Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Juin 2006

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

Instruction ou éducation?

A propos de l'enseignement secondaire

 

Deuxième article

Les causes

(1931)

[Cet article a été rédigé par Esdras Minville en 1931. Pour la référence bibliographique précise, voir la fin du texte.]

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Nos ancêtres étaient des hommes de caractère: l'histoire le rapporte; l'existence de notre peuple l'atteste. Dépourvus ou à peu près des ressources que notre époque est bien près de considérer comme les seules forces, les seules puissances: la richesse et l'instruction, ils ont néanmoins exploré tout un continent, jeté les assises d'un grand pays, accumulé, sou à sou, la petite fortune qui, répétons-le, constitue toujours la part la plus sûre et la plus féconde de notre avoir; ils ont défini nos droits et sauvé le patrimoine moral dont nous vivons encore. Peu riches, peu instruits, et, au surplus, peu nombreux, ils ont su tenir, ils ont su vaincre, parce qu'ils ont su vou­loir — vouloir d'une volonté irréductible.

 

Or nous l'avons vu, nous ne saurions nous rendre le même témoignage sans réserve. Soumis aux influences d'un milieu, admettons-le, extrêmement corrosif, nous sommes en voie de perdre les fortes vertus qui sont toute l'explication de la résistance éperdue de nos ancêtres, deleur montée magnifique en dépit de difficultés sans nombre, et la page que nous en écrivons comptera peut-être parmi les plus ternes de notre histoire. Pour peu que l'éveil tarde encore, nos petits-fils auront même le droit de s'in­terroger sur la sincérité de nos attitudes, la droiture de nos consciences.

 

A quoi attribuer ce fléchissement des forces spirituelles chez nous ? — des forces spirituelles sans lesquelles les autres peuvent très bien n'être que des causes de désa­grégation et de dispersion. Seules, par hasard, l'insuffi­sance de notre formation scientifique et notre fidélité aux humanités classiques seraient-elles à blâmer ? Les responsabilités de l'état de choses actuel, au lieu de se concentrer sur un point de notre organisme social: l'en­seignement secondaire, ne se répartissent-elles pas beaucoup plus largement et de bas en haut de la société ? Ne portent-elles pas sur des têtes qui ne s'en doutent pas, ou en tout cas, font mine de ne pas s'en douter ? Sommes-nous même toujours entièrement blâmables? N'oublions pas que s'il en est, parmi les déficiences de caractère analysées plus haut, qui sont acquises — tels la prodigalité et le manque de persévérance — il en est aussi que les épreuves et les rigueurs de notre existence ont accrues — telle la paresse intellectuelle — ou que la race porte pour ainsi dire dans le sang — tel le manque d'ordre et de discipline. Ces défauts, acquis, amplifiés et innés, pèsent aujourd'hui sur nous, obscurcissent notre sens du devoir et, se traduisant par l'infatuation et la satisfaction de nous-mêmes, préviennent ou paralysent les réactions libératrices.

 

M. l'abbé Groulx — un des très rares hommes de chez nous à avoir en même temps que la préoccupation, une intelligence lucide du problème national — nous le rap­pelait l'année dernière dans une conférence comme il en sait faire, chargée de pensées et de réflexions: nous sommes presque tous fils, petits-fils ou arrière-petits-fils d'igno­rants et d'illettrés. Relatant, ce soir-là, les épisodes sail­lants de l'histoire on ne peut plus pénible de notre école française et catholique et les innombrables rebuffades que nos pères ont eu le courage et la douleur de subir avant de faire reconnaître définitivement leurs droits, M. Groulx marquait, en même temps, les étapes de la régression intellectuelle qui devait nécessairement résulter de ces luttes prolongées. « C'est le propre de tous les maux, sans en excepter l'ignorance, d'aller s'aggravant pour peu qu'on cesse de les combattre, disait-il, tout comme il est avéré que le mal de l'ignorance ne saurait s'introduire dans un corps social sans en affecter à la longue tout l'organisme, et jusqu'en ses parties morales. Voilà bien en tout cas ce qu'il advint à notre petit peuple. La première génération canadienne qui suivit la conquête avait sans doute souffert de son ignorance; la deuxième s'y résigne, en attendant que la suivante s'y complaise. C'était la courbe inévitable. » Et cette misère ne re­monte pas à plus d'un siècle! Comme cette constatation, comme ce fait historique, explique, éclaire bien des choses. Nous n'aimons pas l'étude, nous avons une sainte hor­reur des livres ? Faut-il tant s'en étonner ? Fils ou petit-fils de gens qui, « tout comme les grands seigneurs du moyen-âge, semblaient mettre quelque orgueil à avouer leur ignorance », nous devons, sur le plan intellectuel, re­monter la pente descendue par trois ou quatre généra­tions antérieures. En ce domaine comme en tout autre, il faut plus d'efforts, il faut plus de temps pour remonter une pente que pour la descendre. Or, nous n'avons d'écoles organisées que depuis à peine trois générations. Il s'ensuit que seules, parmi nous, de très rares exceptions ont grandi dans une atmosphère d'étude, ont hérité du goût de l'étude, du culte des livres et même d'une conception à peu près nette de la culture intellectuelle.

 

On remarque bien en quelques milieux une vague ap­préciation du savoir. Mais de quels motifs s'inspire-t-elle ? Le rendement d'abord, la gloriole ensuite. Un homme instruit gagne ordinairement plus d'argent qu'un cultiva­teur ou un ouvrier; puis il est honorable de compter dans sa famille un prêtre, un avocat, un médecin, surtout si ces derniers s'occupent de politique et font des discours électoraux. Nous comprenons certes toute la satisfaction, toute la fierté que peut ressentir un catholique de compter un prêtre parmi ses enfants. Mais cela ne change rien à notre point de vue, puisque cette fierté s'inspire d'un autre motif. Sur le plan proprement intellectuel, les aspi­rations de nos gens ne vont pas plus haut, parce que d'une façon générale on croit que la prêtrise, la médecine et le droit sont le sommet des sommets où l'instruction peut porter un homme. C'est tellement le cas, qu'on ne serait pas plus fier que cela de celui de ses enfants qui embras­serait les carrières économiques, même s'il devait, pour réussir, se donner une formation intellectuelle tout aussi poussée que celle de l'avocat ou du médecin. On consi­dère généralement comme devant être très instruit celui qui détient un parchemin quelconque, fût-ce un simple diplôme d'instituteur. D'où le respect et la considération dont on entoure dans nos villages et même dans nos petites villes le notaire, l'avocat et même le gérant d'une succur­sale de banque. Nos gens n'aspirent pas plus haut pour eux-mêmes ou leurs enfants, parce qu'ils ne voient pas plus haut. Mais alors, quelle ambition intellectuelle, quelle ardeur à l'étude de tels parents peuvent-ils donner à leurs enfants ?

 

Pénétrez d'ailleurs dans les trois-quarts et demi de nos foyers et visitez la bibliothèque ou ce qui en tient lieu. A la campagne, certaines revues pieuses des « annales » comme on dit, et qui, à un point de vue par­ticulier, ont leur valeur), et les catalogues de tel ou tel comptoir postal; à la ville, rien du tout, ou des journaux dont nous parlerons dans un instant. Des livres, des revues qui nourrissent l'intelligence, la fortifient ? Rarement, pour ne pas dire jamais 1. Or peut-il en être tout à fait autrement, vu les dispositions d'esprit de nos ancêtres immédiats à l'égard des livres, leur conception de la for­mation intellectuelle ? Quand on se complaît dans l'igno­rance, on ne peut guère communiquer à ses enfants le goût de la lecture et de l'étude. Et les enfants d'aujour­d'hui grandissent dans cette atmosphère, ayant sous les yeux l'exemple de parents absorbés tout entiers par leurs soucis professionnels et complètement étrangers aux préoccupations de l'esprit; par quel hasard prodigieux en arriveraient-ils à avoir le goût inné de l'étude, la passion des idées ? Même chez nos gens instruits, on ne distingue pas toujours entre culture intellectuelle et compétence professionnelle. On se croit cultivé parce qu'on peut pra­tiquer une opération chirurgicale, rédiger un contrat ou plaider une cause avec un certain brio. Nous remontons une pente. Dieu sait quand nous en aurons atteint le sommet. On le voit, si la paresse intellectuelle entrave toujours nos progrès, intellectuels et autres, et si elle ne se justifie plus, elle s'explique encore dans une certaine mesure. Et ce que nous disons ici de la paresse intellec­tuelle, nous pourrions le dire en partie du moins des autres déficiences de caractère analysées précédemment, car, ainsi que l'explique M. l'abbé Groulx, cité plus haut, « le mal de l'ignorance ne saurait s'introduire dans un corps social sans affecter à la longue tout l'organisme, et jusqu'en ses parties morales ».

 

Nous pourrions le dire avec d'autant plus de vérité que des influences diverses ont entravé le relèvement in­tellectuel des générations précédentes. Peu portées à l'étude, satisfaites mêmes de leur ignorance, ces généra­tions ont eu, par-dessus le marché, l'intelligence obscurcie, la volonté anémiée et la conscience faussée d'une part par la partisanerie politique, d'autre part par ce stupé­fiant moderne des esprits qu'un euphémisme, comme seule peut-être notre époque sait en trouver, désigne sous le nom de presse à sensation.

 

Vice nécessaire du parlementarisme — car on ne sau­rait concevoir le régime parlementaire sans partis politiques, les partis politiques sans l'esprit de parti et l'esprit de parti sans l'aveuglement des foules — la partisanerie politique, en faussant chez nous la conscience collective a, du même coup, aboli tout un pan de la conscience individuelle et préparé la « démission de l'élite ». Il existe sans doute — et nous en connaissons — des hommes de parti qui conservent une vue parfaite de leurs devoirs envers la collectivité et savent opter dès que les exigences du parti viennent en conflit avec ces devoirs. Mais com­bien rare est leur cas. La foule ne réfléchit ni ne raisonne; elle a tôt fait de confondre l'intérêt du parti et l'intérêt de la patrie, de subordonner celui-ci à celui-là — et, cela, d'autant plus lestement que l'intérêt du parti se confond souvent lui-même avec l'intérêt particulier d'un groupe ou d'une classe, tandis que l'intérêt de la patrie échappe à ces préoccupations mesquines. Même en Angleterre, pays, paraît-il, des fortes traditions politiques et patrie séculaire du parlementarisme, n'assiste-t-on pas depuis vingt-cinq ans — c'est-à-dire depuis l'extension du suffrage à la nation entière — à un glissement à gauche qui ne peut être que le résultat de l'aveuglement des masses popu­laires munies de l'arme à deux tranchants qui s'appelle le droit de vote ?

 

Dans une population aussi peu éclairée que l'était la nôtre il y a cinquante ou soixante ans, le parlementarisme ne pouvait pas ne pas engendrer la partisanerie politique la plus outrée, et celle-ci, ne pas avoir des effets perni­cieux. Nous l'avons dit, elle a faussé la conscience collec­tive et, du coup, brisé le plus puissant ressort de la pros­périté sous toutes ses formes, entravant notamment le relèvement intellectuel de trois ou quatre générations.

 

A la notion de patrie, celles-ci ont substitué la notion de parti; à la personnalité nationale, celle des idoles po­litiques, à la fierté nationale, une vague sentimentalité débouchant dans l'infatuation et la satisfaction de soi-même; au bien collectif, le bien particulier des individus et des coteries. Un peuple satisfait de lui-même, satisfait de son sort peut-il progresser ? Nos efforts durant un demi-siècle se sont dispersés en vaines querelles. C'était le temps où la politique épuisait toutes les aspirations intellectuelles et autres de la jeunesse; où l'esprit de clan s'infiltrait partout, se manifestait jusque dans les fonc­tions apparemment les plus éloignées de la politique: le choix d'un commissaire d'école, d'un marguillier de pa­roisse; où nos gens, par milliers, traversaient la frontière, salués au départ par une aménité hautement significative de l'état des esprits: « C'est la canaille qui s'en va. » Bref, c'était le temps où la politicaillerie triomphait de la politique. La sauvegarde de nos droits, l'organisation de notre vie économique, le relèvement intellectuel des classes populaires et même de l'élite: préoccupations qui échap­paient aux intelligences émasculées par la sophistique politicienne, et auxquelles ne daignaient pas s'intéresser les chefs de partis, trop souvent occupés à corrompre les moeurs électorales. Un Chapleau pérorait et la foule tré­pignait d'aise, croyant saluer en lui le plus grand orateur, le plus grand politique des temps modernes. Un Crémazie et un Fréchette poétisaient et, recueillie, la même foule admirait sans réserve: « glorieuse ferblanterie » (Asselin dixit) qu'elle comparaît volontiers à la fine fleur de la littérature française et de la littérature tout court. Nous le répétons: un peuple si content de lui-même peut-il progresser rapidement, bien plus, se constituer une élite qui l'éveille et l'entraîne ?

 

La partisanerie politique prépara chez nous et consomma l'abdication de l' « élite » ou de la classe qui alors en tenait lieu: celle des hommes de profession et des hommes d'affaires. Celui-là avait vraiment réussi qui était parvenu à la tête de son parti dans le pays, dans la province, son comté, sa paroisse, et ainsi tenait la clef du « patronage ». Chacun alors de se trémousser, de s'agiter, de tirer des ficelles, de tendre des pièges, et même de corrompre des consciences, afin de se hisser au premier rang dans son patelin. Le parti et le triomphe du parti seuls important, pourquoi se mettre martel en tête au sujet des problèmes nationaux ? On ne les étudiait, ni ne voulait les étudier, l'éloquence populacière suffisant à tout. Passait d'ailleurs pour fanatique et démagogue celui qui osait aborder ces questions devant les assemblées électo­rales autrement que pour vanter, sur le ton lyrique, la prospérité, le bonheur, la haute intelligence de la popula­tion. Nous nous reconnaissions de multiples obligations envers le parti, et se perdait à jamais dans l'estime pu­blique quiconque « virait son capot » ; nous ne nous recon­naissions envers la collectivité nationale de devoirs autres que celui de chanter la gloire des aïeux et de dormir sur leurs lauriers. Nous avions des légions de politiciens; nous n'avions guère de chefs. Nous avions des états-majors de parti comptant parfois des hommes d'une certaine valeur; nous n'avions plus d'élite. Or, un peuple vaut par son élite.

 

Il appartenait à la presse à sensation de compléter le désaxage des intelligences ainsi commencé par la par­tisanerie politique. Nourrie à la crèche, dépourvue d'es­prit public et d'esprit tout court, disposée à toutes les prostitutions, prête à remuer toutes les fanges pour se procurer des sous, cette presse nous aura fait plus de tort que toutes les forces extérieures et toutes les faiblesses intérieures réunies. Ce n'est pas sans effroi qu'on s'arrête à songer que la sanie véhiculée par ces larges bouches d'égout, constitue toute la nourriture intellectuelle d'une immense partie de notre population. Refléter l'opinion, c'est-à-dire la rue, tel est le rôle qu'elle s'est attribué. Mener le peuple s'abreuver chaque jour au ruisseau, telle est la fonction dont elle s'acquitte, on le sait hélas! avec quel succès grandissant. Complétée par le cinéma amé­ricain et l'appuyant, elle a détruit dans l'esprit de nos gens la saine notion des choses, faussé le discernement, renversé l'échelle des valeurs, abâtardi et aveuli la cons­cience individuelle, et, tenant en échec l'enseignement religieux lui-même, éveillé dans les couches profondes de la société l'attrait des vices les plus dégradants, en en faisant et refaisant sans cesse le tableau cynique et alléchant, propagé enfin dans toutes les classes, le goût du luxe et des plaisirs, ainsi que le matérialisme le plus des­tructeur. Et cette oeuvre de démoralisation, d'abrutisse­ment intellectuel et moral, elle l'avait déjà commencée il y a vingt ans, il y a trente ans. C'est à se demander, grâce à quelle intervention spéciale de la Providence une population aussi mal éclairée que l'était la nôtre à cette époque n'a pas sombré tout entière dans un abêtissement sans espoir; comment même elle a réussi à s'élever un peu au-dessus de ses propres misères et à reprendre, un mo­ment donné, conscience de sa situation. Car on voit le jeu de ces influences diverses: l'ignorance des masses populaires, postulant en quelque sorte celle des politi­ciens; ceux-ci outrant la partisanerie politique et, afin de masquer leur ignorance et de sauvegarder leur popularité, détournant l'attention des problèmes nationaux, au pre­mier rang desquels figurait le relèvement intellectuel de la population — le tout baignant dans une atmosphère de niaiserie et d'infatuation soigneusement entretenue par la presse à sensation soucieuse elle aussi de sa po­pularité et de sa caisse. Ah! on se plaint de la lenteur de nos progrès intellectuels. Si on s'arrêtait à réfléchir! Peut-être n'en attribuerait-on pas toujours la responsa­bilité à l'enseignement à tous ses degrés.

 

Il a fallu les grands coups de tocsin du nationalisme naissant pour nous tirer du lourd sommeil dans lequel nous avait plongés l'action concertée de la partisanerie politique et de la presse populaire. Épisode glorieux dans le chapitre le plus décevant de notre histoire, cette « ten­tative de saisir le peuple aux entrailles » n'aura néanmoins obtenu qu'un demi-résultat. Fort de la force incoercible de ses principes, le nationalisme a jeté le trouble et la crainte dans l'esprit des politiciens de sixième zone qui entretenaient la naïveté populaire parce qu'ils en vivaient, et dispersé la cohue des quémandeurs et des affamés de toutes sortes qui rôdent sur les confins de la politique comme les rats autour d'un fromage. Il a ramené notre population à un sens un peu plus net de sa situation et des dangers qu'elle comportait. Faible cependant de la faiblesse de ses propres initiateurs et divisé contre lui-même, il s'est dispersé avant d'avoir accompli toute son oeuvre. S'il nous a rudement secoués, il ne nous a éveillés que d'un oeil. Il a duré assez longtemps pour provoquer dans la jeunesse un enthousiasme prometteur, pas assez pour « désempanacher » à jamais les politiciens au profit des politiques, nettoyer et revigorer les esprits salis et anémies par la presse dite d'information, pas assez surtout pour endiguer la désastreuse expansion de celle-ci, en provoquant dans toutes les classes de la société un salutaire haut-le-coeur. Il a duré assez longtemps pour éveiller un peu le sens national et la conscience collective, pas assez pour nous donner la doctrine pleine, irrésistible qui rallierait toutes les intelligences, toutes les énergies et redresserait définitivement notre orientation. Par sa dispersion prématurée, ce mouvement aura même con­tribué à jeter le désarroi dans les esprits, en suscitant dans tous les milieux des théoriciens de l'organisation na­tionale que sa présence reléguerait à la place qui leur revient, soit de la deuxième à la trente-sixième.

 

Car c'est un fait que notre grande faiblesse actuelle en tant que collectivité tient surtout, outre nos déficiences de caractère, au désarroi des esprits et à l'anarchie des idées en matières d'orientation nationale, et que ce dé­sarroi, cette anarchie contribuent pour beaucoup à éloi­gner notre jeunesse des préoccupations de cet ordre, et à la plonger jusqu'au cou dans l'arrivisme vers lequel elle est déjà si fortement attirée. Autant la jeunesse, répé­tons-le, aime les situations nettes, et s'enthousiasme pour les chefs qui payent de leur personne, autant elle se détourne des peureux, des équilibristes qui pivotent sans cesse sur les talons, se perdent dans les nuances et les subtilités d'une doctrine dont ils cachent avec soin les fondements. Nous pouvons dire la même chose du public en général. Or, c'est précisément ce qui se produit sous nos yeux, ainsi que nous le verrons plus loin. La confusion régnant dans les intelligences, comment veut-on que la fierté s'affirme et que la volonté entraîne ?

 

Ainsi ballottés plus que guidés, tiraillés par des in­fluences à la fois contradictoires et déprimantes, nous avons cheminé à travers cinquante ans d'histoire sans but défini, les « bras ballants ». Et nous en arrivons au­jourd'hui à cette constatation apparemment paradoxale pour quiconque ignore les revanches impitoyables de la réalité sur l'idéologie: nous avons amélioré notre enseignement; nous avons relevé le niveau intellectuel et le niveau de vie de notre population; nous avons formé des hommes qui, individuellement, ont réussi dans certaines branches particulières d'ac­tivité: hommes d'affaires qui se sont enrichis, artistes qui ont acquis de la réputation, ingénieurs qui se sont assuré des situations enviables; nous avons plus d'hommes cultivés qu'autrefois; et cependant, en tant que collectivité distincte, nous n'avons pas renforcé nos positions, au contraire! Notre situation, comme groupe ethnique, est aujourd'hui plus précaire peut-être qu'elle ne l'a été à aucun moment de notre histoire, non pas parce que nous n'avons pas pro­gressé du tout ou de certaine façon, mais parce que nos progrès ne se sont pas accordés au rythme général et qu'ayant avancé, nous sommes néanmoins plus en retard que jamais; qu'en même temps que les forces extérieures, celles qui nous refoulent, nous minent et, en tant que collectivité, nous me­nacent de domination et de dispersion, grandissent à vue d'oeil, nos forces de résistance déclinent et nous échappent, parce qu'elles ne sont ni ordonnées ni coordonnées.

 

Il serait trop facile d'établir que nos échecs successifs nous ont rejetés, par rapport à notre entourage, dans une infériorité alarmante, et, nous réduisant au rôle de serviteurs, nous privent de nos propres forces, plus que cela, les font servir contre nous.

 

Qu'on jette un coup d'oeil sur notre situation écono­mique, puis, réfléchissant durant cinq minutes à ce qui se passe autour de nous, qu'on se demande quelle réper­cussion notre infériorité persistante à ce point de vue ne finira pas par avoir quelque jour, n'a pas déjà, dans l'ordre national et politique où se jouent nos destinées collectives, et dans l'ordre social, si étroitement apparenté à l'ordre moral et même religieux, où sont groupés les raisons qu'en tant que peuple, nous pouvons avoir de vouloir durer, de vouloir grandir ? Qu'on se demande aussi si certains de nos plus beaux efforts ne se retournent pas contre nous, du fait précisément de notre infériorité persistante, plus que cela, grandissante. Nous avons formé des hommes d'affaires qui se sont enrichis, nous en formons qui sont en voie de s'enrichir. Avons-nous un organisme économique complet ? Nous avons formé des ingénieurs qui se sont créé une réputation enviable. Avons-nous une industrie nationale ? Nous avons même formé des artistes de tous ordres qui ont acquis de la réputation. Avons-nous un art national ?

 

C'est par l'art, en effet, nous répète-t-on, que nous nous révélerons à l'étranger. Exemple : l'architecture. En voilà une qui nous révèle à l'étranger! Quel symbole! « Il nous faut une littérature nationale, une musique na­tionale, une peinture nationale, une architecture nationale, un art national. » Rien de plus juste! Mais espère-t-on une littérature, une musique, une peinture, une architec­ture, un art national, sans une pensée nationale ? « Depuis assez longtemps, aurait déclaré quelqu'un de haut placé, nous travaillons à conserver la vieille maison; le temps est venu de l'orner. » Formule heureuse, en vérité! Mais tout le bonheur est dans la formule ? Qu'est-ce que l'art ? l'expression d'une pensée, d'un sentiment, d'une parcelle de vie. A pratiquer l'art pour la beauté, nous risquons fort de ne jamais dépasser le bibelot et le pas­tiche, de peindre toujours des paysages de chimère comme en peindrait n'importe quel Américain ou Africain qui aurait eu un mauvais rêve. Nous avons vu, quelque part, des gâchis de peinture, qu'on nous disait être de l'art moderne. « Vous verrez, ces tableaux passeront à la postérité. » Alors, plaignons la postérité! Plaignons-la davantage encore si elle doit se pâmer d'admiration de­vant les innombrables « poivrières » et corniches de tôle dont nous ornons (?) nos maisons. « Il ne faut admettre dans un édifice, disait Fénelon, aucune partie destinée au seul ornement, mais visant toujours aux belles proportions, on doit tourner en ornement toutes les parties nécessaires à soutenir un édifice. » Si notre vieille maison n'est pas belle, c'est qu'elle ne reflète plus les particula­rités de notre génie. Ce n'est pas en l'ornant pour l'orner que nous l'embellirons, mais en la marquant à notre cachet, et en restituant toutes ses parties à leurs fonc­tions. Elle sera belle par l'harmonie de ses lignes, de ses proportions, par son adaptation en ses moindres dé­tails à sa fin propre. Elle sera elle-même à la fois son originalité, sa solidité et sa beauté. Les placages, même les mieux imaginés, ne seront toujours que des placages.

 

Ainsi de notre vieille maison morale, si belle et si forte jadis, aujourd'hui si délabrée. Elle s'épanouira de nouveau en beauté quand nous lui aurons rendu sa force en ordonnant toutes ses parties à ses fonctions et à sa fin propre. Un art national ? Une économie nationale ? Nous en aurons quand nous aurons une vie nationale, nous aurons une vie nationale quand, dans le cerveau de la race, c'est-à-dire dans l'élite, germera une pensée na­tionale capable de vivifier l'organisme entier.

 

Et nous touchons ainsi à la racine du mal: l'absence chez nous d'une pensée, d'un esprit national, disparu avec l'élite abdiquant il y a cinquante ans sous les coups conjugués de la partisanerie politique et de la presse à sensation. Les influences du milieu, l'américanisme avec tout ce qu'il comporte de plus malsain, de plus dissol­vant, n'ont eu tant de prise sur nous, que parce que nous avons manqué de direction, que parce qu'une pensée vi­gilante a cessé de nous guider et de nous entraîner. Pour éduquer, il faut un but et des convictions. N'ayant plus de but national, comment aurions-nous des convictions nationales ? Faut-il s'étonner ensuite si tant d'entre nous ne se doutent pas que le fait d'être nés Canadiens français leur impose certains devoirs, certaines responsabilités, si de génération en génération, le nombre grandit sans cesse des jeunes hommes qui sombrent dans l'arrivisme le plus complet ?

 

L'être collectif n'apparaissant plus aux intelligences émasculées par dix théories contradictoires, que comme un vague fantôme, une abstraction purement idéologique, chacun s'en détourne comme d'une chimère et s'accroche à son moi, comme à la seule entité réelle qu'il exalte et veut faire triompher, fût-ce au prix de l'écroulement gé­néral. De là les variations, de là les dispersions qui se traduisent dans l'ordre des faits par l'éparpillement de nos forces, l'émiettement de notre fortune collective et la désagrégation de notre individualité nationale.

 

Or nous aurons une vie nationale et tout ce qui s'ensuit, quand les jeunes générations recevront une forma­tion qui, leur révélant cet être collectif, leur apprendra en même temps leurs devoirs et leurs responsabilités envers lui, en d'autres termes lorsque nous aurons intro­duit dans l'enseignement à tous ses degrés le point de vue national et que nous aurons ainsi soumis toutes nos forces: forces de résistance et forces d'action, à la discipline de l'éducation nationale. Qu'on tourne et retourne le problème tant qu'on voudra, qu'on l'examine sous tous ses aspects, on aboutira toujours à cette conclusion: nous ne sommes si faibles collectivement que parce l'activité particulière ne s'ordonne pas chez nous au bien collectif; et notre activité particulière s'exerce ainsi à la débandade, en ordre dispersé, parce que nous manquons de direction, et nous manquons enfin de direction, parce qu'une pensée nationale a cessé d'éclairer le cerveau de la race, c'est-à-dire l'élite.

 

Continuons certes à former des hommes d'affaires qui s'enrichiront, — peut-être, cela s'est vu — en vendant leurs entreprises aussitôt fondées, ou en achetant les en­treprises existantes pour les revendre à l'étranger. Con­tinuons certes à former des ingénieurs de toutes catégo­ries qui occuperont des postes élevés dans les maisons de nos rivaux. Nous rendons au moins ainsi aux individus des services qui justifient la peine que nous nous donnons pour entretenir et développer nos grandes écoles. Entreprenons même de former des hommes de sciences dont quelques-uns acquerront peut-être une réputation internationale. Nous prouverons ainsi au monde qu'autant que toute autre race nous avons l'intelligence et que nous pouvons, nous aussi, manier les grandes affaires, concevoir de vastes entreprises et les diriger, comprendre les pro­blèmes scientifiques et même contribuer aux progrès de la science. Peut-être même finirons-nous en outre par nous prouver à nous-mêmes que nous faisons ainsi fausse route, et travaillons au bénéfice de nos concurrents. Conti­nuons certes, mais ôtons-nous de la tête l'illusion que tant que nous n'aurons pas vivifié notre enseignement en y introduisant implicitement et explicitement le point de vue national, que tant que nous n'aurons pas vaincu notre individualisme en soumettant nos forces, toutes nos forces, à la discipline de l'éducation implicitement et explicitement nationale, nous pourrons donner des chefs à notre petite collectivité. L'histoire des cinquante dernières années et notre situation présente l'attestent hautement. Et lorsque nous aurons étonné le monde par la puissance de nos hommes d'affaires et le génie de nos savants, le monde ne s'étonnera plus d'apprendre qu'en tant que peuple nous vivons pourtant dans le servage, prostrés sous tous les jougs, subjugués par toutes les forces, lorsqu'il saura que ces hommes d'affaires et ces savants n'étaient que des égoïstes, incapables de comprendre leur rôle et leurs devoirs de chef, parce qu'une. éducation vidée de tout esprit national ne les leur avait pas révélés. Remanions les programmes, nous n'y voyons aucune objection! Intro­duisons-y plus de sciences, au moins enseignons-les mieux, nous ne nous y opposons pas, au contraire, car encore une fois, nous rendrons ainsi de précieux services à quel­ques individus en leur ouvrant des voies nouvelles où leur individualisme et leur arrivisme trouveront à se sa­tisfaire. Mais ôtons-nous de la tête la pensée qu'ayant remanié les programmes sans modifier l'esprit de l'en­seignement, nous aurons fait quoi que ce soit pour le bien de la nation.

 

 

*     *     *

 

Or qui ne voit que nous sommes engagés dans un cercle vicieux dont chaque tour aggrave la sorte d'écar­tèlement dont nous parlons plus haut. L'éducation fa­miliale, nous l'avons écrit, n'existe pour ainsi dire plus, surtout dans les villes, emportée par le déferlement de l'américanisme et par les flots de niaiseries, d'insigni­fiances, d'abrutissement intellectuel et moral que la grosse presse, la presse épaisse, déverse chaque jour dans les foyers. Une génération entière pousse comme elle peut, dans une atmosphère viciée, avec toutes ses malforma­tions de caractère. Cette génération suivons-la à travers le cycle entier des études, depuis l'école primaire jusqu'à l'Université.

 

L'instituteur est ce qu'il est, probablement un brave bougre plein de bonne volonté, mais que sa formation n'a sûrement pas affranchi des défauts et déficiences de caractère de sa race, car en ce cas, il serait — le bienheureux! — une exception parmi nous. Si l'on en juge par l'assistance aux cours de perfectionnement organisés par la Commission des Écoles catholiques de Montréal, il n'a certainement ni beaucoup d'ardeur à l'étude ni un sens très éveillé de ses devoirs et de ses responsabilités.

 

Il tombe à ce point de vue dans la règle commune. Comment alors donnera-t-il à ses élèves ce qu'il n'a pas lui-même ? Comment les corrigerait-il de défauts qu'il porte lui-même sans peut-être savoir qu'ils sont à l'origine de sa propre faiblesse, comme ils sont à l'origine des échecs et des faillites de la plupart de ses compatriotes ? Au surplus, l'instituteur laïc est un mal payé — grande erreur des prodigues que nous sommes par ailleurs. Mécontent bien souvent, il ne fait pas sa besogne (ceci, on l'entend bien, ne peut faire figure de règle générale), mais s'en débarrasse en rechignant, les yeux fixés sur l'horloge, souhaitant qu'il soit quatre heures, quand il n'en est encore que deux, afin de courir au plus vite aux occupa­tions accessoires grâce auxquelles il augmente son revenu. Que de plaintes répétées à ce sujet, et que de plaintes fondées !

 

Et la préoccupation du problème national ? Pourquoi l'aurait-il plus que la masse du peuple, plus que l'élite elle-même ? Pour inculquer à ses élèves des principes bien définis à ce point de vue, il lui faudrait, nous l'avons dit, un but et des convictions. Lui en a-t-on assigné, à lui, un but, lui en a-t-on donné des convictions, si dans les hautes sphères où se décident les destinées de la nation, on ne s'est encore mis d'accord ni sur le but à atteindre, ni sur les moyens à prendre pour y arriver ? Pourquoi serait-il plus éclairé que ceux-là mêmes qui sont chargés de l'éclairer ? Le point de vue national existe sans doute implicitement à l'école primaire par le fait que l'enseignement se donne en français et qu'il y règne une vague sen­timentalité que satisfait le chant périodique de l'hymne national. Il n'y existe pas explicitement, en ce sens que si l'on tâche de former des hommes, on ne cherche pas à former des Canadiens français.

 

Entre l'instituteur et l'élève s'interpose le programme — un beau programme que nous n'en finissons plus de re­mettre à neuf par des remaniements, polissages et repolissages, y ajoutant quelque chose à chaque opération. Chargé, le programme, et rigoureusement divisé, sectionné! Tant de pages d'histoire, de grammaire, de-ci de-ça, par mois, par semaine, par jour. Or il faut le voir! La moyenne des élèves peut-elle, ne peut-elle pas se l'assi­miler? Cela n'importe pas: il faut voir le programme, c'est-à-dire le fourrer à dose quotidienne, hebdomadaire, mensuelle, prévue et déterminée en haut lieu, dans le crâne des élèves normaux ou anormaux.

 

Il y a en géographie, en histoire, dans le catéchisme, un vocabulaire que les élèves ignorent. Il conviendrait de leur révéler le sens des mots, de vivifier l'enseignement par des explications collectives et même individuelles. Pas le temps! Tel extrait d'un bon auteur, dans le livre de lecture, fournirait une excellente occasion de signaler aux élèves la beauté, la finesse, la précision de la langue française, toutes les raisons qu'en particulier nous avons, nous, de l'aimer, d'en être fiers, de la respecter, donc de la bien apprendre et de la bien parler. Pas le temps! Il faudrait reprendre les élèves, les habituer à prononcer, à articuler. Pas le temps! Telle page d'histoire du Canada comporte une belle leçon d'énergie, de fierté: il faudrait la dégager, en faire bénéficier les élèves. Pas le temps! Tel chapitre de géographie se prêterait bien à des considérations appropriées sur la nécessité pour un peuple d'être maître chez lui, maître de ses ressources, de son commerce, et sur le devoir qu'ont les hommes d'affaires d'organiser leurs entreprises, non seulement en vue des bénéfices possibles, mais aussi en vue des services à rendre au pays, à la société. Pas le temps! Il faut voir le programme. Formalisme desséchant! qui, refou­lant, comprimant, ignorant la personnalité, aboutit au surmenage sans autres résultats. Tant de pages d'histoire sainte, d'histoire du Canada, de géographie à apprendre pour demain! L'enfant étudie donc à domicile des choses qu'il comprend mal. - Il rencontre des mots qu'il n'a jamais, au grand jamais, entendu prononcer autour de lui. Il en ignore la signification, mais doit néanmoins les retenir... tant du moins qu'il n'aura pas récité sa leçon.

 

Penmanship érigé en principe pédagogique, élevé à la hauteur d'une institution nationale! Comment veut-on qu'un programme qui émiette de pareille façon les heures de classe laisse à l'instituteur le temps de façonner le caractère de ses élèves ?

 

Les enfants, qui ne reçoivent pas d'éducation dans leur famille, qui y perdent même le peu de formation que la discipline scolaire leur donne forcément, emportent donc avec eux à travers les années d'école primaire, leurs déficiences de caractère. Ils les subiront toute leur vie. Quant aux formules apprises plus ou moins par coeur, il ne leur reste bientôt plus rien, que le souvenir désagréable des efforts qu'elles leur ont coûtés. Faut-il s'étonner ensuite si au sortir de la huitième et même de la neuvième année, la plupart de ces jeunes gens ne peuvent écrire sans fautes d'orthographe, à plus forte raison sans fautes de syntaxe, et si quelques-uns d'entre eux ont à peu près autant d'idées qu'un Américain moyen, ou un Zoulou qui aurait passé trois mois à Oxford ? Ont-ils acquis le goût de l'étude ? Comment l'auraient-ils acquis dans ces conditions ? Ont-ils de la fierté nationale, de la fierté tout court ? Ils la mettraient d'abord à respecter leur langue par laquelle s'extériorise l'âme nationale elle-même. Or, ils ne ratent pas un anglicisme, pas un barbarisme, pas une faute de prononciation! Plus que cela, si quelques-uns, pressés par les exigences de la vie, se livrent à des études post-scolaires, ils ne négligent rien pour apprendre l'anglais, pour se perfectionner en anglais, mais on pourrait compter sur les doigts de la main ceux qui étudient le français. Le déplorable, là-dedans, ce n'est pas que ces jeunes gens apprennent l'anglais, mais c'est l'indiffé­rence générale à l'endroit du français, plusieurs allant jusqu'à considérer peine perdue et comme parfaitement inutile l'étude de leur langue maternelle. Voilà bien l'état d'esprit le plus dangereusement significatif qui soit, la condamnation la plus nette de nos méthodes actuelles de formation, car une langue qu'on cesse de considérer comme utile est une langue qu'on abandonnera avant deux générations.

 

Or, parmi les élèves de l'école primaire quelques-uns passeront, vers l'âge de dix ou douze ans, aux études secondaires. Ont-ils la préparation qu'il faut pour abor­der, avec chance d'en tirer tout le fruit possible, les hu­manités classiques ? Une forte proportion d'entre eux arrivent [sic] au collège à peu près sans formation ni de l'in­telligence, ni du caractère. On parle d'élever le niveau des études secondaires. Mais les professeurs de collèges ne vont-ils pas jusqu'à prétendre, eux, que pour adapter leur enseignement à la moyenne des élèves, ils devraient abaisser le niveau des études ?

 

Première remarque : Au temps où furent fondés la plupart de nos collèges classiques, seul le clergé pouvait assumer semblable tâche et aujourd'hui encore si, le clergé se retirant, l'enseignement secondaire tombait à la charge de l'État, le contribuable s'en rendrait compte d'une façon toute particulière, par les trous que des taxes qu'il n'a pas à verser à l'heure actuelle, creuseraient dans son gousset. Voilà un point de vue bien propre à impressionner certaines gens qui, s'ils se soucient assez peu de l'édu­cation de leurs enfants, veillent avec un soin jaloux sur leur portefeuille.

 

Seconde remarque: Si notre population n'a pas, il y a trente ou quarante ans, sombré sous les coups conju­gués de la partisanerie politique et de la grosse presse, dans un abêtissement total et irrémédiable, c'est le temps ou jamais de crier: « C'est la faute aux curés; c'est la faute aux collèges classiques » — argument spontané, au moyen duquel certaines gens, qui n'ont pas réfléchi cinq minutes dans toute leur vie, croient expliquer toutes nos difficultés.

 

Du professeur d'école secondaire, nous pourrions dire en partie du moins ce que nous avons dit des instituteurs. Prêtres, l'onction sacramentelle les a-t-elle affranchis des défauts de caractère de leur race ? Au surplus, ils sont censés continuer l'éducation des élèves, non pas la com­mencer. Or, c'est précisément la tâche que leur impose la carence de la famille et de l'école primaire à cet égard (2). Si des devoirs précis et élevés les obligent plus que la plupart d'entre nous à avoir le goût de l'étude, le culte des livres et des idées, parviennent-ils toujours à s'af­franchir de l'ambiance misérable et de l'hérédité dé­plorable qu'ils traînent dans leur âme ? Quant au point de vue national dans l'éducation, pourquoi, sauf louables exceptions, existerait-il d'une façon définie au collège classique, quand on ne le remarque nulle part ailleurs ?

 

Plus que cela, pour imprimer à l'éducation le carac­tère national, il faut attirer l'attention sur les problèmes qui se posent tous les jours — problèmes qui impliquent parfois l'avenir même de la collectivité. Or nous en sommes sûr, beaucoup d'entre nous verraient d'un mauvais oeil les éducateurs donner des directives à leurs élèves sur ces sujets — parce que, par une inconséquence comme il en est peu d'exemples, nous qui ne jurons que par la politique et en mettons partout, défendons à ceux qui forment l'élite, les chefs de demain, d'éclairer leurs élèves sur les problèmes économiques et sociaux dont quelques-uns re­lèvent de la politique et qui tous impliquent l'avenir et les progrès de la nation. « Influence indue! ingérence du clergé dans un ordre d'idées auquel il doit rester étran­ger. » Remarquons bien cependant que si demain, tel ou tel diplômé des études classiques échoue en affaires ou autre branche de l'activité et si la nation manque de chefs capables de l'entraîner, dans les mêmes milieux on s'écriera: « C'est la faute au clergé qui ne veut rien com­prendre. » Pour la même raison, plus certaines autres, le point de vue national, sauf louables exceptions toujours, n'existe donc dans les écoles secondaires, tout comme à l'école primaire, qu'implicitement, par le fait que l'en­seignement se donne en français et qu'on y enseigne l'histoire du Canada. Cela ne suffit pas, puisqu'on peut apprendre la langue et l'histoire d'un peuple tout en res­tant parfaitement étranger à ses préoccupations. Les humanités classiques, nous disait-on récemment, ont pour objet de dégager l'homme dans l'individu et d'assurer la domination de celui-là sur celui-ci. Mais on n'a pas ajouté qu'elles avaient pour objet en même temps d'ef­facer toute personnalité chez l'homme, notamment ses caractères ethniques  (3). La formation qu'on reçoit dans nos écoles secondaires s'efforce sans doute de révéler l'homme, mais n'ignore-t-elle pas trop souvent le Canadien français dans l'homme ? Ne conviendrait-elle pas tout aussi bien, trop souvent encore, à un petit Américain, à un petit Français ou à un petit Anglais qui, par impossible, n'au­raient aucune préoccupation patriotique ? Et si le point de vue national n'existe pas explicitement dans l'en­seignement secondaire, comment veut-on que l'éducateur cherche particulièrement à réprimer et à redresser les défauts et déficiences de caractère qui sont à l'origine de nos faillites collectives ? Or c'est parmi les diplômés des écoles secondaires, notamment des collèges classiques, que se recrutera l'élite de demain (4)!

 

Mais que ceux-là jettent la première pierre qui sont sans péché. Voici nos bacheliers ès-arts à l'Université. L'Université n'est pas censée faire l'éducation du carac­tère, mais compléter, en la spécialisant, la formation de l'intelligence. N'oublions pas pourtant que chacun d'entre nous est éducateur d'une certaine façon, par le rayonnement de son exemple — exemple d'autant plus impres­sionnant et entraînant qu'il tombe de plus haut. N'ou­blions pas non plus que c'est entre vingt et trente ans qu'un jeune homme cherche des modèles auxquels il s'attachera, pour lesquels il s'enthousiasmera, qu'il voudra reproduire dans sa vie. L'Université n'est pas à proprement parler un foyer d'éducation, mais par les exemples d'assiduité et de ponctualité au travail, d'ardeur à l'étude, de fierté nationale, de respect du devoir et des responsa­bilités que les chefs et professeurs y donnent, par l'at­mosphère qu'on y respire, elle peut agir profondément sur la manière de penser et de sentir, donc de vivre, de ses étudiants. N'oublions pas encore que c'est à l'Univer­sité que se précisent les vocations de chefs. Comment ces vocations se préciseront-elles si, d'une part, les étudiants n'ont pas sous les yeux des exemples qui les entraînent, et si, d'autre part, l'enseignement professionnel ne se dé­veloppe pas autour des problèmes que les chefs de la nation ont à résoudre aujourd'hui et auront à résoudre demain ? N'oublions pas de plus que nos jeunes gens n'auront en matière nationale des aspirations bien définies que si la formation qu'il sont reçue, depuis la famille à travers le cycle entier des études, s'inspire d'une pensée unique, d'une doctrine fondée sur des principes clairs, accessibles à tout le monde, et largement diffusés de haut en bas de la hiérarchie sociale ? N'oublions pas enfin que l'Université concrétise les aspirations les plus hautes de la nation et que, foyer de culture, elle est à la fois un rempart, et une espérance.

 

Or, existe-t-il dans nos Universités assez de chefs, assez de professeurs profondément pénétrés de leurs de­voirs et convaincus de l'importance primordiale de leur rôle pour créer sur les générations d'étudiants qui se succèdent au pied de leurs chaires une impression déter­minante et durable ? Existe-t-il dans nos facultés et écoles assez de ces chefs dont la personnalité, accusée en relief, s'impose à l'esprit des jeunes hommes en quête de modèles ? L'enseignement de nos Universités ramène-t-il l'attention des étudiants à nos problèmes nationaux avec une constance suffisante pour les convaincre que ces pro­blèmes sont précisément ceux qu'ils auront demain le devoir d'étudier et de résoudre, non pas à leur avantage particulier, mais à l'avantage de la collectivité au milieu de laquelle leur formation leur assignera un poste de chef ? L'enseignement de nos Universités s'inspire-t-il enfin im­plicitement et explicitement de cette doctrine unique dont nous parlions il y a un instant — doctrine capable de rallier toutes les énergies et d'orienter toutes les vo­lontés ? Bref, foyers de culture, nos Universités sont-elles des foyers de culture nationale ? Croient-elles que leur mission se résume à la fabrication en série d'avocats, de notaires, de médecins, d'ingénieurs, d'hommes d'affaires, ou croient-elles plutôt que cette mission s'étend jusqu'à la formation de chefs pour la nation dont, encore une fois, elles concrétisent les plus hautes et les plus fortes espérances ? Voyons aux résultats. L'individualisme re­cule-t-il chez nous ? l'arrivisme perd-il du terrain ? Or, c'est parmi ces générations successives de porteurs de parchemins dépourvus pour la plupart d'esprit national que se renouvelle l'élite, que se recrutent les dirigeants dans les différentes sphères d'action, les professeurs de l'enseignement secondaire et universitaire. S'ils ne sont pas égaux à leur rôle de chefs, sera-ce encore et uniquement la faute des humanités classiques ?

 

Tout cela en vérité n'a rien de réjouissant. Avons-nous à nous en excuser ? Nous croyons plutôt qu'un sujet aussi grave interdit la feinte, et les détours. Le cercle est vicieux; il pousse quelques individus vers les sommets et la masse vers le servage. Il faut le briser.

 

 (1). N'oublions pas cependant les bibliothèques paroissiales. On nous assure qu'en certaines paroisses rurales, ces bibliothèques sont très fréquentées. Tant mieux!

 

(2). Pour nous qui sommes à la tâche, nous écrit un éducateur de marque, la grosse difficulté nous vient de l'incurable inertie des élèves et du peu de collaboration des parents. Chose bien curieuse à constater et fort peu encourageante; à mesure que les professeurs sont mieux préparés, à mesure que les méthodes se perfectionnent et que l'outillage s'améliore, les élèves diminuent d'ardeur, comme si le progrès de l'enseignement devenait un prétexte à fournir moins d'efforts personnels. Ainsi les laboratoires de chimie et de physique apparaissent comme des machines à étudier. Nous avons dans notre maison de bons professeurs d'anglais... Mais les élèves escomptent que la compétence du professeur suppléera à tout... Les parents n'exigent pour le moment qu'un rendement des études: le baccalauréat, le passeport qui ouvre les portes de l'Université. En conséquence, les élèves tendent à mettre de côté tout ce qui ne sert pas à l'examen final. A leurs yeux, un procédé qui assure le succès à l'examen vaut plus et mieux que les connaissances acquises.

 

(3). Nous dénonçons plus haut l'individualisme comme la cause de notre faiblesse collective. Par individualisme, nous entendons le chacun pour soi qui est la règle parmi nous, dans tous les ordres d'activité. Mais si nous demandons aux éducateurs de dompter l'individualisme, nous n'allons pas jusqu'à leur demander d'étouffer la per­sonnalité chez l'élève. Au contraire, il faut respecter la personnalité, la développer, l'exalter en quelque sorte, quitte à la soumettre ensuite, par une forte éducation, à la règle du devoir.

 

(4). Si les éducateurs, ainsi que nous avons voulu le démontrer, ne sont pas seuls responsables de la précarité de notre situation actuelle, ils ont néanmoins leur part de responsabilité comme les autres catégories de dirigeants. Les faits leur donnent au­jourd'hui comme aux autres un terrible avertissement. S'ils allaient mépriser cet avertissement et ne pas entreprendre sans retard les réformes qui s'imposent, ils assu­meraient une responsabilité dont les générations futures leur demanderont sûrement compte.

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Source : Esdras MINVILLE, « Instruction ou Éducation ? À propos de réforme de l’enseignement secondaire », dans École sociale populaire, Nos. 204-205 (janvier-février 1931) : 20-45.

 

 
© 2006 Claude Bélanger, Marianopolis College