Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Octobre 2013

Documents de l’histoire du Québec / Quebec History Documents

 

 

« L'Appel de la race »

Roman canadien par Alonié de Lestres

 

 

 

Chronologie de la controverse sur l'Appel de la Race

 

Pendant trois ans j'ai refoulé en moi le désir de lire ce roman. Pour le juger plus froidement, j'ai voulu oublier d'abord l'impression peu favorable que m'en avaient inspirée certaines critiques. Il me semble qu'il est du devoir de l'homme conscien­cieux de n'apprécier les livres qu'après s'être placé dans cette atmosphère d'indifférence littéraire sans laquelle un jugement ne saurait être exempt de passion. C'est pourquoi j'ai attendu jusqu'en dé­cembre 1925 pour entendre l'Appel de la race. J'en ai conçu des sentiments divers, souvent pénibles, toujours en opposition avec ma conception de la vie.

 

M. Alonié de Lestres s'est-il rendu compte, en écrivant ce volume, qu'il érigeait le fanatisme en doctrine et qu'il substituait aux principes de la plus élémentaire justice une intransigeance de vision­naire ? Dans les péripéties du drame familial et national qu'il raconte, on voit sans cesse un indivi­du sacrifier à un idéal, auquel son concours n'est pas absolument indispensable, femme, enfants, foyer, avenir. Espèce de Jeanne d'Arc en panta­lons, il a entendu des voix, lui aussi, et il se croit obligé de marcher sur tous les coeurs qui l'aiment pour satisfaire une soif de réparation qu'il n'a plus le droit d'étancher.

 

Inutile de résumer longuement. Des milliers de lecteurs savent que M. Jules de Lantagnac, héros de l'Appel de la race, avait renié sa nationalité vers l'âge de vingt-cinq ans. Brillant avocat, il s'était établi dans l'Ontario, avait épousé une An­glo-Canadienne, Maud Fletcher, convertie au ca­tholicisme avant le mariage, avait vécu vingt ans dans un milieu anglais et protestant sans penser à ses ancêtres, avait élevé ses quatre enfants dans la tradition britannique, avait fait fortune avec une clientèle ontarienne, n'avait eu de relations que dans les milieux où le français était inconnu, bref, avait accumulé, dans son âme et dans l'âme des siens, vingt années de culture, d'habitudes, de pensées et de foi saxonnes. Tout à coup, ce Lantagnac, descendant d'une petite noblesse tombée en roture, devient possédé de ce qu'il faudrait appeler non pas le «démon de midi», mais «l'ange de midi». Le passé ancestral s'éveille en lui, et ce passé lui enjoint de redevenir Canadien français. Pour obéir à cet appel, il fait un pèlerinage au village natal, Saint-Michel-de-Vaudreuil. La conversion se pré­cise par le contact avec la terre des Lantagnac. Un religieux, le bouillant Père Fabien, encourage le pénitent qui se «refrancise» (!). Alors, le zèle du héros ne connaît plus ni bornes ni ménagement. L'ancien renégat bouscule tout autour de lui. Il remplace les gravures anglaises, sur les murs de sa maison, par des reproductions de peintures fran­çaises et même canadiennes; il relègue les livres anglo-saxons dans les ténèbres extérieures pour remplir de volumes canadiens les rayons de sa bi­bliothèque; il manifeste son désir de franciser tout son monde si possible. En un mot, il est sans pitié. Sa manière d'agir prête au ridicule par moments. Ainsi, il va jusqu'à demander à Maud Fletcher, un jour, d'engager une femme de chambre parlant français.

 

Cette orgie de patriotisme tardif finit par le drame inévitable et mérité. Jules réussit à gagner à sa cause deux de ses enfants, tandis que les deux autres partagent le sentiment britannique de leur mère. Premier résultat de l'emballement du héros : mari contre épouse, frère contre frère, soeur contre soeur. Telle est la charité prêchée par le Père Fabien.

 

La motion Lapointe amène le dénouement. Après une série de scènes de famille regrettables, M. de Lantagnac, qui s'est fait élire député de Russell pour combattre le règlement XVII, se trou­ve dans une cruelle alternative : la rupture défini­tive de son union avec Maud Fletcher ou le sacri­fice d'un beau discours en faveur de ses compatriotes persécutés. Le grand jour arrive. Il hésite en­core. Puis, au milieu de la discussion de la motion Lapointe, le sentiment de race l'emporte, et il pro­nonce les paroles qui briseront à jamais son foyer. Il a immolé femmes et enfants à la «Cause».

 

 

*

*    *

 

Je donne un peu brutalement les traits princi­paux du livre, mais on comprend bien que l'auteur a su joliment se tirer d'affaires. Il entoure les faits de considérations philosophiques si bien présentées, de réflexions si justes, de raisonnements si plausi­bles et de distinctions si subtiles, que la thèse parait tenir debout. Alonié de Lestres sait écrire. Sur­tout, il argumente à merveille et il a de la vie. Ces qualités, qui sont rares chez nos romanciers, avouons-le, atténuent le vice fondamental de l'oeuvre.

 

Ce vice, c'est le fanatisme. Jules de Lantagnac devient inhumain dès qu'il se résout à rompre le contrat sacré qui le lie à Maud. Les distinctions de «volontaire direct» ou de «volontaire indirect» ne valent, dans la circonstance, que pour l'école. Le bon sens, la conscience, le sentiment profond de la justice disaient à l'anglicisé d'il y a vingt ans qu'il s'était lui-même et par sa faute dépouillé du droit de défendre sa race au dépens de son foyer. Sa femme ne l'avait épousé que comme Anglais; c'est lui-même qui avait voulu que tout fût anglais dans sa demeure; c'est lui qui avait augmenté l'orgueil de race, chez Maud, en se laissant absorber entiè­rement par elle et en affirmant ouvertement la supériorité des Anglo-Saxons; c'est lui qui avait donné à la compagne de sa vie la promesse tacite que les questions de nationalités ne troubleraient pas leur amour. Aussi était-il de son devoir de fermer l'oreille à l'appel de sa race, du moment qu'il y voyait un danger pour la paix du ménage. Maud Fletcher, irréprochable comme épouse et mère, ne méritait pas l'humiliation qu'on lui infligeait. Son orgueil national, pour être hautain et tenace, n'en était pas moins justifiable, et si on accablait cet or­gueil, on faisait d'elle une victime du fanatisme.

 

Que Jules de Lantagnac brûle de défendre une minorité persécutée, cela se conçoit; mais il n'avait plus le droit de poursuivre un tel idéal; il était de son devoir de souffrir en silence, d'expier en se tai­sant. Oui, l'expiation du péché commis vingt ans auparavant, elle était dans l'incapacité même où il s'était mis de combattre pour les faibles, les hommes de son sang. Pour réparer, il lui restait le remords enfoui au fond de son être. En s'abste­nant des luttes politiques, par sentiment familial, il eût senti la lâcheté de son abdication d'autre­fois, et il se fût ainsi fait justice à lui-même. Toute faute morale, dit-on, se rachète par une souffrance dite compensatrice. C'est la justice immanente.

 

Or, Jules de Lantagnac n'avait pas d'autre moyen de se pardonner que d'être seul dans la dou­leur et dans l'humiliation. Malheureusement, il se croit obligé, pour réparer une apostasie, d'endolo­rir tous les coeurs qui lui appartiennent. Est-ce juste ? Est-ce sensé ? Est-ce que l'honnête et pure Maud Fletcher est coupable du même péché que lui ? Est-ce qu'elle a renié sa race, elle ? Alors, pourquoi l'englober dans l'espèce de malédiction qui ne devrait peser que sur le pécheur ? Pourquoi M. Alonié de Lestres n'a-t-il pas songé que son roman n'eût été vraisemblable et parfait que par cette sanction ?

 

*

*    *

 

Dans mes diverses critiques, j'ai souvent consta­té que nos livres canadiens manquaient d'humani­té. L'Appel de la race est le plus inhumain de tous. Il est bâti à coup d'absolu et de scholastique. Le facteur psychologique n'y entre pas. La douleur et les larmes les plus imméritées y sont méprisées au profit de thèses pour le moins discutables. Et puis, on semble y supposer que la femme n'est que l'esclave de l'autorité maritale.

 

L'homme est le chef de famille, j'en conviens; mais son épouse n'abdique pas nécessairement en lui toute sa personnalité. Elle n'est pas la servante, elle est avant tout la compagne; la civilisation mo­derne augmente sans cesse son individualité. Le titre de maître, que s'arroge l'époux, provient bien plus de la force physique que de la supériorité mo­rale ou intellectuelle. Ne sait-on pas que vingt-cinq pour cent de nos femmes mariées sont plus in­telligentes et plus spirituelles que leurs compa­gnons, que cinquante pour cent ne leur sont pas inférieures et que les vingt-cinq autres possèdent des qualités de cœur qui ne se trouvent pas chez le sexe fort ? La femme n'est-elle pas l'être qui sait le mieux se dévouer, le mieux aimer, le mieux souffrir ? Pourquoi n'aurait-elle pas le droit à la vie, au bonheur, à la paix ? Pourquoi les enfants qu'elle mit au monde ne lui appartiendraient-ils pas autant qu'à l'homme qui les engendra ? Le petit qui naît de son sein est fait entièrement de sa chair et de son sang, il lui appartient par toutes les forces de la nature et de l'amour. Peut-on, sans une nécessité très grave, sans raisons invincibles, lui ravir les vies qu'elles a formées de sa subs­tance ? Peut-on lui enlever à la légère la moitié de son âme ?

 

Or, Jules de Lantagnac a porté une main sacri­lège sur l'âme de Maud Fletcher. Le fanatisme a tué, en lui, l'humanité. Par bonheur, ces choses-là n'arrivent pas aux hommes de coeur, dans la vie réelle. Dans le roman, elles peuvent devenir des invraisemblances.

 

*

*   *

 

On écrirait un volume entier pour réfuter toutes les erreurs contenues dans ce petit volume. C'est malheureux, car Alonié de Lestres ne l'a écrit que par amour pour sa race. Aucun de nos compatrio­tes n'est plus dévoué aux intérêts supérieurs de sa nationalité. Son coeur de Canadien français est profondément attaché à la terre natale. Il a outrepassé le but de son oeuvre par un excès de cou­rage national.

 

L'Appel de la race a l'excuse du style. Il est écrit en français, chose très rare chez nos écrivains. En général, sa phrase se tient ferme et logique. Les canadianismes y sont moins fréquents qu'ailleurs. La ponctuation et l'orthographe y sont respectées. Les abus des mots du terroir n'entachent pas l'oeuvre. C'est un progrès considérable sur les rapaillages.

 

Naturellement, quelques faiblesses émaillent cette prose généralement belle. L'auteur dira par exemple: «Il aimait beaucoup ces promenades du soir. Elles lui permettaient de s'évader des soucis «emprisonneurs (!)» de son étude de la rue Elgin, des mille tracas de sa vie «besogneuse» (!!). Le mot «emprisonneur» est un terme trop fort, qui ne veut rien dire dans la circonstance, et «besogneuse» n'ajoute rien au sens, quand on sait, par les mots qui précèdent, que la vie de Lantagnac a «mille tracas».

 

Un peu plus loin, on lit : «Il l'avait aperçue (sa fille), à travers les rideaux, sous le store à demi bais­sé, qui prenait son manteau.» Est-ce le store qui prenait le manteau ?

 

Dans la même page, l'auteur commettra une belle impropriété quand il fera dire à la fille du héros, qui se prépare à sortir : «Acceptez-vous une «compagne», mon papa ? Ce qui voudrait aussi bien dire: «Voulez-vous m'épouser ?» En français il vaudrait mieux s'exprimer ainsi : «Voulez-vous que je vous accompagne ?.... que je vous tienne compagnie ?»

 

Dix lignes plus loin, c'est le mot parasite qui apparaît : «Oh! mais cela va très bien, le mieux du monde, commença tout de suite Virginia, avec l'élan, la chaleur qu'elle mettait en tous ses dis­cours.» Pourquoi pas simplement: «Oh! Cela va très bien, dit Virginia, avec la chaleur qu'elle met­tait dans tous ses discours.»

 

Je pourrais relever une multitude de ces négli­gences, mais elles sont d'importance secondaire. Combien plus grave est l'abus de l'éloquence dans ce livre! Le père Fabien, vieil utopiste fabriqué à coup de formules, devient, par moments, un ba­vard intarissable, et Lantagnac se laisse souvent entraîner dans les flots de paroles de son directeur. A maints passages, on a l'illusion de lire une série de discours ou une anthologie de sermons. Le ro­man y perd son caractère, bien qu'il soit toujours vivant et d'un intérêt soutenu.

 

Ce style trop oratoire n'est pas particulier à Alonié de Lestres. Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre. Nos études nous y pré­disposent tous, et ce n'est qu'au moyen d'efforts surhumains que nous rattrapons un peu de la sim­plicité perdue.

 

Source : Jean-Charles HARVEY, Pages de critique. Sur quelques aspects de la littérature française au Canada, Québec, Le Soleil, 1926, 187p., pp. 79-86.

Retour à la page de la controverse sur l'Appel de la Race

 

 

 
© 2013 Claude Bélanger, Marianopolis College