Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Juillet 2006

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

La Conquête et la vie économique des Canadiens

 

[Ce texte a été rédigé par Maurice Séguin. Pour la référence bibliographique précise, voir la fin du document.]

 

UN bref rappel de ce qui existait avant la Conquête permettra d'esquisser les données physiques et les réalités historiques frappées par cet événement.

 

Les Canadiens habitaient un pays du Nord. Pelleteries, pêcheries, forêts constituaient, au début, les grandes ressources naturelles de ce territoire. La rigueur du climat ne tolérait qu'une agriculture aux produits peu recherchés. Les possibilités commerciales agricoles se voyaient circonscrites car, à cette époque, les puissances colonisatrices européennes mé­prisaient l'agriculture non tropicale.

 

L'Histoire de la Nouvelle-France révèle le rôle important joué par la traite des pelleteries. Il revenait à ce commerce de déclencher l'établissement des premiers postes, de financer l'administration, de servir de grand moyen d'échange aux colons. L'agriculture, essentielle parce qu'elle assurait le vivre, n'apparaissait pas moins comme au second plan. A cause de la faible demande extérieure, beaucoup de colons ne visaient qu'à récolter le strict nécessaire pour nourrir leur famille. L'opposition entre la course des bois et le défrichement suscita une kyrielle de plaintes. Cependant, y aurait-il eu colonisation agricole sans commerce des pelleteries? Outre la traite et l'agri­culture, la forêt alimentait la construction navale et fournissait matière à l'exportation en autant que le réclamait l'empire français. Les pêcheries, même négligées, entraient en ligne de compte. Et les autorités s'employaient à diversifier les modes de vie, encourageant l'artisanat, provoquant la fondation d'industries manufacturières, cherchant à stimuler les rapports commerciaux avec la France, l'Acadie, les Antilles. Sans ignorer l'aspect paysan, il importe donc de constater l'esprit commercial et d'entreprise des Canadiens, adonnés à l'exploitation des différentes ressources du pays, conformément aux données phy­siques. Sous l'ancien régime, les Canadiens n'étaient pas exclusivement des paysans, même si ce type économique l'emportait en nombre. Ils procédaient à la colonisation au sens plein du mot, s'efforçant d'implanter, en un territoire neuf, des activités agricoles, industrielles, commerciales aussi avancées que l'admettait, en ces temps, un pays d'Amérique.

 

Survint la catastrophe de 1760-1763 : la Conquête confirmée par la Cession. C'était l'introduction d'un petit peuple qui présentait des commencements au moins de développement dans les diverses branches de l'économie, au sein d'un nouvel empire, c'est-à-dire, dans, un ensemble de relations politiques et économiques autres que celles qui avaient contribué à mo­deler sa vie. Un problème surgit : quelles forces désor­mais vont influencer la vie économique des Cana­diens ? En quoi cette vie sera-t-elle modifiée ? En d'autres termes, quels seront les effets de la Conquête et du maintien, par la violence, dans l'empire britannique, du peuple canadien de 1760 ? Ce problème vaut la peine d'être scruté. Faire abstraction de l'Histoire, c'est s'exposer à juger superficiellement la situation économique contemporaine. Il n'est pas oiseux de remonter à la source, d'interroger surtout les cent premières années qui suivent la Conquête. On a chance d'y découvrir l'explication peut-être de la crise économique actuelle des Canadiens, en étudiant leur vie à une époque témoin de graves bouleversements.

 

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Que l'on enregistre, sans plus pour l'instant, on y reviendra plus loin, un phénomène qu'on peut appeler : le repliement agricole. Pour les générations qui pous­sent après 1760, restait surtout un métier : la culture de la terre. La vie agricole en vint à s'identifier avec presque toute la vie économique des Canadiens pour plus d'un siècle après la Conquête. C'est après 1760 et non avant qu'il est bien plus juste de dire du Canadien : paysan d'abord. Cette concentration dans l'agriculture est à examiner à un double point de vue : de l'intérieur de cette agriculture, dans les facteurs internes qui la conditionnent (possibilité d'acquérir de la terre, instruction technique, intensité de la demande) et de l'extérieur, dans les rapports de cette agriculture avec les autres activités économiques (exploitations primaires, transformations manufac­turières, commerce, finance, etc.) On s'arrêtera, en premier lieu, à considérer l'aspect intérieur, afin de déceler, si possible, dans les traitements mêmes réservés aux agriculteurs après 1760, les causes historiques de l'infériorité économique des Canadiens.

 

C'est un fait connu que l'agriculture, au premier siècle après la Conquête, se caractérise par l'économie paysanne, nommée aussi économie de subsistance ou économie fermée. On peut donner comme définition de cette autarcie à échelle réduite : une tendance vers la production, à l'intérieur d'une même ferme et dans le cadre familial, de tout ce qui est nécessaire à la satisfaction des besoins fondamentaux d'ordre matériel, nourriture, vêtement, habitation, etc., dans un esprit de contentement, de vie simple, sans idée d'accumulation, de poursuite de la richesse pour elle-même. Une mise au point s'impose pourtant. La stricte économie fermée, si elle a pu exister au tout début de l'humanité, était devenue au milieu des XVIIIe et XIXe siècles depuis bien longtemps, une impossibilité. Le paysan ne trouvait pas tout sur sa terre et avec le temps des besoins s'étaient créés qu'il pouvait de moins en moins satisfaire seul. Pour la paysannerie même, le marché a son importance. C'est précisément dans le cas où les paysans ne se « suffisent » pas, quand ils peuvent vendre une partie de leurs produits et se procurer en retour les services que seul autrui peut leur rendre, qu'ils forment une classe satisfaite de son sort, indépendante et stable. L'économie paysanne implique l'idée qu'on ne tra­vaille pas pour le marché au point d'être dominé par ses exigences, mais ne signifie pas qu'on affiche un désintéressement absolu vis-à-vis du marché. Aux facteurs, territoire et technique, que la plupart des études sur l'agriculture des Canadiens se contentent d'envisager, il faut joindre le facteur : marché. Quels seront donc, à l'intérieur de l'agriculture, les effets de la Conquête et de l'Occupation britanniques sur chacun de ces trois facteurs : marché, technique et territoire ?

 

Durant ce premier siècle après 1760, le marché intérieur demeure restreint. Plus des trois quarts de la population sont agricoles et malgré des disettes quasi périodiques, trois années sur quatre présentent une récolte satisfaisante et la consommation inté­rieure, les deux tiers du temps, laisse un surplus pour l'exportation. Mais c'est surtout le rôle du marché extérieur qu'il importe de souligner. Toute colonie, en effet, progresse par la vente hors de son territoire d'un ou de plusieurs grands produits naturels. Pour le blé, principale denrée nordique exportable, la Conquête fut-elle un changement pour le mieux ? En réalité, pour le commerce extérieur agricole, on dut affronter des difficultés semblables à celles que ren­contra la Nouvelle-France. Aux obstacles naturels, isolement hivernal et distances océaniques, s'ajouta la concurrence des Etats-Unis. On ne put réussir à les expulser après 1783 du commerce impérial et les Révoltés privèrent le Nord américain resté loyal, des marchés agricoles non satisfaits de Terreneuve, du Nouveau-Brunswick, de la Nouvelle-Ecosse et surtout de l'important débouché des Indes Occidentales.

La Grande-Bretagne, qui fut un temps, vers 1790 et 1800, un excellent client à cause des guerres euro­péennes, protégea sa propre agriculture après 1815, en dépit des protestations de l'Amérique du Nord britannique. Ces colonies n'obtinrent l'admission libre de leurs grains qu'en 1843, pour voir bientôt annuler cette faveur quand l'Angleterre adhéra au libre-échange. Au premier siècle après la Cession, le Québec n'est donc pas commercialement d'abord un pays agricole, mais plutôt un pays de fourrures (1760-1820) et de bois (1810-1850...). L'exploitation de la colonie se trouve, par conséquent, peu favorable à la masse de sa population, les paysans canadiens. Si la Conquête améliore légèrement le marché, elle ne suscite cependant pas une grande prospérité agricole.

 

Il y a plus. Tandis que les agriculteurs du Bas-Canada cherchaient vers l'est un marché, se déversait venant de l'ouest et portée par le Saint-Laurent, une production agricole de même nature. L'invasion des grains du centre américain eut son effet déprimant mais c'est surtout la colonisation rapide du Haut-Canada, colonie décuplant sa population en 35 ans après 1815, qui introduisit dans le Québec une impo­sante quantité de denrées, également à la recherche d'un débouché. Une espèce de « dumping », appré­ciable dès 1800, lourd à partir de 1830, se superpose à la médiocrité des marchés pour former un ensemble où règne ordinairement la surproduction agricole. Dans le Bas-Canada, au premier siècle après la Conquête, il n'y avait donc pas place pour une grande agriculture payante, capable de garder à l'aise une population presque entièrement agricole. Il n'y avait pas l'excitant économique voulu pour réveiller le paysan, le transformer en un cultivateur en état d'établir ses fils, l'encourager à persister dans son métier, l'inciter à perfectionner sa technique, à éten­dre son domaine.

 

La technique agricole des Canadiens s'attira, durant ce même siècle, des critiques qu'on peut résumer ainsi : labourage superficiel, ignorance de l'usage des engrais, absence de systèmes d'assolements, négligence dans le soin du bétail, etc. Mais une des causes de cette stagnation technique ne résidait-elle pas dans la médiocrité des marchés ? Le paysan canadien n'éprouvait pas le besoin de bonifier des méthodes de culture car la Révolution agricole ne pouvait naître qu'après la Révolution industrielle, c'est-à-dire, qu'après une forte demande causée par la concentration de la population dans les villes. Quelle est la part de responsabilité des autorités britanniques devant l'inexistence de l'instruction agricole Une responsabilité en tout cas atténuée, d'abord parce que les Canadiens eux-mêmes ne sen­taient pas l'utilité de cette instruction et surtout parce que les écoles de technique agricole n'étaient pas encore des institutions très répandues à cette époque, même dans les pays normaux, soustraits à l'occupation ennemie. Quoi qu'il en soit, cette technique déficiente aboutissait à une baisse notable dans les rendements, ou en deux mots à « terre impro­ductive ».

 

La question du territoire embrasse le cas des seigneuries et celui des cantons. A partir de 1820, 1830, les seigneuries facilement colonisables sont presque entièrement concédées. Aussi les Canadiens récla­mèrent-ils alors la création de nouvelles seigneuries parce que le mode seigneurial d'obtenir de la terre était conforme à leurs moyens; au lieu d'acheter leur terre, ils préféraient, faute de capitaux, payer annuel­lement cens et rentes. Là encore se retrouve un effet de la faiblesse du marché. Les autorités d'occupation, par leur refus, poussèrent les Canadiens à la subdi­vision des lots à l'intérieur des seigneuries, aggravant ainsi une propension déjà marquée chez ces paysans à se contenter, par famille, de vingt ou trente arpents. D'autre part, depuis 1796, les régions du Saint-François, de l'Outaouais, entre autres, avaient été, (comme le Haut-Canada et les Maritimes) le siège de distributions effrénées et incohérentes de cantons. Ce manque inouï de politique fut d'abord une cause de répulsion pour des centaines de mille Britanniques qu'on orienta vers les Etats-Unis; ce fut aussi, dans le Québec, un obstacle à l'expansion territoriale des Canadiens quand les seigneuries furent encom­brées. Bref, cette situation amenait ce qu'on a appelé, par analogie à terre improductive, « terre inacces­sible».

 

Les Canadiens sont donc, par la Conquête, refoulés dans l'agriculture. Et là, ils sont aux prises avec des difficultés concernant les trois principaux facteurs internes : exploitation sans véritable débouché, absence d'instruction technique, blocage des espaces libres. Chez eux, une crise économique éclate, au milieu du XIXe siècle et se prolonge au XXe. D'une façon négative, elle s'exprime par la désertion de la terre ou l'exode rural. Ces causes sont-elles entièrement comprises dans les perturbations que subirent les facteurs internes : technique et territoire surtout, comme on semble parfois le soutenir ? Ou même si à « terre inculte » et à « terre inaccessible », on ajoute « terre peu rémunératrice », tient-on l'explication intégrale de la crise ? Sont-ce là toutes les consé­quences de la Conquête ? L'occupation britannique n'aurait-elle introduit aucun désordre dans l'écono­mique des Canadiens si les autorités occupantes avaient trouvé moyen d'ouvrir des centres d'instruc­tion technique, d'offrir des tranches de sol arable selon les réels besoins des colons et si, de leur côté, les marchés avaient été plus considérables ? Les Canadiens auraient-ils pu alors demeurer en paix de perpétuels agriculteurs ?

 

On gagnerait peut-être à élargir le débat et, pour se rendre compte de l'ampleur du problème écono­mique des Canadiens, à poursuivre ses investigations à l'extérieur de l'agriculture, en considérant ce mode de vie dans ses rapports avec les autres branches de l'activité économique.

 

Faut-il exposer ici la nécessité d'un certain développement, d'une marche à l'avant en économique ? Après l'exploitation du sol ou encore d'autres res­sources naturelles, en petit, pour soi, en vue de satis­faire les besoins élémentaires de nourriture, de logement, de vêtement, etc., il est normal que des besoins nouveaux naissent, que les échanges se multiplient et qu'on passe graduellement à une mise en valeur plus poussée des possibilités d'un territoire et aux transformations de l'industrie manufacturière. Contenus dans de justes limites, cette croissance des besoins et ce perfectionnement de la façon de tirer parti des ri­chesses matérielles, sont sains et humainement pro­gressifs. Toute nation se doit donc, en théorie, d'évo­luer à des rythmes divers, de quitter un stage ou presque toute la population se contentait de l'agri­culture, pour atteindre à plus de variété dans les métiers et professions. A une société entièrement agricole, comme d'ailleurs à une société surindustria­lisée, il faut préférer celle qui cherche à maintenir un certain équilibre entre agriculteurs, industriels, commerçants, professionnels, etc. Théoriquement, la nation canadienne ne pouvait se dispenser, elle aussi, de participer à ce progrès économique.

 

De plus, en pratique, un tel développement était fatal dans la région où se situe l'habitat des Canadiens. L'Est de l'Amérique, zone la plus anciennement colonisée, était appelé à s'éloigner de l'enfance écono­mique, à délaisser l'agriculture pour s'intéresser de plus en plus à l'industrie, au commerce, etc. Dans le Bas-Canada, la nature elle-même mettait de l'avant l'exploitation de ressources autres que les produits de la ferme. Et dans les centres de la vallée commer­ciale du Saint-Laurent devait se localiser normalement l'industrie manufacturière. Le Saint-Laurent, lien entre le centre américain et l'Europe, n'était pas un lieu isolable. Québec, Montréal servaient aussi de ports pour l'intérieur, pour le Haut-Canada et l'ouver­ture de cet arrière-pays à la civilisation forçait le territoire bas-canadien à vieillir économiquement. Inévitablement, le territoire lui-même, par le genre de ses principales ressources et par sa situation géo­graphique, entraînait les Canadiens hors de l'agri­culture.

 

Autour des Canadiens, dans cette partie du monde qui encercle l'Atlantique-Nord, la Révolution indus­trielle devenait une réalité incontestable. Cette nou­velle orientation économique manifesta très tôt une conception purement matérielle du progrès. On doit critiquer ses excès, regretter l'abandon d'un mode de vie plus humain; il n'y avait pas moins pour les Cana­diens un problème de contact et de contraste. L'esprit anglo-saxon, épris de progrès matérialistes, sollicite et ébranle l'esprit de contentement des paysans canadiens. S'il n'était pas indispensable pour ces derniers de tout accepter, il fallait cependant ne pas laisser de distances non justifiées. Isolés, les Canadiens auraient pu, à la rigueur, n'évoluer que lentement. Mêlés aux Britanniques et vivant à proximité des États-Unis destinés à devenir le plus colossal foyer industriel du globe, il leur était impossible de prolonger, pour tous, pendant des siècles, une économie rudimentaire comme la ferme paysanne. Leur entou­rage exigeait d'eux une vie économique plus diver­sifiée, surtout à partir du milieu du XIXe siècle.

 

Qu'en même temps que cet essor naturel de l'écono­mique, se produise l'exode rural, c'est une évidence. Puisqu'au début, tout le monde exploite la terre, c'est la terre qui donnera congé aux bras réclamés par les autres activités. Cet exode est d'ailleurs intensifié par l'infériorité de l'agriculture, travail en général moins payant que tout autre, et par l'opportunité offerte, dans une économie à multiples spécialités, de satisfaire Ies divers goûts. On ne parque pas indé­finiment tout un peuple dans un métier unique et qu'est-ce qu'une race « irrévocablement paysanne », puisque toutes ont été jadis ou pastorales ou agricoles ?

 

L'agriculture des Canadiens éprouvait de réels dommages à cause de la médiocrité des marchés, de la routine des méthodes de culture et du blocage des espaces à coloniser. Cependant, à supposer qu'il y ait eu meilleurs débouchés, instruction technique et espaces libres, puisqu'un progrès économique s'im­posait en théorie et en pratique, aux Canadiens, et que c'était naturel pour l'agriculture, même prospère, de laisser partir les gens vers d'autres professions, il y aurait eu quand même déplacement de population, exode rural. Il est impossible de justifier la désertion des campagnes et d'expliquer le problème qui en résulte pour les Canadiens, intégralement et exclusi­vement, par les malaises dans les facteurs internes : marché, technique et terre. Ces troubles ont hâté et accentué la crise, mais ne lui sont pas essentiels. Le grand rôle est attribuable à l'appel vers le déve­loppement normal de toutes les ressources du terri­toire et vers l'essor industriel; en d'autres termes, au progrès d'ordre économique.

 

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Puisque les Canadiens ne pouvaient rester uniquement agriculteurs, la question est maintenant de savoir comment s'effectuera leur sortie de l'agriculture. C'est le moment de bien peser ce que signifient, pour la vie économique des Canadiens, la Conquête et l'Occupation étrangère. C'est, ici qu'il convient de retracer la série d'exclusions que subissaient les vaincus de 1760, parallèlement au repliement agricole.

 

Les Canadiens étaient exclus, en pratique, du grand commerce à cause du changement d'empire à l'époque où sévissait le Pacte colonial. L'obligation de commercer avant tout à l'intérieur d'un monde étranger : l'empire britannique, la difficulté, pour les Canadiens, de nouer des relations avec les marchands inconnus de la nouvelle métropole ou des autres colonies, opposée à la grande facilité pour les Bri­tanniques d'organiser entre eux exportations et impor­tations, le monopole britannique du transport maritime, autant de causes qui se liguèrent d'abord pour annihiler le commerce extérieur que les Canadiens entretenaient avant 1760 et même pour les con­traindre à délaisser une grande partie du commerce intérieur, principalement dans les branches étroitement liées au commerce extérieur.

 

Les Canadiens étaient, de même, exclus de l'exploi­tation primaire des grandes ressources naturelles autres que l'agriculture, car l'exploitation à titre de propriétaire ou de patron, des fourrures, du bois était dominée par l'aspect commercial et par conséquent réservée d'abord aux Britanniques. C'étaient d'im­portantes sources de richesses qui échappaient aux Canadiens, la forêt surtout, un des éléments de base de l'économie du Québec.

 

Cet empêchement de s'occuper en maîtres de l'exploitation et du commerce des produits naturels rémunérateurs engendrait l'impossibilité d'amasser des capitaux autres que ceux qui tiraient leur origine de la petite épargne agricole. Privés des capitaux édifiés au pays même, les Canadiens, de par l'Occu­pation britannique, ne pouvaient de plus faire appel à des capitaux européens capables de servir leur natio­nalité. Seuls les Britanniques introduisaient faci­lement, dans leur conquête, le capital dont toute jeune colonie a besoin. Ils fortifiaient ainsi leurs positions.

 

Enfin, parce qu'au lendemain de 1760, le commerce et les sources du capital sont presque monopolisés par l'Occupant, les Canadiens ne pourront, pour leur propre compte et dans la proportion qu'aurait exigée leur nombre, industrialiser leur pays, quand en viendra le temps. En effet, c'est surtout le commerce qui finance l'industrie manufacturière naissante, comme le prouvent, par exemple, la Grande-Bretagne et la Nouvelle-Angleterre, contrées où le commerce et le capital accumulé par le commerce sont parmi les principales causes de l'expansion industrielle.

 

De cette série d'exclusions, découlait logiquement la mainmise des Conquérants sur l'économique du Québec. Les Britanniques étaient seuls en mesure de diriger ce développement que réclamait le pays au nom du progrès économique, tandis que les Cana­diens, devenus semblables aux noirs des colonies africaines d'exploitation, étaient relégués de force en marge de la vie économique de leur propre patrie. Parqués dans un seul secteur, mais ne pouvant y séjourner indéfiniment, les Canadiens, devant l'étran­ger déjà fermement installé dans tout le reste de l'économique, étaient réduits à sortir de l'agriculture en serviteurs de cet étranger.

 

Aux Britanniques, la direction et la propriété de la plupart des grandes entreprises; les Canadiens four­niront la main-d'oeuvre. Les jeux sont faits bien avant l'ère de l'expansion industrielle. Dès 1830, 1900 pou­vait se prévoir. Sans doute, au premier siècle après la Conquête et durant la seconde moitié du XIXe siè­cle, la prépondérance britannique était moins remar­quée que de nos jours, car ce n'était pas encore la grande concentration. Mais elle n'échappe pas aux perspicaces. Durham, dans son Rapport, souligne déjà le fait que la majeure partie de la population à gage (pourtant restreinte alors) est composée de Canadiens à l'emploi de capitalistes britanniques. Le Rapport prévoit même l'avenir, les Canadiens devront abandonner leur quiétude paysanne; la masse de la population canadienne est vouée, dans une certaine mesure, à tenir une position inférieure dans l'économique du Bas-Canada; la distinction nationale entre Canadiens et Britanniques se confondra de plus en plus avec la distinction économico-sociale entre classes, entre prolétaires et capitalistes.

 

Ces quelques considérations sur l'agriculture dans ses rapports avec les autres activités, permettent de diagnostiquer plus sûrement le vrai mal qui ronge la vie économique des Canadiens. Ce mal n'est pas, comme on l'a cru et comme beaucoup le croient encore, de ne pas pouvoir rester une heureuse population agricole, mais plutôt de ne pas pouvoir sortir de l'agriculture autrement qu'en prolétaires serviteurs de l'Occupant. Ce n'est pas seulement une crise intérieure à l'agriculture. L'explication du problème économique actuel des Canadiens, il faut la chercher bien plus loin que dans : terre peu rémunératrice, terre improductive et terre inaccessible. Le grand drame de leur histoire n'est pas d'avoir été un peuple de terriens à qui la terre a manqué, mais une nation pour laquelle le développement économique intégral était de règle comme pour toute autre et à laquelle ont manqué non pas tant le sol arable que les autres ressources naturelles de son propre territoire, avec la possibilité de les exploiter commercialement et par suite, une nation à laquelle ont manqué les moyens d'arriver, par elle-même et pour son propre compte, au développement économique intégral, y compris la formation de la grande industrie.

 

La cause profonde de ce mal, de cette impossibilité pour les Canadiens d'entreprendre, en maîtres, la mise en valeur complète des ressources de leur patrie, est l'Occupation étrangère, en elle-même, indépen­damment de ses modalités, indépendamment de la conduite des organisateurs de cette Occupation, de leur politique d'association ou d'assimilation. Les troubles ressentis par les Canadiens à l'intérieur de l'agriculture et dont les administrateurs sont en partie responsables, n'étaient pas inévitables. On peut imaginer une Occupation où les Britanniques, sans négliger leurs propres intérêts, sans se priver de tirer profit du territoire conquis, auraient procuré aux Canadiens la terre à coloniser et les moyens d'amé­liorer leur technique. Dans cette hypothèse, si l'agri­culture à elle seule, avait pu suffire pour assurer à jamais un genre de vie stable, la Conquête aurait pu ne pas porter atteinte à la structure économique des Canadiens. Mais comme rien ne dispensait ces der­niers de l'obligation de s'intéresser à tous les secteurs de l'économique, il aurait fallu que l'Occupant britan­nique, pour ne pas leur nuire, se fît violence afin de leur laisser une place proportionnée à leur importance numérique, qu'il n'utilisât pas sa facilité de s'emparer des ressources du Québec, pourtant les plus accessibles à cette époque, qu’il dédaignât les bases stratégiques de Québec et de Montréal et qu'il renonçât à implanter son activité dans la vallée inférieure du Saint-Laurent. Désintéressement dont sont capables bien peu de conquérants ! Un tel égard aurait équivalu, prati­quement, à la rétrocession aux Canadiens non seulement de leur territoire mais aussi de vastes libertés politiques et davantage encore : c'eût été l'érection par les Britanniques eux-mêmes d'une barrière étrangère à leur empire nord-américain et leur compliquant la colonisation de l'Ontario et de l'Ouest. On a peine à se figurer d'authentiques Britanniques accordant de si impolitiques concessions au point de se désister d'une partie de leur « avoir » et d'hypothéquer le reste. Qu'on se remémore le grognement du bouledogue conservateur : « What we have... ! »

 

Il faut donc reconnaître que, de la Conquête et de l'Occupation, sans qu'en pratique il pût en être autrement, devait sourdre, non pas le monopole absolu des Britanniques (car des Canadiens, indivi­duellement, réussiront dans l'industrie, le commerce, etc., et des Britanniques pourront n'être que d'inoffen­sifs prolétaires, cultivateurs, petits industriels ou petits commerçants) mais plutôt la prépondérance marquée d'une élite parmi les Britanniques sur la masse des Canadiens. Prépondérance qui, d'une part, paralysera chez les Canadiens et dans la proportion exigée par leur nombre (75 à 89% du Québec) la formation de classes « bourgeoises » vivant pour leur propre compte de l'industrie primaire ou manufacturière, du commerce, des services publics, de la finance, etc. Prépondérance qui, d'autre part, entraînera la multi­plication non pas d'un prolétariat pur et simple (car la naissance d'un certain prolétariat n'aurait sans doute pas été évitée en économie dite progressive, même sans la présence d'une Occupation étrangère) mais d'un prolétariat au crochet de l'étranger, servage encore plus abrutissant, qui arrache au salarié la foi en sa nationalité.

 

Non, un peuple n'endure pas, pendant près de deux cents ans, une Occupation étrangère sans qu'il lui en coûte...(1) Et rien, pas même l'agriculture-refuge ne pouvait, à la longue, soustraire la nation canadienne, aux contre-coups de la Conquête.

 

Peuple autre que paysan, la Conquête l'aurait ruiné, a-t-on prétendu au sujet des Canadiens. Ce jugement ne semble pas conforme à la réalité. Les vaincus de 1760 n'étaient pas uniquement des agriculteurs. Et parce qu'il y a eu destruction après 1760 d'un embryon de vie économique intégrale en formation sous le régime français, de la Conquête est sortie plus tard cette longue crise éclatant vers le milieu du XIXe siècle, devenant aiguë au XXe et prenant l'aspect de débandage économique. 1850, 1900 sont les suites directes de 1760. Il est bien superflu de parler d'une seconde conquête à propos de l'infériorité économique actuelle des Canadiens. Mieux vaut dire : conquête à retardement.

 

Pourquoi affirmer sans réserve que l'agriculture a permis aux Canadiens de résister à la Conquête ? Entourés d'agriculteurs comme eux et dans un monde où le développement primaire et secondaire des res­sources naturelles était encore dans l'enfance, les Canadiens ont tenu, un temps. Mais agriculteurs presque exclusivement et de force, dépourvus de moyens de quitter ce métier pour s'adonner d'eux-mêmes, à leur compte, aux autres activités, ces paysans devaient plier et s'avouer conquis (ou pro­létaires-serviteurs du Conquérant) après 1850 quandl'Amérique entra pour de bon dans la Révolution industrielle. L'agriculture résiste par sa fidélité aux envahisseurs, dans la mesure seulement où elle occupe une place de proportion normale dans la vie écono­mique équilibrée d'une nation. L'agriculture résiste jusqu'au jour où l'envahisseur industrialise sa conquête; il tient alors à sa merci, par un processus fatal d'éco­nomie progressive, les campagnards indigènes qu'il entasse dans les chantiers ou dans les faubourgs.

 

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Obligation de dépasser le stage agricole, incapacité de le faire sans déchoir, là résidait le désaccord et de là provenait la crise. Que va-t-on proposer comme remède ? Les Canadiens ne furent pas seulement parqués de fait dans l'agriculture; leur esprit, de même, subit une déformation analogue : la Conquête leur a légué une conception diminuée de la vie écono­mique. Pour eux, contrairement à ce que pensaient leurs ancêtres, du temps des Français, toute l'économie politique finit par se résumer ainsi : hors de l'agriculture, point de salut; emparons-nous du sol, tout est sauf. Il aurait fallu trouver le moyen de sortir honorablement de l'agriculture, on chercha le moyen d'y rester. Obsédés par les obstacles à l'expan­sion agricole, les Canadiens s'imaginèrent qu'en les enlevant, tout le malaise allait s'évanouir. La colo­nisation agricole rendue facile, tel est le grand remède prôné depuis que les Canadiens se sentent économi­quement en crise. Les quelques réussites dans le domaine de la colonisation agricole depuis 1850, démontrent bien que cette dernière n'était tout au plus qu'une demi-mesure. On ouvre de nouvelles régions; on retient des Canadiens à l'agriculture en autant que le blocage des espaces, l'absence de routes, etc., contribuaient à l'exode rural. Mais on laisse à l'étran­ger la meilleure part, tout ce que le pays renferme de richesses, sauf le sol arable; on prépare des serfs pour plus tard dans ces régions nouvelles. On n'aide nullement les Canadiens à s'intéresser, pour leur propre compte, à ces activités variées vers lesquelles le progrès économique les attire; ils n'en continuent pas moins à s'éloigner de l'agriculture en serviteurs de l'étranger.

 

Le remède, si l'on tient au mot colonisation, serait un retour à la colonisation intégrale, comme avant 1760. Le cri d'alarme et de ralliement aurait dû se compléter ainsi : « Emparons-nous du sol, mais aussi des forêts, des mines, des cours d'eau, des pêcheries, en un mot, de toutes les ressources de notre pays, de leur transformation et de leur commerce, si nous voulons sauver notre nationalité en lui assurant une vie économique non tronquée. »

 

Pouvait-on exécuter ce programme? A une con­dition et cette condition sine qua non aurait été la volonté de faire disparaître la cause profonde et per­sistante de cette incapacité d'atteindre à l'intégrité économique. Il aurait fallu extirper la racine politique du malaise économique, mettre fin à l'Occu­pation étrangère accapareuse des richesses des Cana­diens. L'arme adéquate aurait été « l'appel à la nation » dans l'économique pour arracher à l'Occu­pant toutes les ressources du Québec, soutenu dans la politique par la marche à l'indépendance, comme d'ailleurs un petit nombre sembla vouloir le tenter dans ces deux domaines à la veille de '37, quand la conscience nationale des Canadiens parvint à un point de lucidité inégalé depuis.

 

Au contraire, l'obtention de la responsabilité ministérielle mais dans l'acceptation de l'Union et de la Confédération n'apporte, en économique, aucun changement substantiel puisque ce n'est que la pro­longation de l'Occupation étrangère non plus dirigée par la métropole britannique mais par ses colonies d'Amérique du Nord entourant Québec et devenues vers 1850 assez fortes numériquement pour assumer cette tâche avec succès. Au politique, l'Union et la Confédération endorment les Canadiens. Comme l'avait encore prévu Durham, le concept de « Nation Canadienne » distincte des Britanniques nord-amé­ricains s'obnubile et un sentiment d'amalgamation et de collaboration avec l'Occupant, le remplace, dégéné­rescence politique éminemment défavorable à la reprise par les Canadiens des activités économiques ravies par la Conquête.

 

Au lendemain des troubles de '37, au milieu du XIXe siècle, les chefs politiques des Canadiens crurent, à bon droit, nécessaire d'assurer autant que possible la protection des grandes traditions : foi, langue, loi contre lesquelles les attaques britanniques se discernaient aisément. Cependant, comme à l'épo­que, en Amérique du Nord britannique, on n'en était qu'au tout début de la Révolution industrielle, ils partagèrent avec leurs contemporains la croyance que l'agriculture suffisait aux Canadiens et que leur faciliter l'accès au sol arable garantirait toute leur vie économique. Par conséquent, sauf au point de vue agricole et encore avec quelle parcimonie, ces chefs ne se préoccupèrent nullement de protéger l'écono­mique des Canadiens. Sans trop s'en rendre compte, ils acceptèrent la subordination économico-sociale de leurs compatriotes par le seul fait de consentir à prolonger, sans voir combien elle était pernicieuse, la mainmise des Britanniques sur les activités du Québec autres que l'agriculture. De par le pacte confédératif, le territoire de l'ancien Bas-Canada tombait sous la juridiction du gouvernement provincial; une telle clause ne signifiait pas pourtant que ce territoire et ses ressources devenaient la propriété nationale de la majorité de cet État provincial : les Canadiens. Les Britanniques le comprirent et ne s'inquiétèrent pas. 1867 les laissait aussi libres d'exploiter le Québec que 1763.

 

Même si, par hypothèse, les Canadiens avaient clairement compris en quoi consistait leur malaise économique et où résidait sa cause fondamentale, auraient-ils pu soustraire leur patrie à l'emprise de cette cause et guérir ce malaise : se libérer de l'Empire et ressaisir les secteurs de la vie économique que l'Occupation étrangère leur avait fait perdre ? C'est peu probable. Il faut avouer plutôt que l'Union et la Confédération, ces renouvellements des Capitu­lations étaient sans doute la seule issue possible à ce moment. Au milieu du XIXe siècle, l'indépendance du pays de Québec était irréalisable devant les exigences des Britanniques dont les effectifs étaient alors croissants et capables de maintenir les Canadiens dans l'obéissance. Elle était même téméraire en face des Etats-Unis pour lesquels, à cette époque, l'annexion des territoires avoisinants était une opération courante. Au point de vue économique, 1867 prend figure d'un sacrifice consenti par sagesse politique.

 

Cependant, la solution réclamée par le problème économique des Canadiens n'est en somme qu'ajour­née. Car les Britanniques nord-américains ne con­serveront pas toujours leur supériorité numérique et la frontière des Etats-Unis s'est enfin stabilisée. Un jour ou l'autre, l'occasion se présentera pour la nation canadienne de renouer, sans danger, avec les traditions d'avant '37 et de débarrasser son écono­mique de la tutelle paralysante de l'Occupant.

 

(1) Faute d'espace, de cette étude, sont systématiquement écartés le second grand facteur perturbateur de l'économique des Canadiens (s'ajoutant à l'Occupation britannique) : l'attrac­tion des Etats-Unis et ses conséquences : l'émigration.

 

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Source : Maurice SÉGUIN, « La Conquête et la vie économique des Canadiens », dans Action nationale, Vol. XXVIII, No 4 (décembre 1946) : 308-326

 

 

 
© 2006 Claude Bélanger, Marianopolis College