La Ligue fait étudier par ses avocats tous les aspects constitutionnels du problème, en vue de faire appel aux Nations Unies. Elle invoquera probablement son argument qu'en droit britannique, seul un parlement régulièrement élu pour négocier l'entrée dans la Confédération peut le faire validement et que les autorités provisoires actuelles ne sauraient assumer ce rôle même après le plébiscite.
Si nos dirigeants fédéraux se hâtent de bâcler l'annexion, en faisant la sourde oreille aux protestations qui représentent tout de même 48% des votes du plébiscite, ils sèmeront des germes de mésententes, ils créeront un foyer de rancunes dans la dixième province. L'annexion de Terre-Neuve est avantageuse pour le Canada. Mais devons-nous accepter les yeux fermés une dette aussi discutée, et agir de telle sorte qu'une forte partie de la population de l'île s'estime lésée ?
Source : Paul SAURIOL, « L'annexion de Terre-Neuve : allons-nous commettre un coup de force ? », éditorial, Le Devoir, le 11 août, 1948, p. 1.
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l'opinion canadienne sur l'entrée de Terre-Neuve dans la Confédération
© 2004 Claude Bélanger, Marianopolis College |